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Date : 20211110


Dossier : IMM-1620-21

Référence : 2021 CF 1220

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 novembre 2021

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

EMEKA STANLEY EDOM

CYNTHIA NKIRUKA EDOM

VALENTINA CHISOM EDOM

GOODLUCK CHUKWEMEKA EDOM

MANDELA CHINEMELUM EDOM

CLINTON CHINAZOR EDOM

 

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre), sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue par un tribunal formé de trois commissaires de la Section d’appel de l’immigration (la SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Les défendeurs sont Emeka Stanley Edom, sa femme Cynthia Nkiruka Edom, et leurs quatre enfants.

II. Contexte

[2] Les défendeurs sont venus au Canada en octobre 2015 et ont demandé l’asile. Leurs demandes ont été suspendues lorsqu’un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a présenté un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 1991, c 27 [la LIPR], au motif que M. Edom était interdit de territoire au Canada au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR parce qu’il est membre du Mouvement pour l’actualisation de l’État souverain du Biafra (le MASSOB). L’agent de l’ASFC a conclu que le MASSOB a été l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement par la force du gouvernement du Nigéria au sens de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR :

Sécurité

34(1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

[…]

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

[3] M. Edom admet qu’il est membre du MASSOB et qu’il s’agit d’« une organisation ». Les allégations selon lesquelles le MASSOB est l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement nigérien par la force sont fondées sur les événements suivants : 1) l’interception de pétroliers en 2001; 2) des attaques visant des postes de police et la résistance à l’égard du recensement national en 2005 et 2006.

[4] L’agent de l’ASFC a renvoyé l’affaire à la Section de l’immigration (la SI) pour enquête. La SI a conclu que M. Edom et sa famille n’étaient pas interdits de territoire en raison de leur appartenance au MASSOB.

[5] En septembre 2018, la SAI a accueilli l’appel interjeté par le ministre à l’encontre de la décision de la SI. Le commissaire de la SAI a conclu que M. Edom était interdit de territoire au Canada au titre des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la LIPR et que sa famille était interdite de territoire en application de l’alinéa 42(1)b) de la LIPR.

[6] Les défendeurs ont contesté avec succès la décision rendue par la SAI en 2018 dans le cadre d’un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Le juge Boswell a conclu que la décision était déraisonnable et a renvoyé l’affaire à un autre commissaire de la SAI pour nouvel examen : Edom c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2019 CF 958 [Edom 2019].

[7] Un tribunal constitué de trois commissaires de la SAI a procédé au réexamen de l’appel relatif à l’interdiction de territoire. La seule question en litige devant la SAI consistait à savoir si le MASSOB est une organisation qui est, a été ou sera l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement du Nigéria par la force. Dans sa décision du 22 février 2021, la SAI a conclu que les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour qu’il y ait des motifs raisonnables de croire que le MASSOB était l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement nigérien par la force. Par conséquent, la SAI a conclu que M. Edom n’était pas interdit de territoire au Canada en raison de son appartenance au MASSOB.

[8] La décision rendue par la SAI en 2021 fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

[9] Le ministre soutient que la décision rendue par la SAI en 2021 est déraisonnable parce que celle‑ci a appliqué une norme de preuve incorrecte dans son appréciation de la preuve, a fait abstraction de certains éléments de preuve et a tiré des conclusions erronées.

[10] Les défendeurs soutiennent que la SAI a examiné minutieusement des milliers de pages d’éléments de preuve en appliquant la bonne norme de preuve avant de conclure que M. Edom n’était pas interdit de territoire. Ils font valoir que les motifs de la SAI sont intelligibles, transparents et justifiés eu égard à la preuve et à l’historique des procédures ayant mené au nouvel examen.

III. Question en litige et norme de contrôle

[11] La question en litige en l’espèce consiste à savoir si la décision rendue par la SAI en 2021 est raisonnable. Je me pencherai sur cette question en scindant mon analyse en deux sous‑questions :

  1. La SAI a‑t‑elle appliqué une norme de preuve plus stricte que la norme requise pour arriver à la conclusion que le MASSOB est une organisation visée à l’alinéa 34(1)b) de la LIPR?

