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Date : 20211004

Dossier : IMM‑3852‑20

Référence : 2021 CF 1025

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 octobre 2021

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

LIANDONG YE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur est de nationalité chinoise. Il dit craindre la persécution en Chine à cause de ses opinions politiques concernant les expropriations foncières. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté sa demande d’asile. Elle a conclu qu’il n’avait pas apporté d’éléments de preuve crédibles ou dignes de foi et n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était recherché par le Bureau de la sécurité publique [le BSP] ou par les autorités chinoises. Le demandeur a fait appel de la décision de la SPR devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. Par décision datée du 5 avril 2020, la SAR a rejeté l’appel du demandeur et, en application du paragraphe 111(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], a confirmé la décision par laquelle la SPR avait refusé de reconnaître au demandeur la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger, au sens des articles 96 et 97 de la LIPR, respectivement. La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

La décision contestée

[2] La SAR a accepté de nouveaux éléments de preuve du demandeur, dont ne disposait pas la SPR. Il s’agissait de deux lettres manuscrites de l’épouse du demandeur, Shen [les lettres de Shen], et d’une lettre des Services de citoyenneté et d’immigration des États‑Unis [la lettre des États‑Unis]. Ayant jugé admissibles les nouveaux éléments de preuve, et alors que le demandeur n’avait pas sollicité la tenue d’une audience, la SAR s’est posé la question de savoir si une telle audience s’imposait. Elle a répondu par la négative, les conditions du paragraphe 110(6) de la LIPR n’étant pas remplies.

[3] La SAR a convenu avec le demandeur, qu’en s’abstenant d’entendre par téléconférence le témoignage de son épouse, la SPR avait manqué à l’équité procédurale. Toutefois, comme elle a conclu que ce manquement n’avait aucune incidence sur le résultat global ou le fond de la demande d’asile, elle a refusé au demandeur le renvoi de sa demande d’asile à la SPR pour nouvelle décision, en citant la décision Marin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 243 [Marin] aux para 38‑42. La SAR a aussi conclu qu’il était remédié au manquement de la SPR à l’équité procédurale du fait que la SAR admettait comme nouveaux éléments de preuve les lettres de Shen. Après examen de ces lettres, la SAR a conclu qu’elles n’avaient pas de valeur probante et ne suffisaient pas à confirmer le témoignage du demandeur relativement au moment et à la façon dont le BSP continuait de le rechercher. Elle a aussi conclu que le témoignage du demandeur, qui disait avoir déjà tenté, sans succès, d’obtenir des visas des États‑Unis, n’était pas confirmé par la lettre des États‑Unis et que cette incohérence minait la crédibilité globale du demandeur.

[4] La SAR a accepté l’argument du demandeur pour qui sortir de Chine, muni de son propre passeport, n’était pas nécessairement invraisemblable avec l’aide d’un passeur. Toutefois, après examen de la preuve, elle s’est rangée à l’avis de la SPR selon lequel, si le demandeur avait pu quitter la Chine sans se faire prendre, c’est parce qu’il n’était pour aucune raison une personne d’intérêt pour le BSP.

[5] La SAR a noté que le demandeur avait omis de mentionner, dans l’exposé circonstancié de son formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA], une visite que le BSP aurait faite le 30 septembre 2017. Elle a conclu qu’il avait embelli sa demande d’asile et que le BSP ne s’était pas présenté à son domicile ce jour‑là. En outre, le demandeur avait fourni des éléments de preuve contradictoires à la SPR concernant la question de savoir s’il était devenu une personne recherchée en vue d’être arrêtée avant ou après son départ de la Chine. La SAR a conclu que ces éléments contradictoires minaient la crédibilité du demandeur quant à savoir s’il était une personne d’intérêt pour le BSP au moment de son départ de la Chine, et s’il avait donc eu besoin de l’aide d’un passeur. Elle a aussi conclu que le demandeur avait intentionnellement témoigné de façon évasive au sujet du rôle du passeur et de la véracité de l’information qu’il avait fournie relativement aux visas. Après examen de la citation à comparaître prétendument délivrée au demandeur, et au vu de l’information figurant dans le Cartable national de documentation [le CND], la SAR a conclu que la citation à comparaître soumise par le demandeur ne concordait pas avec le modèle objectif de citation à comparaître figurant dans la preuve documentaire. Relevant aussi que beaucoup de faux documents circulaient en Chine, elle a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, la citation à comparaître était frauduleuse. La SAR a également conclu que les autres documents à l’appui présentés par le demandeur n’étaient pas crédibles.

[6] La SAR a jugé que la SPR avait eu raison de juger que le demandeur n’était pas crédible et qu’il n’était pas recherché par le BSP pour son opposition à la politique d’expropriation foncière. La SAR a par conséquent confirmé la décision de la SPR.

Les questions en litige et la norme de contrôle

[7] Selon moi, les questions soulevées par le demandeur peuvent être mieux examinées si elles sont reformulées ainsi :

  1. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant qu’il avait été remédié au manquement de la SPR à l’équité procédurale et en ne renvoyant pas la demande d’asile à la SPR pour nouvelle décision?

  2. La SAR a‑t‑elle interprété erronément la preuve, rendant ainsi sa décision déraisonnable?

[8] Les questions d’équité procédurale sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79). N’étant pas astreinte à la déférence à l’égard du décideur administratif, la Cour doit se demander « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 54‑56).

[9] En ce qui concerne la première question, le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur dans son application de l’exception de la décision Marin et que cette erreur est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision correcte, parce qu’elle est liée à l’obligation d’équité procédurale. Comme nous le verrons plus loin, la question de savoir si la SAR a commis une erreur en appliquant la décision Marin n’est pas déterminante. Ce qui est déterminant, c’est de savoir si la SAR a commis une erreur en jugeant qu’il avait été remédié au manquement de la SPR à l’équité procédurale. La Cour a déjà conclu que les questions de cette nature devaient être tranchées selon la norme de la décision correcte (McBain c Procureur général du Canada, 2016 CF 829 [McBain CF] aux para 38‑40, conf par 2017 CAF 204]).

