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Date : 20011003

Dossier : T-2078-00

Référence neutre : 2001 CFPI 1086

ENTRE :

BRISTOL-MYERS SQUIBB COMPANY

et BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA INC.

demanderesses

et

APOTEX INC.

défenderesse

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE MacKAY   

[1]                 Il s'agit d'une requête en injonction interlocutoire présentée par les demanderesses, Bristol-Myers Squibb Company (BMS) et Bristol-Myers Squibb Canada Inc. (BMS Canada) (collectivement, les demanderesses), datée du 30 janvier 2001 et plaidée devant moi le 21 juin 2001 à Vancouver.


[2]                 Les demanderesses sollicitent une injonction interlocutoire interdisant à la défenderesse, directement ou indirectement, par elle-même ou par l'entremise de toute autre personne, société ou entreprise avec laquelle elle peut être associée ou affiliée, ou qui peut être sous son autorité, sa direction ou son contrôle, de contrefaire les revendications 1, 2, 3, 4, 7 et 8 du brevet canadien 1198436 en commercialisant le produit générique de la défenderesse appelé Apo-Nefazodone, jusqu'à l'instruction de l'action intentée par la demanderesse en vue de faire juger que la fabrication et la vente de ce produit contrefont les revendications susmentionnées du brevet de BMS en cause.

[3]                 Par ordonnance datée du 28 juin 2001, j'ai rejeté la requête des demanderesses, en indiquant que les motifs seraient déposés en temps voulu. Il s'agit ici des motifs de cette ordonnance.

Le contexte de la requête

[4]                 BMS est une société par actions constituée selon les lois de l'État du Delaware aux États-Unis d'Amérique. Elle est le titulaire du brevet canadien 1198436, qui comprend le composé chlorhydrate de néfazodone (CN) comme produit du procédé divulgué dans le brevet. Le composé CN est un inhibiteur du recaptage de sérotonine qui a un effet thérapeutique dans le traitement de la dépression. Le brevet canadien 1198436 a été délivré le 24 décembre 1985, pour une durée de 17 ans, prenant fin le 24 décembre 2002. BMS a cédé à BMS Canada, filiale en propriété exclusive constituée selon les lois du Canada, le droit de fabriquer, utiliser et vendre le CN au Canada.


[5]                 Le 27 avril 1994, BMS Canada a obtenu l'approbation du gouvernement sous la forme d'un avis de conformité (AC) en vue de commercialiser et de vendre le composé CN et a par la suite commencé à le commercialiser sous la marque de commerce SERZONE. BMS Canada a ensuite obtenu un second AC à l'égard du composé CN le 7 février 2000, à l'égard d'un changement du nom du produit pour SERZONE 5HT2.

[6]                 Les demanderesses sont au courant de l'intention d'Apotex de commercialiser et de vendre son propre produit CN, l'Apo-Nefazodone, environ depuis le 26 janvier 1998, jour où Apotex a fourni à BMS Canada un avis d'allégation selon le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133. Peu de temps après, les demanderesses ont pris des arrangements avec Linson Pharma Inc. (Linson) pour la commercialisation d'une autre version de leur produit CN, qui serait fabriqué par BMS, en vue de faire concurrence aux fabricants de produits génériques comme Apotex.

[7]                 Le 17 avril 1998, les demanderesses ont introduit une action en contrefaçon de brevet (dossier du greffe n ° T-751-98) contre Apotex à l'égard du brevet canadien 1198436, dans laquelle elles demandaient une injonction interlocutoire à titre préventif. Une fois que les parties ont échangé les affidavits de documents dans cette action, Apotex a révélé que, bien qu'elle ait envoyé un avis d'allégation à BMS, elle n'avait pas encore déposé de présentation de drogue nouvelle. Donc, Apotex n'avait pas entrepris les démarches, exigées selon la procédure établie par le règlement, visant à obtenir l'approbation en vue de la commercialisation de son produit CN. Apotex a présenté une requête en jugement sommaire. Par une ordonnance de Madame le juge McGillis, datée du 20 avril 1999, l'action a été jugée prématurée et elle a donc été rejetée, les demanderesses n'ayant pu démontrer une menace imminente de contrefaçon.