  2. La SAI a‑t‑elle fait abstraction d’éléments de preuve et tiré des conclusions erronées lorsqu’elle a conclu qu’aucun motif raisonnable ne permettait de croire que le MASSOB était l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement nigérien par la force?

[12] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est réalisé conformément aux directives énoncées dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Il s’agit d’une norme rigoureuse, mais empreinte de déférence : Vavilov, aux para 12‑13, 75 et 85. La cour de révision ne se demande pas quelle décision elle aurait rendue, ne tente pas de prendre en compte l’éventail des conclusions possibles, ne se livre pas à une nouvelle analyse et ne cherche pas à déterminer la solution correcte au problème : Vavilov, au para 83. Elle doit plutôt examiner la décision déjà rendue et évaluer si la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 15 et 83. À cet égard, il ne suffit pas que la décision soit justifiable; le décideur doit justifier sa décision par des motifs : Vavilov, au para 86. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85.

IV. Analyse

[13] Pour les motifs suivants, je conclus que la décision rendue par la SAI en 2021 est raisonnable.

A. La SAI a‑t‑elle appliqué une norme de preuve plus stricte que la norme requise pour arriver à la conclusion que le MASSOB est une organisation visée à l’alinéa 34(1)b) de la LIPR?

[14] La norme de preuve applicable à une décision relative à l’interdiction de territoire rendue en vertu de l’article 34 est celle des « motifs raisonnables de croire » : article 33 de la LIPR. La norme des « motifs raisonnables de croire » exige davantage qu’un simple soupçon, mais reste moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en droit civil : Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 au para 114 [Mugesera]; Thanaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 349 aux para 11-13. La croyance exige essentiellement un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi : Mugesera, au para 114. Autrement dit, il s’agit de la croyance légitime à une possibilité sérieuse, fondée sur des éléments de preuve dignes de foi : Hadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 1182 au para 16, citant Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), [2001] 2 CF 297 au para 60, [2000] ACF no 2043 (CAF) entre autres affaires.

[15] Pour arriver à sa conclusion, la SAI a examiné plusieurs articles et commentaires portant sur le MASSOB et ses activités, et elle a tiré les conclusions suivantes :

  • La source des allégations contre le MASSOB au sujet des interceptions de pétroliers est vague et ne repose pas sur des éléments de preuve fiables et crédibles suffisants pour satisfaire à la norme des « motifs raisonnables de croire ».

  • Un examen approfondi des documents qui présentent l’interception de pétroliers par le MASSOB comme une déclaration de fait démontre qu’il n’y a guère de sources ou de fondements fiables pour ce [traduction] « fait » et qu’il a simplement été repris au fil du temps.

  • La fiabilité des reportages sur les affrontements avec la police et la résistance au recensement est limitée en raison de renseignements de source inconnue, de détails discutables sur ce qui s’est passé et d’opinions partiales ou exagérées qui teintent les rapports sur les événements.

  • Un témoignage d’opinion fiable mine les allégations concernant la participation du MASSOB à la résistance au recensement et aux affrontements avec la police à des fins subversives.

  • Des sources fiables comme la mission d’enquête de 2006 de la Norvège appuient l’affirmation selon laquelle l’intégrité journalistique ne peut être présumée au Nigéria.

[16] Le ministre soutient que la SAI a énoncé la bonne norme de preuve, mais qu’elle a dans les faits appliqué une norme plus stricte pour déterminer si le MASSOB est une organisation visée à l’alinéa 34(1)b) de la LIPR. Par conséquent, il fait valoir que la décision de la SAI n’est pas justifiée eu égard à cette contrainte juridique et est déraisonnable. Selon le ministre, la SAI a fait d’importantes généralisations concernant l’intégrité journalistique au Nigéria et a commis une erreur en assimilant le peu d’informations diffusées dans la presse au sujet du MASSOB à des informations erronées. La conclusion de la SAI selon laquelle l’intégrité journalistique ne peut être présumée au Nigéria impose au ministre un fardeau plus lourd que celui des « motifs raisonnables de croire ». Dans la décision Edom 2019, la Cour fédérale a reproché au commissaire de la SAI de 2018 d’avoir fait abstraction de la preuve attestant de la nature non violente du MASSOB et d’avoir uniquement fait référence aux éléments de preuve qui appuyaient ses conclusions sans tenir compte de ceux qui les contredisaient.

