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Date : 20211028


Dossier : T‑951‑20

Référence : 2021 CF 1154

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

ABDALLAH ZOGHBI

demandeur

et

Air Canada

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Monsieur Abdallah Zoghbi demande le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission] a rejeté sa plainte pour atteinte aux droits de la personne. La Commission a conclu que, même si la plainte de M. Zoghbi était fondée, la Loi sur le transport aérien, LRC 1985, c C‑26 [la LTA] empêcherait toute réparation utile. Par conséquent, la Commission a rejeté la plainte comme étant frivole au titre de l’alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 [la LCDP].

[2] La LTA intègre dans le droit national canadien la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, 2242 RTNU 309 [la Convention de Montréal]. Les circonstances qui ont donné lieu à la plainte de M. Zoghbi sont survenues sur un vol international reliant Halifax, en Nouvelle‑Écosse, à Londres, en Angleterre. La Commission a donc conclu que la limite de la responsabilité prévue à l’article 29 de la Convention de Montréal s’appliquait et empêchait toute réparation utile.

[3] La Commission a tenu pour acquis que l’éventuelle absence d’indemnisation financière des atteintes aux droits de la personne dans le contexte du transport aérien international faisait obstacle à toutes les réparations utiles. La Commission n’a pas examiné l’opportunité d’accorder d’autres réparations, telles que des mesures de redressement à l’égard de l’acte discriminatoire reproché ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables.

[4] La décision de la Commission de rejeter la plainte de M. Zoghbi comme étant frivole était donc déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Contexte

[5] M. Zoghbi est un citoyen canadien d’origine libanaise. En décembre 2016, il voyageait pour rendre visite à son père âgé, qui avait été hospitalisé au Liban. M. Zoghbi devait partir de l’aéroport international d’Halifax le 20 décembre 2016 avant de faire une correspondance à Londres pour un vol à destination de Beyrouth.

[6] M. Zoghbi est monté à bord de l’avion et a trouvé son siège. Il a déposé son veston sur le siège inoccupé à côté du sien. Il a ensuite parlé à son épouse en arabe sur son téléphone mobile. Une agente de bord s’est approchée de M. Zoghbi et lui a dit de déplacer son veston d’une manière que M. Zoghbi a jugée brusque. Il a obéi, en exprimant toutefois son mécontentement à l’égard du ton qu’elle avait utilisé. Il a demandé à parler à un gestionnaire.

[7] Peu après, un agent d’Air Canada s’est approché de M. Zoghbi et lui a demandé de sortir sur la passerelle menant à l’avion. M. Zoghbi a suivi l’agent, croyant qu’il allait discuter du comportement de l’agente de bord. Une fois sorti de l’avion, il a été informé qu’il ne serait pas autorisé à prendre le vol en raison de son inconduite. M. Zoghbi a protesté et a expliqué qu’il devait aller rendre visite à son père malade.

[8] L’agent d’embarquement a fourni à M. Zoghbi un numéro sans frais où appeler pour réserver un nouveau vol. M. Zoghbi a téléphoné au numéro et laissé un message, mais son appel n’a pas été retourné. M. Zoghbi n’a reçu qu’un remboursement partiel de son billet d’avion.

[9] À l’insu de M. Zoghbi, l’agent d’embarquement a noté dans son dossier passager qu’il avait fait [traduction] « usage de violence verbale envers une agente de bord et le personnel d’embarquement », et il a alerté les responsables de la sécurité chez Air Canada. Air Canada a par la suite imposé une interdiction de voyager à M. Zoghbi et l’a informé que l’interdiction resterait en vigueur jusqu’à ce qu’il convainque Air Canada qu’il ne posait plus un risque.

[10] Le 19 décembre 2017, M. Zoghbi a déposé auprès de la Commission une plainte selon laquelle Air Canada avait fait preuve de discrimination fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur ou la religion.

[11] Le 10 janvier 2018, la Commission a avisé M. Zoghbi qu’elle préparait un rapport d’examen préalable fondé sur les articles 40 et 41 de la LCDP [le rapport fondé sur les articles 40 et 41] en raison de l’application possible de la Convention de Montréal à sa plainte. La Commission a informé M. Zoghbi que, si elle n’avait pas compétence pour lui offrir une réparation utile, sa plainte serait rejetée comme étant frivole au titre de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP. M. Zoghbi et Air Canada ont tous deux été invités à présenter des observations.

[12] M. Zoghbi a demandé l’aide de M. Gabor Lukacs, un défenseur des droits des passagers aériens. Le 17 février 2018, M. Lukacs a présenté des observations écrites à la Commission au nom de M. Zoghbi, dans lesquelles il a affirmé ce qui suit :

[traduction]

a) La Commission s’est aventurée sur le territoire interdit de l’examen des questions de droit, un pouvoir que le législateur n’a pas conféré à la Commission et qui est plutôt réservé au Tribunal canadien des droits de la personne. Le rôle de la Commission se limite à l’évaluation de la suffisance de la preuve. La façon appropriée pour la Commission de régler les questions de droit est de demander l’aide de la Cour fédérale comme le prévoit le paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales.

b) En droit, la Convention de Montréal ne s’applique pas à la plainte de M. Zoghbi, car aucun transport aérien international n’a été effectué. M. Zoghbi s’est vu refuser le transport par Air Canada, et il n’a jamais quitté Halifax, en Nouvelle‑Écosse, au Canada.

