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Date : 20211109


Dossier : T-133-21

Référence : 2021 CF 1208

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

GEOFF QUIBELL

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Geoff Quibell est un caporal au sein de la Gendarmerie royale du Canada [la GRC]. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle le directeur général des Responsabilités liées au milieu de travail [le DG] a rejeté une demande de prorogation du délai pour procéder à une enquête relative au code de déontologie. Malgré l’expiration du délai de prescription d’un an pour convoquer une audience disciplinaire ou imposer des mesures disciplinaires, le DG a enjoint à l’autorité disciplinaire [l’AD] de poursuivre l’enquête et de rendre une décision concernant deux allégations d’inconduite à l’égard du cap. Quibell.

[2] Les allégations d’inconduite découlent de la possibilité que le cap. Quibell ait fait mauvais usage de son appareil mobile BlackBerry. Le 6 novembre 2019, l’épouse du cap. Quibell avait informé un agent de la GRC qu’elle avait découvert des images et des messages inappropriés sur son BlackBerry. L’agent avait avisé une inspectrice du détachement, qui n’avait pris aucune mesure parce qu’elle avait jugé qu’il s’agissait d’une question personnelle plutôt que professionnelle.

[3] L’épouse du cap. Quibell a ensuite déposé une plainte auprès de la Commission civile d’examen et de traitement des plaintes relatives à la GRC [la CCETP]. La CCETP a publié son rapport en octobre 2020 et a conclu que le cap. Quibell avait envoyé des images et des messages inappropriés à l’aide d’un appareil mobile qui lui avait été fourni par la GRC. C’est seulement à partir de ce moment que l’AD a ouvert une enquête relative au code de déontologie concernant le comportement du cap. Quibell.

[4] La Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC 1985, c R‑10 [la Loi sur la GRC] prévoit un délai de prescription d’un an pour convoquer une audience ou imposer des mesures disciplinaires (art 41(2), 42(2)). Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si les délais de prescription prévus aux paragraphes 41(2) et 42(2) empêchent la tenue d’une enquête au titre du paragraphe 40(1), pour laquelle aucune prescription n’est explicitement énoncée dans la loi.

[5] Dans le cas du cap. Quibell, le délai d’un an pour convoquer une audience ou imposer des mesures disciplinaires a expiré le 6 novembre 2020. L’AD a sollicité une prorogation de délai au titre du paragraphe 47.4(1) de la Loi sur la GRC, mais cette requête a été rejetée. Le DG a néanmoins ordonné à l’AD de poursuivre l’enquête et de rendre une décision à l’égard des allégations d’inconduite :

[traduction]

Puisque j’ai rejeté la requête dans la présente demande, l’[AD] ne peut pas imposer des mesures disciplinaires ou convoquer une audience disciplinaire à l’égard de ces deux allégations. Toutefois, il est toujours nécessaire de trancher la question de savoir si une inconduite s’est produite ou non. Par conséquent, l’[AD] doit poursuivre le processus concernant la présente affaire, conformément aux lois et aux politiques. Plus précisément, l’[AD] doit continuer de suivre le processus disciplinaire, qui comprend une rencontre disciplinaire, s’il y a une conclusion prima facie, et qui aboutit à la version définitive d’un compte rendu de décision écrit tranchant la question de savoir si la contravention alléguée au code de déontologie est établie ou non, selon la prépondérance des probabilités. Si elle est établie, aucune mesure disciplinaire ne peut être imposée relativement à cette allégation.

[6] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire devra être rejetée, parce qu’elle est prématurée.

II. La question en litige

[7] Le procureur général du Canada [le PGC] est d’avis que la demande de contrôle judiciaire est prématurée. Cette question est déterminante.

III. Analyse

[8] À défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui-ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés. Le principe général de non-ingérence dans les procédures administratives est appliqué rigoureusement, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 aux para 30-33).

[9] Le PGC note que l’AD n’a pas encore terminé son enquête sur la conduite du cap. Quibell. La décision du DG d’aller de l’avant avec l’enquête est donc une décision interlocutoire dans le cadre d’un processus administratif en cours. Si le cap. Quibell n’est pas satisfait du résultat de l’enquête de l’AD, il peut interjeter appel au titre de l’alinéa 45.11(3)a) de la Loi sur la GRC.

[10] Le cap. Quibell ne laisse pas entendre qu’il existe des circonstances exceptionnelles justifiant une dérogation au principe contre l’intervention des tribunaux dans les processus administratifs en cours. Il soutient plutôt que la décision du DG concernant la demande de prorogation de délai présentée par l’AD est une décision définitive qui n’est pas susceptible d’appel. Je ne suis pas d’accord.