[17] Le ministre soutient que les réserves exprimées par la SAI quant à la fiabilité des sources d’information utilisées dans les articles de presse et dans une thèse bien documentée rédigée par un doctorant équivalent à une exigence de corroboration, ce qui élève selon lui la norme de preuve au-dessus de la norme requise en droit criminel. Le ministre souligne que la Cour a rejeté l’idée que la norme des « motifs raisonnables de croire » exige une corroboration dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c USA [1] , 2014 CF 416 au paragraphe 24 [USA] :

Le défendeur a aussi prétendu que le critère devrait englober le terme « corroboré ». Il s’agissait du troisième élément de la norme énoncée dans la décision Sabour, c’est-à-dire « renseignements concluants, dignes de foi et corroborés », à laquelle la Cour suprême faisait référence. Cependant, la Cour suprême n’a manifestement pas inclus le terme « corroboré » quand elle a fait sien le critère tiré de la décision Sabour. Ajouter l’exigence d’une corroboration serait établir une norme trop élevée, par exemple lorsqu’il existe une preuve crédible et concluante d’actes de torture commis par une personne et que cette preuve ne peut pas être corroborée par d’autres sources. En fait, en exigeant une corroboration, la cour se trouverait à imposer une norme plus élevée que celle requise en droit criminel pour qu’une personne soit déclarée coupable hors de tout doute raisonnable […]

[18] À mon avis, la SAI n’a pas appliqué une norme de preuve plus stricte. La norme des « motifs raisonnables de croire » est fondée sur des éléments de preuve crédibles. La SAI a évalué à bon droit la fiabilité de la preuve dans son appréciation de la crédibilité et de la valeur probante de cette dernière. Les défendeurs signalent à juste titre que la SAI a examiné si la preuve disponible était crédible au moyen du cadre énoncé dans la décision Almrei (Re), 2009 CF 1263 [Almrei (Re)]. Dans cette décision, le juge Mosley a affirmé que les cinq critères utilisés en bibliothéconomie et en sciences de l’information pour évaluer la fiabilité de l’information, soit l’autorité intellectuelle, l’exactitude, l’objectivité, l’actualité et la couverture, offrent un cadre adéquat pour évaluer la crédibilité et la fiabilité d’un document : Almrei (Re), au para 340. Ce cadre a été approuvé dans les décisions Kablawi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 888 au para 43, et Demaria c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 489 aux para 139-140.

[19] Je ne suis pas d’accord avec le ministre pour dire que la SAI a fait d’importantes généralisations concernant l’intégrité journalistique au Nigéria. La SAI a soulevé des préoccupations au sujet de l’intégrité journalistique après avoir évalué et soupesé la preuve à ce sujet : bien que la SAI ait conclu que certains éléments de preuve présentés par les défendeurs quant au manque d’intégrité journalistique avaient « une valeur probante minime », elle a conclu que le rapport de mission d’enquête de 2006 de la Norvège constituait une preuve fiable pour appuyer l’affirmation selon laquelle l’intégrité journalistique ne peut être présumée au Nigéria. Ce rapport décrit le MASSOB comme un groupe séparatiste qui représente une menace pour l’élite politique, et il indique qu’il est possible que l’information sur ce groupe soit peu diffusée dans la presse. La SAI a conclu que cette opinion était soutenue par la source d’information sur laquelle les auteurs s’étaient fondés et qu’elle correspondait à celle‑ci, y compris une déclaration du vice‑président du Nigéria selon laquelle les activités du MASSOB constituent de la trahison, et dans laquelle il avisait les médias de [traduction] « ne pas publier les idioties du groupe ».

