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Date : 20211005


Dossier : IMM‑2107‑21

Référence : 2021 CF 1031

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

Mukhtari Abdullah Abu

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. VUE D’ENSEMBLE

[1] La Cour est saisie d’une requête qui découle d’une demande de contrôle judiciaire qu’a présentée Mukhtari Abdullah Abu en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Dans cette demande, M. Abu sollicite une ordonnance de mandamus enjoignant au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de prendre une décision concernant son admissibilité à un permis de travail et à un visa de résident temporaire (VRT), une question qui est actuellement examinée par des fonctionnaires d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) au haut‑commissariat du Canada à Nairobi, au Kenya.

[2] En réponse à une ordonnance rendue en vertu du paragraphe 14(2) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 (les Règles CIPR), le haut‑commissariat susmentionné a produit un dossier certifié du tribunal (DCT) en mai 2021.

[3] M. Abu soumet la présente requête parce que, selon lui, il manque, dans le DCT, des documents qui auraient dû être produits conformément à l’article 17 des Règles CIPR. Plus précisément, il soutient que le DCT ne contient pas « tous les documents pertinents qui sont en la possession ou sous la garde du tribunal administratif », comme l’exige l’alinéa b) de l’article 17 des Règles CIPR. Il demande à la Cour d’enjoindre au ministre de produire les documents manquants.

[4] Le ministre ne nie pas qu’il manque des documents dans le DCT. Il soutient plutôt que, dans le contexte d’une demande de mandamus, l’alinéa 17b) des Règles CIPR devrait être interprété [traduction] « restrictivement » et que, selon une telle interprétation, il n’est pas tenu de produire les documents manquants. À titre subsidiaire, le ministre soutient qu’il ne devrait être tenu de produire que certains des documents manquants, mais pas tous, pour le moment.

[5] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas d’accord avec le ministre pour dire qu’il n’est pas tenu de produire les documents manquants. Au contraire, je suis d’accord avec M. Abu pour dire que tous les documents manquants sont pertinents et devraient être produits conformément aux exigences habituelles qui sont prévues à l’alinéa 17b) des Règles CIPR. Il n’y a aucune raison d’interpréter ces exigences différemment lorsque la demande de contrôle judiciaire en question est une demande d’ordonnance de mandamus, comme le soutient le ministre. S’il existe des motifs légitimes de retenir ou de retarder la divulgation de documents pertinents (en tout ou en partie), il existe des mécanismes bien établis pour ce faire que le ministre peut utiliser, le cas échéant.

II. CONTEXTE

[6] M. Abu est citoyen du Nigéria. Son épouse, leurs trois enfants et lui‑même sont venus au Canada en avril 2019 dans le cadre du Programme des candidats de la province de la Nouvelle‑Écosse. Leur demande dans le cadre de ce programme était fondée sur une proposition d’établissement d’une entreprise en Nouvelle‑Écosse. M. et Mme Abu ont établi à Halifax une entreprise d’exportation de poisson, Ahead Fisheries Inc, qu’ils continuent d’exploiter à ce jour.

[7] En août 2020, M. Abu est retourné au Nigéria s’occuper de la succession de son père. Sa femme et ses enfants sont restés à Halifax. M. Abu a obtenu une réservation sur un vol pour retourner au Canada le 20 octobre 2020. Il croyait alors que son permis de travail et son visa pour entrées multiples étaient encore valides, et il ne pensait pas avoir de difficultés à rentrer au Canada. Cependant, le 20 octobre 2020, au moment de prendre son vol depuis Lagos, M. Abu s’est vu refuser l’embarquement. Il affirme qu’on ne lui a pas donné le motif du refus.

[8] Avec l’aide d’un consultant, M. Abu a communiqué avec le haut‑commissariat du Canada à Lagos pour connaître le motif du refus d’embarquement. Le haut‑commissariat a demandé divers documents et renseignements sur les voyages de M. Abu et sur ses affaires au Canada. M. Abu a fourni les documents et les renseignements demandés. Pensant qu’il avait pu se voir refuser l’embarquement en raison d’un malentendu sur son droit de retourner au Canada malgré les restrictions de voyage imposées en raison de la COVID‑19, M. Abu a également fourni des observations à ce sujet.

[9] Le 3 décembre 2020, M. Abu a tenté de monter à bord d’un autre vol à destination du Canada, mais il s’est vu de nouveau refuser l’embarquement. Il a alors présenté une demande de contrôle judiciaire visant à contester le refus de le laisser rentrer au Canada (dossier de la Cour fédérale no IMM‑6319‑20).

[10] En rapport avec la demande susmentionnée, le ministre a divulgué un extrait des notes du Système mondial de gestion des cas (le SMGC) concernant M. Abu. L’extrait est une note du Centre d’appels de Montréal, datée du 29 octobre 2020, relative à une demande de renseignements du bureau du député d’Halifax‑Ouest concernant le motif pour lequel M. Abu s’est vu refuser l’embarquement sur son vol au départ de Lagos le 20 octobre 2020. La note précise ce qui suit :

[traduction]

Dans les renseignements fournis concernant le sujet qui s’est vu refuser l’embarquement sur son vol en provenance de Lagos le 20 octobre 2020 […] :

Conformément aux notes du SMGC datées du 7 octobre 2020, l’agent de liaison de l’ASFC [Agence des services frontaliers du Canada] en poste à Accra a refusé d’autoriser l’embarquement du sujet en raison de renseignements préjudiciables portés à son attention (renseignements non divulgués au titre des alinéas 16(1)b) et 16(1)c) et de l’article 17 de la Loi sur l’accès à l’information ou de l’alinéa 22(1)b) de la Loi sur la protection des renseignements personnels**). Le PT [permis de travail] et le VRT du sujet ont été désactivés le même jour; les deux dossiers ont ensuite été transmis au BV [bureau des visas] de Lagos pour un examen plus approfondi. Impossible de fournir un échéancier d’examen pour le moment.