À titre subsidiaire, si la Convention de Montréal s’appliquait et si elle limitait les droits que la Loi canadienne sur les droits de la personne garantit à M. Zhoghbi [sic], alors la Loi sur le transport aérien mettant en œuvre la Convention violerait l’article 15 de la Charte et devrait, par conséquent, être « interprétée d’une manière restrictive ».

c) La discrimination reprochée est grave, et il n’est pas « parfaitement clair » qu’il existe peu ou pas de réparations utiles sous le régime de la LCDP. La Convention de Montréal n’a pas d’incidence sur les vastes pouvoirs correctifs dont dispose le Tribunal canadien des droits de la personne en vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP.

[13] Le rapport fondé sur les articles 40 et 41 a été remis aux parties le 15 juillet 2019. Voici la conclusion et la recommandation figurant dans le rapport :

[traduction]
Conclusion générale

69. La conclusion générale du présent rapport est que la Commission ne devrait pas statuer sur la plainte pour l’une ou l’autre des raisons suivantes :

elle est vexatoire au sens de la LCDP parce qu’elle a été réglée au moyen d’une entente de règlement entre les parties;

si elle n’est pas vexatoire, la Commission devrait renvoyer le plaignant au processus de l’Office des transports du Canada, car la plainte pourrait avantageusement être instruite sous le régime de la Loi sur les transports au Canada;

elle est frivole au sens de la LCDP parce qu’il n’y a pas de mesure de réparation pratique que le Tribunal pourrait ordonner.

Recommandation

70. Il est recommandé, en application des alinéas 41(1)b) et d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, que la Commission ne statue pas sur la plainte pour l’une ou l’autre des raisons suivantes :

la plainte pourrait avantageusement être instruite selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

la plainte est frivole ou vexatoire.

[14] Le 23 août 2019, M. Lukacs a répondu au rapport fondé sur les articles 40 et 41 au nom de M. Zoghbi. Il s’est opposé à la conclusion et à la recommandation figurant dans le rapport pour les motifs suivants :

[traduction]

I. Le rapport traite de deux questions qui n’ont pas été mentionnées dans l’invitation à présenter des observations lancée par la Commission le 22 janvier 2018. L’auteure du rapport s’est fait une idée sur ces questions en se fondant sur les observations ex parte d’Air Canada, sans d’abord donner au plaignant la possibilité d’y répondre. De plus, la Commission a refusé de communiquer des pièces clés.

II. Le rapport assimile l’incident des 20 et 21 décembre 2016 qui fait l’objet de la plainte à un incident distinct survenu en 2017 qui a été entièrement réglé. Le plaignant n’a jamais reçu d’indemnisation relativement à l’incident des 20 et 21 décembre 2016.

III. La conclusion du rapport portant que la plainte devrait être renvoyée à l’Office des transports du Canada est déraisonnable et incompatible avec la conclusion selon laquelle l’Office n’est pas en mesure d’offrir de réparations (par 42).

IV. Le rapport est censé trancher des questions de droit relatives à la Convention de Montréal, alors que la Commission n’a pas compétence pour le faire. De plus, le rapport conclut à tort que la Convention de Montréal s’applique et empêche le Tribunal canadien des droits de la personne d’accorder des dommages‑intérêts aux plaignants.

[15] Il s’en est suivi un échange prolongé de correspondance entre M. Lukacs et l’enquêteuse de la Commission, principalement au sujet de la longueur des observations écrites de M. Lukacs. L’enquêteuse avait accepté de porter la limite habituelle de cinq pages à dix pages, sauf que M. Lukacs a présenté quinze pages d’observations.

[16] Il semble, d’après le dossier certifié du tribunal, que les quinze pages d’observations écrites de M. Lukacs ont toutes été transmises à la Commission, avec le rapport fondé sur les articles 40 et 41 et les observations écrites d’Air Canada.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[17] Le 2 mars 2020, la Commission a rejeté la plainte pour atteinte aux droits de la personne de M. Zoghbi en se fondant uniquement sur l’application de la Convention de Montréal. La Commission a conclu qu’il était inutile d’examiner les deux questions supplémentaires soulevées par Air Canada, dont M. Zoghbi n’avait pas été avisé, à savoir la conclusion du rapport fondé sur les articles 40 et 41 selon laquelle la plainte était vexatoire parce qu’elle avait été réglée au moyen d’une entente de règlement entre les parties, ou, si la plainte n’était pas vexatoire, la recommandation voulant que la Commission renvoie le plaignant au processus de l’Office des transports du Canada parce que la plainte pourrait avantageusement être instruite sous le régime de la Loi sur les transports au Canada, LC 1996, c 10.

[18] La Commission a conclu que l’interdiction de voyager émise contre M. Zoghbi par Air Canada le 30 décembre 2016 avait été retirée et n’était donc plus en litige. Elle a également conclu que M. Zoghbi avait été dédommagé du refus d’Air Canada de le transporter le 23 février 2017, et que cet aspect de sa plainte avait donc été réglé.

