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Date : 20211020


Dossier : IMM-7415-19

Référence : 2021 CF 1107

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Fredericton (Nouveau-Brunswick), le 20 octobre 2021

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

GURWINDER SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Gurwinder Singh, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent des visas a rejeté sa demande de permis de travail comme conducteur de grand routier au titre du Programme des travailleurs étrangers temporaires. Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

Contexte

[2] Monsieur Singh est un citoyen de l’Inde âgé de 27 ans qui habite et travaille aux Émirats arabes unis (ÉAU). Il a présenté une demande de permis de travail pour travailler comme conducteur de grand routier pour une compagnie de Calgary. Il possède trois ans d’expérience à titre de camionneur aux ÉAU.

[3] Célibataire, il n’a pas de famille au Canada et ses parents et son frère habitent en Inde.

[4] Pour appuyer sa demande, M. Singh a soumis deux lettres provenant de compagnies de camionnage situées aux ÉAU qui confirment ses antécédents professionnels en tant que [traduction] « conducteur de poids lourd ». Il a aussi fourni une copie de son permis de conduire de véhicule lourd. La demande de permis de travail comprenait la lettre d’offre d’emploi, l’étude d’impact sur le marché du travail préparée pour l’employeur et les résultats obtenus à l’examen de l’International English Language Testing System (l’IELTS).

Décision contestée

[5] Dans la décision du 5 décembre 2019, l’agent a rejeté la demande de permis de travail. Il n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada au terme de son séjour en raison de :

ses liens familiaux au Canada;

sa situation d’emploi actuelle;

ses biens personnels et sa situation financière.

[6] L’agent a conclu que M. Singh n’était [traduction] « pas en mesure de démontrer qu’[il sera] capable d’effectuer adéquatement le travail sollicité ».

Question en litige et norme de contrôle

[7] La seule question en litige consiste à savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[8] Comme il est énoncé au paragraphe 99 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, « [l]a cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci. » [renvois omis.]

Analyse

L’incapacité de démontrer que le demandeur quitterait le Canada

Les liens familiaux

[9] Le demandeur soutient que la conclusion de l’agent selon laquelle il ne quitterait pas le Canada à cause de ses liens familiaux dans le pays est déraisonnable car aucun lien familial ne le retient au Canada puisque sa famille habite en Inde.

[10] Bien que le fardeau de la preuve incombe au demandeur, l’agent se doit d’examiner les éléments de preuve produits. En l’espèce, le fondement à partir duquel l’agent a conclu que le demandeur ne quitterait pas le Canada en raison de ses liens familiaux reste nébuleux, puisque sa preuve montrait plutôt qu’il n’a pas de famille au Canada.

[11] Une conclusion similaire faisait l’objet d’un contrôle dans la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 691 [Singh no 1] où la juge Fuhrer a déclaré aux paragraphes 5-6 ce qui suit :

En ce qui concerne le premier motif de rejet, je conclus que l’absence de motifs clairs justifiant la conclusion de l’agent selon laquelle M. Singh ne quitterait pas le Canada à la fin de son séjour à cause de ses liens familiaux au Canada rend la décision déraisonnable par manque de justification : Vavilov, précité, au para 86. À mon avis, il est évident d’après le dossier que rien ne prouve que M. Singh a des liens familiaux au Canada, chose que le défendeur a admise dans ses observations écrites et dans ses plaidoiries devant la Cour. Au contraire, selon la preuve produite par M. Singh, son épouse, son enfant et ses parents vivent en Inde. J’ajoute qu’il n’est pas évident de savoir à quel pays l’agent renvoyait lorsqu’il a parlé du « pays de résidence ». S’agissait-il des Émirats arabes unis, de l’Inde ou d’un autre pays?

Les brèves notes dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC), qui font partie des motifs de l’agent expliquant son refus d’approuver la demande de permis de travail de M. Singh, ne traitent pas non plus de la famille de ce dernier. Par souci de clarté, ce n’est pas la longueur des notes du SMGC qui me préoccupe. C’est plutôt le fait que la demande de M. Singh a été refusée sur ce fondement, ce qui, pour paraphraser l’arrêt Vavilov, précité, au para 86, ne correspond pas contexte factuel et n’est pas étayé par des motifs, encore moins par un raisonnement intelligible et rationnel.

[12] Une situation similaire se manifeste en l’espèce, dans laquelle la conclusion vague tirée par l’agent sur les « liens familiaux au Canada » n’est pas étayée par les éléments de preuve présentés par le demandeur. Dans ces circonstances, je conviens avec ce dernier que cet aspect de la décision n’est pas suffisamment justifié et n’est donc pas raisonnable.

La situation d’emploi actuelle

[13] Le demandeur fait valoir que l’agent a omis de tenir compte de son permis de conduire des véhicules lourds délivré par les ÉAU ainsi que des lettres sur ses antécédents professionnels rédigées par ses employeurs aux ÉAU lorsqu’il a conclu que [traduction] « [l]a copie de l’autorisation d’emploi des ÉAU n’a pas été remise [et qu’il était] donc incapable de confirmer sa validité ou la catégorie d’emploi ».