[20] La SAI a décrit les deux types de preuve documentaire dont elle disposait : 1) des reportages de médias; 2) des articles universitaires concernant le MASSOB et ses activités. Elle a conclu que le manque d’intégrité journalistique mine les reportages des médias au sujet des activités précises du MASSOB et, par extension, bon nombre d’articles universitaires ou d’opinion qui reposent uniquement sur ces reportages. Par exemple, la SAI a examiné en détail la thèse d’un doctorant et n’a pas accepté « l’opinion, explicitement formulée dans la thèse, que le MASSOB est une organisation violente ». En plus de signaler que la thèse contient des allégations de source inconnue, la SAI a conclu que les « opinions radicales » exprimées par les auteurs n’étaient pas objectives et n’avaient pas de fondement logique et cohérent.

[21] La manière dont la SAI a évalué la fiabilité des sources d’information n’équivaut pas à une exigence de corroboration. La SAI a plutôt évalué la preuve documentaire pour déterminer dans quelle mesure elle pourrait se fonder sur les allégations présentées. À mon avis, il s’agit d’un principe fondamental de l’appréciation de la preuve, en particulier lorsque celle‑ci est rapportée par l’entremise d’une source secondaire.

[22] Comme le précise l’arrêt Vavilov au paragraphe 94, la cour de révision doit interpréter les motifs du décideur en fonction de l’historique et du contexte de l’instance dans laquelle ils ont été rendus. La tribunal de la SAI était chargé de rendre une décision fondée sur la preuve contradictoire présentée par les parties de la manière la plus objective possible. Le dossier volumineux comportait des milliers de pages de preuve documentaire et de témoignages. La décision Almrei (Re) offre un cadre raisonnable pour évaluer la fiabilité de la preuve, et la SAI a apprécié l’ensemble de la preuve de manière uniforme en se fondant sur ce cadre.

[23] En résumé, je suis d’avis que la SAI a évalué la preuve disponible de manière raisonnable. Elle a décrit correctement la norme de preuve des « motifs raisonnables de croire » prévue à l’article 33 de la LIPR, et elle n’a pas appliqué une norme de preuve plus stricte. Elle s’est plutôt fondée sur le cadre énoncé dans la décision Almrei (Re) pour statuer sur la fiabilité de la preuve, dans les limites de son rôle. En évaluant la fiabilité des sources d’information à l’appui des déclarations faites dans la preuve documentaire ou par des témoins, la SAI n’a pas exigé une corroboration qui porterait la norme de preuve au‑dessus de celle requise en droit criminel.

B. La SAI a‑t‑elle fait abstraction d’éléments de preuve et tiré des conclusions erronées lorsqu’elle a conclu qu’aucun motif raisonnable ne permettait de croire que le MASSOB était l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement nigérien par la force?

[24] L’expression « renversement […] par la force » figurant à l’alinéa 34(1)b) n’est pas définie dans la LIPR : Najafi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CAF 262 au para 65 [Najafi]. Le législateur voulait que l’expression « renversement d’un gouvernement par la force » fasse l’objet d’une application large : Najafi, au para 78. L’alinéa 34(1)b) s’applique peu importe le genre de gouvernement en cause : Oremade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1077 au para 24 [Oremade]. L’intention de renverser par la force est essentielle, mais elle n’est pas uniquement mesurée d’un point de vue subjectif; on peut présumer qu’une personne connaît ou aurait dû connaître et avoir envisagé la conséquence naturelle de ses actions. En outre, les actions d’une organisation ou de ses membres pourraient mener à la conclusion raisonnable que la force pourrait être ou serait utilisée au besoin, malgré qu’on ait espéré que ce ne soit pas le cas ou qu’on s’y soit attendu : Oremade, aux para 25-26 et 29-30. De plus, l’expression « par la force » n’équivaut tout simplement pas à l’expression « par la violence »; elle comprend la coercition ou la contrainte par des menaces d’user de moyens violents et la perception raisonnable du risque qu’on exerce une coercition par des moyens violents : Oremade, au para 27.