[11] Le ministre a également divulgué des renseignements contenus dans le SMGC qui indiquent l’annulation du permis de travail et du VRT de M. Abu le 21 octobre 2020.

[12] Bien que les « renseignements préjudiciables » n’aient pas été divulgués à M. Abu, il ne semble pas contesté qu’ils sont liés, du moins en partie, à des renseignements concernant le rôle possible de M. Abu et d’Ahead Fisheries Inc. dans une fraude et un blanchiment d’argent par voie commerciale.

[13] La première demande de mandamus a été abandonnée en raison d’un règlement intervenu le 18 décembre 2020. Conformément au règlement, IRCC devait informer M. Abu des doutes qui ont conduit à l’annulation de son permis de travail et de son VRT et lui donner l’occasion de les dissiper dans le cadre d’un nouvel examen de son admissibilité à ces autorisations. En fin de compte, la demande serait traitée sous la supervision d’un gestionnaire adjoint du programme de migration d’IRCC en poste au haut‑commissariat du Canada à Nairobi (le gestionnaire d’IRCC).

[14] Le 7 janvier 2021, IRCC a envoyé à M. Abu une lettre relative à l’équité procédurale. Il y était demandé divers documents et renseignements — essentiellement les mêmes que ceux qui lui avaient déjà été demandés en octobre et en novembre 2020 —, mais on n’y soulevait aucune question particulière quant à l’admissibilité de M. Abu à un permis de travail ou à un VRT. Avec l’aide de son avocat, M. Abu a fourni sa réponse le 22 janvier 2021.

[15] Les notes du SMGC datées du 18 février 2021, qu’un agent d’IRCC a entrées à Nairobi, montrent que l’agent était convaincu qu’un permis de travail d’un an devrait être délivré. Les notes montrent également que la dernière étape du traitement de la demande consistait à demander le passeport actuel de M. Abu. La demande à cet effet a été envoyée à M. Abu le 18 février 2021. La lettre montre qu’une décision avait été rendue concernant sa demande et qu’il devait fournir son passeport pour que l’on puisse achever le traitement de la demande. Bien que la lettre ne précise pas quelle était la décision, il ressort des notes du SMGC qu’elle était favorable.

[16] Le ou vers le 26 février 2021, le bureau d’IRCC à Nairobi a reçu du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (le CANAFE) un rapport daté du 8 février 2021. Ce rapport avait été produit à la demande de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), qui l’a ensuite transmis à IRCC. Dans un affidavit déposé dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente (souscrit le 26 avril 2021), le gestionnaire d’IRCC décrit le rapport comme étant [traduction] « pertinent quant à la demande de VRT du demandeur ». Le gestionnaire d’IRCC affirme qu’après avoir reçu le rapport, il a soumis une demande de contrôle de sécurité supplémentaire à la Division du filtrage pour la sécurité nationale (la DFSN) de l’ASFC. Comme l’explique le gestionnaire d’IRCC, la DFSN [traduction] « est qualifiée pour évaluer l’inadmissibilité éventuelle aux termes des articles 34 à 37 de la LIPR, et prépare habituellement des rapports d’évaluation dont IRCC tient compte pour trancher les dossiers de visa ».

[17] Le 2 mars 2021, IRCC a envoyé à M. Abu une lettre qui contenait les renseignements suivants.

[traduction]

Nous vous avons récemment envoyé une lettre dans laquelle nous vous demandions de fournir votre passeport ou titre de voyage valide. Depuis, nous avons reçu d’autres renseignements qui appellent des démarches supplémentaires pour que l’on puisse parvenir à une décision. Par conséquent, nous ne délivrerons pas de permis de travail pour le moment.

[18] Ces [traduction] « autres renseignements » n’ont pas été divulgués à M. Abu, mais il ne semble pas être contesté qu’ils sont liés, du moins en partie, au rapport du CANAFE.

[19] Le 29 mars 2021, M. Abu a déposé une deuxième demande de contrôle judiciaire visant à obtenir une ordonnance de mandamus qui enjoindrait au ministre de prendre une décision concernant sa demande en suspens de permis de travail et de VRT. Lorsqu’il a fait cette demande, à part la lettre dans laquelle il lui était demandé de fournir son passeport, il n’avait pas connaissance des renseignements résumés aux paragraphes 15 et 16 ci‑dessus ni de ceux énoncés au paragraphe qui suit. Ces renseignements lui ont été divulgués par la suite dans le cadre de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

[20] Le gestionnaire d’IRCC déclare dans son affidavit (lequel, comme nous l’avons déjà signalé, a été souscrit le 26 avril 2021) que la DFSN avait finalisé sa réponse à la demande de filtrage supplémentaire d’IRCC. Le gestionnaire d’IRCC prévoyait d’être en mesure d’accéder au rapport à partir du 26 avril 2021. Il pourrait ainsi [TRADUCTION] « poursuivre le traitement [du] dossier en vue de parvenir à une décision ».

[21] Peu après avoir déposé sa demande de mandamus, M. Abu a demandé que le traitement du dossier soit accéléré. La requête en ce sens m’a été présentée le 13 avril 2021. Après avoir entendu les parties, j’ai fixé un échéancier de sorte que les documents d’autorisation soient finalisés au plus tard le 29 avril 2021. Le 6 mai 2021, j’ai ordonné que l’affaire se poursuive à titre d’instance à gestion spéciale. (Par la suite, le 14 mai 2021, j’ai été nommé juge responsable de la gestion de l’instance en l’espèce). J’ai également ordonné, en vertu du paragraphe 14(2) des Règles CIPR, la production du DCT.