[8]                 Apotex a ensuite déposé une présentation de drogue nouvelle à l'égard de l'Apo-Nefazodone, en septembre 1999. Les demanderesses l'ont appris par la correspondance avec Apotex en octobre 2000 et elles ont intenté, le 10 novembre, la présente action en contrefaçon. Elles prétendent que la version du médicament d'Apotex contrefait le brevet 1198436; de son côté, Apotex prétend notamment, dans sa défense et demande reconventionnelle, que ses actes ne sont pas constitutifs de contrefaçon et que, de plus, le brevet 1198436 est invalide.

La commercialisation et la vente du CN par les parties


[9]                 Depuis l'entrée sur le marché en 1994, BMS Canada fait la promotion de son produit CN en informant les médecins, les pharmaciens, les professionnels de la santé et, indirectement, les patients éventuels au sujet de son emploi et de ses avantages. En plus de fournir aux professionnels de la santé de la documentation publicitaire et d'information concernant son produit, BMS Canada fournit également aux médecins de la documentation à laisser sur place, visant à informer les patients, ainsi que des échantillons de son produit en vue de la distribution aux patients. BMS a également placé de l'information au sujet de son produit dans différentes revues médicales et autres publications. Selon ce qu'indique Johanna Mercier, directrice du Groupe de développement de la pharmacie, dans son affidavit souscrit le 19 février 2001, BMS Canada a dépensé plus de 25 millions de dollars pour la promotion de ses comprimés de CN depuis le commencement de sa commercialisation et dépense maintenant environ 6 millions de dollars annuellement pour la promotion du produit. Les ventes cumulatives des comprimés de CN par BMS Canada au Canada ont franchi, à la fin de l'an 2000, le cap de 100 millions de dollars, avec des ventes de 27,7 millions de dollars en 2000.

[10]            La plupart des médicaments d'Apotex sont des génériques qui concurrencent directement les produits de marque avec lesquels ils sont interchangeables sur le plan thérapeutique et ils se vendent ordinairement à un prix moindre. Selon les systèmes de soins de santé, toutes les provinces permettent aux pharmaciens, à des conditions qui varient, de substituer aux médicaments prescrits les équivalents thérapeutiques les moins chers, sauf au Québec, qui n'exige pas la substitution du générique pour une période de 15 ans à compter de l'inscription de la première version du produit chimique. Bon nombre des produits d'Apotex figurent dans les formulaires de médicaments provinciaux comme interchangeables avec le produit de marque commercialisé à l'origine. Les régimes privés d'assurance-médicaments encouragent également l'utilisation des médicaments de remplacement les moins chers. À la différence des efforts de commercialisation de BMS Canada, Apotex fait la promotion de ses marques génériques auprès des pharmaciens, plutôt qu'auprès des médecins, pour les inciter à dispenser ses produits génériques au lieu des produits de marque.


[11]            Le 11 janvier 2001, Apotex a reçu un AC en vue de la commercialisation et de la vente de l'Apo-Nefazodone au Canada, et elle a commencé le jour même. Le 17 janvier 2001, Apotex avait demandé de faire inscrire l'Apo-Nefazodone comme interchangeable avec le produit CN de BMS Canada dans tous les formulaires de médicaments provinciaux du Canada. Au moment de l'audience sur la requête, Apotex était inscrite dans les formulaires de médicaments de la Colombie-Britannique, de la Saskatchewan et de la Nouvelle-Écosse et prévoyait obtenir l'inscription complète pour tous les formulaires d'assurance-médicaments provinciaux en septembre 2001.

Les questions

[12]            Avant qu'une injonction interlocutoire ne soit accordée, les demanderesses doivent satisfaire au critère à trois étapes exposé dans l'arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 à la page 334, reprenant le critère établi dans l'arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110. De façon spécifique, les demandresses doivent établir les trois points suivants :

1.             il y a une question de droit sérieuse à juger,

2.             un préjudice irréparable sera subi par les requérantes dans la période précédant l'instruction si la requête est rejetée et que, par la suite, elles obtiennent gain de cause au fond,

3.             selon la prépondérance des inconvénients, les requérantes subiraient un plus grand préjudice en cas de refus du redressement, dans l'attente d'une décision favorable au fond, que celui que subirait l'intimée si le redressement était accordé, mais refusé au fond.