[25] Le ministre fait valoir que la SAI a fait abstraction de la preuve démontrant que le MASSOB avait participé au renversement par la force du gouvernement nigérien.

1) Interception de pétroliers en 2001

[26] La SAI a conclu que l’allégation selon laquelle le MASSOB avait intercepté des pétroliers en 2001 n’avait pas été prouvée selon la norme des « motifs raisonnables de croire ».

[27] Le ministre soutient que la SAI a fait abstraction d’éléments essentiels de la preuve qui indiquaient que le MASSOB avait l’intention d’intercepter des pétroliers en 2001, et qu’elle a adopté une vision étroite de la période applicable dans son appréciation de la preuve relative aux interceptions de pétroliers en écartant la preuve postérieure à avril 2001. Le ministre fait valoir que la SAI a écarté la preuve [traduction] « émanant directement des chefs du MASSOB qui indiquait leur intention d’intercepter tous les pétroliers remplis dans l’est du Nigéria ». Par exemple, la SAI n’a pas mentionné l’article paru dans le Nigeria World le 24 avril 2001, dans lequel un chef du MASSOB affirme qu’il empêcherait tous les pétroliers remplis de quitter l’est du Nigéria à partir du 1er mai 2001.

[28] Le ministre soutient que la SAI n’a pas dûment examiné la fiabilité des sources médiatiques et qu’elle s’est fondée sur des généralisations au sujet de l’intégrité journalistique pour écarter une déclaration tirée d’un article du Vanguard daté de mars 2001—une publication sur laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié se fonde aux fins des cartables nationaux de documentation et des réponses aux demandes d’information—selon laquelle le MASSOB avait l’intention d’intercepter des pétroliers en avril 2001. En outre, la SAI n’a pas examiné les observations du ministre selon lesquelles la preuve n’établissait pas que les reportages pertinents dans les médias étaient des [traduction] « fausses nouvelles » ou que les préoccupations entourant l’intégrité médiatique s’appliquaient à la période en cause entre 2001 et 2006, puisque les préoccupations relatives à la corruption journalistique émanaient d’articles datant de 2015 et d’années subséquentes.

[29] Finalement, le ministre soutient que même si chaque affaire doit être tranchée selon les faits qui lui sont propres, la conclusion tirée par la Cour fédérale dans la décision USA, à savoir que le MASSOB avait reconnu sa responsabilité dans l’interception des pétroliers, constituait [traduction] « une preuve concluante et digne de foi à l’appui de la thèse selon laquelle l’incident relatif au pétrolier s’était produit, et que cela équivalait à un comportement visant à renverser un gouvernement ».

[30] En ce qui concerne la preuve dont la SAI aurait fait abstraction, je conviens avec les défendeurs que l’omission par la SAI de mentionner explicitement l’article du Nigeria World n’est pas suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, aux para 91, 94 et 100. Un tribunal est présumé avoir pris en considération la totalité des éléments de preuve qui lui ont été présentés à moins que l’on démontre le contraire (Sekhon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 700 au para 13, citant Rahman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 793 au para 17). En outre, le tribunal n’est pas tenu de mentionner chaque élément de preuve (Burai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 966 au para 38 [Burai]). Les défendeurs signalent également que l’article du Nigeria World a été rédigé par un journaliste citoyen, que la SAI a raisonnablement examiné l’ensemble de la preuve qui répondait aux allégations du ministre selon lesquelles, [traduction] « entre décembre 2000 et avril 2001, des membres du MASSOB ont intercepté des pétroliers qui se dirigeaient vers le nord en traversant les États des Igbos », et que la SAI a bien tenu compte des événements postérieurs à avril 2001 lorsqu’elle a conclu que rien ne prouvait que des pétroliers avaient été interceptés après avril 2001. Bien que les points supplémentaires soulevés par les défendeurs soient valides, l’élément essentiel aux fins du présent contrôle judiciaire tient au fait que le ministre n’a pas établi que l’omission de mentionner l’article du Nigeria World dans la décision de la SAI constitue une lacune suffisamment grave pour remettre en question sa conclusion selon laquelle « il n’y a pas de motifs raisonnables de croire que le MASSOB est, a été ou sera l’auteur du renversement du gouvernement du Nigéria par la force » : Vavilov, au para 100; Burai, au para 38.