[14] Là encore, la situation est similaire à celle de l’affaire Singh no 1, où le demandeur avait soumis son permis de conduire des véhicules lourds délivré aux ÉAU et des lettres de recommandation, mais où l’agent avait fait observer que « les lettres de recommandation à elles seules ne démontraient pas que M. Singh avait effectué le travail allégué » et que [traduction] « par exemple, il n’y a pas de talon de paie pour démontrer qu’un salaire a été versé et [M. Singh] n’a pas non plus fourni de copie de son visa des Émirats arabes unis sur lequel sa profession est indiquée » (para 9). La juge Fuhrer a conclu que les commentaires de l’agent laissaient entendre qu’il avait des réserves quant à l’authenticité des éléments de preuve soumis plutôt que sur leur suffisance.

[15] En l’espèce, l’agent a tiré la même conclusion sur la situation d’emploi actuelle du demandeur. Il a mis l’accent sur ce qui manquait plutôt que d’apprécier les renseignements communiqués par le demandeur. De même, les motifs de l’agent sont obscurs quant à savoir si ses réserves sont formulées à l’égard du caractère adéquat des éléments de preuve, comme c’était le cas dans l’affaire Sangha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 95, ou si elles le sont à l’égard de l’authenticité des documents.

[16] Bien que l’agent indique l’information qu’il aurait préféré recevoir, il ne fournit aucune explication quant aux raisons pour lesquelles les éléments de preuve fournis n’étaient pas suffisants. Par conséquent, il n’est pas possible de trancher si l’agent a raisonnablement examiné les éléments de preuve fournis, ce qui rend son examen de la question déraisonnable.

Les biens personnels

[17] Le demandeur affirme que ses biens personnels et sa situation financière ne sont pas des facteurs pertinents dans le cadre d’une demande de permis de travail. Cependant, il convient de prendre en compte la preuve relative à ses biens personnels et à sa situation financière lorsqu’il s’agit d’apprécier si le demandeur va quitter le Canada au terme de son séjour. Or, comme la Cour a remarqué au paragraphe 12 de la décision Chhetri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 872, « [l]a possibilité d’améliorer sa situation financière ou de vivre une expérience professionnelle ne peut, en soi, constituer un motif valable pour rejeter une demande ».

[18] Bien qu’approprié, ce facteur ne saurait servir de motif justifiant à lui seul de rejeter une demande.

L’incapacité de démontrer que le demandeur peut effectuer adéquatement le travail

[19] L’agent n’était pas convaincu que le demandeur pourrait effectuer adéquatement le travail en raison de sa note de 4 obtenue à l’IELTS en compréhension de l’écrit et de son manque d’expérience de conduite dans des conditions similaires à celles prévalant au Canada. L’agent a rédigé ce qui suit :

[traduction]

Étant donné que [le demandeur] sera appelé à lire des manuels de conduite, des instructions et des formulaires à titre de conducteur de grand routier au Canada, je ne suis pas convaincu qu’il possède la capacité suffisante de compréhension de l’écrit pour effectuer adéquatement le travail. Je note que les conditions routières et météorologiques dans la région du Golfe, tout comme la vitesse et la topographie, sont complètement différentes de celles au Canada.

[20] Les conclusions tirées par le juge Bell dans la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 638 sont éclairantes. Dans cette affaire, le demandeur, un conducteur de grand routier, s’était vu refuser un permis de travail en partie parce qu’il avait obtenu une note de 4,5 à l’IELTS en compréhension de l’écrit. Dans ce cas, le juge Bell a conclu que l’agent avait agi déraisonnablement lorsqu’il avait omis de tenir compte des exigences linguistiques de l’employeur et du fait qu’aucun résultat minimal de l’IELTS n’était requis. Dans la même veine, le juge Bell a jugé au paragraphe 12 que « [l]a conclusion de l’agent des visas va à l’encontre d’une bonne partie de la preuve. Il se devait d’examiner les éléments de preuve dont il disposait et d’expliquer pourquoi ils étaient dépourvus de pertinence ou manifestement erronés ».

[21] De même en l’espèce, l’offre d’emploi ne mentionne pas comme exigence celle de « lire des manuels de conduite » ni n’impose de notes minimales à l’IELTS. De plus, les commentaires de l’agent sur la différence entre les conditions météorologiques et routières du Canada et des ÉAU ne semblent pas être reliés aux exigences de l’emploi. Dans tous les cas, l’agent n’était pas en mesure d’évaluer les compétences et la capacité du demandeur à conduire dans les conditions météorologiques canadiennes (Chen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15495 (CF). Cette responsabilité incombera à l’employeur.

[22] En l’espèce, je ne suis pas convaincue que l’agent a examiné l’ensemble de la preuve du demandeur. Bien qu’une grande retenue soit de mise à l’égard des décisions discrétionnaires rendues par les agents des visas, la retenue n’est pas synonyme de chèque en blanc. De plus, bien que la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur n’avait pas fourni suffisamment de renseignements sur sa situation financière puisse être raisonnable, à la lumière des autres conclusions, il n’est pas manifeste que l’agent a raisonnablement pondéré tous les éléments de preuve. Dans l’ensemble, la décision manque de justification, de transparence et d’intelligibilité, et n’est donc pas raisonnable.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-7415-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent des visas est annulée et l’affaire est renvoyée pour réexamen par un autre agent;

  2. Aucune question de portée générale n’a été proposée par les parties, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7415-19

 

INTITULÉ :

GURWINDER SINGH c MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 AOÛT 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 OctobRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Rekha McNutt

 

POUR LE DEMANDEUR

Aminollah Sabzevari

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Caron & Partners LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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