[13]            Dans la présente requête, les parties conviennent, et c'est ce que je conclus, qu'il y a une question sérieuse à juger concernant la contrefaçon. Les observations se sont limitées aux questions du préjudice irréparable et de la prépondérance des inconvénients, comme le font les présents motifs.

[14]            L'étape du préjudice irréparable a été décrite de la manière suivante dans l'arrêt RJR-MacDonald, précité, à la page 341 :

À la présente étape, la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l'intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l'objet d'une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l'issue de la demande interlocutoire.

Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu'à son étendue. C'est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu'une partie ne peut être dédommagée par l'autre. ...


De plus, il ne suffit pas que les demanderesses établissent qu'elles « subiront probablement » un préjudice irréparable. Il est nécessaire que la preuve permette de conclure que les demanderesses subiraient un préjudice irréparable si l'injonction interlocutoire n'était pas accordée (Syntex Inc. c. Novopharm Ltd. (1991), 36 C.P.R. (3d) 129 à la page 135 (C.A.F.)).

[15]            Lors de l'audience sur la requête, les demanderesses ont plaidé qu'elles subiront un préjudice irréparable de trois manières :

[traduction]

1.          l'incapacité d'obtenir des dommages-intérêts ou une restitution des profits pour une part de marché inévitablement moindre après l'expiration du brevet par suite de l'entrée hâtive (springboarding) d'Apotex sur le marché;

2.          l'incapacité d'évaluer exactement les dommages-intérêts ou les profits pour la période suivant immédiatement l'expiration du brevet;

3.          la diminution inévitable du marché total qui, fait-on valoir, résultera des changements de la commercialisation en bonne partie à cause de la pratique d'Apotex de ne pas faire de commercialisation auprès des médecins.

Je traite ensemble les deux premières craintes exprimées par les demanderesses et je traiterai ensuite de la troisième crainte.


[16]            Les demanderesses plaident qu'Apotex « entre hâtivement » sur le marché du CN. L' « entrée hâtive » (springboarding), au sens où les demanderesses emploient le terme, fait référence au fait qu'Apotex établit sa marque générique sur le marché à l'avance en prévision de l'expiration du brevet des demanderesses, en commercialisant son produit et en obtenant l'inscription dans les formulaires dans tout le Canada. Une entrée hâtive ou « accélérée » sur le marché permet à Apotex une « pénétration du marché » hâtive, avant l'expiration du brevet en cause. BMS Canada craint que le produit CN d'Apotex acquière environ 75 % du marché du CN (à peu près la part de marché maximale qu'un médicament générique obtiendra probablement) dans les deux ans à compter de son introduction, soit en janvier 2003 peu de temps après l'expiration du brevet des demanderesses. La part de marché d'Apotex serait à peu près nulle à ce moment-là si elle était empêchée de vendre son médicament pendant la durée du brevet.

[17]            Les demanderesses citent la décision Eli Lilly and Co. c. Apotex Inc. (1996), 67 C.P.R. (3d) 173 (C.F. 1re inst.) à l'appui de la proposition que la difficulté d'évaluation peut constituer un dommage irréparable. Elles indiquent que la difficulté surviendra lorsque la Cour comparera les théories de marketing concurrentes proposées par les parties, en particulier dans le calcul des dommages-intérêts pour la période postérieure à la durée du brevet, lorsque les ventes d'Apotex ne seront pas constitutives de contrefaçon.

[18]            De son côté, Apotex prétend que la Cour a rejeté, au moins en deux occasions (Wellcome Foundation Ltd. c. Interpharm Inc. (1992), 41 C.P.R. (3d) 215 (C.F. 1re inst.) et Whirlpool Corp. c. Camco Inc. (1995), 65 C.P.R. (3d) 63 (C.F. 1re inst.)), des demandes d'injonction interlocutoire lorsque la difficulté d'évaluation des dommages-intérêts, présentée comme fondement du préjudice irréparable, ne satisfaisait pas au critère exigeant que les pertes soient déterminables et indemnisables lors de l'instruction pour que la Cour puisse conclure à la contrefaçon.