[19] Le reste de la décision de la Commission est ainsi libellé :

[traduction]
La seule question en suspens dans cette plainte est donc l’incident qui s’est produit les 20 et 21 décembre 2016, lorsque le plaignant n’a pas été autorisé à monter à bord de l’avion. En ce qui concerne cet événement, la Commission adopte les constatations, l’analyse et la conclusion énoncées aux paragraphes 60 à 68 du rapport [fondé sur les articles 40 et 41]. En guise de réparation à l’égard de cet incident, le plaignant demande des excuses et une indemnisation, lesquelles ne peuvent être ordonnées pour les raisons expliquées dans le rapport. La plainte est donc frivole au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP.

De plus, la Commission n’accepte pas les arguments du plaignant à propos de la capacité de la Commission d’appliquer la loi au‑delà de sa loi habilitante. La Commission ne rend pas de décisions en vase clos. Elle a le droit de prendre avis des lois adoptées par le Parlement telles que la Loi sur le transport aérien, LRC 1985, c C‑26, qui intègre la Convention de Montréal dans le droit canadien.

IV. Questions en litige

[20] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La preuve d’expert concernant le droit international est‑elle admissible dans la présente instance?

  2. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  3. La Commission a‑t‑elle le pouvoir d’interpréter et d’appliquer la loi au‑delà de sa loi habilitante?

  4. La décision de la Commission de rejeter la plainte de M. Zoghbi était‑elle raisonnable?

  5. La Cour devrait‑elle trancher la question constitutionnelle?

V. Analyse

A. La preuve d’expert concernant le droit international est‑elle admissible dans la présente instance?

[21] Le 18 décembre 2020, M. Zoghbi a présenté une requête par écrit au titre de l’article 359 des Règles des Cours fédérales, DORS 98‑106, pour obtenir l’autorisation de déposer l’affidavit de Phoebe Okowa, professeure de droit international à l’Université Queen Mary de Londres [l’affidavit Okowa]. Dans son affidavit, la professeure Okowa donne son opinion sur le lien juridique entre les obligations des États parties à la Convention de Montréal et celles des États parties à la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, RT Can 1970 no 28 [la CEDR]; plus précisément, le lien juridique en droit international entre l’article 29 de la Convention de Montréal, qui régit certaines actions en dommages‑intérêts découlant du transport aérien international, et l’article 6 de la CEDR, qui oblige les États à offrir des réparations efficaces en cas de discrimination raciale privée.

[22] Par ordonnance datée du 15 février 2021, le protonotaire Kevin Aalto a permis à M. Zoghbi de déposer l’affidavit Okowa, mais sans porter atteinte au droit d’Air Canada de faire valoir à l’audition de la demande de contrôle judiciaire que l’affidavit n’était pas admissible parce qu’il n’était ni pertinent ni nécessaire, ou pour tout autre motif que pourrait soulever Air Canada. Le protonotaire Aalto a également accordé à Air Canada l’autorisation de déposer un affidavit d’expert en réponse si elle le souhaitait.

[23] Air Canada a répondu à l’affidavit Okowa par l’affidavit de Paul Dempsey, professeur émérite de droit aérien et spatial et directeur émérite de l’Institut de droit aérien et spatial de l’Université McGill [l’affidavit Dempsey]. Néanmoins, Air Canada estime que l’opinion d’expert en droit international n’est pas nécessaire au contrôle judiciaire de la décision de la Commission.

[24] Comme l’analyse qui suit le montrera clairement, la présente demande de contrôle judiciaire peut être tranchée sans recours à l’opinion d’expert en droit international. Bien qu’ils fournissent un contexte intéressant, l’affidavit Okowa et l’affidavit Dempsey ne sont nécessaires ou pertinents pour aucune question dont la Cour est à bon droit saisie dans la présente demande de contrôle judiciaire. La preuve d’expert concernant le droit international n’est donc pas admissible dans la présente instance.

B. Quelle est la norme de contrôle applicable?

[25] Les décisions par lesquelles la Commission rejette des plaintes au titre de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP peuvent normalement faire l’objet d’un contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Stukanov c Canada (Procureur général), 2021 CF 49 au para 28). Toutefois, M. Zoghbi soutient que la décision de la Commission en l’espèce est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, parce que la Commission a interprété et appliqué la loi au‑delà de sa loi habilitante (invoquant l’arrêt Cooper c Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854 [Cooper]).

[26] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a établi que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle présumée applicable dans tous les cas, sous réserve d’exceptions limitées. Cette présomption peut être réfutée dans l’une de trois situations : a) lorsque le législateur indique que les cours de justice ont l’obligation d’appliquer la norme de la décision correcte; b) lorsqu’il y a un mécanisme d’appel d’une décision administrative devant une cour; c) lorsque la primauté du droit exige que les cours de justice appliquent la norme de la décision correcte, notamment à l’égard des questions constitutionnelles, des questions de droit générales d’une importance capitale pour le système juridique, et des questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, au para 53).