[31] En ce qui concerne l’article du Vanguard, la SAI a examiné la déclaration qu’aurait faite un homme appelé M. Okwukwu, à savoir que le MASSOB avait l’intention d’intercepter des pétroliers en avril 2001. La SAI a conclu que l’article n’était pas une source fiable puisque rien ne prouvait que le MASSOB avait intercepté des pétroliers après cette date. La preuve qui a été présentée à la SAI a aussi amené cette dernière à se demander si M. Okwukwu avait effectivement fait la déclaration qui lui était attribuée et s’il était bien un porte‑parole du MASSOB. La SAI a conclu que, même si M. Okwukwu avait déclaré au nom du MASSOB qu’il avait l’intention d’intercepter des pétroliers en avril 2001, cette déclaration n’était pas pertinente puisque les allégations soulevées en appel concernaient l’interception de pétroliers avant 2001 et qu’on ne peut présumer que la déclaration de M. Okwukwu reflète la position du MASSOB avant cette date. En outre, il n’est signalé nulle part que des pétroliers ont été interceptés après avril 2001. Je conviens avec les défendeurs que la SAI a évalué la déclaration et le document de façon raisonnable.

[32] En ce qui concerne l’observation du ministre au sujet des conclusions tirées par la Cour fédérale dans la décision USA, la SAI a explicitement affirmé qu’elle avait examiné cette décision ainsi qu’une décision antérieure de la SAI (Benneth c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CanLII 65198 (CA CISR) [Benneth]), dans lesquelles le tribunal avait conclu, sur la foi de faits et d’éléments de preuve similaires, que le MASSOB était une organisation qui avait tenté de renverser un gouvernement par la force. Cependant, la SAI a souligné que certains éléments clés se distinguaient de l’espèce. À l’inverse des aveux qui avaient été faits dans les décisions Benneth et USA, M. Edom a nié que le MASSOB a participé au détournement de pétroliers. La SAI a écrit ce qui suit :

Toutes les décisions de la SAI, de même que les conclusions de fait qui s’y rapportent, reposent sur les éléments de preuve fondamentaux à la disposition du décideur. Par conséquent, nous ne nous appuyons pas sur les conclusions de fait tirées dans d’autres affaires pour le présent appel. C’est toujours [au ministre] qu’incombe le fardeau d’établir en quoi les éléments de preuve dans le présent appel appuient les allégations sur lesquelles repose son affaire.

[33] Comme je l’ai déjà mentionné, l’appel devant le tribunal de la SAI en 2001 était un nouvel examen. En contrôle judiciaire, la Cour fédérale avait annulé la décision rendue par la SAI en 2018 au motif que le commissaire s’était déraisonnablement fondé sur les conclusions de fait tirées dans la décision USA pour conclure que le MASSOB avait intercepté des pétroliers (Edom 2019, aux para 22‑24) :

[22] Je crois que la SAI s’est appuyée déraisonnablement sur les conclusions de fait tirées dans d’autres décisions en concluant que le MASSOB a saisi des transporteurs de pétrole. « Sous réserve de la connaissance d’office, on ne peut présumer que la réponse à une question de fait, qui repose entièrement sur la preuve propre à chaque cause, vaut pour quelque situation que ce soit hormis celle dont était saisi le tribunal de première instance. » (R c Daley, 2007 CSC 53, au par. 86). Autrement dit, une affaire donnée ne crée pas de précédent factuel faisant autorité et n’élimine pas la nécessité d’établir les faits dans chaque cas.

