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Date : 20211028


Dossier : IMM‐1170‐21

Référence : 2021 CF 1152

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 octobre 2021

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

RANJIT SINGH KHALSA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un commissaire de la Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a conclu que le demandeur était interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] parce qu’il était membre de la Fédération internationale de la jeunesse sikhe (l’ISYF). L’ISYF est une organisation répertoriée comme entité terroriste au Canada depuis le 18 juin 2003.

II. Contexte

[2] Le demandeur, Ranjit Singh Khalsa (le demandeur), est un citoyen de l’Inde. Il est arrivé au Canada en 1988 et a présenté une demande d’asile. Sa demande d’asile n’a pas fait l’objet d’une décision, mais il a obtenu le statut de résident permanent du Canada dans le cadre du projet d’élimination de l’arriéré des revendications du statut de réfugié en 1992. Il a déposé une demande pour obtenir la citoyenneté le 16 mars 1994, et, après un long retard, il a présenté une demande de mandamus auprès de la Cour fédérale le 16 décembre 2003. Peu de temps après, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a convoqué le demandeur à une entrevue avec un agent le 15 janvier 2004. Après cette entrevue, le 2 février 2004, l’agent de l’ASFC a établi, en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR, un rapport défavorable à l’égard du demandeur, dans lequel il concluait que ce dernier était interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR parce qu’il était membre de l’ISYF. Le demandeur n’a pas obtenu la citoyenneté.

[3] En avril 2004, un délégué du ministre a déféré le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) à la SI pour enquête. Le demandeur a présenté, par l’intermédiaire du cabinet d’avocats qui le représentait, une demande de dispense ministérielle au titre du paragraphe 34(2) ainsi que des observations sur le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1), dans lesquelles il soutenait qu’une enquête constituerait un abus de procédure étant donné le retard dans le traitement de l’affaire. À cet égard, le cabinet d’avocats a fait valoir que l’ASFC avait en sa possession les renseignements pertinents depuis plusieurs années et qu’elle n’avait pris aucune mesure avant le dépôt de la demande de mandamus. Le cabinet d’avocats a également fait remarquer qu’en raison de ce retard, le demandeur ne pouvait plus interjeter appel pour des motifs d’ordre humanitaire auprès de la Section d’appel de l’immigration.

[4] L’ASFC a accepté de revenir sur sa décision de déférer le rapport pour enquête et a également accepté de mettre en suspens le processus visé à l’article 44 jusqu’à ce que le ministre rende une décision sur la demande de dispense ministérielle du demandeur. Sa demande de dispense ministérielle a été rejetée le 13 juin 2007. Il a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision, laquelle demande a été autorisée le 2 décembre 2014. Le 14 décembre 2014, les parties ont conclu un accord, mettant ainsi fin à cette demande de contrôle judiciaire. Les parties ont convenu que l’ASFC amorcerait un nouveau processus au titre de l’article 44 de la LIPR pour ce qui est de la décision d’interdiction de territoire.

[5] L’ASFC a envoyé une lettre d’équité procédurale au demandeur le 6 janvier 2015. Le demandeur a alors présenté des observations sur cette lettre et, le 29 juin 2015, un agent de l’ASFC a établi un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR où il indiquait que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour des raisons de sécurité en application de l’alinéa 34(1)f) pour le motif énoncé à l’alinéa 34(1)c) de la LIPR. Dans ce rapport, l’agent de l’ASFC précisait qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre de l’ISYF, une organisation répertoriée comme entité terroriste au Canada depuis 2003, et qu’il avait été président de cette entité de 1999 à 2002. Le 8 octobre 2015, l’ASFC a examiné le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1), ainsi que les observations du demandeur, et a conclu que le rapport était bien fondé et qu’il serait approprié de le déférer à la SI. L’ASFC a donc déféré le rapport à la SI pour enquête afin qu’elle statue sur la question de l’interdiction de territoire du demandeur au Canada. Le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du rapport établi en vertu de l’article 44, dans laquelle il alléguait un abus de procédure découlant d’un retard. Toutefois, sa demande a été rejetée à l’étape de l’autorisation le 21 avril 2016.