[27] Dans la présente affaire, la Commission n’a pas tenu compte de la conclusion du rapport fondé sur les articles 40 et 41 selon laquelle la plainte de M. Zoghbi pourrait avantageusement être instruite sous le régime de la Loi sur les transports au Canada. Il n’était donc pas nécessaire que la Commission évalue les délimitations de ses compétences par rapport à celles de l’Office des transports du Canada. Ni le rapport fondé sur les articles 40 et 41 ni la Commission n’ont tenu compte de l’affirmation de M. Zoghbi selon laquelle toute limitation par la LTA des droits que lui confère la LCDP est contraire à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11 [la Charte].

[28] M. Zoghbi soutient que l’interprétation et l’application de la LTA, qui supposent nécessairement l’interprétation d’un traité international, sont une question de droit générale d’une importance capitale pour le système juridique. Il n’a fourni aucun fondement à l’appui de cet argument.

[29] M. Zoghbi n’a pas réfuté la présomption selon laquelle la décision de la Commission est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Ainsi, la Cour ne doit intervenir que si « [la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). Ces critères sont respectés si les motifs permettent à la Cour de comprendre pourquoi la décision a été rendue et d’établir si la décision appartient aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux para 85‑86, citant l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

C. La Commission a‑t‑elle le pouvoir d’interpréter et d’appliquer la loi au‑delà de sa loi habilitante?

[30] M. Zoghbi affirme que la Commission ne peut trancher des questions de droit allant au‑delà de sa loi habilitante. Le rôle principal de la Commission consiste plutôt à vérifier s’il existe une preuve suffisante (citant Cooper, au para 53).

[31] Dans l’arrêt Cooper, la Cour suprême du Canada a déclaré que la Commission n’avait pas compétence pour examiner la constitutionnalité de sa loi habilitante. La compétence du Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal] pour procéder à un examen constitutionnel de la LCDP n’a pas été reconnue non plus.

[32] Dix‑sept ans plus tard, la Cour suprême du Canada a réexaminé en profondeur l’arrêt Cooper dans l’affaire Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c Martin; Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c Laseur, 2003 CSC 54 [Martin]. M. Zoghbi affirme néanmoins que l’arrêt Cooper demeure valide en droit.

[33] Au paragraphe 47 de l’arrêt Martin, le juge d’appel Gonthier a déclaré ce qui suit, au nom de la majorité de la Cour suprême :

À mon avis, les nouvelles règles actuellement en vigueur auraient permis d’arriver au même résultat que dans l’arrêt Cooper, compte tenu de la conclusion du juge La Forest que la commission n’avait aucun pouvoir exprès ou implicite de trancher les questions de droit découlant de l’application de l’al. 15c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il est donc inutile, pour le moment, de revoir la décision rendue dans cette affaire. J’estime cependant que, dans la mesure où il est incompatible avec les présents motifs, le raisonnement des juges majoritaires dans l’arrêt Cooper n’est plus valable. Cela est particulièrement vrai dans la mesure où il laisse entendre que la distinction entre les questions de droit générales et les questions de droit limitées est généralement utile pour analyser le pouvoir d’un tribunal administratif d’appliquer la Charte, ou que la nature juridictionnelle de l’organisme administratif est un facteur nécessaire (voire prépondérant) dans la recherche d’un pouvoir implicite. De même, les opinions exprimées par le juge en chef Lamer dans ses motifs concourants vont à l’encontre de l’approche actuelle et ne sauraient être invoquées.

[34] Les arrêts Cooper et Martin portaient tous deux sur le pouvoir de la Commission et du Tribunal de trancher des questions constitutionnelles. Il n’est pas contesté que la Commission a le pouvoir de trancher des questions juridiques relatives aux limites de sa propre compétence. L’article 41 de la LCDP confère à la Commission le mandat de statuer sur toute plainte « à moins qu’elle estime celle‑ci irrecevable pour un des motifs suivants : [...] c) la plainte n’est pas de sa compétence ».

[35] La Commission a rejeté l’argument de M. Zoghbi selon lequel elle n’avait pas compétence pour interpréter et appliquer des lois autres que la LCDP :

[traduction]

De plus, la Commission n’accepte pas les arguments du plaignant à propos de la capacité de la Commission d’appliquer la loi au‑delà de sa loi habilitante. La Commission ne rend pas de décisions en vase clos. Elle a le droit de prendre avis des lois adoptées par le Parlement telles que la Loi sur le transport aérien, LRC 1985, c C‑26, qui intègre la Convention de Montréal dans le droit canadien.

[36] Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ennis, 2021 CAF 95, la Cour d’appel fédérale a affirmé que la Commission dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire et jouit d’une latitude remarquable dans l’exercice de sa fonction d’examen préalable (au para 57). Dans l’arrêt Gregg c Association des pilotes d’Air Canada, 2019 CAF 218, autre décision récente de la Cour d’appel fédérale, le juge Donald Rennie (dissident, mais pas sur ce point) a fait observer au paragraphe 14 que « [l]e rejet d’une plainte au motif qu’il est clair et évident qu’elle est vouée à l’échec nécessite une évaluation de celle‑ci à l’aune de balises ou critères objectifs, notamment les faits, les conditions énoncées dans la loi ou la jurisprudence et les précédents ».