[10] Quant à la deuxième question, ainsi qu’en a décidé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la norme applicable est présumée être la décision raisonnable chaque fois qu’une cour de révision est saisie d’une décision administrative (Vavilov, aux para 16, 23, 25). Cette présomption peut être réfutée dans deux types de situations, dont aucun n’est avancé ici par le demandeur ni ne se vérifie (Vavilov, aux para 17, 69). Une décision administrative est raisonnable si elle est justifiée, transparente et intelligible (Vavilov, aux para 15, 99). Lorsque la décision administrative est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, tout en étant justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti, elle est raisonnable, et la cour de révision doit faire preuve de retenue à son égard (Vavilov, au para 85).

Analyse

Première question : la SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant qu’il avait été remédié au manquement de la SPR à l’équité procédurale et en ne renvoyant pas la demande d’asile à la SPR pour nouvelle décision?

[11] Le demandeur fait observer que la SAR a conclu que la SPR avait manqué à son obligation d’équité procédurale en ne laissant pas son épouse témoigner par téléconférence. Il soutient que la SAR, ayant tiré cette conclusion, a commis une erreur en rejetant sa demande pour que l’affaire soit renvoyée à la SPR pour nouvelle décision. Cette erreur de la SAR découlait de sa conclusion selon laquelle s’appliquait en l’espèce l’exception Marin à la règle générale voulant qu’un manquement à l’équité procédurale commande le renvoi de la décision pour nouvel examen (je fais remarquer que, bien que la SAR et le demandeur invoquent la décision Marin, l’exception limitée a en réalité pour origine l’arrêt Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada‒Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202)). Le demandeur soutient que le témoignage de son épouse aurait pu conduire à une autre manière de considérer la visite qu’aurait effectuée le BSP, le 30 septembre 2017, et que la SAR a commis une erreur en concluant que le manquement à l’équité procédurale de ne pas autoriser son épouse à témoigner n’intéressait pas le fond même de sa demande d’asile.

[12] Le demandeur soutient aussi que, contrairement à la conclusion de la SAR, le supposé redressement ne remédie pas réellement au manquement. La décision de la SAR selon laquelle il a été remédié au manquement est erronée, ou du moins déraisonnable, parce que les motifs qu’elle a fournis ne sont pas suffisamment justifiés et transparents.

[13] À l’inverse, le défendeur soutient qu’on peut passer outre à un manquement à l’équité procédurale s’il ne fait aucun doute que cela n’a pas eu d’effet important sur la décision. En outre, la SAR a le pouvoir de tirer ses propres conclusions en matière de crédibilité à la lumière du dossier et sans devoir tenir une audience.

[14] Dans ses motifs, la SAR a conclu que le manquement de la SPR à l’équité procédurale n’avait pas d’incidence sur « le résultat global dans le cas qui nous occupe ». Elle a déclaré qu’elle s’appuyait sur la décision Marin et que son exception limitée s’appliquait à la demande d’asile, puisque le manquement n’avait pas « d’incidence sur l’issue de l’affaire ». La SAR a déclaré que son analyse plus loin expliquait pourquoi elle confirmait la décision de la SPR, malgré le manquement à l’équité. Cette analyse portait sur le fait qu’elle avait admis les lettres de Shen en preuve, ce qui avait été remédié au manquement.

[15] Dans la décision Marin, la Cour, au moment où elle se demandait si la SAR avait manqué à l’équité procédurale en soulevant une nouvelle question sans donner au demandeur la possibilité d’y répondre, avait recensé les précédents sur ce point, pour juger que la conclusion de la SAR ne cadrait pas avec la définition de l’expression « nouvelle question », puisqu’elle n’était pas différente, sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel soulevés par les parties. Et la Cour a poursuivi pour conclure ainsi :

[37] La Section d’appel des réfugiés peut tirer des conclusions indépendantes quant à la crédibilité, sans en informer le demandeur et lui donner la possibilité de présenter des observations : voir l’arrêt Koffi, précité, au paragraphe 38, et Ortiz, précité, au paragraphe 22. En d’autres termes, le fait de ne pas donner la possibilité à un demandeur de s’expliquer quant à une conclusion relative à la crédibilité ne constitue pas nécessairement un manquement à l’équité procédurale.

[38] De toute façon, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la crédibilité du demandeur était la question déterminante soumise à la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés, et qu’il existait des motifs suffisants pour rejeter son appel, mis à part les incohérences relevées dans les documents par la Section d’appel des réfugiés.

[39] En règle générale, un manquement à l’équité procédurale rendra une décision nulle et l’affaire sera renvoyée pour un nouvel examen. Il y a cependant une exception limitée à cette règle : une cour de révision peut faire fi d’un manquement à l’équité procédurale « lorsque le fondement de la demande est à ce point faible que la cause est de toute façon sans espoir » : Mobil Oil Canada Ltd et al c Office Canada‒Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202, à la p. 228, [1994] ACS no 14 (QL) [Mobil Oil] citant W Wade, dans Administrative Law (6e éd. 1988), à la p. 535; voir également l’arrêt Yassine c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1994) 172 NR 308, 27 Imm LR (2d) 135, au paragraphe 9 (ACF) [Yassine]. En d’autres termes, l’exception limitée s’applique dans les cas où le résultat est juridiquement inéluctable : Canada (Procureur général) c McBain, 2017 CAF 204, au paragraphe 10 [McBain].

[40] La Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont appliqué cette exception limitée, énoncée pour la première fois dans Mobil Oil, précité : voir par exemple Canada (ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c Jagjit Singh Farwaha, 2014 CAF 56, au paragraphe 117 [Farwaha]; Ilaslan c Hospitality & Service Trades Union, 2013 CAF 150, au paragraphe 28 [Ilaslan]; Yassine et McBain, précitées; Canada (Commission des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2012 CF 445, au paragraphe 203; Singgh Dhaliwal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 201, aux paragraphes 25 et 26; et Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 807, au paragraphe 1.