[19]            À mon avis, si les demanderesses ont gain de cause dans leur action en contrefaçon, la perte de leur part de marché du CN provenant de l' « entrée hâtive » d'Apotex sur le marché peut être évaluée tant avant qu'après l'expiration du brevet. Je tire cette conclusion après avoir examiné attentivement les opinions des experts invoquées par les deux parties. Au sujet de la perte de part de marché, Tom Brogan, expert des demanderesses, déclare ce qui suit aux paragraphes 19 et 20 de son affidavit :

[TRADUCTION] ... l'entrée de la néfazodone le 11 janvier 2001 ou vers cette date signifie qu'au lieu d'augmenter graduellement, les ventes se trouveraient déjà, au 24 décembre 2002, à atteindre ou à approcher de très près leur potentiel maximum de 75 % ou plus du marché à cette date, en raison du démarrage hâtif. La perte pour les demanderesses serait la différence entre un produit générique établi qui a atteint la pénétration maximale du marché et un autre produit générique qui ne fait que commencer à se tailler sa part de marché. La perte pour les demanderesses est représentée par la zone ombrée délimitée par la ligne continue et la ligne pointillée dans le tableau 2 (pièce C). Comme on peut le voir, au 24 décembre 2002 et pendant plusieurs mois par la suite, Apotex, à moins qu'elle ne soit empêchée par une injonction, fera des ventes de son produit générique à un volume qui excéderait de beaucoup les ventes qu'elle pourrait effectuer pendant cette période si elle n'entrait sur le marché que le 24 décembre 2002, à l'expiration du brevet. Toutes ces ventes se font au détriment des ventes qui auraient autrement été effectuées par les demanderesses.

Dans la mesure où ces ventes perdues peuvent ne pas être indemnisables, du fait que les ventes de la défenderesse à ce moment-là se seront faites après l'expiration du brevet, les demanderesses auront manifestement subi un préjudice très important sous la forme de ventes perdues irrécupérables et de perte de part de marché.

[20]            Pour Apotex, Stephen R. Cole, dirigeant d'une firme de Toronto pratiquant exclusivement dans les domaines de l'évaluation d'entreprise, de l'évaluation des dommages-intérêts et de la juricomptabilité, déclare ce qui suit aux paragraphes 51 à 56 de son affidavit :

[traduction] Les dommages-intérêts sont faciles à calculer. Ces pertes sont mesurées par la comparaison de la part réelle de marché d'Apotex à un point quelconque avec la part de marché qu'Apotex aurait eue si elle n'était entrée sur le marché qu'à l'expiration du brevet.


On peut le démontrer au moyen de graphiques, de la même manière que l'a fait M. Brogan et, pour les besoins des explications sur ce point seulement, je vais prendre pour hypothèse les taux de pénétration du marché par Apotex qu'il a utilisés.

À partir des données fournies par lui, j'ai compilé la pièce 3 qui présente le gain de part de marché par Apotex en fonction du temps, et la perte de part de marché de BMS Canada, causée par Apotex, au cours de la même période.

Si la Cour conclut à la contrefaçon, les dommages totaux de BMS Canada sont représentés par la « zone bleue » , l'ensemble de la zone comprise entre les deux courbes.

La zone B à droite de la ligne verticale tirée à la date de l'expiration du brevet représente la portion « entrée hâtive » des dommages. Notre calcul des dommages des demanderesses, si elles en ont subi, comprend cet effet de l' « entrée hâtive » . On peut le voir dans la méthode de calcul des pertes exposée dans la pièce 2 et, au moyen de graphiques, dans les pièces 3 et 5 de mon affidavit et dans la zone bleue qui y est indiquée. De plus, par souci de prudence, pour les raisons indiquées au paragraphe 39, nous l'avons surestimé.

Le fait que cette perte peut être démontrée graphiquement à partir des chiffres pris dans la preuve des demanderesses fait ressortir que cette perte est facile à évaluer. Il va de soi qu'à l'instruction, la Cour ne se préoccupera pas de pertes de part de marché en tant que telles, mais plutôt de la perte réelle de profits en découlant.