[37] L’affaire Northcott c Canada (Procureur général), 2021 CF 289 [Northcott], qui présente une certaine ressemblance avec la présente affaire, portait sur la décision de la Commission de rejeter une plainte parce que la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5 empêchait toute réparation utile (au para 23) :

[...] l’enquêteur a conclu que l’article 10.1 [de la Loi sur les Indiens] empêchait également le Tribunal d’ordonner toute mesure de réparation utile à l’égard de cette partie de la plainte. Après avoir conclu que des dommages‑intérêts ne pouvaient être accordés pour l’une ou l’autre des réclamations, l’enquêteur a conclu que [traduction] « il ne semble pas y avoir de mesure de réparation pratique que le Tribunal pourrait ordonner en ce qui concerne la question de l’obtention du statut d’Indien ». En l’absence d’une mesure de réparation pratique, l’enquêteur a conclu que toutes les allégations étaient frivoles, au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP, et a recommandé que la CCDP ne traite pas la plainte.

[38] Le juge Patrick Gleeson a appliqué la norme de la décision raisonnable à son examen de l’interprétation et de l’application de la loi par la Commission au‑delà de sa loi habilitante, concluant de manière implicite que la Commission avait le pouvoir de le faire (Northcott, au para 31) :

Les décisions par lesquelles la CCDP rejette des plaintes aux termes de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP sont examinées selon la norme de la décision raisonnable (Stukanov c Canada (Procureur général), 2021 CF 49 au para 28). L’interprétation d’une loi par un décideur doit également être examinée en fonction de la norme du caractère raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 115 [Vavilov]). Lorsqu’ils interprètent une loi, « [l]es décideurs administratifs ne sont pas tenus dans tous les cas de procéder à une interprétation formaliste de la loi, » bien que le bien‑fondé de leur interprétation doive toujours être conforme au libellé, au contexte et à l’objet de la disposition (Vavilov aux para 119 et 120). « Lorsque le sens d’une disposition législative est contesté au cours d’une instance administrative, il incombe au décideur de démontrer dans ses motifs qu’il était conscient de ces éléments essentiels. » (Vavilov au para 120)

[39] Comme dans l’affaire Northcott, la Commission a rendu dans la présente affaire une décision concernant sa capacité d’offrir des réparations à l’égard de l’atteinte reprochée aux droits de la personne de M. Zoghbi. La Commission a raisonnablement conclu que la question de savoir si la LTA et la Convention de Montréal empêchaient certaines réparations relevait des attributions qui lui étaient conférées par les alinéas 41(1)c) et d) de la LCDP.

D. La décision de la Commission de rejeter la plainte de M. Zoghbi était‑elle raisonnable?

[40] La Commission a fondé sa décision de rejeter la plainte de M. Zoghbi uniquement sur la LTA, qui intègre la Convention de Montréal dans le droit canadien. La Commission a adopté les constatations, l’analyse et la conclusion exposées aux paragraphes 60 à 68 du rapport fondé sur les articles 40 et 41. La Commission a conclu qu’aucune des réparations demandées par M. Zoghbi, plus précisément des excuses et une indemnisation financière, ne pouvait être ordonnée pour les raisons expliquées dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41.

[41] L’auteure du rapport fondé sur les articles 40 et 41 [l’enquêteuse] a souligné que la plainte de M. Zoghbi s’inscrivait dans le contexte du transport aérien international et que la Convention de Montréal s’appliquait donc. L’article 29 de la Convention de Montréal crée des règles exclusives régissant la responsabilité d’une compagnie aérienne en cas d’incidents qui surviennent au cours d’un transport aérien international, et interdit tous les dommages pécuniaires sauf en cas de mort ou de lésion corporelle.

[42] L’enquêteuse s’est reportée à l’arrêt Thibodeau c Air Canada, 2014 CSC 67 [Thibodeau], une décision de la Cour suprême du Canada qui portait sur des demandes d’indemnisation financière après que le commissaire aux langues officielles eut accueilli des plaintes contre Air Canada sous le régime de la Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 [la LLO]. L’enquêteuse a conclu que, conformément à l’arrêt Thibodeau, l’interdiction d’obtenir des dommages‑intérêts qui est prévue dans la Convention de Montréal s’appliquait aux droits fondamentaux quasi constitutionnels. L’enquêteuse a poursuivi son raisonnement de la manière suivante (au par 62) :

[traduction]
L’arrêt Thibodeau portait sur une atteinte aux droits linguistiques, mais les mêmes principes pourraient s’appliquer aux violations de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Cela signifie que, même si le plaignant avait gain de cause devant le Tribunal, celui‑ci pourrait ne pas être en mesure d’ordonner des dommages‑intérêts pour indemniser le plaignant qui a subi un préjudice moral.

[Non souligné dans l’original.]