[41] Dans ces conditions, même si j’avais été convaincu que les estampilles temporelles constituaient une « nouvelle question » exigeant que le demandeur ait l’occasion de s’expliquer, il ne s’agit pas ici d’un cas où j’aurais jugé nécessaire de renvoyer l’affaire en vue d’un nouvel examen par un tribunal de la Section d’appel des réfugiés différemment constitué. Le manquement allégué n’était pas suffisamment grave pour justifier l’annulation de la décision de la Section d’appel des réfugiés et le renvoi de l’affaire pour qu’elle soit examinée une troisième fois par un autre agent : voir, par exemple, Farwaha, précité, au paragraphe 117; et Ilaslan, précité, au paragraphe 28.

[42] De toute évidence, le décideur serait arrivé à la même décision en dépit des différences entre les estampilles temporelles, et le renvoi de l’appel pour un nouvel examen aurait été inutile. Bien qu’il eût été préférable que la Section d’appel des réfugiés informe le demandeur des incohérences relevées et lui donne la possibilité d’expliquer les différences entre les estampilles temporelles, ce résultat était inéluctable, compte tenu des autres conclusions qu’elle a tirées.

[16] Essentiellement, dans la décision Marin, la conclusion ultime était que, même s’il y avait eu manquement à l’équité procédurale par suite de l’apparition d’une nouvelle question en appel, compte tenu des autres conclusions de la SAR, le manquement allégué n’était pas suffisamment grave pour justifier l’annulation de la décision de la Section d’appel des réfugiés et le renvoi de l’affaire pour nouvelle décision. À mon avis, en effet, c’était là le sens des propos de la SAR dans la présente affaire lorsqu’elle déclarait que le manquement de la SPR à l’équité procédurale n’avait pas d’incidence sur le résultat global de la demande d’asile.

[17] En tout état de cause, même si la SAR avait commis une erreur en concluant que l’exception Marin s’appliquait, s’il a été remédié au manquement de manière satisfaisante, alors cela ne justifierait pas un renvoi pour nouvelle décision. Comme l’écrivait la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Procureur général) c McBain, 2017 CAF 204 [McBain CAF] :

[9] Les manquements à l’équité procédurale rendent habituellement une décision invalide; en général, la réparation consiste en la tenue d’une nouvelle audience (Cardinal c. Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, [1985] A.C.S. no 78 (QL)).

[10] Il existe des exceptions à cette règle quand le résultat est inéluctable sur le plan juridique (Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada‒Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, aux pages 227 et 228; 1994 CarswellNfld 211, aux paragraphes 51 à 54) [Mobil Oil] ou quand le manquement à l’équité procédurale a été corrigé en appel (Taiga Works Wilderness Equipment Ltd. c. British Columbia (Director of Employment Standards), 2010 BCCA 97, [2010] B.C.J. No. 316 (QL), au paragraphe 38 [Taiga Works]).

[Non souligné dans l’original.]

[18] Le demandeur renvoie la Cour à la décision Ayele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 126 [Ayele], en citant les paragraphes 9 à 13. Dans cette affaire, la SAI avait refusé d’entendre un témoin que le demandeur souhaitait assigner, et cela parce que le demandeur n’était pas crédible et que, même si le témoin devait corroborer sa déposition, cela ne changerait rien au résultat. Le défendeur avait fait valoir que tout manquement à l’équité procédurale n’avait pas d’incidence sur la décision de la SAI. La Cour a conclu que la SAI avait manqué à l’équité procédurale en refusant d’entendre un témoin dont la déposition était censée être pertinente et aurait appuyé l’appel du demandeur. Je fais cependant remarquer que, contrairement à la présente affaire, rien ne donnait à entendre qu’il avait été remédié au manquement en appel.

[19] Le défendeur renvoie à la décision Han c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 449 [Han]. Dans cette affaire, la SAR avait rendu sa décision sans avoir pu prendre connaissance des observations écrites et des certificats de naissance originaux. Les demandeurs prétendaient qu’elle avait manqué à l’équité procédurale. Le juge Fothergill a conclu que l’on peut faire abstraction d’un manquement à l’équité procédurale s’il n’y a aucun doute que cela n’a pas eu d’effet important sur la décision (il cite la décision Nagulesan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1382 au para 17). Il a conclu que, même si la SAR avait disposé des documents originaux, cela n’aurait pas été suffisant pour compenser les nombreux défauts qui avaient été énumérés dans la décision de la SAR.

[20] Ainsi, selon moi, la véritable question dans la présente affaire est de savoir si le manquement de la SPR à l’équité procédurale a eu ou non un effet important. C’est‑à‑dire, dans les présentes circonstances, en jugeant admissibles les lettres de Shen, la SAR a‑t‑elle remédié au manquement?

[21] Pour trancher cette question, il faut d’abord examiner le contenu des lettres de Shen. La première de ces lettres [la lettre de Shen no 1] donne le nom de l’épouse du demandeur et précise qu’elle avait été disposée à témoigner pour le compte du demandeur à l’audience de la SPR du 16 mars 2018. La lettre a été vraisemblablement soumise à la SAR pour étayer le moyen d’appel du demandeur selon lequel le refus de la SPR d’entendre son épouse constituait un manquement à l’équité procédurale. Selon moi, le contenu de cette lettre est étranger à l’argument du demandeur pour qui la SAR a commis une erreur en concluant qu’il avait été remédié au manquement de la SPR à l’équité procédurale.

[22] La seconde lettre [la lettre de Shen no 2] parle des [traduction] « incidents survenus le 30 septembre 2017 et le 17 novembre 2017 ». Elle est adressée à qui de droit et précise que son objet est d’expliciter les incidents qui sont survenus « l’un le 30 septembre 2017 et l’autre le 17 novembre 2017 ». On peut y lire que [traduction] « le 30 septembre 2017, trois agents du BSP se sont présentés » chez elle, à la recherche de son mari. Quand elle leur a dit qu’elle ne savait pas où il se trouvait, les agents du BSP lui ont dit de lui faire savoir qu’il devait se présenter au poste de police dès son retour. Puis la lettre ajoute que [traduction] « le 17 novembre 2017, les agents du BSP se sont présentés de nouveau » à son domicile et lui ont demandé si son mari était rentré à la maison depuis le 30 septembre 2017. Quand elle leur a dit qu’il n’était pas revenu, ils lui ont donné une citation à comparaître, lui demandant de la remettre à son mari s’il revenait.