[23] En l’espèce, la SAI considérait qu’elle était « liée » par le fait qui a été admis dans l’affaire U.S.A., soit que le MASSOB avait détourné des transporteurs de pétrole. Puisque les éléments de preuve fournis par le ministre étaient semblables à ceux présentés dans l’affaire Benneth, la SAI a également conclu que l’affaire Benneth montrait de façon convaincante qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le MASSOB avait détourné des transporteurs de pétrole. En excluant ces deux décisions, les seuls éléments de preuve que la SAI a mentionnés dans sa conclusion concernant les transporteurs de pétrole sont deux articles de journaux et le témoignage portant sur la saisie des transporteurs de pétrole présenté devant la SI.

[24] Essentiellement, la SAI a conclu, en l’espèce, que sa conclusion selon laquelle le MASSOB avait saisi des transporteurs de pétrole au Nigéria était appuyée par les éléments de preuve présentés par le ministre, qui étaient semblables à ceux qui avaient été présentés dans l’affaire Benneth, et par le fait qu’il a été reconnu dans les affaires U.S.A. et Benneth que le MASSOB avait détourné des transporteurs de pétrole. Cette conclusion est problématique, et ce, pour deux raisons. Premièrement, elle ne peut pas être vérifiée : le dossier dans l’affaire Benneth n’a pas été présenté à la SAI et, bien que le ministre ait affirmé que le dossier en l’espèce était similaire, il n’a pas été établi qu’il l’était réellement. Deuxièmement, les éléments de preuve présentés en l’espèce n’étaient pas tous les mêmes que ceux fournis dans les affaires Benneth et U.S.A.

[34] Je conclus que la SAI n’a pas commis d’erreur en signalant qu’une différence importante dans le dossier factuel l’obligeait à tirer ses propres conclusions quant à savoir si le MASSOB avait participé à l’interception de pétroliers. En effet, si la SAI avait traité la conclusion tirée dans la décision USA selon laquelle le MASSOB avait reconnu sa responsabilité relative à l’interception de pétroliers comme « une preuve concluante et digne de foi », alors que la position de M. Edom à ce sujet est opposée à celle du défendeur dans la décision USA, le tribunal de la SAI de 2021 aurait commis la même erreur que celle relevée dans la décision Edom 2019. Le ministre n’a pas établi que la décision de la SAI est déraisonnable en raison d’une telle erreur.

2) Affrontements avec la police et résistance au recensement en 2005 et 2006

[35] La SAI a conclu que la preuve ne permettait pas de démontrer qu’en 2005 et 2006, le MASSOB a incité à la résistance au recensement et a instigué des attaques contre la police, ce qui constitue un renversement du gouvernement du Nigéria par la force. La SAI a conclu que la preuve « ne démontre pas qu’il existe des motifs raisonnables de croire que les événements peuvent être attribués au MASSOB ou, dans la mesure où il y a participé, que ses actes témoignent de son intention de renverser le gouvernement par la force ».

[36] Le ministre soutient que la SAI a commis une erreur en faisant abstraction de l’ensemble de la preuve relative aux affrontements avec la police et à la résistance au recensement en 2005 et 2006, et en ne tenant pas compte de la preuve qui contredisait sa conclusion et démontrait la volonté du MASSOB de recourir à la violence.

[37] Les défendeurs font valoir que la SAI a expressément fait référence à 10 des 14 documents sur lesquels le ministre s’est fondé et que ce dernier ne précise pas la nature des éléments de preuve dont la SAI n’aurait pas tenu compte ni en quoi cette omission constitue une lacune suffisamment capitale ou importante. Les défendeurs soutiennent que le ministre demande à la Cour de soupeser la preuve à nouveau.

[38] Je suis d’accord avec les défendeurs. Le ministre n’a pas établi que la SAI n’a pas tenu compte de la preuve pertinente.

[39] La SAI a conclu que les reportages sur les affrontements avec la police et la résistance au recensement sont plus nombreux et contiennent des renseignements plus fiables que les articles de presse concernant l’interception de pétroliers. Elle a reconnu qu’il existe depuis longtemps des tensions entre le MASSOB et les autorités nigériennes. Toutefois, elle a conclu que la preuve n’était pas suffisante ni assez fiable pour croire que le MASSOB a agi de manière à renverser le gouvernement du Nigéria par sa résistance au recensement et ses affrontements avec la police. La SAI a conclu que le MASSOB, comme de nombreux autres groupes représentatifs au Nigéria, a cherché à protester contre la politique gouvernementale ou à exercer une influence sur celle-ci, et que la preuve ne fournissait pas de motifs raisonnables de croire que le MASSOB avait l’intention de chasser le gouvernement du Nigéria par la force, la coercition ou la contrainte, en recourant à la violence ou à des menaces de violence.

