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Date : 20210928


Dossier : IMM-144-19

Référence : 2021 CF 1001

Ottawa (Ontario), le 28 septembre 2021

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

MEHARI BERHE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Le demandeur, Mehari Berhe, est citoyen de l’Érythrée. Il demande le contrôle judiciaire de la décision (Décision) d’une agente d’immigration rendue le 16 octobre 2019 refusant sa demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR).

[2] En janvier 2000, le demandeur a été contraint à faire son service national érythréen. Une fois qu’il a complété son entraînement, il a été assigné à une ferme du gouvernement pour compléter son service. En 2009, le demandeur et ses collègues ont découvert qu’une partie de la ferme à laquelle ils travaillaient appartenait, en réalité, à un colonel des forces armées. Scandalisés par cette découverte, ils ont pris part à des manifestations et conséquemment ont été détenus à la prison de Nafka. Durant sa détention, le demandeur allègue qu’il s’est fait interroger et battre. Avec l’aide d’un garde de prison, le demandeur s’est enfui au Soudan, un pays limitrophe, en octobre 2009.

[3] Le demandeur a quitté l’Érythrée et est arrivé aux États-Unis le 8 mai 2010, où il a vécu jusqu’en 2018. Le demandeur a présenté une demande d’asile en 2010 alors qu’il vivait aux États-Unis, mais sa demande a été rejetée le 14 février 2014. La même journée, le demandeur a demandé et a obtenu un « retrait du statut de personne à renvoyer » de la part des autorités américaines.

[4] Le demandeur a tenté d’entrer au Canada une première fois en mai 2017, mais il fut refoulé aux États-Unis en vertu de l’alinéa 101(1)(e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Sa demande d’asile à la Section de la protection des réfugiés était irrecevable puisqu’il s’est présenté à un point d’entrée après être arrivé directement des États-Unis, un pays désigné. Le 30 avril 2018, le demandeur est entré de façon irrégulière au Canada. Peu après, il a soumis une demande ERAR.

[5] Le demandeur allègue craindre un retour en Érythrée, vu que les Érythréens qui sont forcés de retourner au pays ou ceux qui évitent le service national obligatoire se font arrêter, et sont détenus et maltraités. Il soutient que sa famille serait exposée à un risque d’emprisonnement et d’amende en raison de son évasion de service national obligatoire.

[6] Après analyse, l’agent d’ERAR (l’agent) conclut que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve probants pour étayer ses craintes et pour établir qu’il encourt les risques prévus aux articles 96 et 97 de la LIPR advenant un retour en Érythrée. Pour parvenir à cette conclusion, l’agent se fonde sur les éléments suivants :

  • a) Le demandeur n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve et de détails expliquant comment le fait d’échapper la détention et éviter le service militaire a affecté sa famille et leur bien-être. L’absence de preuve concernant le traitement de sa famille diminue sa crainte objective et subjective d’un retour en Érythrée ;

  • b) Bien que les motifs du rejet de sa demande de statut de réfugié aux États-Unis ne soient pas connus, le rejet de sa demande par les autorités américaines diminue sa crainte objective et subjective. En outre, compte tenu de son obtention du « retrait du statut de personne à renvoyer », le demandeur n’a pas fourni de preuve objective suffisante démontrant l’existence d’une menace d’expulsion des États-Unis vers l’Érythrée. La crainte du demandeur d’être expulsé suite à l’élection de Donald Trump n’était pas suffisante pour démontrer l’existence d’un risque au sens des articles 96 ou 97 de la LIPR ;

  • c) Étant donné l’insuffisance de la preuve du risque de renvoi des États-Unis, le choix du demandeur de venir au Canada, tandis qu’il n’y a aucune certitude qu’il sera autorisé à rester, indique l’absence de crainte subjective ;

  • d) Le demandeur n’a pas présenté suffisamment de preuves objectives de sa nationalité érythréenne, son enrôlement, et la durée de son service national ;

  • e) Bien que les conditions de vie en Érythrée soient loin d’être idéales, le demandeur n’a pas établi qu’en raison de sa situation personnelle, il serait en danger au sens de l’article 97 de la LIPR. Plusieurs membres de sa famille continuent de vivre en Érythrée, et ce, depuis son départ, et il n’a fourni aucun détail et aucune preuve expliquant la manière dont les conditions défavorables du pays ont affecté sa famille.