[11] Le DG a rendu sa décision au titre du paragraphe 47.4(1) de la Loi sur la GRC, dont le libellé est le suivant :

47.4 (1) Le commissaire, s’il est convaincu que les circonstances le justifient, peut, de sa propre initiative ou sur demande à cet effet, après en avoir dûment avisé les membres intéressés, proroger les délais prévus aux paragraphes 31(2), 41(2), 42(2) et 44(1) pour l’accomplissement d’un acte; il peut également spécifier les conditions applicables à cet égard.

47.4(1) If the Commissioner is satisfied that the circumstances justify an extension, the Commissioner may, on motion by the Commissioner or on application, and after giving due notice to any member affected by the extension, extend the time limited by any of subsections 31(2), 41(2), 42(2) and 44(1), for the doing of any act described in that subsection and specify terms and conditions in connection with the extension.

[12] Les droits d’appel sont énoncés à l’article 45.11 de la Loi sur la GRC :

45.11 (3) Tout membre dont la conduite fait l’objet d’une décision de l’autorité disciplinaire peut, dans les délais prévus dans les règles, faire appel de la décision devant le commissaire :

a) soit en ce qui concerne la conclusion selon laquelle est établie une contravention alléguée à une disposition du code de déontologie;

b) soit en ce qui concerne toute mesure disciplinaire imposée après la conclusion visée à l’alinéa a).

45.11(3) A member who is the subject of a conduct authority’s decision may, within the time provided for in the rules, appeal the decision to the Commissioner in respect of

(a) any finding that an allegation of a contravention of a provision of the Code of Conduct by the member is established; or

(b) any conduct measure imposed in consequence of a finding that an allegation referred to in paragraph (a) is established.

[13] Puisque la décision du DG concernant la demande de prorogation de délai présentée par l’AD a été rendue au titre de l’article 47.4 de la Loi sur la GRC, le cap. Quibell fait valoir que le DG a agi à titre de délégué du commissaire. La décision n’a pas été rendue par l’AD et, par conséquent, n’est pas susceptible d’appel au titre de l’article 45.11 de la Loi sur la GRC. Même si le cap. Quibell peut interjeter appel du résultat de l’enquête disciplinaire auprès du commissaire, le décideur statuant sur l’appel serait effectivement le même qui a tranché que l’enquête devait se poursuivre.

[14] Le juge Richard Mosley a examiné cette question dans la décision Calandrini c Canada (Procureur général), 2018 CF 52 [Calandrini]. Cette affaire concernait une enquête sur trois contraventions alléguées au code de déontologie et l’imposition de mesures disciplinaires par l’AD. Une autorité de révision avait par la suite jugé que les mesures disciplinaires étaient disproportionnées par rapport à la nature et aux circonstances des contraventions, et qu’une audience devant le comité de déontologie serait requise. Le demandeur a contesté la décision du délégué du commissaire d’accorder la prorogation de délai aux termes du paragraphe 47.4(1) de la Loi sur la GRC (Calandrini, aux para 5, 6).

[15] Les positions des parties dans l’affaire Calandrini étaient similaires à celles des parties en l’espèce. Le PGC a fait valoir que la demande était prématurée, car le processus administratif interne n’avait pas été épuisé. Si le demandeur n’obtenait pas gain de cause, il pouvait interjeter appel de la décision du comité de déontologie au titre du paragraphe 45.11(1) de la Loi sur la GRC et des Consignes du commissaire (griefs et appels), DORS/2014-289. Le contrôle judiciaire n’était approprié qu’après l’achèvement du processus administratif interne (Calandrini, para 57).

[16] Dans l’affaire Calandrini, le demandeur a fait valoir que la décision concernant le délai de prescription était définitive et contraignante, sauf en ce qui concernait le contrôle judiciaire sollicité au titre de la Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Aucun processus administratif n’était en cours lorsque la décision sur la prorogation avait été rendue, puisque le délai était expiré, et, ainsi, tous les recours internes avaient été épuisés. De plus, la décision avait été rendue par le délégué du commissaire, et tout appel de la décision du comité de déontologie serait présenté au commissaire qui avait déterminé, par l’intermédiaire de son délégué, qu’une prorogation était justifiée (Calandrini, au para 58).