[43] L’enquêteuse a rejeté l’argument de M. Zoghbi selon lequel la Convention de Montréal ne s’appliquait pas à sa situation parce qu’il n’avait jamais été autorisé à prendre le vol d’Air Canada. L’enquêteuse a conclu que la Convention de Montréal s’appliquait à l’embarquement et au débarquement et a reproduit l’extrait suivant de l’arrêt Thibodeau :

[67] Dans l’affaire King c. American Airlines, Inc., 284 F.3d 352 (2d Cir. 2002), M. et Mme King réclamaient des dommages‑intérêts devant la Cour de district des États‑Unis du district nord de New York, alléguant qu’ils avaient été victimes de discrimination raciale en violation du droit à l’égalité que leur garantit le 42 U.S.C. § 1981. Les King invoquaient également la Federal Aviation Act, 49 U.S.C. § 41310(a), et diverses autres lois des États et lois fédérales. Ils soutenaient qu’American Airlines [traduction] « les avait évincés d’un vol surréservé en raison de leur race » : p. 355. La Cour d’appel fédérale des États‑Unis pour le deuxième circuit devait déterminer si la Convention de Varsovie s’appliquait au recours en dommages‑intérêts des King. Dans l’affirmative, le recours était irrecevable, puisqu’il avait été exercé après le délai de prescription de deux ans prévu à l’article 29 de cette convention.

[68] S’exprimant au nom de la Cour de circuit, la juge Sotomayor (maintenant juge à la Cour suprême des États‑Unis) a conclu que la demande relevait du champ d’application substantiel de l’article 17 de la Convention de Varsovie, lequel s’applique de façon exhaustive aux recours pour préjudice subi « au cours de [l’une des] opérations d’embarquement » : p. 359‑360.

[44] L’enquêteuse a ajouté ce qui suit au paragraphe 65 du rapport fondé sur les articles 40 et 41 :

[traduction]
Dans l’arrêt Thibodeau, la Cour suprême a souscrit à l’analyse exposée dans l’arrêt King et à l’application de la Convention de Montréal aux questions d’embarquement. Compte tenu de tout ce qui précède, il semble que la Convention de Montréal s’applique aux allégations avancées dans la présente plainte, étant donné que les actes reprochés se sont produits au cours de l’embarquement. Par conséquent, d’autres dommages‑intérêts pourraient être accordés au plaignant d’après les allégations contenues dans la présente plainte. Toutefois, la Convention de Montréal/Loi sur le transport aérien ne fait qu’empêcher l’indemnisation de dommages, et le Tribunal pourrait quand même rendre d’autres ordonnances réparatoires si elles étaient appropriées.

[Non souligné dans l’original.]

[45] M. Zoghbi fait remarquer que le libellé choisi par l’enquêteuse était beaucoup moins catégorique que celui que la Commission a utilisé dans sa décision. L’enquêteuse a conclu que les principes énoncés dans l’arrêt Thibodeau pouvaient s’appliquer aux plaintes pour atteinte aux droits de la personne, pas qu’ils s’y appliquaient inévitablement. De plus, l’enquêteuse a souligné que la LTA et la Convention de Montréal empêchaient seulement l’indemnisation de dommages, et que le Tribunal pouvait rendre d’autres ordonnances réparatoires si elles étaient appropriées. M. Lukacs a fait valoir le même argument dans les observations écrites qu’il a présentées à l’enquêteuse le 17 février 2018 :

[traduction]

La discrimination reprochée est grave, et il n’est pas « parfaitement clair » qu’il existe peu ou pas de réparations utiles sous le régime de la LCDP. La Convention de Montréal n’a pas d’incidence sur les vastes pouvoirs correctifs dont dispose le Tribunal canadien des droits de la personne en vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP.

[46] Bien qu’elle ait adopté les conclusions, l’analyse et la conclusion exposées aux paragraphes 60 à 68 du rapport fondé sur les articles 40 et 41, la Commission ne semble pas avoir examiné si des réparations autres qu’une indemnisation financière pourraient être appropriées dans l’éventualité où la plainte de M. Zoghbi était accueillie. C’est peut‑être parce que l’enquêteuse a conclu au paragraphe 68 qu’il n’y avait [traduction] « pas de mesure de réparation pratique que le Tribunal pourrait ordonner à l’intention du plaignant dans la présente affaire ». Toutefois, la conclusion de l’enquêteuse reposait, du moins en partie, sur sa conclusion selon laquelle la plainte de M. Zoghbi avait été entièrement et définitivement réglée. L’enquêteuse a conclu que, si M. Zoghbi tenait mordicus à des mesures correctives, il aurait pu insister pour qu’elles soient incluses dans le règlement qu’il avait négocié.

[47] Dans les observations qu’il a présentées à la Commission au nom de M. Zoghbi, M. Lukacs a objecté que, dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41, l’enquêteuse a formulé des constatations et des conclusions sur deux questions en s’appuyant sur les observations ex parte d’Air Canada, sans d’abord donner à M. Zoghbi la possibilité d’y répondre. M. Lukacs a affirmé qu’un incident distinct survenu en 2017 avait été entièrement réglé; toutefois, M. Zoghbi n’a jamais reçu d’indemnisation relativement à l’incident qui s’est produit les 20 et 21 décembre 2016.

[48] La Commission a expressément refusé d’examiner les deux questions dont M. Zoghbi n’avait pas été avisé, dont celle de savoir si la plainte avait été entièrement et définitivement réglée. Il était donc déraisonnable pour la Commission d’adopter la conclusion du rapport fondé sur les articles 40 et 41 selon laquelle des mesures correctives autres qu’une indemnisation financière ne seraient pas utiles, pour la simple raison que M. Zoghbi n’avait pas cherché à les faire inclure dans un règlement.