[7] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la Décision. Bien que formulé autrement dans son mémoire, le demandeur reproche à l’agent son appréciation de l’ensemble de la preuve documentaire et l’insuffisance de motifs.

II. Analyse

[8] Les parties s’entendent sur le fait que la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’ERAR, y compris son évaluation des éléments de preuve, est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux paras 10, 23 (Vavilov) ; Damas v Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2021 CF 547 au para 6).

[9] La Décision de l’agent met bien en exergue la directive de la Cour Suprême selon laquelle la Cour s’intéresse « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » lorsqu’elle applique la norme du caractère raisonnable (Vavilov au para 83). La Cour vise à déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). Ce n’est pas le rôle de cette Cour de substituer son opinion à celle du décideur.

[10] Je souscris à certains des arguments du demandeur pour les motifs suivants. Ma décision d’accueillir cette demande de contrôle judiciaire est axée sur les motifs de l’agent. Je conclus que ses motifs remettent en question le rejet de l’ERAR du demandeur parce qu’ils sont « entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel » (Vavilov au para 104). Les motifs ne justifient pas la Décision de manière intelligible et transparente.

a) Traitement des membres de la famille du demandeur

[11] Le demandeur allègue que l’agent n’a pas considéré la totalité de la preuve documentaire concernant l’Érythrée. Plus spécifiquement, il soutient que l’agent a fragmenté et a omis toute référence à la preuve indiquant qu’il soit possible que sa famille n’ait pas eu à subir les conséquences de la désertion de son service national.

[12] Il est bien établi que les décideurs ne sont pas obligés de faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 53, 1998 CanLII 8667 (CF) aux paras 16-17). Cependant, si le décideur passe sous silence des éléments de preuve importants qui contredisent ses conclusions, la Cour peut intervenir (Tremblay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 303 au para 37).

[13] En l’espèce, l’agent a conclu qu’« I find the lack of evidence regarding the treatment of [the applicant’s] family members due to his escape diminishes his objective and subjective fear » [traduction] « J’estime que l’absence d’éléments de preuve concernant le traitement réservé aux membres de la famille [du demandeur] en raison de sa fuite diminue la valeur probante de sa crainte objective et subjective », se référant à la documentation objective qui lui a été soumise par le demandeur, notamment l’« UK Home office Country Policy and Information Note Eritrea National service and illegal exit, July 2018 ».

[14] Dans ses soumissions ERAR, l’ancien avocat du demandeur s’appuyait sur un rapport du 20 mai 2016 du Norwegian Country of Origine Information Centre, Landinfo Eritrea : National Service à la p 23. La section 3.3 de ce rapport indique ne pas avoir reçu d’information sur les amendes et la persécution des familles depuis plusieurs années. Le document note aussi que des familles ont été rencontrées en 2013, 2015 et 2016 et que personne n’a été inquiété. Plus troublant encore, est la référence de l’agent à une phrase discrète de la section 12.4.1 du rapport du UK Home office. Une lecture attentive de cette section en entier révèle que les amendes ne sont pas infligées de façon uniforme, la persécution des membres de la famille de déserteurs est moindre durant les dernières années, et il n’y a plus de la persécution systématique des familles.