[22] Le 25 mai 2021, j’ai émis une directive enjoignant aux parties de faire connaître leur disponibilité pour une audience sur la demande de contrôle judiciaire dans les 30 à 60 prochains jours. Après quoi, pour diverses raisons, l’affaire n’a pas progressé jusqu’à la fin du mois de juillet 2021, lorsque M. Abu a présenté la présente requête en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant au ministre de produire un DCT conforme à l’article 17 des Règles CIPR. La requête a finalement été entendue le 23 septembre 2021.

III. QUESTIONS EN LITIGE

[23] J’énoncerais ainsi les questions soulevées par la présente requête :

  • a)Quelle est la portée de l’exigence de produire un dossier certifié du tribunal dans le contexte d’une demande de mandamus?

et

  • b)Le ministre a‑t‑il produit tous les documents qu’il est tenu de produire?

IV. ANALYSE

A. Quelle est la portée de l’exigence de produire un dossier certifié du tribunal dans le contexte d’une demande d’ordonnance de mandamus?

[24] Le ministre soutient que l’exigence de produire un DCT dans le contexte d’une demande de mandamus présentée en vertu de la LIPR devrait être interprétée [traduction] « restrictivement » et, en outre, que les documents en cause en l’espèce sont exclus du champ d’application du DCT [traduction] « restreint » qu’il est tenu de produire.

[25] Le ministre fonde sa position sur l’arrêt Alberta Wilderness Association c Canada (Procureur général), 2013 CAF 190 [Alberta Wilderness Association]. Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a établi que l’article 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, qui est le mécanisme habituel en vertu duquel les parties à une demande peuvent obtenir d’un office fédéral les documents pertinents quant à une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, ne s’applique pas lorsque la demande en cause porte sur une ordonnance de mandamus. La raison est que la condition préalable à une demande présentée en vertu de cet article veut que l’office fédéral ait rendu une ordonnance qui fait alors l’objet d’une demande de contrôle judiciaire. Lorsque, comme c’est le cas dans une demande de mandamus, il n’y a pas de décision expresse faisant l’objet d’un contrôle, l’article 317 ne s’applique pas et, par conséquent, il ne peut être utilisé pour demander la production d’un document.

[26] Le ministre reconnaît que l’article 317 ne s’applique pas à une procédure de contrôle judiciaire engagée en vertu de la LIPR et, de plus, que des règles distinctes prévues dans les Règles CIPR régissent la production d’un DCT en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés. Toutefois, le ministre soutient que les Règles CIPR devraient être interprétées en harmonie avec l’article 317, comme ce fut le cas dans l’arrêt Alberta Wilderness Association. Plus précisément, comme le font valoir les observations écrites du ministre relatives à la présente requête, la Cour devrait [traduction] « interpréter restrictivement les exigences de production d’un DCT applicables aux demandes de mandamus, indépendamment du fait qu’elles relèvent de l’article 317 ou de l’article 17 des Règles CIPR ». Selon le ministre, correctement interprétées, les règles qui régissent la production d’un DCT ne l’obligent pas à produire les documents qui, de toute évidence, ne sont pas inclus dans le DCT qui a été produit. La requête devrait donc être rejetée.

[27] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas de son avis.

[28] Premièrement, comme le reconnaît le ministre, les Règles CIPR prévoient une démarche distincte pour la production d’un DCT qui exclut expressément l’application de l’article 317 : voir l’article 4 des Règles CIPR. Il convient donc de faire preuve de prudence dans l’interprétation de la première à la lumière de la seconde. (Cela ne veut pas dire que l’interprétation de l’une n’aidera jamais à interpréter l’autre. Comme nous le verrons plus loin, il est bien établi que le critère de la pertinence est le même en ce qui concerne l’article 17 qu’en ce qui concerne l’article 317).

[29] Deuxièmement, contrairement à l’article 317, qui prévoit que l’office fédéral doit avoir rendu une ordonnance qui fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire, les Règles CIPR n’imposent rien en ce sens. Comme l’a écrit la juge Tremblay‑Lamer dans la décision Douze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1086 [Douze] (au para 17), l’article 17 a une portée élargie relativement à l’article 317. Contrairement au libellé de l’article 317, il n’y a rien dans celui de l’article 17 qui empêche son application aux demandes de mandamus. Il convient de souligner que l’arrêt Alberta Wilderness Association ne fait qu’énoncer l’accord de la Cour d’appel fédérale avec les décisions prononcées par les juges de la Cour fédérale relativement à l’article 317, qui forme la jurisprudence même sur laquelle le ministre s’était appuyé plus tôt dans Douze, mais que la juge Tremblay‑Lamer avait jugée inapplicable à l’article 17 : comparer Douze, au para 15, et Alberta Wilderness Association, au para 39. Je ne suis pas d’accord avec le ministre pour dire que l’arrêt Alberta Wilderness Association permet de douter de l’autre décision.