[21]            Bien que M. Brogan ait indiqué que les demanderesses subiront [TRADUCTION] « un préjudice très important sous la forme de ventes perdues irrécupérables » , le critère auquel il faut satisfaire est celui du préjudice irréparable, tel qu'il est défini dans l'arrêt RJR-MacDonald, précité. Il n'est pas déraisonnable de conclure que les dommages-intérêts sont calculables, même pour des « ventes perdues irrécupérables » . Les experts des deux parties démontrent des façons de calculer, au moyen de graphiques et d'autres explications, leurs parts de marché futures selon qu'Apotex entre sur le marché avant ou après l'expiration du brevet. Bien que les parties soient en désaccord sur la part de marché maximale qu'obtiendra Apotex, et puissent avoir des divergences de vues sur les données ou les critères à utiliser pour évaluer la part de marché avant et après l'expiration du brevet, je suis convaincu qu'il est possible de calculer la perte de part de marché et de quantifier cette perte en dommages-intérêts.


[22]            La difficulté de mesurer précisément les dommages-intérêts et le fait que les parties ne s'entendent pas sur un calcul particulier ne constituent pas un préjudice irréparable dans les circonstances de l'espèce. Il se peut que la difficulté soit plus grande encore si les demanderesses commencent à commercialiser leur version générique du CN par l'entremise de Linson. Néanmoins, à mon avis, les dommages seront calculés de manière raisonnable, ce qui permettra une réparation normale de la contrefaçon, si la Cour conclut à la contrefaçon, que ces dommages aient été causés avant ou après l'expiration du brevet des demanderesses.

[23]            En outre, les observations des demanderesses au sujet de l'incapacité d'Apotex de payer ces dommages-intérêts s'ils sont octroyés par suite de l'instruction sont, à mon avis, hypothétiques tout au plus. Il n'y a aucune preuve qu'Apotex ne paierait pas les dommages-intérêts ou ne restituerait pas les profits si elle y était condamnée.

[24]            Je passe maintenant au troisième chef de préjudice irréparable des demanderesses, soit la diminution du marché total qui, selon ce qu'on plaide, résultera inévitablement des changements dans la commercialisation en bonne partie à cause de la pratique d'Apotex de ne pas commercialiser ses produits auprès des médecins.

[25]            Cet argument est exposé par Mme Mercier dans son affidavit au paragraphe 22 :


[TRADUCTION] Donc, la Société devra réduire ses dépenses dans les domaines suivants : promotion, information, renseignements aux patients, soutien et services, fourniture d'échantillons et d'échantillons de format commercial de chlorhydrate de néfazodone. Cette réduction des dépenses, combinée au fait qu'Apotex ne fait pas la promotion du chlorhydrate de néfazodone, entraînera une baisse nette du marché global de la néfazodone. Donc, sans injonction, BMS perdra sa part de marché et le marché global de la néfazodone commencera à rétrécir.

[26]            L'argument du rétrécissement du marché est également présenté par M. Brogan, au paragraphe 35 de son affidavit :

[TRADUCTION] On peut donc s'attendre à ce que l'entrée de la défenderesse sur le marché provoquera une diminution nette de l'activité et des dépenses de promotion des demanderesses au sujet du chlorhydrate de néfazodone, et à ce que, par suite, le marché total de ce médicament pour tous les fabricants diminue. Il ne sera pas viable économiquement pour les demanderesses de continuer le marketing, l'information et la promotion au sujet de ce produit. Ces dépenses, ainsi qu'il a été indiqué, profiteraient presque en totalité à la défenderesse et ne seraient donc pas compensées par les recettes correspondantes.

Et plus loin, au paragraphe 38 :

[TRADUCTION] Il y aura donc une perte permanente de part de marché du chlorhydrate de néfazodone (tant de la version innovante que de la version générique), et de ce fait une perte permanente de la portion des demanderesses de ce marché après l'entrée sur le marché du fabricant du produit générique. Si la défenderesse entre sur ce marché deux ans avant l'expiration du brevet des demanderesses, l'arrêt de la croissance et la diminution du marché du chlorhydrate de néfazodone commenceront deux années plus tôt. L'étendue de cette perte dépendra du comportement des autres concurrents offrant des produits de marque, de l'entrée de nouveaux concurrents (offrant des produits de marque ou des produits génériques), des modifications des politiques des gouvernements provinciaux concernant le remboursement et de la réaction des médecins à la version générique du néfazodone, notamment. L'évaluation de la perte ne peut être prévue de manière fiable et ne peut être établie avec quelque degré de confiance même après le fait.