[15] Je reconnais l’argument du défendeur que selon la preuve, depuis 2009 aucune amende n’a été imposée à la famille du demandeur et que sa famille n’a pas été inquiétée. Toutefois, les motifs de l’agent ne correspondent pas à la preuve. L’agent a omis toute référence à la preuve contradictoire présentée au paragraphe 12.4.1 du rapport norvégien. Il ne justifie pas ses conclusions défavorables quant à la crainte du demandeur en ce qui concerne la sécurité de sa famille. Ainsi, j’estime qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de conclure que le manque de preuve relatif au traitement de la famille du demandeur après sa fuite de l’Érythrée diminue sa crainte objective et subjective. Il incombait à l’agent de prendre en considération toute la preuve et d’expliquer l’incidence de la preuve contradictoire sur sa décision ultime (Acosta Ramirez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 721 au para 35). Par conséquent, je suis d’avis que la Décision souffre d’une lacune grave (Vavilov au para 100) et que les conclusions de l’agent ne satisfont pas aux exigences de justification et d’intelligibilité.

b) Demande d’asile du demandeur rejetée aux États-Unis

[16] Selon l’agent, bien que les motifs du rejet de la demande d’asile du demandeur aux États-Unis soient inconnus, ce rejet diminue sa crainte objective et subjective. À mon avis, cette conclusion ne repose aucunement sur des éléments de preuve vu que l’agent n’avait pas accès aux motifs du rejet. Cette conclusion n’est que spéculative. La demande d’asile aurait pu être rejetée pour plusieurs raisons, telles qu’un motif qui n’aurait aucune incidence sur la crainte objective ou subjective du demandeur d’un retour en Érythrée.

[17] Le défendeur souligne aussi que le demandeur jouissait du statut de « retrait du statut de personne à renvoyer », lorsqu’il vivait aux États-Unis. Ainsi, le défendeur invoque l’affaire Wangden c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 344 (Wangden) dans laquelle la Cour d’appel fédérale a constaté que le « retrait du statut de personne à renvoyer » équivaut à la reconnaissance de la qualité de réfugié au sens de la Convention (Wangden au para 7 ; Kalaeb c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 345 aux paras 51-55). Le défendeur fait référence à l’affaire Wangden à l’appui de son argument selon lequel le demandeur n’avait aucune raison de quitter les États-Unis étant donné qu’il était titulaire d’un tel statut qui le protégeait. Toutefois, si l’on accepte le fait que le statut de réfugié et le « retrait du statut de personne à renvoyer » sont équivalents, la présomption de l’agent selon laquelle le rejet de la demande d’asile du demandeur aux États-Unis diminue sa crainte est illogique et nécessite des explications.

[18] L’agent a aussi conclu que le choix du demandeur de quitter les États-Unis et de venir au Canada indique une absence de crainte subjective, compte tenu de l’insuffisance de la preuve du risque de renvoi des États-Unis et le manque de certitude qu’il serait autorisé à rester au Canada. Je souscris aux arguments du défendeur à cet égard. La crainte de renvoi des États-Unis en Érythrée en raison de l’élection du Président Trump n’est pas objectivement fondée eu égard aux droits accordés par le « retrait du statut de personne à renvoyer ». Le demandeur ne m’a pas convaincu que la conclusion de l’agent ne reflète pas les caractéristiques d’une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle.

c) La décision négative quant à l’évaluation du risque prospectif

[19] La Décision démontre que l’agent a considéré la situation en Érythrée générale et a reconnu les circonstances difficiles qui y prévalent. Le demandeur insiste sur le fait que l’Érythrée est l’une des pires dictatures au monde, un lieu où les droits humains sont bafoués de manière systématique. Il soutient que l’agent a amoindri la preuve objective disponible sur l’Érythrée.

[20] Je ne suis pas d’accord avec le demandeur. À mon avis, eu égard des arguments présentés par le demandeur à ce sujet, il demande en réalité à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve pertinents, contrairement aux directives de la Cour suprême (Vavilov au para 125).

[21] Cependant, le demandeur soulève que l’agent a négligé d’évaluer sa situation personnelle de manière prospective dans le cadre de la documentation objective. L’agent s’est plutôt basé sur l’absence d’intervention des autorités envers les membres de sa famille afin de conclure qu’il n’y avait qu’une simple possibilité que le demandeur soit persécuté s’il retournait en Érythrée. Le demandeur souligne que l’agent n’a pas tenu compte du fait qu’il avait fui son pays et que, en plus, il est un demandeur d’asile aux États-Unis et au Canada.