[30] Troisièmement, les mécanismes d’obtention d’un DCT en vertu de l’article 317, d’une part, et en vertu des Règles CIPR, d’autre part, sont complètement différents. L’article 317 prévoit que, dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire, une partie peut demander des documents pertinents quant à la demande à l’office fédéral dont l’ordonnance fait l’objet de la demande. Une telle demande peut être faite à condition qu’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de l’office ait été introduite. En effet, un demandeur peut inclure sa demande de transmission de documents dans son avis de demande de contrôle judiciaire introductif d’instance : voir le paragraphe 317(2). En revanche, conformément aux Règles CIPR, le DCT est produit en réponse à une ordonnance du tribunal. J’aimerais faire remarquer que l’exigence d’obtenir une autorisation pour présenter une demande de contrôle judiciaire en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés (y compris toute demande de mandamus) constitue une mesure de contrôle des requêtes en production abusives qui n’existe pas dans d’autres domaines de prise de décisions administratives. Sous réserve du projet visant à faciliter les discussions de règlement (sur lequel je reviendrai plus loin) dans les instances en matière d’immigration, de protection des réfugiés et de citoyenneté, la production d’un DCT ne sera ordonnée que si un juge est convaincu que la demande est suffisamment fondée pour être autorisée. Par conséquent, les questions concernant l’utilisation par une partie du processus de production à des fins accessoires ou pour imposer des exigences injustifiées à un office fédéral, qui sous‑tendent une interprétation restrictive de l’article 317 — voir, par exemple, la décision Western Wilderness Committee c Canada (Ministre de l’Environnement), 2006 CF 786, qui est citée avec approbation dans l’arrêt Alberta Wilderness Association — ne se posent pas dans le cadre des Règles CIPR : voir Douze au para 18.

[31] Quatrièmement, au risque d’insister sur l’évidence, dans les instances régies par les Règles CIPR, le DCT est produit en réponse à une ordonnance de la Cour, et non simplement à la demande d’une partie. (Selon les Règles des Cours fédérales, la Cour n’intervient que s’il y a une objection à la production : voir l’article 318.) À moins ou jusqu’à ce que l’ordonnance de production soit modifiée ou annulée, le ministre doit s’y conformer.

[32] La production d’un DCT en vertu des Règles CIPR se fait de deux façons. Selon le paragraphe 14(2), un juge peut, par ordonnance, exiger du tribunal administratif qu’il produise son dossier (ou des parties de celui‑ci) lorsqu’il « décide que les documents en la possession ou sous la garde du tribunal administratif sont nécessaires pour décider de la demande d’autorisation ». Le paragraphe 14(4) prévoit que, dès réception de l’ordonnance rendue en vertu du paragraphe 14(2), « le tribunal administratif envoie à chacune des parties une copie des documents spécifiés, certifiée conforme par un fonctionnaire compétent, et au greffe de la Cour ». Tel qu’elle est rédigée, la règle prévoit la production de documents spécifiés qui sont considérés par la Cour comme étant nécessaires pour permettre le traitement adéquat de la demande d’autorisation. Cependant, dans le cadre du projet de la Cour fédérale visant à faciliter les discussions de règlement dans les instances en vertu de la LIPR, les ordonnances de production rendues conformément au paragraphe 14(2) sont également utilisées pour transmettre le DCT complet aux parties dans des cas particuliers afin qu’elles aient tout ce dont elles ont besoin pour mener des discussions de règlement efficaces dans un court délai après l’octroi de l’autorisation : voir l’avis à la communauté juridique du 4 juillet 2019, qui décrit ce projet. (Le projet de règlement était initialement un projet pilote limité aux dossiers déposés à Toronto. Il est maintenant étendu à l’échelle nationale).

[33] L’autre façon dont un DCT est produit en vertu des Règles CIPR est en réponse à une ordonnance faisant droit à une demande d’autorisation présentée en vertu de l’article 15. Plus précisément, l’alinéa 15(1)b) prévoit qu’une ordonnance faisant droit à une demande d’autorisation « spécifie le délai accordé au tribunal administratif pour envoyer des copies de son dossier, prévu à l’article 17 ». L’article 17, quant à lui, prévoit que, « dès réception de l’ordonnance visée à la règle 15, le tribunal administratif » constitue et envoie aux parties et à la Cour un dossier certifié conforme composé des pièces suivantes :

  • a)la décision ou l’ordonnance visée par la demande de contrôle judiciaire, ainsi que les motifs écrits y afférents;

  • b)tous les documents pertinents quant au dossier qui sont en la possession ou sous la garde du tribunal administratif;

  • c)les affidavits et autres documents déposés lors de l’audition;

  • d)la transcription, s’il y a lieu, de tout témoignage donné de vive voix à l’audition qui a permis d’aboutir à la décision, à l’ordonnance, à la mesure ou à la question visée par la demande de contrôle judiciaire.

[34] Que ce soit en vertu de l’article 15 ou, dans le cadre du projet visant à faciliter les discussions de règlement, en vertu du paragraphe 14(2), la Cour a pour pratique uniforme d’ordonner la production d’un DCT dans le cas de demandes de mandamus qui répondent aux critères d’autorisation. En effet, comme indiqué ci‑dessus, une ordonnance de mandamus a été rendue en l’espèce en vertu du paragraphe 14(2). Sauf pour ce qui est des documents en litige, l’ordonnance a été exécutée par la production d’un DCT accompagné d’une lettre de présentation datée du 10 mai 2021.

