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FCHdrF Date : 20211103

Dossier : IMM‑4806‑20

Référence : 2021 CF 1177

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 3 novembre 2021

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

OMER KHAN

SUMMIYA X

(ALIAS SUMMIYA BAKHSH)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision rendue par la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié confirmant la décision de la Section de protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle les demandeurs, Omer Khan et son épouse Summiya Bakhsh, n’ont pas qualité de réfugié ni qualité de personne à protéger au sens des articles 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La crédibilité était la question déterminante. Plus précisément, la SAR (et la SPR) ont conclu qu’à leur entrée au Canada, les demandeurs avaient désigné des « criminels inconnus » en tant qu’agents de persécution lors de leurs entrevues au point d’entrée (PDE), mais que l’exposé circonstancié de leur formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA) et les éléments de preuve qu’ils ont produits mentionnaient que les agents de persécution étaient des membres de leurs propres familles élargies.

[2] Les demandeurs font valoir que la conclusion tirée par la SAR quant à la crédibilité est déraisonnable. Ils soutiennent que la SAR s’est fondée sur une contradiction perçue dans les notes prises lors des entrevues au PDE comme seul motif pour rejeter leur demande d’asile. Ils prétendent que les craintes qu’ils ont décrites dans leurs entrevues au PDE ne contredisent pas le reste de leurs éléments de preuve —mais plutôt que les notes prises lors des entrevues au PDE sont moins détaillées. Ils affirment que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle en se fondant exclusivement sur les notes prises lors des entrevues au PDE pour rejeter leur demande d’asile et en omettant d’examiner dûment leurs explications au sujet des déclarations qu’ils ont faites aux agents des services frontaliers lors des entrevues au PDE.

[3] De plus, les demandeurs affirment que la SAR a fourni des motifs inintelligibles pour rejeter leur argument selon lequel la SPR s’était fondée excessivement sur les notes prises lors des entrevues au PDE et avait omis de prendre en compte les éléments de preuve corroborant le risque auquel ils sont exposés. La SAR s’est livrée à un raisonnement circulaire pour conclure que ces éléments de preuve étayaient la conclusion défavorable quant à la crédibilité en démontrant qu’il y avait contradiction entre les déclarations faites lors des entrevues au PDE et les éléments de preuve qui ont été présentés à la SPR.

[4] Pour les motifs qui suivent, les demandeurs ont établi que la décision de la SAR est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Norme de contrôle

[5] Le caractère raisonnable de la décision de la SAR est apprécié suivant les orientations fournies dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est rigoureux et repose sur le principe de la retenue : Vavilov aux para 12‑13, 75 et 85. La cour de révision doit déterminer si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.

III. Contexte

[6] Les demandeurs sont des citoyens du Pakistan qui résidaient en Arabie saoudite à la faveur du visa de travail de M. Khan. Lorsque l’emploi de M. Khan a pris fin, et que celui‑ci n’a pas pu trouver un autre travail, les demandeurs ont craint d’être renvoyés au Pakistan. Ils ont obtenu des visas pour entrer au Canada, et ont demandé l’asile.

[7] Les demandeurs ont été interviewés en deux occasions par des agents de l’Agence des services frontaliers du Canada : la première, le soir de leur arrivée au Canada et la seconde, trois jours plus tard. Après la seconde entrevue, la demande d’asile des demandeurs a été transmise à la SPR pour qu’elle rende une décision.

[8] Dans l’exposé circonstancié de leur formulaire FDA et leur témoignage devant la SPR, les demandeurs ont allégué que M. Khan s’était trouvé mêlé à un conflit familial au sujet d’un terrain mettant en cause une faction puissante de sa famille élargie. M. Khan a allégué qu’il avait entendu parler du conflit pour la première fois lors d’une visite au Pakistan en octobre 2015. Il avait encouragé des membres de sa famille à rapporter un meurtre à la police et, par ce geste, estime‑t‑il, il était devenu une cible. Lorsqu’il est retourné au Pakistan en décembre 2015, deux inconnus l’ont abordé à un mariage, se sont présentés comme étant des cousins de Mme Bakhsh et lui ont posé des questions personnelles. Plus tard dans la soirée, il a été suivi en voiture et il prétend que des coups de feu ont été tirés et ont atteint le véhicule. M. Khan n’est pas retourné au Pakistan depuis l’incident. De plus, Mme Bakhsh a mentionné un conflit de longue date entre son père et un oncle qui désapprouve les mariages contractés par les membres de sa famille. Mme Bakhsh a refusé d’épouser l’homme que son oncle avait choisi pour elle, et elle craint son oncle ainsi que l’homme qu’elle a refusé d’épouser si elle devait retourner au Pakistan.