[22] Par contre, selon le défendeur, la preuve démontre que la famille du demandeur vit en Érythrée depuis sa « désertion » en 2009, et que le demandeur n’a pas démontré le lien entre lui, sa famille, et l’impact des conditions au pays sur sa famille. En outre, il existe un doute que le demandeur ait été contraint de faire son service national à Sawa, vu qu’il n’a pas fourni à l’agent la documentation typique des personnes ayant été contraintes d’effectuer le service national.

[23] Le demandeur a tenté d’établir un lien entre les éléments de preuve documentaires sur les conditions du pays et sa situation personnelle. Il a indiqué qu’advenant un retour en Érythrée, le risque auquel il est exposé est issu du fait d’avoir quitté le pays et le service national illégalement, le fait d’être un demandeur d’asile débouté et le fait qu’il sera contraint à retourner en Érythrée. Ces arguments sont inclus dans les soumissions accompagnant sa demande de ERAR.

[24] Dans la Décision, l’agent reconnaît les conditions difficiles en Érythrée, mais il ne fait aucune mention des soumissions du demandeur quant à sa situation personnelle, hormis le traitement de sa famille depuis son départ. D’autant plus, l’agent ne s’est pas référé aux documents objectifs pertinents qui mentionnent les circonstances particulières du demandeur. Ainsi, je suis d’avis que l’agent a commis une erreur susceptible de révision qui affaiblit le caractère raisonnable de la Décision. Il a omis d’évaluer la situation du demandeur de manière prospective. L’agent s’est plutôt basé sur l’absence d’action des autorités érythréennes envers les membres de la famille du demandeur, qui n’étaient pas dans la même situation que le demandeur, car ils n’ont ni évité le service national ni quitté le pays.

d) Arguments additionnels

[25] Les trois erreurs importantes identifiées ci-dessus sont déterminantes en l’espèce, néanmoins je vais brièvement aborder certains des arguments additionnels du demandeur.

[26] Le demandeur soulève que l’agent a erré lorsqu’il a conclu que le demandeur n’a pas déposé suffisamment de preuves concernant sa citoyenneté érythréenne et son service national obligatoire.

[27] Le demandeur n’a pas fourni à l’agent une traduction de sa carte d’identité. De plus, il n’a pas produit de documentation confirmant son service national. Je ne suis pas d’accord avec le demandeur qu’il revenait à l’agent de demander la traduction du document et qu’il aurait fallu que l’agent convoque une audience pour lui poser des questions à ce sujet et relativement à son service national. Bien que je convienne avec le demandeur que les conclusions de l’agent relativement à sa citoyenneté et son service national sont mal placées dans la Décision, je souscris aux arguments du défendeur. L’agent n’avait pas l’obligation d’avertir le demandeur que sa preuve était insuffisante ou lui demander de fournir de la preuve additionnelle (Tesfay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 593 au para 14).

[28] Il incombe au demandeur ou à son avocat(e) de présenter une traduction de la preuve dans une demande ERAR. Le défaut de fournir une telle preuve n’est pas un motif pour tenir une audience. En plus, l’agent a souligné le fait que le demandeur n’a pas présenté suffisamment de documentation concernant son recrutement et la durée de son service national. Selon la preuve objective soumise au dossier, les conscrits qui ont suivi un entraînement militaire à Sawa (lieu en Érythrée où le demandeur a fait son entraînement) recevaient une carte d’identification jaune entre 1976 ou 1977, jusqu’en 2002 ou 2003. La preuve démontre qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure qu’au cours du service militaire du demandeur entre 2000 et 2009, des pièces d’identification auraient été fournies aux personnes enrôlées au service national.

III. Conclusion

[29] La demande est accueillie.

[30] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et je conviens qu’il n’y en a aucune.


JUGEMENT AU DOSSIER IMM-144-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-144-19

 

INTITULÉ :

MEHARI BERHE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 juin 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 SEPTEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Stephanie Valois

 

Pour le demandeur

 

Me Daniel Latulippe

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stephanie Valois

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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