[49] Plus important encore, les préférences d’un plaignant quant aux réparations et aux mesures correctives ne lient pas la Commission ou le Tribunal. Lorsqu’une plainte mérite enquête ou qu’elle est jugée fondée au bout du compte, ces deux organismes administratifs ont le pouvoir et le devoir indépendants de déterminer les réparations qui sont appropriées dans les circonstances (LCDP, art 53(2)).

[50] Même si les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Thibodeau empêchent l’indemnisation financière des atteintes aux droits de la personne qui se produisent dans le contexte du transport aérien international, ce n’est pas la fin de l’affaire. Comme l’a déclaré le juge d’appel Cromwell au nom de la majorité de la Cour suprême aux paragraphes 89 et 90 de l’arrêt Thibodeau :

[89] Les tribunaux présument que les lois adoptées par le législateur ne contiennent ni contradiction ni incohérence, et ils ne concluent à l’existence de l’une ou l’autre que si les dispositions en cause sont à ce point incompatibles qu’elles ne peuvent coexister. Même lorsqu’elles se chevauchent, en ce sens où elles traitent des aspects d’une même matière, elles sont interprétées de façon à éviter les conflits chaque fois que cela est possible.

[90] Si nous appliquons ces principes, nous constatons que les dispositions en cause ici ne sont pas en conflit. Elles ont des objets sensiblement différents. Les dispositions réparatrices de la LLO ne peuvent être considérées comme un code exhaustif qui impose l’octroi de dommages‑intérêts dans toutes les circonstances et sans égard aux autres lois applicables. De plus, il est facile de concilier le pouvoir d’accorder une réparation « convenable et juste » avec l’exclusion expresse et limitée des dommages‑intérêts dans le contexte du transport aérien international. Une réparation n’est pas « convenable et juste » si son octroi contrevient aux obligations internationales qu’impose au Canada la Convention de Montréal.

[51] L’avocat de M. Zoghbi soutient que les dispositions réparatrices de la LLO diffèrent de celles de la LCDP, et que ces dernières vont directement à l’encontre de la Convention de Montréal. Pour les besoins de la présente instance, je note seulement que le paragraphe 53(2) de la LCDP confère au Tribunal le pouvoir d’ordonner toutes sortes de mesures « selon les circonstances ». Il peut notamment s’agir d’ordonner à une personne de mettre fin à l’acte discriminatoire et de prendre, en consultation avec la Commission, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment : (i) d’adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1), (ii) de présenter une demande d’approbation et de mettre en œuvre un programme prévus à l’article 17 de la LCDP.

[52] La Commission a tenu pour acquis que l’éventuelle absence d’indemnisation financière des atteintes aux droits de la personne dans le contexte du transport aérien international faisait obstacle à toutes les réparations utiles. La Commission n’a pas examiné l’opportunité d’autres réparations, telles que des mesures de redressement à l’égard de l’acte discriminatoire reproché ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables. Sa décision de rejeter la plainte de M. Zoghbi comme étant frivole était donc déraisonnable.

E. La Cour devrait‑elle trancher la question constitutionnelle?

[53] Dans les observations écrites du 17 février 2018 qu’il a présentées au nom de M. Zoghbi, M. Lukacs a soulevé la question constitutionnelle suivante :

[traduction]

À titre subsidiaire, si la Convention de Montréal s’appliquait et si elle limitait les droits que la Loi canadienne sur les droits de la personne garantit à M. Zhoghbi [sic], alors la Loi sur le transport aérien mettant en œuvre la Convention violerait l’article 15 de la Charte et devrait, par conséquent, être « interprétée d’une manière restrictive ».

[54] L’enquêteuse a pris acte de l’argument reposant sur la Charte que M. Lukacs a avancé au paragraphe 57 du rapport fondé sur les articles 40 et 41, mais elle n’en a pas discuté plus avant. La Commission n’a ni pris acte ni traité de l’argument fondé sur la Charte.

[55] L’avocat de M. Zoghbi a délivré un avis de question constitutionnelle le 2 novembre 2020 et l’a déposé à la Cour le 6 novembre 2020. L’avis de question constitutionnelle a été signifié au procureur général du Canada et aux procureurs généraux de l’ensemble des provinces et des territoires. Aucun d’entre eux n’a cherché à intervenir dans la présente instance.

[56] Air Canada n’a pas répondu aux arguments constitutionnels de M. Zoghbi, si ce n’est d’affirmer qu’ils sont mal formulés, qu’ils ne sont pas étayés par des éléments de preuve et qu’ils ne sont pas nécessaires pour régler la demande de contrôle judiciaire.

[57] Dans l’arrêt Fraser c Canada (Procureur général), 2020 CSC 28 [Fraser], la juge d’appel Abella, s’exprimant au nom de la Cour suprême du Canada, a reconnu que deux types d’éléments de preuve sont particulièrement utiles pour prouver qu’une loi a un effet disproportionné sur des membres d’un groupe protégé. Le premier porte sur la situation du groupe de demandeurs. Le deuxième porte sur les conséquences de la loi (Fraser, au para 56).