[23] La SAR a fidèlement décrit le contenu des deux lettres de Shen. Quant à la lettre de Shen no 2, elle a conclu que l’épouse du demandeur donnait très peu de détails sur les incidents allégués de persécution, bien que la lettre indique que son objet est de donner plus de détails sur les incidents qui sont survenus le 30 septembre 2017 et le 17 novembre 2017. En outre, le demandeur avait déclaré dans son témoignage que le BSP était venu à sa recherche le 10 novembre 2017 pour lui délivrer une citation à comparaître. Or, la lettre de Shen no 2 mentionne que le BSP a délivré la citation à comparaître le 17 novembre 2017. La SAR a aussi souligné que l’incident du 30 septembre 2017 évoqué dans lettre de Shen no 2 ne figurait pas dans le formulaire FDA du demandeur ni dans sa version modifiée. À la lumière de cela, la SAR a conclu que la preuve de l’épouse manquait de valeur probante et lui a accordé peu de poids pour ce qui était de corroborer le témoignage du demandeur relativement au moment et à la façon dont le BSP continuait de le rechercher.

[24] Dans une déclaration écrite annexée à son appel devant la SAR, le demandeur a déclaré qu’il souhaitait faire admettre de nouveaux éléments de preuve au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR, mais qu’il ne demandait pas la tenue d’une audience aux termes du paragraphe 110(6). Dans ses motifs, la SAR en a pris note, ajoutant cependant que, du fait que les nouveaux éléments de preuve avaient été admis, elle devait s’interroger sur la nécessité ou non de tenir une audience. Elle a fait remarquer que, pour que soit justifiée la tenue d’une audience, les trois critères du paragraphe 110(6) devaient être réunis. Les nouveaux éléments de preuve devaient soulever une question importante, concernant la crédibilité du demandeur, ils devaient être essentiels pour la prise de la décision et, à supposer qu’ils soient admis, ils justifiaient que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas. En ce qui a trait aux lettres de Shen, la SAR a conclu que la question de savoir si les nouveaux éléments de preuve corroboraient ou non les allégations du demandeur ne justifiait pas, en soi, d’accueillir la demande d’asile du demandeur. Elle a conclu devoir évaluer le reste de la preuve avant de se prononcer sur la crédibilité du demandeur. Comme les nouveaux éléments de preuve ne satisfaisaient pas aux trois critères du paragraphe 110(6), la SAR n’a pas tenu d’audience.

[25] La lettre de Shen no 2 énonce son objet – qui était de donner plus de détails sur les deux incidents qui y étaient relatés. Le demandeur savait, depuis l’audience de la SPR, et par la décision de celle‑ci, que sa crédibilité était mise en doute, surtout concernant la date à laquelle il avait appris que le BSP le cherchait et la manière dont il avait appris cela. Bien que le redressement que sollicitait le demandeur ait été que la SAR renvoie l’affaire à la SPR pour nouvelle décision, parce que son épouse s’était vu refuser l’occasion de témoigner, rien n’empêchait l’épouse de fournir d’autres détails dans les nouveaux éléments de preuve à l’appui de cette demande de renvoi.

[26] En outre, comme l’a souligné la SAR, le demandeur ne faisait aucune mention, dans son formulaire FDA, de la visite du BSP du 30 septembre 2017. Je fais remarquer que, dans son formulaire FDA, il écrit que le 17 juillet 2017, il s’était présenté avec d’autres personnes à un bureau des pétitions, dans la province du Hebei, mais leurs doléances n’ont pas été recueillies. Il fait état d’un autre fait : lorsqu’ils ont réalisé qu’ils n’obtiendraient aucune aide du bureau des pétitions du Hebei, le demandeur s’est rendu avec d’autres personnes à Pékin, [traduction] « en octobre 2017 », mais, remarquant la présence d’agents du BSP dans une gare ferroviaire ce jour‑là, il est allé se cacher chez un ami. Son formulaire FDA modifié ne mentionne rien, lui non plus, d’une visite du BSP à son domicile le 30 septembre 2017, une date qui précède son voyage à Pékin.

[27] Cela dit, à partir des extraits de transcriptions fournis par le demandeur, il semble que, dans son témoignage, il a déclaré qu’il avait téléphoné à son épouse le 30 septembre, et qu’elle lui avait dit que le BSP s’était présenté à leur domicile pour le chercher, mais il n’est pas possible d’établir clairement, à la lecture des extraits fournis, si le BSP s’était présenté ce jour‑là ou à une date antérieure.

[28] En tout état de cause, la SAR a traité, plus loin dans ses motifs, du fait que le formulaire FDA du demandeur passait sous silence la visite du 30 septembre 2017. La SAR y notait que, appelé à expliquer cette omission à l’audience de la SPR, le demandeur avait répondu qu’il ignorait si le contenu du formulaire FDA avait été bien traduit, et elle a ajouté que la SPR avait rejeté cette explication. La SAR notait aussi que le demandeur n’avait pas formulé d’observation au sujet de cette omission dans son mémoire. Elle a déclaré que, ayant effectué sa propre analyse indépendante, elle se rangeait à la conclusion de la SPR. La SAR a fait remarquer que, avant l’audience de la SPR, le demandeur avait déposé un formulaire FDA modifié, lequel ne corrigeait pas l’omission. Et, postérieurement à l’audience, le demandeur avait présenté de nouvelles traductions de divers documents, parce que des erreurs de traduction avaient été constatées à l’audience. Cependant, aucune nouvelle traduction de ce paragraphe particulier du formulaire FDA n’avait été produite. La SAR ajoutait qu’elle s’expliquait mal de quelle façon une traduction médiocre pourrait mener à l’omission complète d’un incident. Elle a donc conclu que le demandeur avait embelli sa demande d’asile et que, selon la prépondérance des probabilités, le BSP ne s’était pas présenté chez lui le 30 septembre 2017.