[17] Le juge Mosley a conclu ce qui suit (Calandrini, au para 61) :

Il est trop tôt pour prédire la décision finale du comité de déontologie en ce qui concerne la procédure qui a été suivie ou le bien-fondé des contraventions alléguées, ou celle du commissaire dans le cadre de l’appel. Il faut laisser le processus disciplinaire suivre son cours. La décision d’accorder une prorogation ne lie pas les décisions à venir prises par le commissaire. Il est utile de souligner que le commissaire qui examinerait la possibilité d’un appel ne serait pas le même qui était en poste lorsque ces décisions ont été prises. Le comité de déontologie peut formuler des conclusions favorables au demandeur et ces conclusions peuvent être confirmées par le commissaire. Si le résultat donne gain de cause au demandeur, celui-ci n’aurait nullement besoin de s’adresser à la Cour pour demander réparation.

[18] Les mêmes considérations s’appliquent en l’espèce. Il est trop tôt pour prédire quelle sera la décision définitive de l’AD en ce qui concerne le bien-fondé des contraventions alléguées, ou ce que le commissaire décidera dans le cadre d’un appel possible. La décision du DG d’exiger une enquête ne lie pas les décisions futures du commissaire qui, de toute manière, ne sera pas la même personne que le DG. L’AD peut tirer des conclusions favorables au cap. Quibell, tout comme le commissaire dans le cadre d’un appel. Si le résultat donne gain de cause au cap. Quibell, celui-ci n’aura nullement besoin de s’adresser à la Cour pour demander réparation. Il faut laisser le processus disciplinaire suivre son cours.

[19] Dans la décision Calandrini, le juge Mosley a pris acte du fait que sa conclusion relative à la prématurité était suffisante pour statuer sur la demande. Il a néanmoins exercé son pouvoir discrétionnaire d’apprécier le caractère raisonnable de la décision concernant la prorogation de délai (Calandrini, au para 84). Je ne suis pas convaincu que je devrais faire de même en l’espèce.

[20] Les questions soulevées dans l’affaire Calandrini étaient complexes et interreliées. Deux demandes de contrôle judiciaire avaient été présentées. Les questions dont la Cour était saisie comprenaient la norme de contrôle applicable, ainsi que les questions de savoir si les demandes étaient prématurées, si la décision d’accorder la prorogation de délai était prescrite et, dans la négative, si la décision était raisonnable. Une enquête relative au code de déontologie avait été menée à bien, et des mesures disciplinaires avaient été imposées par l’AD. Toutefois, une autorité de révision avait par la suite jugé que les mesures disciplinaires étaient disproportionnées et qu’une audience devant le comité de déontologie serait requise.

[21] Il convient de faire une comparaison avec l’affaire dont la Cour est actuellement saisie. L’enquête relative au code de déontologie concernant le cap. Quibell en est aux premières étapes. Une conclusion d’inconduite n’a jamais été tirée et ne le sera peut-être jamais. Le cap. Quibell reconnaît qu’il n’existe aucune circonstance exceptionnelle justifiant une dérogation au principe contre l’intervention des tribunaux dans les processus administratifs en cours.

[22] De plus, l’avocat du cap. Quibell a informé la Cour que la question de droit soulevée dans la présente instance a aussi été posée dans l’affaire Lewis v Canada (Attorney General), dossier de la Cour no T-767-20, qui est actuellement en délibéré. Il est donc probable que la question concernant la portée du délai de prescription d’un an soit tranchée par la Cour avant que les processus administratifs impliquant le cap. Quibell soient menés à terme, ou que les recours efficaces ouverts soient épuisés.

[23] Si l’AD juge que les contraventions alléguées au code de déontologie sont établies, le cap. Quibell peut interjeter appel auprès du commissaire. Le commissaire n’est pas lié par la façon dont le DG a tranché la demande de prorogation de délai. Si le commissaire rejette un appel du cap. Quibell, y compris au motif que l’enquête a été dûment autorisée au titre du paragraphe 47.4(1) de la Loi sur la GRC, celui-ci peut alors demander réparation à la Cour à ce moment-là.

IV. Conclusion

[24] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée au motif qu’elle est prématurée. Cela est sans préjudice du droit du cap. Quibell de faire valoir, devant le commissaire ou dans une future demande de contrôle judiciaire, que la décision du DG enjoignant à l’AD de poursuivre l’enquête relative au code de déontologie et de rendre une décision était prescrite.

[25] Puisque je n’ai pas abordé le bien-fondé de la contestation par le cap. Quibell de l’enquête en cours relative au code de déontologie, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire et je n’adjuge pas de dépens contre lui.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée au motif qu’elle est prématurée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-133-21

 

INTITULÉ :

GEOFF QUIBELL c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence à Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 septembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 9 novembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Christopher Rootham

 

Pour le demandeur

 

Andrew Newman

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nelligan O’Brien Payne LLP

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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