[58] Les éléments de preuve sur les obstacles, notamment physiques, sociaux ou culturels qui décrivent « la situation du groupe de demandeurs » sont utiles aux tribunaux. Ces éléments peuvent provenir du demandeur, de témoins experts ou d’un avis juridique. Dans l’évaluation de la preuve au sujet du groupe, les tribunaux doivent garder à l’esprit le fait que les questions qui touchent principalement certains groupes sont parfois sous‑documentées. Les demandeurs en question peuvent être obligés de recourir davantage à leurs propres éléments de preuve ou à ceux d’autres membres de leur groupe, plutôt qu’à des rapports gouvernementaux, études universitaires ou témoignages d’experts (Fraser, au para 57).

[59] Des éléments de preuve sur les conséquences pratiques de la loi ou politique contestée (ou d’une loi ou politique essentiellement semblable) sont également utiles aux tribunaux. Des éléments de preuve sur « les conséquences des pratiques et des systèmes » peuvent démontrer concrètement que les membres de groupes protégés subissent un effet disproportionné. Cette preuve peut inclure des statistiques, surtout si le bassin de gens touchés négativement par un critère ou une norme compte à la fois des membres d’un groupe protégé et des membres des groupes plus avantagés (Fraser, au para 58).

[60] La Commission a rejeté la plainte de M. Zoghbi sans en évaluer le bien‑fondé. Bien peu d’éléments de preuve ont été portés à la connaissance de la Cour quant aux circonstances qui ont donné lieu à la plainte pour atteinte aux droits de la personne de M. Zoghbi, et aucun de ces éléments n’a été examiné lors d’un contre‑interrogatoire ou autrement. La Cour ne dispose pas d’éléments de preuve sur les obstacles, notamment physiques, sociaux ou culturels, qui décrivent « la situation du groupe de demandeurs ». Il n’y a pas non plus de preuve des conséquences pratiques de la loi ou politique contestée, ou d’une loi ou politique essentiellement semblable. M. Zoghbi affirme plutôt que [traduction] « [l]a Cour devrait prendre acte d’office du fait que l’exclusion effective de l’aviation internationale de la LCDP a un effet disproportionné sur les groupes définis par la race, l’origine ethnique, la couleur ou la religion » (mémoire des faits et du droit du demandeur, au par 62).

[61] La Cour n’a pas bénéficié du moindre argument ou élément de preuve de fond de la part d’Air Canada, du procureur général du Canada ou d’un des procureurs généraux provinciaux ou territoriaux. Étant donné le manque d’éléments de preuve et d’arguments, la Cour n’est pas en mesure de trancher la contestation fondée sur la Charte de M. Zoghbi, qui est multidimensionnelle et qui risque d’être lourde de conséquences, surtout compte tenu des répercussions possibles sur le respect des obligations internationales du Canada. Il n’est pas non plus nécessaire que la Cour se prononce sur la question constitutionnelle pour statuer sur la demande de contrôle judiciaire.

[62] La Cour se doit donc de refuser de trancher la question constitutionnelle.

VI. Conclusion

[63] La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision conformément aux présents motifs de jugement.

[64] Dans son nouvel examen de la recevabilité de la plainte de M. Zoghbi, la Commission devrait offrir à M. Zoghbi une autre occasion de présenter des éléments de preuve et des arguments concernant toutes les questions factuelles et juridiques soulevées par sa plainte. Dans la mesure nécessaire, la Commission devrait modifier ses procédures administratives habituelles pour veiller à ce que le processus soit équitable tant pour M. Zoghbi que pour Air Canada.

[65] Si la Commission conclut que la plainte de M. Zoghbi n’a pas été entièrement et définitivement réglée, et n’est pas jugée irrecevable par application de l’alinéa 41(1)b) de la LCDP, la Commission peut alors choisir de reporter la question des réparations jusqu’à ce qu’elle ait statué sur l’opportunité de renvoyer la plainte au Tribunal. Il se peut en définitive que le Tribunal soit mieux placé que la Commission pour déterminer les réparations appropriées si, à la suite d’une enquête factuelle complète, le Tribunal conclut que la plainte est fondée.

VII. Dépens

[66] Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur les dépens, elles peuvent présenter des observations écrites, ne dépassant pas cinq pages, dans les quatorze jours suivant la date des présents motifs de jugement. Des observations en réponse, ne dépassant pas deux pages, peuvent être présentées dans les sept jours qui suivent.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à la Commission canadienne des droits de la personne pour qu’elle rende une nouvelle décision conformément aux motifs du jugement.

  2. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur les dépens, elles peuvent présenter des observations écrites, ne dépassant pas cinq pages, dans les quatorze jours suivant la date du présent jugement. Des observations en réponse, ne dépassant pas deux pages, peuvent être présentées dans les sept jours qui suivent.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑951‑20

 

INTITULÉ :

ABDALLAH ZOGHBI c AIR CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À TORONTO (ONTARIO) ET À OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 septembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

Le 28 octobre 2021

 

COMPARUTIONS :

David Baker

Sujit Choudhry

 

Pour le demandeur

 

Clay Hunter

Jiwan Son

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Baker Law

Toronto (Ontario)

Huron Chambers

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Paterson, MacDougall LLP

Toronto (Ontario)

Pour la défenderesse

 

 

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