[9] La SPR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs, après avoir conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles parce qu’ils avaient fait mention d’agents de persécution différents lors de leurs entrevues au PDE et qu’ils avaient omis de fournir une explication raisonnable à cet égard. Les demandeurs ont interjeté appel devant la SAR en soutenant que la SPR avait commis une erreur en tirant des conclusions défavorables quant à la crédibilité qui reposaient uniquement sur des omissions et des contradictions dans les notes prises lors des entrevues au PDE, au lieu de l’ensemble des éléments de preuve.

[10] La SAR a rejeté l’appel, après avoir conclu que les demandeurs « [avaient] essentiellement modifié l’identité de leur agent de persécution au cours du processus de leur demande d’asile ». Elle a conclu que : i) les demandeurs avaient affirmé dans leurs entrevues au PDE qu’un groupe de criminels inconnus était à leur recherche; ii) « à trois occasions différentes » au cours des entrevues au PDE, M. Khan ou Mme Bakhsh ont fait allusion à des criminels inconnus et n’ont pas mentionné que le conflit opposait des membres de la famille de M. Khan ou qu’ils craignaient d’être victimes de persécution de la part de l’oncle de Mme Bakhsh et de l’homme que celle‑ci avait refusé d’épouser; iii) les contradictions entre les déclarations faites lors des entrevues au PDE et le reste des éléments de preuve des demandeurs étaient « majeures et importantes » et elles se rapportaient au fondement de la demande d’asile. La SAR a rejeté les explications fournies par les demandeurs selon lesquelles ils étaient fatigués et stressés, ils avaient attendu longtemps, ils n’avaient pas d’interprète et Mme Bakhsh était enceinte de huit mois au moment des entrevues au PDE.

[11] Les demandeurs ont aussi contesté d’autres conclusions tirées par la SPR (quant à leurs intentions en venant au Canada et au nombre de fois où le demandeur avait été pris pour cible au Pakistan), mais la SAR ne les a pas examinées, car elle a estimé que les contradictions relevées précédemment étaient suffisantes pour justifier le rejet de l’appel.

IV. Analyse

[12] Les demandeurs soutiennent que l’analyse de la SAR est déraisonnable parce que la SAR s’est fondée excessivement sur les notes prises lors des entrevues au PDE pour apprécier leurs demandes d’asile et qu’elle a contesté leur crédibilité uniquement parce que les notes prises lors des entrevues au PDE n’étaient pas détaillées : Cetinkaya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 8 au para 51 [Cetinkaya]. Bien que les conclusions de la SAR quant à la crédibilité commandent la retenue, elles n’échappent pas au contrôle judiciaire et elles doivent s’accorder avec les orientations données dans la jurisprudence : Guven c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 38 au para 31 [Guven]. Les demandeurs invoquent le principe selon lequel les décideurs ne devraient pas s’appuyer uniquement sur les notes prises au PDE pour tirer des conclusions quant à la crédibilité : Guven, aux para 39‑42.

[13] Les demandeurs affirment que la nature des entrevues au PDE représente une considération importante parce que : i) les entrevues au PDE ne font pas partie de la demande d’asile en soi; ii) l’appréciation au PDE vise à établir si les personnes qui entrent au pays sont admissibles à présenter une demande d’asile; iii) les entrevues au PDE visent à apprécier les préoccupations liées à l’interdiction de territoire ou à la détention; iv) les demandeurs n’ont pas signé les notes prises lors des entrevues, et M. Khan a affirmé qu’on ne lui avait pas lu les notes dans leur ensemble. Les demandeurs prétendent qu’il était déraisonnable que la SAR rejette leur demande d’asile au motif que M. Khan n’avait pas mentionné pendant les brèves entrevues au PDE que les auteurs des actes de violence étaient des parents très éloignés (les descendants du frère de son arrière‑grand‑père). Ils affirment qu’ils ont décrit l’essentiel de leur demande d’asile en expliquant que la famille de M. Khan était partie à un conflit au Pakistan et que ce dernier avait été pris pour cible pour cette raison. Ils soutiennent que la SAR n’a pas examiné des aspects importants des explications qu’ils ont données au cours de l’audience devant la SPR quant à des déclarations qu’ils avaient faites au PDE. De plus, ils affirment que la décision de la SAR n’est pas intelligible parce qu’au lieu d’apprécier la question de savoir si les éléments de preuve de persécution pouvaient étayer une demande d’asile, la SAR s’est livrée à un raisonnement circulaire pour conclure que ces éléments de preuve étayaient la conclusion défavorable quant à la crédibilité en démontrant qu’il y avait contradiction entre ces éléments de preuve et les déclarations faites lors des entrevues au PDE.