[35] Le ministre ne semble pas vouloir aller jusqu’à dire que l’article 17 des Règles CIPR ne s’applique pas du tout aux demandes de mandamus et qu’il n’y a donc aucune obligation de produire un DCT en l’espèce. Il s’appuie plutôt sur l’arrêt Alberta Wilderness Association pour préconiser une interprétation de l’article 17 qui ne donnerait lieu qu’à une obligation « restreinte » de produire un DCT. Toutefois, je ne comprends pas comment on pourrait dire que l’article 317, selon son interprétation dans l’arrêt Alberta Wilderness Association, pourrait donner lieu à une obligation « restreinte » de produire un DCT dans les demandes de mandamus, comme le ministre le donne à penser. Selon l’arrêt Alberta Wilderness Association, l’article 317 ne s’applique tout simplement pas lorsqu’une ordonnance de mandamus est demandée (parce qu’aucune décision ou ordonnance ne fait l’objet de la demande). En dehors de l’argument qui précède, je ne vois pas en quoi l’arrêt Alberta Wilderness Association pourrait avoir une quelconque incidence sur l’interprétation de l’article 17, comme le ministre le prétend. Toutefois, selon l’interprétation « harmonieuse » préconisée par le ministre, l’article 17 ne s’appliquerait pas non plus si, comme l’article 317, il exigeait qu’il y ait une décision ou une ordonnance qui fasse l’objet d’un contrôle judiciaire. En d’autres termes, en ce qui concerne les demandes de mandamus, l’article 17 ne s’appliquerait pas « restrictivement »; elle ne s’appliquerait pas, tout simplement. Comme l’a souligné la juge Tremblay‑Lamer dans Douze, le résultat logique d’une interprétation de l’article 17 qui, comme l’article 317, exigerait qu’il y ait une décision ou une ordonnance faisant l’objet d’un contrôle, est qu’aucun document ne devrait jamais être produit en vertu de cet article dans le contexte d’une demande de mandamus (au para 14). Cela est contraire à la pratique établie dans les demandes de mandamus présentées en vertu de la LIPR et également difficile à concilier avec le fait que le ministre a produit un DCT en l’espèce (même si son exhaustivité est contestée).

[36] Avant de laisser le sujet, il me faut reconnaître que l’article 17 fonctionne de manière quelque peu étrange lorsque la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente est une demande de mandamus. Lorsqu’un tribunal administratif a rendu une décision et que cette décision fait l’objet d’un contrôle judiciaire, étant donné la nature même de l’affaire, le processus décisionnel sera terminé au moment où une ordonnance de production du DCT sera rendue. En réponse à une telle ordonnance, il est très logique, en règle générale, de corriger le dossier du tribunal au moment où la décision a été rendue et de produire un DCT en conséquence : voir l’arrêt Tsleil‑Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 aux para 112‑13. D’autre part, dans le cas d’une demande de mandamus, étant donné qu’aucune décision n’a été rendue, le processus décisionnel peut se poursuivre même après la production du DCT. Par conséquent, le DCT peut n’être qu’un instantané du dossier du tribunal tel qu’il était au moment de sa constitution; il ne contiendra évidemment pas les documents ni les renseignements pertinents postérieurs à sa préparation. (Bien entendu, les documents ou renseignements postérieurs à la préparation du DCT peuvent encore être versés au dossier par les parties comme autres documents, notamment les affidavits et les contre‑interrogatoires, comme le prévoit la forme standard de l’ordonnance faisant droit à une demande d’autorisation : voir le paragraphe 15(1) des Règles CIPR).

[37] Quoi qu’il en soit, l’étrangeté de la règle n’est pas la question au cœur du litige entre les parties en l’espèce. Le litige porte plutôt sur l’exhaustivité du DCT au 10 mai 2021, date à laquelle il a été soumis à la Cour. Pour les motifs qui précèdent, je ne suis pas d’accord avec le ministre pour dire que l’arrêt Alberta Wilderness Association jette un doute sur la compréhension établie de la portée des exigences prévues à l’article 17 des Règles CIPR dans le cas des demandes de mandamus.

[38] La prochaine question consiste alors à savoir si le ministre a produit un DCT complet conformément à l’article 17, comme la Cour lui a ordonné de le faire. C’est ce que je vais examiner maintenant.

B. Le ministre a‑t‑il produit tous les documents qu’il est tenu de produire?

[39] M. Abu soutient que, contrairement à ce qu’exige l’alinéa 17b), le ministre n’a pas produit « tous les documents pertinents qui sont en la possession ou sous la garde du tribunal administratif ». Selon M. Abu, il faudrait ordonner au ministre de produire les documents manquants pour que la production exigée soit conforme à l’article 17.

[40] Avant d’expliquer pourquoi je suis d’accord avec M. Abu, j’aimerais faire remarquer qu’au sens strict, l’article 17 n’est concerné qu’indirectement en l’espèce. En effet, aucune ordonnance faisant droit à une demande d’autorisation présentée en vertu de l’article 15 n’a été rendue, ce qui est une condition préalable pour déclencher l’obligation de produire un DCT en vertu de l’article 17. Au lieu de cela, comme susmentionné, la Cour, en vertu du paragraphe 14(2) des Règles CIPR, a ordonné au tribunal administratif de produire une copie certifiée de son dossier. Les parties reconnaissent — et je suis d’accord avec elles — que l’objectif de l’ordonnance était de faire produire un DCT conforme à l’article 17. Il est également important de souligner que, dans le cadre de la gestion de l’instance en l’espèce, les parties ont été informées qu’une ordonnance faisant droit à la demande d’autorisation serait rendue en temps utile. Toutefois, pour compliquer quelque peu les choses, conformément à la forme standard d’une telle ordonnance lorsqu’une ordonnance antérieure a été rendue en vertu du paragraphe 14(2) des Règles CIPR, l’ordonnance faisant droit à la demande d’autorisation présentée en vertu de l’article 15 n’exigera pas du tribunal administratif qu’il produise une autre copie du DCT. Ce qui signifie, à proprement parler, que l’article 17 ne sera jamais appliqué directement. Néanmoins, étant donné l’objectif de l’ordonnance rendue en vertu du paragraphe 14(2) en l’espèce, les parties ont correctement axé leurs observations sur la question de fond de savoir si les exigences énoncées à l’alinéa 17b) sont satisfaites.

