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Date : 20211103


Dossier : IMM-1797-21

Référence : 2021 CF 1178

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

JULEKHABIBI MUSA PATEL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Julekhabibi Musa Patel, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal d’immigration (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] La demanderesse soutient que la décision de l’agent de rejeter sa demande était déraisonnable au motif que l’agent n’a pas évalué adéquatement l’intérêt supérieur de ses petits-enfants et les difficultés auxquelles elle serait confrontée si elle retournait en Inde.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Faits

A. Demanderesse

[4] La demanderesse, une citoyenne indienne de 73 ans, est veuve et mère de trois fils, dont deux vivent au Canada. Son fils aîné est un citoyen canadien qui vit en Colombie-Britannique avec sa femme et ses deux jeunes enfants. La demanderesse a également trois frères et trois sœurs qui habitent au Canada ainsi qu’un frère qui habite en Inde.

[5] La demanderesse affirme avoir toujours été femme au foyer, ne jamais avoir eu d’emploi et être peu instruite.

[6] D’octobre 2015 à octobre 2017, puis de janvier 2019 à aujourd’hui, la demanderesse a habité avec son fils aîné au Canada. Elle détient un visa de visiteur valide jusqu’en 2027.

[7] Le 4 décembre 2020, elle a présenté une demande de résidence permanente au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[8] Dans une lettre datée du 12 mars 2021, l’agent a rejeté la demande de la demanderesse, puisque les motifs d’ordre humanitaire pour accorder une dispense étaient insuffisants.

[9] L’agent a tenu compte de l’établissement de la demanderesse au Canada, de l’intérêt supérieur des petits-enfants de la demanderesse et des conditions défavorables en Inde. Il a conclu que la demanderesse avait démontré un degré d’établissement peu élevé au Canada, outre ses relations familiales, que sa séparation de ses petits-enfants ne compromettrait pas leur intérêt supérieur et que la demanderesse n’avait pas démontré qu’elle souffrirait personnellement des conditions défavorables en Inde. L’agent a conclu que les considérations d’ordre humanitaire ne justifiaient pas une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

III. Question en litige et norme de contrôle

[10] La seule question en litige est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[11] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 764, au para 12; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], aux para 16-17).

[12] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12-13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont le décideur était saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[13] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer que la décision comporte une déficience suffisamment capitale ou importante (Vavilov, au para 100). La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui-ci (Vavilov, au para 125).

IV. Analyse

[14] En vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR, le ministre peut octroyer le statut de résident permanent à l’étranger qui ne se conforme pas à la LIPR s’il estime que les circonstances sont justifiées par des considérations d’ordre humanitaire, y compris l’intérêt supérieur de l’enfant.

[15] Une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est une mesure discrétionnaire. Ce qui justifie une dispense dépend des faits et du contexte du dossier. Selon la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy), les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout[e] [personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (au para 13, citant Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1970), 4 A.I.A. 351 (Comm. d’appel de l’immigration), à la p 364).

[16] Ainsi, le décideur doit « véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, au para 25, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux para 74-75), et « [i]l peut y avoir des motifs dictés par l’humanité ou la compassion pour laisser entrer des gens qui, règle générale, seraient inadmissibles » (Kanthasamy, aux para 12-13). Le demandeur a le fardeau d’établir que l’exemption est justifiée (Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au para 45).

A. Intérêt supérieur des enfants

[17] Dans son analyse des observations concernant l’intérêt supérieur des petits-enfants de la demanderesse, l’agent a reconnu que toute séparation de la famille a une certaine incidence sur les enfants touchés. Il a cependant jugé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que la séparation de la demanderesse de sa famille compromettrait l’intérêt supérieur de ses petits-enfants et que la demanderesse avait présenté peu d’éléments de preuve démontrant sa relation avec ses petits-enfants.

[18] L’agent a également conclu que la demanderesse n’avait pas établi qu’elle ne pourrait pas continuer à faire partie de la vie de sa famille au Canada grâce aux moyens de communication modernes et aux voyages. Il a ajouté que la demanderesse détient un visa pour entrées multiples valide jusqu’en 2027.