[14] Le défendeur soutient que les motifs de la SAR doivent être pris dans leur contexte. La SAR s’est concentrée sur les notes prises lors des entrevues au PDE en réponse aux arguments présentés par les demandeurs dans leur mémoire d’appel. Il ressort du dossier que la SPR avait d’autres préoccupations quant à la crédibilité des demandeurs, et quant au fondement allégué de leur crainte de persécution. En rejetant l’appel, la SAR rejetait l’argument avancé par les demandeurs voulant que les notes prises lors des entrevues au PDE ne soient pas entièrement fiables parce qu’elles contenaient clairement des erreurs factuelles, et qu’ils avaient fourni des précisions aux agents des services frontaliers qui n’avaient pas été consignés dans les notes. La SAR a conclu que les notes étaient fiables en général et elle leur a accordé un poids important. Elle a fait remarquer que « lorsque les deux [demandeurs] mentionnent le même fait de multiples fois à des dates différentes, je ne peux conclure qu’il s’agit simplement d’une erreur de la part des agents des services frontaliers ». Il s’agissait du fait que des criminels inconnus étaient à leur recherche.

[15] Le défendeur estime que la SAR s’est fondée de façon raisonnable sur une contradiction importante (soit que l’identité des agents de persécution avait complètement changé), et non pas sur la simple omission de détails et que, par conséquent, l’affaire Cetinkaya est différente de la présente espèce. De plus, les demandeurs ne nient pas les déclarations qu’ils ont faites lors des entrevues au PDE, mais ils cherchent plutôt à les expliquer en soulignant qu’ils étaient fatigués et qu’ils n’avaient pas d’interprète, et il était loisible à la SAR de rejeter leurs explications. Le défendeur prétend que les conclusions tirées par la SAR quant à la crédibilité commandent une grande retenue, et qu’il n’entre pas dans le rôle d’une cour de révision de soupeser ou d’apprécier à nouveau la preuve.

[16] Je conviens avec les demandeurs que la SAR a commis une erreur en contestant leur crédibilité pour le seul motif qu’ils ont modifié l’identité de leurs agents de persécution au cours du processus de leur demande d’asile. Bien que le défendeur n’ait pas tort d’affirmer que les motifs de la SAR doivent être lus dans leur contexte (Vavilov, aux para 91 et 94), la SAR n’a pas examiné les questions se rapportant aux autres conclusions tirées par la SPR quant à la crédibilité parce qu’elle a conclu qu’elles n’étaient pas déterminantes. La SAR ne s’est pas fondée sur d’autres questions concernant la crédibilité des demandeurs ni d’autres se rapportant au fondement de l’allégation de crainte de persécution. Par conséquent, la décision de la SAR sera raisonnable si le fait que la SAR se soit fondée sur des déclarations faites lors des entrevues au PDE justifie raisonnablement la conclusion selon laquelle les demandeurs ne sont pas crédibles parce qu’ils ont modifié l’identité de leurs agents de persécution au cours du processus de leur demande d’asile.

[17] L’affirmation de la SAR selon laquelle « [les demandeurs] font allusion à des criminels inconnus à trois occasions différentes et ils ne mentionnent pas que le conflit oppose des membres de leur famille » est erronée quant aux faits. Lors de ses deux entrevues au PDE, M. Khan a bel et bien mentionné un conflit au sein de sa famille.

[18] Les notes prises au PDE lors de la première entrevue de M. Khan font état du dialogue suivant :

[traduction]

Q : Qui ou que craignez‑vous au Pakistan?

R : En fait, les membres de notre famille qui résidaient dans notre ville natale [Dadu], au Pakistan. Certains groupes de gens, des criminels et des membres puissants se sont querellés avec les membres de notre famille et ont tué un de nos membres.

Q : Qui sont les membres de la famille?

R : Le fils du cousin de mon père. Ils prennent pour cible leur famille. Lorsque je suis allé au Pakistan en 2015. C’était mon deuxième voyage au Pakistan au début de 2015. Ils ont commencé à me prendre pour cible.

[…]

Q : Qu’est‑ce qui s’est passé après cette première attaque?

R : Je suis retourné au Pakistan pour le mariage d’un ami, et ils m’ont encore pris pour cible. Ils ont essayé de me tuer en me tirant dessus. J’étais dans une voiture.

[…]

Q : Pour quelle raison en particulier vous prennent‑ils pour cible?

R : Je ne sais pas.