[6] L’enquête de la SI a encore une fois été retardée et, le 12 septembre 2017, le demandeur a déposé une demande interlocutoire de suspension du processus d’enquête auprès de la SI, où il alléguait de nouveau un abus de procédure découlant d’un retard et soutenait que ce retard avait nui à sa capacité de se défendre. Cette demande a été rejetée dans une décision datée du 23 novembre 2018, dans laquelle la SI a déclaré qu’elle ne pouvait pas conclure que l’ASFC avait commis un abus de procédure parce qu’elle n’avait pas compétence pour tirer une telle conclusion et qu’elle ne pouvait tenir compte que des retards dans ses propres procédures. Le demandeur a demandé d’être autorisé à soumettre une demande de contrôle judiciaire de cette décision, mais cette autorisation ne lui a pas été accordée.

[7] À ce stade, la SI a procédé à son enquête en commençant par tenir une conférence préparatoire le 28 juin 2019. Elle a ensuite examiné les observations écrites qui lui ont été présentées entre décembre 2019 et avril 2020 et a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f) parce qu’il était membre de l’ISYF. La SI a par la suite rendu une décision le 25 février 2021. Le commissaire de la SI a également pris une mesure d’expulsion.

III. Questions en litige

[8] Les questions en litige sont les suivantes :

  1. La décision de la SI était‐elle raisonnable?

  1. La SI a‐t‐elle commis une erreur dans son traitement de la preuve?

  2. La SI a‐t‐elle commis une erreur en concluant qu’elle n’avait pas compétence pour se prononcer sur l’allégation d’abus de procédure?

  3. La SAI a‐t‐elle fait abstraction des incidences qu’ont eues les retards sur le demandeur?

IV. Norme de contrôle

[9] Comme l’a indiqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au paragraphe 23, « [l]orsqu’une cour examine une décision administrative [...], [...] [l]’analyse a donc comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable ». En conséquence, la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour doit d’abord respecter le principe de la retenue judiciaire et témoigner d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs (Vavilov, au para 13). Qui plus est, lors d’un tel contrôle, la Cour ne se livre pas à une analyse de novo ou ne cherche pas à trancher elle‐même la question en litige (Vavilov, au para 83). Elle commence plutôt par les motifs du décideur administratif et apprécie le caractère raisonnable de la décision rendue pour ce qui est du raisonnement suivi et du résultat obtenu, examiné au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision (Vavilov, aux para 81, 83, 87, 99). Une décision raisonnable est justifiée, transparente et intelligible pour la personne visée, et atteste « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » lorsqu’elle est lue dans son ensemble et compte tenu du contexte administratif, du dossier dont le décideur était saisi et des observations des parties (Vavilov, aux para 81, 85, 91, 94‐96, 99, 127‐128).

V. Analyse

A. La SI a‐t‐elle commis une erreur dans son traitement de la preuve?

[10] Le demandeur soutient que la décision de la SI selon laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il était membre de l’ISYF était déraisonnable compte tenu de la façon dont la SI a traité certain des éléments de preuve qui lui ont été présentés. La norme des motifs raisonnables de croire est une norme de seuil peu élevé, inférieure à la preuve « hors de tout doute raisonnable » en matière criminelle ou à la « prépondérance des probabilités » en matière civile. Cette norme exige seulement qu’il existe davantage qu’un simple soupçon et que cette croyance possède un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40).

[11] En premier lieu, le demandeur affirme que la SI a commis une erreur en mettant en doute sa crédibilité lorsqu’il a initialement répondu qu’il n’avait [traduction] « jamais » « participé aux activités » de l’ISYF, alors que ses réponses aux questions subséquentes révélaient qu’il avait des liens avec cette organisation, notamment en ce qui a trait aux tentatives de recrutement et à la propriété de journaux, et qu’il avait probablement été membre et président de cette organisation. Le demandeur soutient que cette conclusion était fondée à tort sur l’interprétation trop large qu’a faite le commissaire de la SI de sa réponse selon laquelle il n’avait jamais « participé aux activités » de l’organisation, ce que le commissaire avait interprété comme une absence d’association avec l’ISYF.