[29] De plus, les observations du demandeur sur la raison pour laquelle le redressement proposé du manquement à l’équité procédurale est inadéquat ne sont pas convaincantes.

[30] Le demandeur déclare que la décision concluant au redressement du manquement était erronée et qu’elle était déraisonnable, puisqu’elle manquait de justification et de transparence, en raison du fait que, dans son analyse du redressement proposé, la SAR n’a pas mentionné les facteurs énoncés dans l’arrêt Taiga. Il ajoute que le paragraphe 30 des motifs de la SAR montre l’inadéquation du redressement. Le demandeur soutient que la SAR a pris en compte le contenu de la lettre de Shen no 2, qui dit que le BSP est venu à sa recherche le 30 septembre 2017 et le 17 novembre 2017. Or, selon sa preuve documentaire (vraisemblablement la citation à comparaître, qui est datée du 10 novembre 2017 et que la SAR a jugée frauduleuse) ainsi que son témoignage devant la SPR, le deuxième incident a eu lieu le 10 novembre 2017. Le demandeur laisse entendre qu’il n’y a qu’une [traduction] « différence d’un seul caractère » entre la date indiquée dans la lettre de son épouse (17 novembre 2017) et celle indiquée dans la preuve documentaire qu’il a présentée (10 novembre 2017), et qu’il pourrait bien s’agir d’une erreur typographique qui aurait pu être résolue si la SAR avait accepté d’entendre son épouse.

[31] Selon moi, cette observation est conjecturale et n’a aucun fondement. La lettre de Shen no 2, qui est très brève, donne la date du [traduction] « 17 novembre 2017 » à trois endroits distincts. L’explication ne saurait être une erreur typographique. La lettre de Shen no 2 ne cadre donc pas avec le témoignage du demandeur ni avec sa preuve documentaire, pour la date à laquelle la citation à comparaître a été délivrée. Je note aussi que le formulaire FDA du demandeur est daté du 13 novembre 2017 et, comme l’a fait remarquer la SAR, ce formulaire ne dit pas que le BSP était à la recherche du demandeur le 10 novembre 2017. En outre, le demandeur a choisi de ne pas déposer d’affidavit personnel à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire. Ce choix n’est pas fatal en soi, mais, lorsque aucune preuve fondée sur la connaissance directe n’est déposée à l’appui d’une demande de contrôle judiciaire, toute erreur alléguée par un demandeur doit être manifeste au vu du dossier (voir Ebrahimshani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 89 au para 20). En l’espèce, je ne dispose d’aucune preuve pour appuyer la proposition selon laquelle la lettre de Shen no 2 contient des erreurs typographiques pertinentes, ou expliquant d’une quelque autre manière pourquoi la lettre ne concorde pas avec le témoignage du demandeur au sujet de la date de la deuxième visite alléguée du BSP. Plus important encore, je n’ai aucun élément de preuve démontrant que, si l’épouse du demandeur avait été auditionnée, son témoignage aurait été plus éclairant que la lettre de Shen no 2 concernant les visites alléguées du BSP le 30 septembre et le 17 novembre 2017.

[32] En l’espèce, la SAR ayant jugé admissibles les nouveaux éléments de preuve, elle avait le droit de les apprécier, y compris leur valeur probante, leur crédibilité et le poids qu’il convenait de leur accorder. L’appréciation qu’elle a faite de la lettre de Shen no 2 ne suscitait pas de nouveaux doutes au chapitre de la crédibilité qui n’étaient pas déjà connus du demandeur. Quant à la date de la deuxième visite du BSP, cette lettre, loin de corroborer la preuve documentaire du demandeur, la contredisait. Elle corroborait certes le témoignage du demandeur produit devant la SPR selon lequel il y avait eu une visite du BSP le 30 octobre 2017, mais elle ne dissipait pas les doutes de la SAR suscités par le fait que le demandeur n’avait pas mentionné ce fait allégué dans son formulaire FDA ni dans son formulaire FDA modifié. La lettre de Shen no 2 n’appuyait pas non plus son explication antérieure selon laquelle l’omission s’expliquait par une erreur de traduction – une explication rejetée par la SPR et la SAR. La SAR a aussi apprécié les lettres de Shen, dans le contexte des exigences à satisfaire pour la tenue d’une audience au titre du paragraphe 110(6), et elle a conclu que le fait que la lettre de Shen no 2 corroborait ou non les allégations du demandeur ne justifiait pas, en soi, d’accueillir la demande d’asile du demandeur, et, par conséquent, il n’y avait pas lieu de tenir une audience. Autrement dit, la lettre de Shen no 2 ne dissipait pas les autres doutes de la SAR quant à la crédibilité. Après avoir apprécié les autres éléments de preuve, la SAR a confirmé la décision de la SPR.

[33] Comme il a été mentionné dans la décision McBain CF (conf par 2017 CAF 204), un tribunal d’appel peut remédier à un manquement à l’équité procédurale dans des circonstances appropriées :

[48] Après avoir examiné la jurisprudence pertinente, je suis d’accord avec le défendeur que dans certaines circonstances, les tribunaux administratifs d’appel ont été reconnus comme ayant le pouvoir de remédier aux erreurs ou manquements de nature procédurale dans le cadre d’une décision d’une instance inférieure (Schmidt, au paragraphe 16; Taiga Works, précité, au paragraphe 17). Dans la décision Taiga Works, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a fait un examen exhaustif de la jurisprudence pertinente concernant le pouvoir d’un tribunal d’appel de remédier aux manquements à l’équité procédurale. Aux paragraphes 36 à 38, la Cour s’exprime ainsi :

[traduction]
[36] Le fait que la Cour suprême du Canada ait mentionné Harelkin et Cardinal en les approuvant tous les deux signifie qu’on ne peut estimer que Cardinal contredit le principe énoncé dans Harelkin (et King) selon lequel un tribunal d’appel peut remédier à un manquement aux règles de la justice naturelle ou à l’équité procédurale dans des circonstances appropriées.