[19] La demanderesse soutient que l’analyse faite par l’agent de l’intérêt supérieur des enfants était lacunaire et simpliste, puisque celui-ci n’a pas pris pleinement en compte le rôle qu’elle joue dans la vie de ses petits-enfants.

[20] La demanderesse habite actuellement avec son fils, sa belle-fille et ses deux jeunes petits-enfants au Canada. Alors qu’elle vit avec la famille de son fils, la demanderesse aide à prendre soin de ses petits-enfants. Elle fait valoir que sa présence dans la maison enrichit grandement la vie de ses petits-enfants. Dans un affidavit déposé en preuve, la demanderesse déclare ce qui suit :

[traduction]

J’ai noué une relation extrêmement forte non seulement avec mes enfants, mais encore plus avec mes petits-enfants. Ils adorent ma présence, tout comme moi, la leur.

[21] La demanderesse soutient que sa relation repose sur une présence physique et que ce n’est pas une simple question de communication. La demanderesse fait valoir qu’au paragraphe 24 de la décision Akyol c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1252, la Cour affirme que l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants n’exige pas qu’il soit établi qu’un enfant se heurterait à de graves difficultés. La question n’est pas non plus de savoir s’il pourrait s’adapter à d’autres circonstances. Il s’agit plutôt de savoir « en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant? »

[22] Le défendeur invoque la décision Garcia Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 300 (Garcia Garcia) rendue par la Cour pour soutenir que l’agent a eu raison de conclure que l’intérêt supérieur des petits‑enfants ne justifiait pas la prise d’une mesure exceptionnelle.

[23] Dans la décision Garcia Garcia, l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants concernait également l’intérêt supérieur des petits-enfants des demandeurs. Au paragraphe 59, mon collègue le juge Pamel écrit ce qui suit :

L’arrêt Kanthasamy décrit plusieurs facteurs qui devraient être pris en compte dans l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants. Toutefois, il est important de garder à l’esprit qu’en l’espèce, les enfants ne risquent pas d’être retirés du seul environnement qu’ils ont connu. Ce ne sont pas leurs parents qui demandent à demeurer au Canada, mais plutôt leurs grands‑parents. Cela ne signifie pas que le lien que les enfants entretiennent avec les demandeurs et leur dépendance vis‑à‑vis d’eux ne doivent pas être pris en considération, mais plutôt que les facteurs qui sous‑tendent cette analyse sont différents de ceux que l’on retrouve dans les cas où les enfants eux‑mêmes risquent d’être retirés de leur environnement.

[24] Le défendeur soutient que le raisonnement de la Cour dans la décision Garcia Garcia établit une distinction d’avec le critère relatif à l’intérêt supérieur des enfants énoncé dans la décision Akyol, où la Cour a conclu qu’il ne convient pas d’introduire un critère des difficultés dans l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants. De plus, selon le défendeur, contrairement à la présente affaire, les enfants dans l’affaire Akyol s’exposaient à un risque en quittant le Canada et en se retrouvant dans un environnement étranger, et les demandeurs avaient fourni de l’information sur les conséquences précises qu’aurait un déménagement sur les enfants (Akyol, aux para 7-11; 14-21).

[25] Je conviens avec le défendeur qu’en l’espèce, comme dans l’affaire Garcia Garcia, les enfants touchés ne risquent pas de déménager et, bien qu’ils puissent trouver difficile la séparation de leur grand-mère, il était raisonnable pour l’agent de conclure qu’en l’espèce, la séparation de la famille n’était pas un motif nécessairement suffisant pour justifier l’exercice du pouvoir discrétionnaire (Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 202, au para 12). Je conclus que l’agent a apprécié tous les facteurs et les éléments de preuve présentés et a tiré une conclusion raisonnable compte tenu de l’intérêt supérieur des petits-enfants de la demanderesse.