[12] Je suis d’avis que deux inférences peuvent être tirées et qu’elles sont toutes deux raisonnables. Il se peut que le demandeur ait raison et qu’il ait initialement compris que « participé aux activités » ne signifiait pas qu’il n’avait « aucune affiliation » avec cette organisation. Qui plus est, le fait qu’il a changé de discours durant son entrevue démontre qu’il comprenait mieux ce que lui demandait le commissaire de la SI à mesure que l’entrevue progressait. Cependant, il existe une autre interprétation raisonnable, qui est celle du commissaire de la SI dans la présente affaire : le demandeur n’a initialement pas dit la vérité lorsqu’il a répondu aux questions concernant sa participation aux activités de l’organisation et a changé sa version des faits lorsqu’il a compris ce que savait le commissaire de la SI. Ayant tranché cette question, je suis d’avis que la décision du commissaire de la SI est compatible avec les principes énoncés au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov et qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, je conclus qu’elle est raisonnable.

[13] En deuxième lieu, le demandeur conteste l’interprétation du commissaire de la SI de sa déclaration selon laquelle il a participé aux activités du journal Chardhi Kala pendant « deux ou trois ans ». Le commissaire a déduit que, comme cette déclaration a été faite en janvier 2004, le demandeur avait probablement participé aux activités de ce journal pendant la période s’étendant de janvier 2001 à janvier 2004. Il était certes loisible au commissaire de la SI de tirer ses propres conclusions et de tirer des inférences en s’appuyant sur les renseignements dont il disposait, mais ses conclusions et ses inférences devaient appartenir aux issues possibles. J’estime que cette inférence n’appartient pas aux issues possibles. Il est déraisonnable de conclure que le demandeur parlait nécessairement des trois années précédant le mois où il a fait sa déclaration lorsqu’il a mentionné une période de deux ou trois ans. Toutefois, je ne crois pas que cette croyance déraisonnable est déterminante en l’espèce compte tenu des autres éléments de preuve qui étayent cette conclusion, tels que le fait qu’un autre journal (en plus de ceux déjà mentionnés) avait écrit que le demandeur avait des liens avec l’ISYF durant la période visée.

[14] En troisième lieu, le demandeur soutient que le commissaire de la SI a traité de manière déraisonnable les témoignages de deux témoins qui affirmaient qu’il était membre de l’ISYF. Selon le demandeur, le premier témoin a entre autres fait des erreurs vérifiables dans son témoignage, et le deuxième témoin éprouvait du mépris à son égard, ce qui a influencé son témoignage. Je suis d’avis que les différents problèmes soulevés par le demandeur relativement au témoignage du premier témoin concernent le poids qu’a accordé le commissaire de la SI à ce témoignage. Par exemple, au paragraphe 53 de son exposé des arguments, le demandeur exprime explicitement son désaccord quant au poids qu’a accordé le commissaire de la SI à ce témoignage. Or, ce n’est pas le rôle d’une cour de révision dans le cadre d’un contrôle judiciaire d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur (Vavilov, au para 125). La même analyse s’applique au témoignage du deuxième témoin. Au paragraphe 69 de son exposé des arguments, le demandeur affirme que ce témoignage n’est pas crédible, et, au paragraphe précédent, il conteste les différentes étapes suivies par le commissaire de la SI pour accorder du poids à ce témoignage. De plus, comme l’a mentionné la juge Gleason dans la décision Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 [Rahal], « il faut reconnaître, avant même de se pencher sur une conclusion relative à la crédibilité, que le rôle de la Cour est très limité », étant donné que le décideur a eu l’avantage d’entendre et d’apprécier la preuve. De plus, le décideur « possède une expertise reconnue dans le domaine qui fait défaut à la cour de révision [...] [et] est donc bien mieux placé pour tirer des conclusions quant à la crédibilité » (Rahal, au para 42). Le commissaire de la SI a conclu que les lacunes peu importantes du témoignage du deuxième témoin ne compromettaient pas sa fiabilité globale ou sa crédibilité en tant que témoin de l’appartenance du demandeur à l’ISYF. Cette conclusion découlait en partie du fait que le témoin était membre de l’organisation aux côtés du demandeur.