[37] J’estime que Cardinal permet d’affirmer qu’on ne saurait faire fi d’un manquement aux règles de la justice naturelle ou à l’équité procédurale au motif que la cour de révision ou le tribunal d’appel estime que l’issue aurait été la même s’il n’y avait pas eu de manquement. Comme le démontrent les arrêts postérieurs à Cardinal auxquels j’ai renvoyé, Harelkin et King permettent toujours d’affirmer que les tribunaux d’appel peuvent, dans des circonstances appropriées, remédier à des manquements à la justice naturelle ou à l’équité procédurale commis par un tribunal inférieur. La question qui se pose ensuite est celle de savoir comment déterminer s’il a été remédié convenablement à de tels manquements.

[38] À l’instar du juge Huddart dans International Union of Engineers et du juge Berger de la Cour d’appel dans Stewart, je préfère l’approche préconisée par de Smith, Woolf et Jowell dans Judicial Review of Administrative Action. L’on devrait examiner les procédures devant le tribunal initial et devant le tribunal d’appel, puis décider si la procédure dans son ensemble satisfait aux exigences en matière d’équité. L’on devrait considérer toutes les circonstances, y compris les facteurs énumérés par de Smith, Woolf et Jowell.

[Non souligné dans l’original.]

[49] Les facteurs dont un tribunal devrait tenir compte pour décider si les propriétés curatives de l’appel ont garanti que l’ensemble de la procédure a atteint un niveau acceptable d’équité sont les suivants :

a) la gravité de l’erreur commise en première instance;

b) la probabilité que les effets préjudiciables découlant de l’erreur puissent également avoir perduré lors de la nouvelle audience;

c) la gravité des conséquences pour l’intéressé;

d) l’étendue des pouvoirs du tribunal d’appel;

e) si la décision du tribunal d’appel est fondée uniquement sur les éléments dont disposait le décideur initial ou si elle fait suite à une nouvelle audience.

Taiga Works, au paragraphe 28, citant de Smith, Woolf et Jowell, dans Judicial Review of Administrative Action, 5e édition (London : Sweet & Maxwell, 1995), aux pages 489 et 490; Schmidt, au paragraphe 16.

[34] Dans la présente affaire, le refus de la SPR d’autoriser l’épouse du demandeur à témoigner était un manquement important à l’équité procédurale, comme l’a reconnu la SAR. Je ne suis pas persuadée, cependant, que les effets préjudiciables de l’erreur ont perduré lors de l’audience de la SAR. Celle‑ci a pris en compte du contenu de la lettre de Shen no 2 et a soupesé cette lettre, laquelle avait pour objet [traduction] « de fournir des détails sur les faits qui s’étaient produits les 30 septembre et 17 novembre 2017 ». Elle est alors arrivée à la conclusion que la tenue d’une audience ne s’imposait pas. Fait à noter, comme il a été mentionné plus haut, la Cour ne dispose d’aucune preuve donnant à penser que, si l’épouse du demandeur avait témoigné, son témoignage aurait développé ou contredit la teneur de la lettre de Shen no 2. Le demandeur conjecture simplement la thèse d’une erreur typographique.

[35] Selon moi, la situation en l’espèce ne ressemble pas à celle de l’affaire McBain CF, où avaient été commis de multiples manquements à la procédure durant l’audience initiale, dont le fait de se fonder largement sur des éléments de preuve sans importance et non pertinents ainsi que, par conséquent, non admissibles qui avaient porté préjudice au demandeur. Malgré la reconnaissance de ce fait, des éléments de preuve non admissibles avaient été pris en considération au stade de l’appel, ce qui constituait un manquement à l’équité procédurale. La Cour avait jugé que la nature des manquements à la procédure au stade initial ainsi que leur omniprésence apparente d’un bout à l’autre du dossier utilisé au stade de l’appel n’étaient pas aisément réparés en l’absence d’une nouvelle audience. À l’inverse, dans la présente affaire, le manquement était distinct, et les éléments sur lesquels l’épouse du demandeur aurait témoigné ont été pris en considération par la SAR sous la forme des nouveaux éléments de preuve.

[36] Cependant, les conséquences pour le demandeur sont graves, puisque le refus de la SPR de faire droit à sa demande d’asile a été confirmé par la SAR.

[37] Quant aux deux derniers facteurs énoncés dans l’arrêt Taiga, ces facteurs sont, à mon avis, liés à l’argument du demandeur selon lequel la SAR a commis une erreur en ne renvoyant pas l’affaire à la SPR pour nouvelle décision.

[38] Cela est dû au fait que des contraintes légales s’appliquent aux cas où la SAR peut renvoyer une affaire à la SPR pour nouvelle décision.

[39] L’article 111 de la LIPR expose en détail les options possibles après que la SAR a examiné un appel. La SAR ne peut renvoyer une affaire à la SPR pour nouvelle décision que lorsqu’elle est d’avis que la SPR a commis une erreur de droit, une erreur de fait ou une erreur mixte de droit et de fait, et si elle estime qu’elle ne peut confirmer ou casser la décision de la SPR et rendre une décision définitive sans entendre la preuve testimoniale présentée à la SPR. Cette interprétation de l’article 111 a été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica] au para 103. Et, bien qu’elle porte sur des erreurs de fait, la décision Liao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1163, montre aux paragraphes 31 et 32 que la SAR n’est pas tenue de renvoyer une affaire à la SPR pour nouvelle décision quand elle constate une erreur.

[40] En l’espèce, la SAR a convenu que la SPR avait manqué à l’équité procédurale en n’autorisant pas l’épouse du demandeur à témoigner par téléconférence. Il ne fait donc aucun doute que la SPR a commis une erreur de droit (Newfoundland and Labrador Nurses’s Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 22), ce qui répond à la condition prévue à l’alinéa 111(2)a) de la LIPR. Toutefois, selon l’alinéa 111(2)b), pour renvoyer l’affaire, la SAR devait aussi estimer qu’elle ne pouvait confirmer la décision de la SPR sans tenir une nouvelle audience en vue du réexamen des éléments de preuve « qui [avaient] été présentés à la Section de la protection des réfugiés ». La difficulté réside en l’espèce dans le fait que la SPR ne disposait d’aucune preuve venant de l’épouse du demandeur par suite du manquement de la SPR à l’équité procédurale. Il n’y a donc pas d’analogie avec la situation visée à l’alinéa 111(2)b), où la SAR aurait pu estimer qu’elle ne pouvait confirmer la décision de la SPR sans réexaminer les éléments de preuve « qui [avaient] été présentés à la Section de la protection des réfugiés » (art 111(2)b)).