B. Difficultés et conditions défavorables en Inde

[26] La demanderesse soutient que l’agent n’a pas tenu compte des conditions défavorables en Inde auxquelles elle serait confrontée en tant que veuve âgée ayant peu d’éducation, notamment de mauvais soins de santé, des soins en établissement pour les aînés très limités et une détérioration des libertés religieuses.

[27] Dans les motifs de sa décision, l’agent a examiné les documents présentés par la demanderesse portant sur les limites imposées aux libertés religieuses en Inde et a conclu qu’elle n’avait pas démontré la manière dont elle serait personnellement touchée par les conditions défavorables. De plus, l’agent a jugé insuffisants les éléments de preuve qu’elle avait présentés pour démontrer qu’elle a de graves problèmes de santé qui lui causeraient des difficultés si elle devait retourner en Inde et a conclu qu’elle n’avait pas démontré qu’elle serait vulnérable sur le plan financier en Inde. L’agent a également fait remarquer que la demanderesse avait vécu la plus grande partie de sa vie en Inde et qu’elle n’avait pas présenté d’éléments de preuve pour démontrer qu’elle avait connu des difficultés lorsqu’elle était retournée en Inde entre octobre 2017 et janvier 2019.

[28] Bien que je reconnaisse que la demanderesse est une veuve âgée ayant peu d’éducation, je conclus qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que les éléments de preuve étaient insuffisants pour établir que la demanderesse souffrirait personnellement des conditions défavorables en Inde, notamment en raison du manque de tolérance religieuse et des mauvais soins de santé en Inde. Je conclus également qu’il était raisonnable pour l’agent de juger que la documentation de la demanderesse se rapportant à ses ressources financières n’avait pas permis de démontrer sa vulnérabilité financière et que la demanderesse n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve démontrant de graves problèmes de santé qui lui causeraient des difficultés si elle devait retourner en Inde.

[29] La demanderesse soutient également qu’elle serait confrontée à des difficultés excessives si elle était séparée de sa famille au Canada. Dans son analyse des répercussions de la séparation de la famille, l’agent déclare ce qui suit :

[traduction]

Cependant, je constate que la séparation de la famille est une réalité inévitable lorsqu’un membre de la famille prend la décision de s’établir à l’étranger. Dans la présente affaire, les enfants de la demanderesse ont pris la décision de quitter l’Inde pour venir au Canada.

[30] La demanderesse fait valoir que la déclaration de l’agent est indûment sévère et qu’elle ne cadre pas avec l’objet de réunification des familles énoncé à l’alinéa 3(1)d) de la LIPR.

[31] En examinant la décision, je remarque que l’agent a tenu compte de l’importance de la réunification des familles ainsi que du fait que la séparation de la famille peut entraîner une certaine détresse, mais qu’il a finalement jugé insuffisants les éléments de preuve démontrant que le retour de la demanderesse en Inde lui causerait des difficultés excessives :

[traduction]

Bien que toute séparation entraîne inévitablement une certaine détresse, je conclus que la demanderesse n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’elle dépend grandement de ses enfants et qu’elle et sa famille seraient confrontées à des difficultés importantes si elle en était séparée et qu’elle retournait en Inde.

[32] Je suis donc d’avis qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que le fait d’avoir des liens familiaux au Canada ne suffit pas en soi pour justifier la prise de mesures spéciales prévues au paragraphe 25(1) de la LIPR. Je souligne également que la demanderesse détient un visa de visiteur pour entrées multiples valide jusqu’en 2027 et que l’agent a eu raison de conclure qu’il n’y a pas lieu de croire que la demanderesse ne serait pas en mesure de voyager pour visiter sa famille au Canada à l’avenir.

V. Conclusion

[33] Je conclus que l’agent a apprécié tous les faits et facteurs pertinents portés à sa connaissance et qu’il a tiré une conclusion raisonnable. En conséquence, je rejette la demande de contrôle judiciaire.

[34] Les parties n’ont soulevé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1797-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1797-21

 

INTITULÉ :

JULEKHABIBI MUSA PATEL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 SEPTEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 NOVEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Malvin J. Harding

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Ezra Park

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Malvin J Harding Law

Avocats

Surrey (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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