[40] À mon avis, il était loisible à la SAI de conclure qu’elle n’était pas convaincue, à la lumière de la norme des motifs raisonnables de croire, que la participation du MASSOB aux incidents équivalait à des actes visant à renverser le gouvernement par la force. Les motifs de la SAI sont transparents, intelligibles et justifiés, et ils sont fondés sur le dossier. Le ministre n’a pas établi que la décision de la SAI est déraisonnable en raison de cette erreur.

3) Comparaison avec d’autres cas de renversement du gouvernement

[41] Le ministre soutient que, dans son analyse, la SAI a accordé une importance excessive à la philosophie non violente autoproclamée du MASSOB et à la nature relativement moins violente des actes qu’il aurait commis dans le but de renverser le gouvernement (interception de pétroliers, affrontements avec la police et résistance au recensement) comparativement aux bombardements et autres moyens extrêmement violents utilisés par d’autres organisations reconnues coupables d’actes visant à renverser le gouvernement. Le ministre soutient que dans les faits, la SAI a adopté un seuil de violence extrême en comparant le MASSOB à d’autres organisations ayant été reconnues coupables d’actes visant à renverser un gouvernement par la force en utilisant des moyens extrêmes et violents. Le fait que le MASSOB n’a pas déclaré ouvertement son intention de renverser le gouvernement nigérien et qu’il se considère comme une organisation non violente ne devrait pas occulter la preuve étayant sa volonté de recourir à la violence ou ses menaces d’employer la violence contre le gouvernement.

[42] À mon avis, la décision de la SAI n’est pas déraisonnable parce que celle‑ci a comparé le MASSOB à d’autres organisations. Elle a présenté des exemples d’organisations subversives pour mettre en perspective le degré de violence associé au MASSOB, et non dans le but de fixer le seuil pour établir s’il y a renversement par la force. La conclusion de la SAI selon laquelle le MASSOB n’est pas une organisation visée à l’alinéa 34(1)b) de la LIPR n’est pas fondée sur la nature relativement non violente de ses actions et de sa philosophie. Elle repose plutôt sur la conclusion centrale selon laquelle la preuve n’était pas suffisante pour établir qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le MASSOB s’était livré à des actions visant à renverser le gouvernement du Nigéria en interceptant des pétroliers en 2001, en résistant au recensement et en affrontant la police en 2005 et 2006.

[43] En outre, le ministre fait valoir que la SAI n’a pas procédé à une véritable analyse de la décision USA afin de justifier le fait qu’elle soit parvenue à un résultat qui est incompatible avec cette décision. Pour les motifs que j’ai déjà mentionnés, la SAI a raisonnablement établi une distinction entre les décisions et l’espèce en se fondant sur une différence essentielle dans le dossier factuel, en particulier compte tenu de l’erreur relevée par la Cour dans la décision Edom 2019.

V. Conclusion

[44] Je suis d’avis que la décision de la SAI est raisonnable. La SAI a énoncé le bon cadre pour évaluer la fiabilité de la preuve, a appliqué ce cadre à la preuve de manière uniforme, a exposé les motifs de la décision de manière transparente et intelligible, et a rendu une conclusion qui était justifiée à la lumière du dossier.

[45] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[46] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conclus que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1620-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1620-21

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c EMEKA STANLEY EDOM ET AL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR vidÉoconfÉrence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 AOÛT 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE PALLOTTA

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 10 NOVEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Tasneem Karbani

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Tess Acton

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Immigration & Refugee Legal Clinic

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 



[1] Le défendeur, un citoyen nigérien, a été désigné USA pour protéger son identité.

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