[41] À cet égard, la présente affaire peut être mise en contraste avec Tursunbayev c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 532, et Abdulahad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 174, où des requêtes ont été présentées à l’étape préalable à l’autorisation en vue d’obtenir des ordonnances en vertu du paragraphe 14(2) des Règles CIPR. À cette étape, la seule question qui se pose est de savoir si « les documents en la possession ou sous la garde du tribunal administratif sont nécessaires pour décider de la demande d’autorisation ». En revanche, en vertu de l’alinéa 17b), la question est de savoir si les documents en litige en la possession ou sous la garde du tribunal administratif sont « pertinents » quant à l’affaire — c’est‑à‑dire quant à la demande de contrôle judiciaire pour laquelle l’autorisation de procéder sera accordée.

[42] Nous arrivons ainsi, finalement, à la question de la pertinence.

[43] Je commencerai par signaler que l’un des indicateurs habituels de la pertinence dans le contexte du contrôle judiciaire — le document ou les renseignements étaient‑ils à la disposition du tribunal administratif lorsqu’il a rendu sa décision? — ne s’applique pas dans le cas d’une demande de mandamus, car c’est le défaut ou le refus du tribunal administratif de rendre une décision qui est à l’origine de la demande. Bien qu’il s’agisse d’un indicateur fiable de la pertinence lorsqu’une décision fait l’objet d’un contrôle, il ne couvre pas l’ensemble du concept de la pertinence dans le contexte général du contrôle judiciaire. Il est bien établi que le critère de la pertinence dans le contexte de la production d’un DCT est de savoir si un document en possession ou sous la garde du tribunal administratif en question « peut influer sur la manière dont la Cour disposera de la demande » (Canada (Commission des droits de la personne) c Pathak, [1995] 2 CF 455 au para 10). Le critère est le même, qu’il s’agisse de la règle énoncée à l’article 317 ou de celle énoncée à l’article 17 : voir Douze au para 19; voir également Nguesso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 102 au para 94. La pertinence doit être établie en fonction des motifs de contrôle énoncés dans l’avis de requête introductive d’instance et l’affidavit produits : Pathak, au para 10.

[44] Lorsque la demande de contrôle judiciaire vise à obtenir une ordonnance de mandamus, la pertinence doit être précisée en fonction des huit conditions dégagées dans la décision Apotex c Canada (Procureur général), [1994] 1 CF 742 (CA). Ces conditions sont résumées comme suit dans l’arrêt Lukacs c Canada (Office des transports), 2016 CAF 202 au para 29 :

(1) il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public;

(2) l’obligation doit exister envers le requérant;

(3) il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation;

(4) lorsque l’obligation dont on demande l’exécution forcée est discrétionnaire, des principes additionnels s’appliquent;

(5) le requérant n’a aucun autre recours;

(6) l’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;

(7) le tribunal estime que rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé;

(8) compte tenu de la balance des inconvénients, une ordonnance de mandamus devrait être rendue.

[45] Le juge Little a récemment proposé la description concise suivante du recours à un mandamus :

L’ordonnance de mandamus vise à contraindre l’exécution d’une obligation légale d’agir à caractère public. Cette obligation est généralement énoncée dans une loi ou un règlement. Une ordonnance de mandamus constitue la réponse de la Cour à l’omission, par un décideur, d’exécuter une obligation, et ce, par suite de la demande fructueuse d’un demandeur qui bénéficie de cette obligation et qui est en droit, au moment où il saisit la Cour, d’en réclamer l’exécution. Le critère applicable au mandamus exige donc un examen rigoureux de l’obligation publique de nature légale, réglementaire ou autre qui est en jeu, ce qui permet au tribunal de déterminer si le décideur est contraint d’agir d’une façon particulière, comme le prétend le demandeur en l’espèce, et si les circonstances ont rendu nécessaire l’exécution de cette obligation en faveur du demandeur.

(Wasylynuk c Canada (Gendarmerie royale), 2020 CF 962 au para 76)

[46] Pour statuer sur le droit d’un demandeur à l’exécution de l’obligation de rendre une décision, il faut notamment trancher la question de savoir si le tribunal administratif prend un temps déraisonnable pour s’exécuter : Conille c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 9097 (CF), [1999] 2 CF 33, Abdolkhaleghi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 729 au para 13, Almuhtadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 712 au para 31, et Canada (Procureur général) c Sharafaldin, 2021 CF 22 aux para 41‑44. Les documents et les renseignements qui sont en la possession du tribunal administratif chargé de rendre la décision peuvent avoir une incidence directe sur la question. Bien que, selon Alberta Wilderness Association, puisque seule l’absence de décision est en cause dans une demande de mandamus, « les documents en la possession du décideur ne sont pas pertinents, sous réserve de quelques exceptions bien précises » (au para 39), je n’interprète pas la remarque incidente précédente si largement au point de renverser le principe bien établi selon lequel le caractère raisonnable du retard à rendre une décision est une question centrale dans les demandes de mandamus et, par conséquent, les documents ou les renseignements portant sur la question sont donc pertinents quant à la demande.

[47] La question est directement en cause en l’espèce. On peut s’attendre à ce que les documents relatifs au traitement de la demande de M. Abu permettent de comprendre pourquoi une décision n’a pas encore été rendue et si le retard est raisonnable ou non. Par conséquent, tous les documents relatifs à la question (ou, bien sûr, à tout autre aspect du critère applicable à un mandamus) sont pertinents et doivent être inclus dans le DCT (attendu qu’ils sont en possession ou sous la garde du tribunal administratif chargé de rendre la décision en suspens).