[27]            Selon les demanderesses, un rétrécissement du marché global du CN ne peut être adéquatement quantifié en dommages-intérêts ou évalué en vue de la restitution des profits. Au cours du contre-interrogatoire sur son affidavit, Mme Mercier a été questionnée au sujet de la contraction du marché global du CN (aux questions 87 à 91) :

       [traduction]                     

Q.            Je me réfère à la situation dans laquelle vous vous trouvez maintenant depuis l'entrée d'Apotex sur le marché. Voici ma question : Si vous alliez continuer le même niveau de publicité, vous n'auriez pas le problème du rétrécissement du marché que vous indiquez dans votre affidavit. Exact?


R.            C'est exact. Toutefois, ça serait une décision d'affaires médiocre parce que cela augmenterait le marché de la néfazodone non seulement pour Bristol-Myers Squibb, mais également pour Apotex, et du point de vue de la marge de bénéfice, ça n'a pas de sens.

Q.            Toujours en fonction du scénario que je vous ai indiqué, si vous obtenez gain de cause sur la contrefaçon, vous n'aurez pas ce problème additionnel de rétrécissement du marché dont vous parlez dans votre affidavit. Dans votre affidavit, je comprends que vous parlez de la perte de la part de marché elle-même et d'une contraction du marché global. Est-ce exact?

R.            Oui, c'est exact.

Q.            Je veux simplement en venir à ceci : si vous continuez le même niveau de publicité, il se peut très bien que vous perdiez votre part de marché, mais vous n'auriez pas le problème du rétrécissement du marché global. Exact?

R.            Mais nous ne ferions pas cela, que nous gagnions ou que nous perdions sur l'injonction, parce que la situation à laquelle nous faisons face, c'est qu'Apotex est sur le marché.

Q.            Je comprends, mais je vous ai indiqué une situation hypothétique. Je vous ai demandé, si vous alliez continuer le même niveau de promotion que vous - -

R.            Que l'an dernier.

Q.            Que l'an dernier ou sur la même base que vous l'avez suivie chaque année, vous n'auriez pas un problème de rétrécissement du marché. Vous n'auriez que le problème de perte de votre part de marché sur ce marché.

R.            C'est exact, oui.

[28]            M. Brogan, au cours du contre-interrogatoire sur son affidavit, a également convenu que le marché global du CN ne rétrécirait pas si les demanderesses continuaient à faire la promotion de leur produit. Voici ce qu'il indique aux questions 167 à 169 :

       [traduction]                     

Q.            Supposons que Bristol-Myers obtient gain de cause et qu'Apotex est condamnée pour contrefaçon, et supposons encore qu'Apotex peut payer les dommages-intérêts en découlant. Si Bristol-Myers allait continuer à commercialiser la molécule, cela aurait l'effet de maintenir le nombre d'ordonnances, toutes autres choses égales par ailleurs, au niveau où il se serait trouvé n'eût été l'entrée d'Apotex.

R.            Lorsque vous dites « commercialiser » , vous voulez dire faire la promotion.

Q.            Faire la promotion.


R.            Parce que nous avons utilisé le mot « commercialiser » auparavant au sens de « vendre » , ce qu'Apotex ne devrait probablement pas faire de toute façon.

Q.            Faire la promotion.

R.            Oui, je suis d'accord. Je pense que c'est ce qui se produirait.

Et encore à la question 175 :

       [traduction]                     

Q.            Si Apotex est un contrefacteur et que Bristol-Myers a raison d'affirmer qu'elle est un contrefacteur, lorsque Bristol-Myers aura recouvré ses dommages-intérêts si elle continue à faire la promotion, elle retrouvera le plus gros chiffre qu'Apotex a gagné. Donc, elle se trouve à perdre cela également en ne faisant pas la promotion. Exact?