[41] Il y a donc une question réelle, non traitée par les parties : la SAR avait‑elle même le pouvoir de renvoyer l’affaire à la SPR, compte tenu des contraintes légales et des faits?

[42] En ce qui a trait au dernier facteur de l’arrêt Taiga, à savoir si la décision du tribunal d’appel est fondée uniquement sur les éléments dont disposait le décideur initial ou si elle fait suite à une nouvelle audience, un appel devant la SAR ne constitue pas un véritable processus de novo (Huruglica, au para 79). Les audiences de la SAR sont plutôt censées se dérouler sur la base du dossier dont disposait la SPR, « sauf dans des cas exceptionnels dans lesquels de nouveaux éléments de preuves pouvaient être admis et sous réserve du respect des exigences du paragraphe 110(6) » (Huruglica, au para 97). Vue dans ce contexte, la voie qui s’offrait manifestement au demandeur et à la SAR pour faciliter le témoignage de l’épouse du demandeur était la tenue d’une audience aux termes du paragraphe 110(6). Comme l’a reconnu le demandeur quand il a comparu devant moi, il aurait été possible, de ce fait, de remédier au manquement procédural de la SPR.

[43] Cependant, pour en arriver là, il fallait que les conditions du paragraphe 110(6) soient remplies. Sur ce point, la SAR a pris en compte les nouveaux éléments de preuve décrits dans la lettre de Shen no 2. Elle a conclu que la question de savoir si les nouveaux éléments de preuve corroboraient ou non les allégations du demandeur ne justifiait pas, en soi, d’accueillir la demande d’asile du demandeur et, donc, ne remplissait pas les conditions du paragraphe 110(6) pour la tenue d’une audience. En outre, pour les motifs qu’elle exposait, la SAR a accordé peu de poids aux lettres de Shen pour ce qui était de corroborer le témoignage du demandeur relativement au moment et à la façon dont le BSP continuait de le rechercher. La décision de la SAR expose ses autres conclusions défavorables quant à la crédibilité, notamment en rapport avec la lettre des États‑Unis, la description du demandeur comme personne d’intérêt pour le BSP au moment où il a quitté la Chine, rendant ainsi nécessaire son recours à un passeur, ainsi que l’authenticité de sa citation à comparaître.

[44] Vu ces conclusions, et considérant le rôle de la SAR en appel ainsi que les contraintes légales applicables, de même que l’absence de toute preuve montrant que l’épouse du demandeur aurait produit un témoignage allant au‑delà de ce qu’elle écrivait dans la lettre de Shen no 2, je suis d’avis que la SAR a remédié au manquement de la SPR à l’équité procédurale, parce que le refus d’autoriser l’épouse du demandeur à témoigner n’a eu aucun effet important sur l’équité globale du processus.

[45] Comme dans l’affaire Marin, la crédibilité du demandeur était la question déterminante à laquelle devaient répondre la SPR ainsi que la SAR, et il y avait des raisons suffisantes de rejeter son appel, même sans le témoignage de son épouse – lequel allait devoir supplanter les énoncés de la lettre de Shen no 2 qui étaient incompatibles avec la preuve documentaire du demandeur.

Deuxième question : la SAR a‑t‑elle interprété erronément la preuve, rendant ainsi sa décision déraisonnable?

[46] Le demandeur soutient que la SAR a interprété erronément la preuve à au moins trois reprises, rendant de ce fait sa décision déraisonnable.

[47] Premièrement, au paragraphe 30 de ses motifs, la SAR dit que le demandeur n’a pas mentionné la visite faite par le BSP chez lui le 30 septembre 2017. Le demandeur reconnaît que cette visite n’était pas mentionnée dans son formulaire FDA, mais il affirme avoir bel et bien témoigné, à l’audience, à propos de l’incident du 30 septembre 2017. Selon moi, après lecture intégrale des motifs de la SAR, il est clair que la SAR a tenu compte du témoignage du demandeur à propos du 30 septembre, mais elle lui a accordé peu de poids, puisque cela avait été omis dans son formulaire FDA ainsi que dans son formulaire FDA modifié, et le demandeur n’avait pas donné d’explication satisfaisante au sujet des omissions. La SAR n’a pas interprété erronément cette preuve.

[48] Deuxièmement, le demandeur soutient qu’au paragraphe 41 de ses motifs, la SAR déclare qu’il a fourni des éléments de preuve contradictoires concernant la question de savoir s’il était devenu une personne recherchée en vue d’être arrêtée avant ou après son départ de la Chine. La SAR a donc tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité concernant la question de savoir s’il était une personne d’intérêt pour le BSP à la date de son départ. Le demandeur souligne plusieurs extraits de la transcription de son témoignage produit devant la SPR pour montrer qu’il a été constant dans son témoignage relatif aux efforts déployés par le BSP pour le trouver et l’arrêter.

[49] Après examen de cette preuve dans son intégralité, je conviens avec le demandeur que l’information qu’il a communiquée — en dépit de questions et réponses imprécises, d’une certaine confusion et de quelques éclaircissements — portait que, avant de quitter la Chine, il était recherché seulement pour interrogatoire, et que ce n’est qu’après qu’il a quitté la Chine que le BSP a voulu l’arrêter. Par conséquent, dans la mesure où la conclusion de la SAR selon laquelle le témoignage contradictoire du demandeur sur ce point mine sa crédibilité quant à savoir s’il était ou non une personne d’intérêt pour le BSP au moment de quitter la Chine, cette conclusion est déraisonnable. Toutefois, la SAR a aussi conclu que cela minait la crédibilité du demandeur à propos de la raison pour laquelle il avait dû engager un passeur pour quitter la Chine. C’est‑à‑dire que, si le BSP ne cherchait pas à arrêter le demandeur, alors il n’est pas possible d’établir clairement pourquoi il aurait eu besoin de l’aide d’un passeur. Sur ce point, la SAR a aussi conclu que le demandeur avait intentionnellement témoigné de façon évasive au sujet du rôle du passeur et de la véracité de l’information qu’il avait fournie relativement aux visas.