Q : Ils ne disent pas pourquoi? Ils se contentent de vous attaquer?

R : Je pense qu’ils veulent seulement m’inclure dans quelque chose.

Q : Vous inclure dans quoi?

R : Leurs conflits.

Q : Quels conflits ?

R : Leur conflit qui remonte à 2015.

Q : Le conflit entre les membres de la famille?

R : Oui.

[19] Les notes prises au PDE lors de la seconde entrevue de M. Khan font état du dialogue suivant :

[traduction]

Q : Qui ou que craignez‑vous au Pakistan?

R : Il y a un groupe de criminels inconnus qui a essayé de me tuer quand j’étais au Pakistan.

Q : Pourquoi avez‑vous peur de ces gens?

R : Ils ont essayé de me tuer en 2014 dans ma ville natale, il y avait un conflit entre ma famille et ces gens. Ils ont tué un membre de ma famille. Le fils du cousin de mon père.

Q : Savez‑vous pourquoi ils sont en conflit avec votre famille?

R : Parce que j’ai passé une bonne partie de ma vie en Arabie saoudite, c’était mon deuxième voyage au Pakistan, et ils m’ont pris pour cible parce que ma famille est en conflit avec ce groupe. J’ai quitté Dadu pour aller à Hyderabad et ils m’ont suivi là. Je me suis caché de ces gens et je suis retourné en Arabie saoudite.

[20] Lors de l’audience devant la SPR, M. Khan a été invité à expliquer pourquoi il avait décrit les auteurs des actes allégués comme des groupes de gens, des criminels et des membres puissants. Il a affirmé qu’il avait de la difficulté à trouver l’équivalent en anglais du mot « wardera » en ourdou. L’interprète qui était présent à l’audience a aussi eu de la difficulté à trouver un équivalent en anglais pour « wardera » et avait expliqué que le terme se traduit librement par les personnes qui contrôlent les terres.

[21] Les notes prises au PDE pendant l’entrevue de Mme Bakhsh renferment le dialogue qui suit :

[traduction]

Q : Qui ou que craignez‑vous au Pakistan?

R : Il y a un groupe de criminels inconnus, qui a essayé de tuer mon époux lorsqu’il était au Pakistan. Je dépends de lui, et j’ai peur aussi.

Q : Pourquoi a‑t‑il peur de ces gens?

R : Ils ont essayé de le tuer, en 2014 dans sa ville natale, il y avait un conflit entre sa famille et ces gens. Ils ont tué un membre de sa famille.

[22] M. Khan et Mme Bakhsh ont renvoyé à des « criminels inconnus » ou à un « groupe de criminels inconnus » qui ont tiré des projectiles en direction de M. Khan après un mariage en 2015. Lors de l’audience devant la SPR, M. Khan n’était toujours pas en mesure d’identifier les hommes qui avaient tiré en sa direction après le mariage. Lorsque le commissaire de la SPR lui a demandé s’il connaissait les noms des tireurs ou leur lieu de résidence, M. Khan a répondu par la négative.

[23] Lors de l’audience devant la SPR, Mme Bakhsh a été invitée à expliquer pourquoi elle n’avait pas mentionné sa crainte d’être persécutée par son oncle et par l’homme que celui‑ci lui avait choisi pour époux, et elle a fourni les explications qui suivent :

[traduction]

J’ai d’abord mentionné au sujet de mon époux qu’il y a une crainte du côté de mon époux et qu’il y a une menace du mien aussi. Ils ne m’ont pas posé de questions au sujet de mon côté, ils m’ont demandé encore quelle était la menace pour mon époux.

[…]

Donc, comme j’avais compris la question, ils m’ont demandé de dire de qui j’avais peur, et j’ai d’abord dit que j’avais une crainte du côté de mon époux et que j’avais aussi une crainte pour moi, mais ils ne m’ont pas laissé finir, et ils sont passés à la question suivante.

[24] La SAR a affirmé que « [Mme Bakhsh] a déclaré à son audience que les agents des services frontaliers l’avaient plutôt invitée à parler des allégations à l’égard de son époux, mais il est évident, d’après les questions et les réponses consignées dans les notes prises au point d’entrée, qu’elle a[vait] eu amplement l’occasion de mentionner qu’elle crai[gnait] [son oncle et l’homme que celui‑ci lui avait choisi pour époux] ». Les demandeurs soutiennent que l’affirmation de la SAR selon laquelle Mme Bakhsh a eu « amplement l’occasion » ne ressort pas clairement des questions et des réponses figurant dans les notes prises au PDE, qui sont très brèves et ne sont pas textuelles, et que la SAR n’examine pas comme il se doit l’explication donnée par Mme Bakhsh selon laquelle elle avait essayé de donner des précisions, mais que cela n’avait pas été consigné. C’est aussi mon avis. Une question de fond au sujet de l’objet de sa crainte a été posée à Mme Bakhsh à chaque entrevue, et j’estime que les motifs donnés par la SAR ne tiennent pas suffisamment compte des explications fournies par Mme Bakhsh quant à cette omission.