[48] Comme nous l’avons déjà dit, le ministre soutient, à titre subsidiaire, que s’il était tenu de produire plus qu’un DCT « restreint » dans le contexte d’une demande de mandamus, la présente requête ne devrait être accueillie qu’en partie et qu’il ne devrait être tenu de fournir que des notes actualisées du traitement du dossier jusqu’à la date à laquelle le DCT a été produit. Je conviens que cette concession (à titre subsidiaire) est fondée. J’irais toutefois plus loin que ce que propose le ministre.

[49] Premièrement, il existe manifestement (et le ministre ne le conteste pas) des notes pertinentes du SMGC antérieures au 10 mai 2021 — date à laquelle le DCT a été produit — qui ne sont pas incluses dans le DCT. Par exemple, à part une référence à la [traduction] « possibilité de renseignements préjudiciables » reçus par le bureau de Lagos le 21 octobre 2020, aucune note relative à la désactivation puis à l’annulation du permis de travail et du visa de M. Abu en octobre 2020 ne figure dans la version originale du DCT. Même si elles n’expliquent peut‑être pas directement pourquoi une décision à la suite du nouvel examen n’a pas encore été rendue, ces notes fournissent des renseignements et des éléments de contexte importants pour établir si le retard est raisonnable étant donné que M. Abu n’a pas pu retourner au Canada (où se trouvent sa femme et ses enfants) depuis octobre 2020.

[50] De plus, conformément au règlement de la demande antérieure de contrôle judiciaire, le nouvel examen de l’admissibilité de M. Abu à un permis de travail et à un VRT a commencé vers la fin décembre 2020. Bien qu’il soit évident que cette demande était en cours de traitement avant le 18 février 2021 (par exemple, une lettre d’équité procédurale a été envoyée à M. Abu le 7 janvier 2021), le DCT original ne comprend aucune note du SMGC datée du 9 décembre 2020 au 18 février 2021. Il est également évident que le traitement de la demande a continué après le 18 février 2021 — par exemple, il a été question de la réception du rapport du CANAFE et de la demande et la réception du rapport de la DFSN, comme l’a décrit le gestionnaire d’IRCC dans son affidavit. Cependant, aucune note du SMGC n’a été produite à cet égard. Compte tenu des pratiques habituelles d’IRCC en matière de tenue de dossiers, je suis convaincu que des notes existent. Elles sont clairement pertinentes quant à la demande sous‑jacente. Il en va de même de toute correspondance relative aux rapports du CANAFE et de la DFSN antérieure au 10 mai 2021.

[51] Enfin, sans préjudice de la portée générale des autres éléments qui devraient être produits (pourvu qu’ils soient pertinents et qu’ils aient été en possession ou sous la garde du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration en date du 10 mai 2021), le ministre doit également produire tous les rapports du CANAFE concernant M. Abu ou ses activités commerciales ainsi que tous les rapports de l’ASFC — en particulier les rapports de la DFSN — concernant la demande de permis de travail et de visa de M. Abu. (J’ai mis l’accent sur ces rapports précis uniquement parce qu’ils sont mentionnés spécifiquement dans l’affidavit du gestionnaire d’IRCC ainsi que dans les observations des parties sur la requête; il pourrait bien y en avoir d’autres).

[52] Le ministre reconnaît que les rapports du CANAFE et de la DFSN existent. Je ne comprends pas qu’il soutienne fermement, ni même qu’il soutienne tout court, qu’ils ne sont pas pertinents quant à la demande de mandamus. Dans la mesure où le ministre adopte la position qui précède, je me dois d’exprimer mon désaccord. Il existe un lien évident entre le rapport du CANAFE en particulier et le fait qu’aucune décision n’a encore été rendue concernant le permis de travail et la demande de VRT. Les renseignements contenus dans le rapport pourraient, par exemple, avoir une incidence sur la question de savoir si M. Abu est interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR pour s’être livré au blanchiment d’argent dans le contexte de la criminalité transnationale. La nécessité d’approfondir la question pourrait, à son tour, expliquer pourquoi la demande n’a toujours pas été tranchée. Le rapport du CANAFE a entraîné la suspension du traitement de la demande de M. Abu pendant que d’autres enquêtes étaient entreprises, notamment une évaluation par l’ASFC. Cette évaluation a donné lieu à un rapport dont il est tenu compte dans le traitement de la demande. Tout cela a une incidence directe sur la question du retard déraisonnable. Ces rapports mentionnés et tout autre rapport pertinent donneront un aperçu du degré d’activité entourant le traitement de la demande ainsi que du niveau de complexité de l’affaire (cf. Douze, para 20).

[53] Outre la question de la pertinence, le ministre semble s’opposer à la production de ces rapports à l’heure actuelle pour trois raisons principales : premièrement, M. Abu utilise l’article 17 à une fin accessoire (à savoir, obtenir la divulgation prématurée de renseignements relatifs à une décision éventuelle d’interdiction de territoire); deuxièmement, M. Abu pourrait très bien recevoir de toute façon ces renseignements à l’avenir pour une question d’équité procédurale dans le traitement de sa demande de permis de travail et de VRT; troisièmement, les rapports ont le caractère de recommandations en vue d’une décision définitive relative à la demande et, en tant que tels, ils ne devraient pas être produits maintenant.

[54] À mon avis, aucune de ces objections n’est défendable. En ce qui concerne la première objection, étant donné que la Cour a établi que l’autorisation de procéder à la demande de contrôle judiciaire sera accordée, il n’y a pas lieu de craindre que M. Abu abuse de l’article 17. On ne peut pas dire qu’il se livre à une recherche illégitime de documents ou qu’il cherche à obtenir les documents à une fin accessoire. Si les documents sont pertinents quant à la demande de contrôle judiciaire, ils doivent être produits. Tout chevauchement entre la demande de contrôle judiciaire et les enquêtes en cours sur l’inadmissibilité éventuelle de M. Abu (ou de son épouse, d’ailleurs) est simplement inhérent à la nature de l’espèce.