[50] Troisièmement, le demandeur soutient que la SAR a cité le CND établi pour la Chine, daté du 31 octobre 2017 [le CND 2017], qui contient le point 9.10 de la RDI CHN104458.EF, datée du 18 octobre 2013, pour constater qu’il n’y avait eu, en Chine, depuis 2003, aucune modification dans la mise en forme des citations à comparaître. La SAR a alors comparé la citation à comparaître présentée par le demandeur avec un modèle trouvé dans le CND 2017, point 9.3 de la RDI CHN105217.EF du 20 octobre 2015.

[51] Le demandeur prétend que la preuve au dossier ne permettait pas d’établir que le format de citation à comparaître n’avait pas été modifié entre octobre 2015 et la date à laquelle la citation à comparaître a été délivrée au demandeur en novembre 2017. Faisant référence à la décision Ma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 163 [Ma] aux para 20‑23, le demandeur soutient que la Cour a jugé qu’on ne pouvait raisonnablement invoquer des modèles désuets de documents étrangers à titre de preuve probante.

[52] Le défendeur soutient que, bien que le modèle de citation à comparaître et la citation à comparaître délivrée au demandeur soient très semblables, la SAR a relevé plusieurs différences notables entre les documents. Compte tenu de cela, et puisque, selon la preuve documentaire, il ne devrait pas y avoir de différences, la SAR a raisonnablement conclu que la citation à comparaître délivrée au demandeur était frauduleuse. En outre, le demandeur soulève seulement la simple possibilité d’une erreur dans la manière dont la SAR a apprécié la citation à comparaître, et le défendeur ajoute que, dans la décision Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 450 [Lin] aux para 23‑25, la Cour a distingué l’affaire Ma de celle dont elle était saisie.

[53] L’argument du demandeur correspond exactement à celui avancé dans l’affaire Lin. Dans cette affaire, les demandeurs faisaient remarquer que la RDI considérée n’avait pas été mise à jour depuis 2003 (ils citaient la décision Ma) et affirmaient que l’abondance généralisée de documents frauduleux en Chine n’était pas un motif suffisant pour conclure qu’un document donné était frauduleux. Le juge Fothergill a convenu avec le ministre que les demandeurs devaient préciser, avec un degré de précision raisonnable, les erreurs commises, selon eux, par la SAR dans son appréciation des documents, et il a conclu qu’ils ne l’avaient pas fait. Et, fait révélateur, le juge a ajouté :

[26] La RDI dont il est question dans Ma était incluse dans le cartable documentaire national [CND] relatif à la Chine qui a été publié en 2013, mais en l’espèce, la SAR a cité la RDI figurant dans le CND relatif à la Chine daté du 31 mars 2017. La RDI n’a pas changé, et son inclusion dans le CND de 2017 était une forte indication qu’elle demeurait à jour; il était donc raisonnable pour la SAR de s’y fier.

[Non souligné dans l’original.]

[54] En l’espèce, le demandeur soutient que le modèle de citation à comparaître est désuet, mais il n’en apporte pas la preuve. En effet, selon la preuve documentaire non contestée, durant la période de dix ans qui s’est écoulée entre 2003 et 2013, aucune modification n’avait été apportée au modèle de citation à comparaître utilisé en Chine. Il n’était donc pas invraisemblable qu’il n’y ait pas eu non plus de changement durant la période de deux ans allant de la RDI d’octobre 2015 — qui figure dans le CND de 2017 — au 10 novembre 2017, date à laquelle, allègue le demandeur, sa citation à comparaître a été délivrée. Plus important encore, et comme il a été mentionné dans la décision Lin, l’inclusion de la RDI 2015 dans le CND de 2017 est une forte indication qu’elle était demeurée à jour. Il était donc raisonnable pour la SAR de s’y fier.

[55] Enfin, bien que je souscrive à l’observation du demandeur selon laquelle la SAR affirme à tort que le demandeur a témoigné à l’audience avoir reçu sa citation à comparaître en ligne, cela n’équivaut pas à une erreur susceptible de contrôle. Après appréciation de l’authenticité de la citation à comparaître par comparaison avec le modèle de citation à comparaître, la SAR a déclaré que, selon le témoignage du demandeur, la citation à comparaître lui avait été délivrée en ligne. La SAR a ensuite fait remarquer que la preuve documentaire n’indiquait pas que des citations à comparaître coercitives étaient délivrées en ligne, encore que certains documents judiciaires puissent l’être. Elle a conclu qu’au vu de la citation à comparaître délivrée au demandeur, rien n’indiquait qu’elle l’avait été par voie électronique. La SAR n’a pas tiré, à ce sujet, de conclusion particulière défavorable en matière de crédibilité. Puis, au paragraphe suivant, elle concluait que la citation à comparaître soumise par le demandeur ne concordait pas avec le modèle objectif figurant dans la preuve documentaire, elle soulignait que les documents frauduleux étaient courants en Chine, elle concluait que, selon la prépondérance des probabilités, la citation à comparaître du demandeur était frauduleuse et elle souscrivait à l’appréciation de la SPR sur ce point.

[56] En résumé, pour les motifs ci‑dessus, je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que l’effet combiné des interprétations erronées alléguées de la preuve rend déraisonnable la décision de la SAR.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑3852‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Il ne sera pas adjugé de dépens;

  3. Aucune question grave de portée générale n’a été proposée pour certification ni ne se pose.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3852‑20

 

INTITULÉ :

LIANDONG YE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR viDÉOconfÉrence, SUR LA PLATE‑FORME Zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 SeptembRe 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 4 OctobRe 2021

 

COMPARUTIONS :

Alison Pridham

 

POUR LE demandeur

 

Neeta Logsetty

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis et Associés

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

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