[15] Il se peut que le commissaire de la SI n’ait pas traité ces témoignages de la manière dont le demandeur aurait préféré qu’il les traite. Or, dans son exposé des arguments, le demandeur s’engage dans une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur. Ce n’est pas là le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Vavilov, au para 102). Le demandeur ne conteste pas, par exemple, les copies de différents articles l’identifiant comme un membre de l’ISYF parus dans le Vancouver Sun et le Vancouver Province qui ont été présentés au commissaire de la SI, et auxquels il a accordé du poids. Qui plus est, dans ses observations, le demandeur ne conteste pas non plus les observations écrites de son ancien avocat, qui a précisé que le demandeur a agi à titre de président de l’ISYF de 1999 à 2002. Même si certains des éléments de preuve contestés étaient retirés, j’estime que la preuve demeurera suffisante pour établir que la conclusion du commissaire de la SI selon laquelle il avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre de l’ISYF en s’appuyant sur la norme peu élevée des « motifs raisonnables de croire » appartient aux issues possibles. Contrairement à ce que soutient le demandeur au paragraphe 71 de son exposé des arguments, le ministre n’a pas conclu que [traduction] « les autres éléments de preuve n’établissaient pas [son] appartenance » à l’organisation. Le ministre a plutôt mentionné à plusieurs reprises que, pris isolément, aucun des éléments de preuve ne démontrait son appartenance à l’organisation, mais que, pris ensemble, les nombreux éléments de preuve le démontraient. Je suis d’avis que cette conclusion est raisonnable.

B. La SI a‐t‐elle commis une erreur en concluant qu’elle n’avait pas compétence pour décider si les retards dans la procédure constituaient un abus de procédure?

[16] Le demandeur soutient que la SI a compétence et que les retards constituent un abus de procédure.

[17] Toutefois, je constate que le demandeur a demandé à être autorisé à en appeler de la question de l’abus de procédure et que sa requête a été rejetée. Par conséquent, il ne peut maintenant pas soulever le même argument dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. La pratique établie au sein de la Cour (ainsi que de la Cour d’appel fédérale (la CAF) et la Cour suprême du Canada) consiste à ne pas assortir de motifs ses décisions portant sur des requêtes en autorisation (Raincoast Conservation Foundation c Canada (Procureur général), 2019 CAF 224). Étant donné qu’aucun motif n’a été fourni pour justifier le rejet de la requête en autorisation du demandeur, il est quelque peu difficile de cerner avec précision l’élément sur lequel repose ce rejet. Je suis cependant d’avis que tous les arguments avancés, y compris l’allégation selon laquelle les retards constituent un abus de procédure, sont à l’origine du rejet de cette requête. Il est clair que la Cour était saisie de la décision même et qu’elle a rejeté la requête en autorisation du demandeur, et que la Cour ne devrait maintenant pas réexaminer cette décision.

[18] Comme argument subsidiaire, le demandeur affirme que la décision de la SI – selon laquelle elle n’avait pas compétence pour décider si les retards dans la procédure constituaient un abus de procédure – était une erreur. La SI s’est appuyée sur les affaires Ismaili c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 427 [Ismaili] et Torre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 591 [Torre], mais, d’après le demandeur, cette jurisprudence ne correspond plus à l’état actuel du droit à la lumière des affaires Canada (Sécurité publique et Protection Civile) c Najafi, 2019 CF 594 [Najafi] et Brown c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CAF 130 [Brown].

[19] Dans l’affaire Najafi, la juge en chef adjointe Gagné a conclu que la SI avait des pouvoirs très limités pour ce qui est de suspendre l’instance en raison du délai considérable de 13 ans qui s’est écoulé entre la date de rédaction du rapport au titre de l’article 44 et la date à laquelle il a été transmis à la SI. La juge en chef adjointe a également fait remarquer que la suspension de l’instance n’était pas incompatible avec les décisions rendues dans les affaires Torre et Ismaili. Dans l’affaire Brown, la CAF a établi que, dans le contexte des conditions de détention avant le renvoi d’un demandeur interdit de territoire et d’une contestation constitutionnelle de sa détention aux fins de l’immigration, la SI a l’obligation d’exercer le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré conformément à la Charte.