R.            En laissant de côté la façon dont les dommages de contrefaçon sont décidés - - parce que je ne sais pas - - oui.


[29]            Bien que les demanderesses plaident qu'il n'y aurait pas de « justification commerciale » à continuer la promotion de leur produit CN, elles n'ont pas démontré, à mon avis, qu'il y aura un rétrécissement du marché causé par l'entrée d'Apotex sur le marché, ou que cela constituerait un préjudice irréparable au sens défini dans l'arrêt RJR-MacDonald, précité. À mon sens, toute diminution du marché global du CN et tout préjudice en découlant sont purement hypothétiques à ce stade-ci. Ils pourraient bien être causés, du moins en partie, par la décision des demanderesses de diminuer la promotion des ventes, si c'est le parti qu'elles adoptent, plutôt que seulement par l'entrée d'Apotex sur le marché. Par contre, si les demanderesses décident de continuer la promotion de leur produit, cela pourrait entraîner un volume plus grand de ventes combinées des demanderesses et d'Apotex. De plus, si Apotex est condamnée pour contrefaçon du brevet des demanderesses, l'attribution de dommages-intérêts ou la restitution de profits peut indemniser indirectement, du moins en partie, la perte causée aux demanderesses du fait de la réduction du marché global du CN.

[30]            Les demanderesses ont également plaidé que la perte de ventes entraînera une perte d'achalandage. Sur la question de l'achalandage, la Cour d'appel a indiqué ce qui suit dans l'arrêt Centre Ice Ltd. c. National Hockey League, (1994), 53 C.P.R. (3d) 34 à la page 54 (C.A.F.) :

Si elle est établie au terme d'une instruction complète de l'affaire, la perte d'achalandage, de réputation et de caractère distinctif peut fort bien constituer un préjudice irréparable et conduire au prononcé d'une injonction permanente. Cependant, ainsi qu'il ressort de la jurisprudence de notre Cour, faute d'éléments de preuve établissant clairement qu'un préjudice irréparable résulterait à cette étape-ci de la confusion créée, la Cour ne devrait pas prononcer d'injonction interlocutoire.

À mon avis, il n'y a pas de preuve établissant clairement qu'il surviendrait une perte d'achalandage, d'ici la date de la décision au fond, qui constituerait un préjudice irréparable si les demanderesses ont gain de cause au fond. Il est possible que cela soit ou non établi lors de l'instruction de l'action.

Conclusion


[31]            À mon avis, les demanderesses n'ont pas démontré qu'elles subiront un préjudice irréparable si une injonction n'est pas prononcée maintenant et qu'elles ont gain de cause au fond. Étant donné cette conclusion, j'ai n'ai pas à traiter du troisième élément du critère, à savoir la prépondérance des inconvénients, puisque, pour que leur demande soit accueillie, les demanderesses doivent satisfaire aux trois éléments du critère exposés dans l'arrêt RJR-MacDonald, précité.

[32]            Pour ces motifs, l'injonction interlocutoire demandée a été rejetée, par ordonnance de la Cour datée du 28 juin 2001. Il a été ordonné que les dépens suivent l'issue de la cause.

                                                                           « W. Andrew MacKay »               

Juge

OTTAWA (Ontario)

Le 3 octobre 2001.

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                            T-2078-00

INTITULÉ :                                        BRISTOL-MYERS SQUIBB CO. ET AL.

c.

APOTEX INC.

LIEU DE L'AUDIENCE :                  VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L'AUDIENCE :                 LE 21 JUIN 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : MONSIEUR LE JUGE MacKAY

DATE DES MOTIFS :                       LE 3 OCTOBRE 2001

COMPARUTIONS:

M. ANTHONY CREBER                                                            POUR LES DEMANDERESSES

M. MARTIN MASON

M. H. RADOMSKI                                                                       POUR LA DÉFENDERESSE

M. N. DELUCA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

GOWLING LAFLEUR HENDERSON                                     POUR LES DEMANDERESSES

OTTAWA (ONTARIO)

GOODMANS                                                                  POUR LA DÉFENDERESSE

TORONTO (ONTARIO)

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