[25] Comme l’a résumé la juge Walker dans la décision Gaprindashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 583 au paragraphe 24 [Gaprindashvili], les omissions et incohérences importantes dans les notes au PDE, dans les exposés circonstanciés du formulaire FDA et dans le témoignage de vive voix à une audience de la SPR peuvent constituer le fondement d’une conclusion défavorable quant à la crédibilité lorsque ces omissions ou incohérences sont au cœur de la demande d’asile. Le tribunal doit toutefois doit évaluer la nature de l’omission ou de l’incohérence et son incidence sur la demande d’asile du demandeur : Gaprindashvili, au para 24. En l’espèce, j’estime que la SAR a commis une erreur dans cette évaluation. La SAR a mal interprété les notes prises lors des entrevues au PDE, et les incohérences perçues ne ressortent par ailleurs pas clairement du dossier. De plus, la SAR a omis d’examiner des aspects importants des explications que les demandeurs ont données dans leur témoignage de vive voix lors de l’audience devant la SPR au sujet des déclarations qu’ils ont faites au PDE.

[26] J’estime que la SAR n’a pas fait montre de la prudence voulue avant de rejeter les demandes d’asile des demandeurs en s’appuyant seulement sur un manque de cohérence ou des omissions entre leurs entrevues au PDE et leurs observations formulées ultérieurement, leurs témoignages de vive voix, et des éléments de preuve documentaire : Cetinkaya, aux para 50‑51; Guven, aux para 31, 39‑42; voir aussi la décision Chikadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 306 aux para 21‑22.

[27] De plus, je conviens avec les demandeurs que la SAR s’est livrée à un raisonnement circulaire pour répondre à leur argument selon lequel la SPR avait accordé trop d’importance aux notes prises lors des entrevues au point d’entrée sans examiner l’ensemble de la preuve. Les demandeurs ont soutenu que les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la SPR ne reposaient pas sur l’ensemble de la preuve, notamment les témoignages de vive voix et les documents corroborants, et qu’elle n’avait pas soulevé de doute quant à la véracité de ces éléments de preuve. Ils ont exhorté la SAR à annuler la décision de la SPR parce que celle‑ci n’avait pas examiné leurs allégations de persécution antérieure quant au fond, puisqu’elle s’était fondée sur les notes prises lors des entrevues au PDE pour rejeter leur demande d’asile dans son ensemble. Pour sa part, la SAR a soutenu qu’il y avait un certain nombre de lettres de soutien qui traitaient du conflit familial, mais que tous ces éléments de preuve contredisaient les déclarations des demandeurs au point d’entrée selon lesquelles des criminels inconnus étaient à leur recherche et que « [c’était] précisément en examinant l’ensemble de la preuve que la SPR [était] parvenue à sa conclusion ». J’estime que la SAR omet d’examiner les arguments avancés par les demandeurs en se livrant à un raisonnement circulaire. Un décideur ne devrait pas tenir un raisonnement qui soulève la même question que celle qui est en litige; on ne peut tirer une conclusion en se fondant sur certains éléments de preuve et rejeter le reste de la preuve parce qu’elle est incompatible avec cette conclusion : Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 307 au para 18.

[28] Puisque la contradiction perçue constituait le seul motif pour rejeter la demande d’asile des demandeurs, et le motif pour conclure que la SPR avait examiné l’ensemble des éléments de preuve, les erreurs relevées précédemment rendent la décision de la SAR déraisonnable.

V. Conclusion

[29] Les demandeurs ont établi que la décision de la SAR est déraisonnable. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée pour un nouvel examen.

[30] Aucune des parties n’a proposé une question à certifier, et il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4806‑20

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la SAR est annulée et l’affaire est renvoyée pour un nouvel examen.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4806‑20

 

INTITULÉ :

OMER KHAN, SUMMIYA X (ALIAS SUMMIYA BAKHSH) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience tenue par VIDéOCONFéRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 11 Août 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge PALLOTTA.

 

DATE DES MOTIFS :

le 3 NOVEMBRe 2021

 

COMPARUTIONS :

Naseem Mithoowani

 

pour les demandeurs

 

Nimanthika Kaneira

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mithoowani Waldman Immigration Law Group

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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