[20] Je ne vois pas en quoi ces deux affaires établissent que la SI avait compétence pour trancher la question de l’abus de procédure. Non seulement les décisions dans les affaires Najafi et Brown ont‐elles été rendues après que la SI a rendu sa décision en ce qui a trait à sa compétence pour trancher la question dont elle était saisie, mais le demandeur a également interprété de manière très sélective l’état du droit en s’appuyant sur ces affaires. C’est donc en fonction de cette interprétation sélective que le demandeur a invoqué ces affaires pour étayer son argument selon lequel la SI a commis une erreur en concluant qu’elle n’avait pas compétence pour statuer sur cette question. D’après le demandeur, les décisions rendues dans les affaires Najafi et Brown infirment la décision rendue dans l’affaire Torre et rendent la décision de la SI déraisonnable, même si, au paragraphe 40 de la décision Najafi, la juge en chef adjointe mentionne spécifiquement que l’affaire Torre reflète toujours l’état actuel du droit. Dans l’affaire Najafi, le demandeur d’asile est arrivé au Canada en 1992 et a obtenu le statut de personne protégée. Il a présenté une demande de résidence permanente en 1994, mais aucune décision n’a été rendue à l’égard de cette demande en raison de préoccupations quant à une possible interdiction de territoire au Canada. Il a demandé à la Cour une ordonnance de mandamus en 2002, mais sa demande a été rejetée, et, en 2016, l’ASFC a demandé une enquête à la SI. Dans l’affaire Najafi, il était question d’un délai considérable au cours duquel aucune mesure n’a été prise et aucun des gestes posés par le demandeur d’asile n’a contribué de quelque façon que ce soit à prolonger le retard, ce qui n’est pas le cas dans la présente affaire. En effet, en l’espèce, le demandeur et le défendeur ont pris de nombreuses mesures entre la date du retrait de la demande de mandamus du demandeur et la date de l’enquête. En outre, au paragraphe 17 de la décision Najafi, la Cour fait remarquer que le délai écoulé était de plus de 20 ans. Comme il a été mentionné, dans l’affaire Najafi, la Cour a précisé que l’affaire Torre reflète toujours l’état actuel du droit, mais que la SI a des pouvoirs limités, surtout lorsqu’il y a un délai considérable entre la décision prise par le ministre de préparer un rapport en vertu de l’article 44 de la LIPR et la décision de la SI suivant son enquête.

[21] Je suis d’avis que les circonstances des affaires précitées sont suffisamment différentes de celles de la présente affaire, puisque, en l’espèce, l’ASFC a accepté de retirer le rapport établi en vertu de l’article 44 en 2004 pour permettre au demandeur de présenter une demande de dispense ministérielle, ce qu’il a fait. Une décision a ensuite été rendue à l’égard de cette demande en 2007, puis la SI a commencé son enquête en 2015. L’affaire Najafi démontre que l’affaire Torre reflète toujours l’état actuel du droit et que la SI pourrait avoir un pouvoir discrétionnaire limité pour ce qui est de suspendre l’instance, et non pas, comme le soutient le demandeur, qu’elle doit exercer un tel pouvoir dans cette affaire. L’affaire Brown se distingue également puisque le demandeur y contestait la constitutionnalité d’un régime de détention aux fins de l’immigration en invoquant la Charte, et je ne suis pas convaincue que le demandeur en l’espèce peut invoquer cette affaire pour étayer ses arguments.

C. La SI a‐t‐elle commis une erreur en ne tenant pas compte du préjudice et de l’iniquité causés par le retard?

[22] Le demandeur soutient que la SI a rejeté de manière déraisonnable ses arguments au sujet du préjudice et de l’iniquité causés par le long retard. La SI a conclu que le demandeur avait déjà fait valoir cet argument ailleurs, et qu’il serait redondant de l’examiner de nouveau. Le demandeur affirme que cette décision antérieure (de la SI) reposait seulement sur la compétence de la SI et que cet argument n’avait donc pas été examiné auparavant. Le demandeur soutient ensuite que la SI a commis une erreur en procédant simplement à une analyse superficielle du préjudice causé et en concluant que la preuve était insuffisante, alors que, en réalité, il avait fait l’objet d’un diagnostic clinique, il prenait cinq médicaments différents pour traiter son trouble et il suivait une psychothérapie.

[23] Le demandeur fait valoir que le commissaire de la SI lui a reproché de ne pas avoir présenté des éléments de preuve ou des témoignages pour appuyer ses affirmations, mais, selon lui, c’est précisément ce qu’il a été empêché de faire. Le demandeur soutient qu’en tirant cette conclusion, le commissaire de la SI a fait abstraction de manière déraisonnable du rapport de son psychiatre, qui avait établi des liens entre sa situation et le stress très important qu’il ressentait et ses autres troubles psychologiques. En résumé, le demandeur affirme que le retard dans la procédure lui a causé un préjudice et que le commissaire de la SI a rejeté de manière déraisonnable ses arguments à cet égard.

[24] Comme j’ai déjà conclu que la SI n’avait pas compétence, il ne s’agit pas d’un point litigieux, ou il s’agit tout au plus d’une contestation incidente de la part du demandeur.

[25] Quoi qu’il en soit, le demandeur fait valoir que si la SI avait compétence pour entendre ses arguments à cet égard, ce qui était le cas, elle aurait constaté l’existence d’un préjudice. Il prétend donc que la conclusion de la SI selon laquelle le retard ne lui a pas causé de préjudice était déraisonnable. Le demandeur soutient que le retard a eu sur lui plusieurs conséquences négatives. Par exemple, on lui a diagnostiqué une déficience cognitive et il a dû prendre des médicaments, et la SI lui a reproché de ne pas avoir présenté de témoins (ce qu’il n’a pas pu faire en raison du retard). Le demandeur affirme donc qu’en concluant que le retard ne lui avait causé aucun préjudice, la SI n’a pas tenu compte d’un élément de preuve clé provenant d’un médecin. Dans ses motifs, le commissaire de la SI fait observer qu’il a examiné la note du médecin en question. Je ferai preuve de retenue à l’égard du poids que le commissaire de la SI a accordé à cet élément de preuve, car il est clair que le commissaire a pris cet élément de preuve en considération, qu’il l’a apprécié et qu’il a conclu qu’il n’était pas suffisant. Toutefois, je tiens compte de l’argument du demandeur selon lequel le commissaire de la SI a conclu qu’aucun diagnostic clinique n’avait été posé, étant donné qu’un tel diagnostic semble en fait avoir été posé. Par contre, dans ses motifs, le commissaire de la SI ne s’appuie pas entièrement sur cet élément pour tirer sa conclusion. Il fait remarquer que l’observation du demandeur relative au préjudice subi est « hypothétique, [compte tenu de l’absence de diagnostic clinique] », et que les éléments de preuve ne permettent pas de conclure que l’état mental du demandeur est si déficient qu’il serait incapable de témoigner à l’audience. Par conséquent, il semble que, même s’il se peut que le commissaire de la SI n’ait pas traité correctement la note du psychiatre, ce facteur n’est pas déterminant et ne rend pas la décision déraisonnable.

[26] En somme, je conclus que la décision – qui est longue et détaillée et qui traite des questions importantes – est raisonnable. Le commissaire de la SI a traité de façon raisonnable les éléments de preuve dont il disposait et a procédé à une analyse logique qui était justifiée au regard des faits et du droit.

[27] Les parties n’ont pas présenté de question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‐1170‐21

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Manon Pouliot


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‐1170‐21

 

INTITULÉ :

RANJIT SINGH KHALSA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 septembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

Le 28 octobre 2021

 

COMPARUTIONS :

Erica Olmstead

 

Pour le demandeur

 

Helen Park

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edelmann & Company

Vancouver (Colombie‐Britannique)

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Pour le défendeur

Vancouver (Colombie‐Britannique)

 

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