[55] En ce qui concerne la deuxième objection, rien dans les règles ne permet au ministre de décider unilatéralement du moment où des documents pertinents doivent être produits. Au contraire, lorsqu’il est visé par une ordonnance rendue en vertu du paragraphe 14(2) ou de l’article 15 des Règles CIPR, le ministre est tenu de produire le dossier « dès réception de l’ordonnance » et, qui plus est, dans le délai précisé dans l’ordonnance. Rien non plus dans les règles ne permet au ministre de refuser d’inclure des documents pertinents dans le DCT parce que ceux‑ci pourraient finir par être transmis à un demandeur d’une autre manière.

[56] Comme nous l’avons mentionné, contrairement à une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue, dans le contexte d’une demande de mandamus, le processus décisionnel se poursuit vraisemblablement après l’introduction de la demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, une divulgation supplémentaire pourrait bien être fournie à un demandeur pour des raisons d’équité procédurale ou pour toute autre raison pendant que la demande de contrôle judiciaire est en cours. En fait, en l’espèce, il est évident que des enquêtes sur l’inadmissibilité éventuelle de M. Abu (et de son épouse) sont en cours. Toutefois, cela ne dispense pas le ministre de se conformer à une ordonnance de production dans un DCT des documents pertinents en sa possession ou sous sa garde lorsqu’une telle ordonnance a été rendue. S’il existe un fondement juridique pour justifier le refus ou le retard de la divulgation de documents pertinents ou de parties de ceux‑ci, il existe des procédures établies pour le soulever auprès de la Cour. Toutefois, le ministre ne peut pas simplement refuser de produire des documents pertinents lorsqu’on lui ordonne de le faire.

[57] En ce qui concerne la troisième objection du ministre à la production des rapports du CANAFE et de la DFSN, celui‑ci s’appuie sur la décision de la juge Tremblay‑Lamer dans Douze selon laquelle, dans le contexte d’une demande de mandamus, le ministre n’est pas tenu de produire un projets de recommandation d’une décision. Comme l’a dit la juge Tremblay‑Lamer : « Une demande de mandamus ne doit pas servir à obtenir une indication précoce de la décision définitive qui sera prise » (au para 21).

[58] Je ne suis pas convaincu que l’exception soit aussi large que le donne à penser le ministre. De plus, même si c’était le cas, rien ne permet de conclure en l’espèce qu’elle soustrait les rapports litigieux aux exigences prévues à l’article 17.

[59] Pour comprendre la portée et le motif de l’exception reconnue dans Douze, il faut examiner ce dont il était question exactement en l’espèce.

[60] M. Douze était citoyen d’Haïti. Sa demande de résidence permanente au Canada avait été rejetée parce qu’il avait été jugé interdit de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR, et ce, en raison des fonctions qu’il avait exercées au sein de la magistrature haïtienne pendant qu’un régime désigné était en place. En janvier 2008, M. Douze a demandé une exemption ministérielle en vertu du paragraphe 35(2) de la LIPR alors en vigueur (la disposition invoquée a été abrogée depuis). N’étant pas satisfait du temps que mettait le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile pour prendre une décision concernant sa demande d’exemption, M. Douze a demandé une ordonnance de mandamus en mars 2010. Au cours du traitement de cette demande, il a appris qu’un projet de recommandation de décision avait été préparé en février 2010. Cependant, ce projet n’avait pas été inclus dans le DCT. Une agente principale de programme de l’ASFC a expliqué que le document n’avait pas été inclus parce qu’il « était encore au stade d’un projet de recommandation et que le président de l’ASFC [n’avait] pas encore autorisé sa divulgation ». (De plus, la preuve montrait qu’il était pratique courante de divulguer le projet de recommandation à la partie demandant l’exemption ministérielle une fois que la divulgation avait été autorisée, afin qu’elle puisse le commenter avant la production de la version définitive et la transmission au ministre). M. Douze a ensuite présenté une requête à une protonotaire pour qu’elle ordonne au ministre de se conformer à l’article 17 et de fournir les documents pertinents qui n’étaient pas inclus dans le DCT, y compris le projet de recommandation. La protonotaire a accueilli la requête. Le ministre a interjeté appel de la décision. La juge Tremblay‑Lamer a accueilli l’appel en partie, concluant que le ministre n’était pas tenu de divulguer le projet de recommandation.

[61] Si je comprends bien le raisonnement de la juge Tremblay‑Lamer, sa principale réserve était que la divulgation du projet de recommandation en question n’était pas encore autorisée. Elle l’a expliqué en ces termes :

Bien que je reconnaisse que le projet préliminaire de recommandation puisse être d’une quelconque pertinence à cet égard, lorsque cette pertinence limitée est soupesée en fonction du risque de préjudice, je dois conclure en définitive que le projet préliminaire de recommandation ne tombe pas sous le coup de l’article 17 des Règles IPR. Le fait d’exiger la divulgation du projet préliminaire pourrait créer l’attente, chez le demandeur, d’un certain résultat. Étant donné les approbations et les examens de cadres de plusieurs niveaux encore requis avant l’achèvement de ce projet préliminaire de recommandation, on peut facilement envisager que la recommandation subisse un certain nombre de modifications importantes. Le fait d’exposer ce processus en exigeant la production de projets de recommandation pourrait recentrer le débat dans le cadre de futures requêtes de sorte que le MSPPC soit tenu de justifier chaque modification de fond successive. Cela pourrait occasionner d’autres délais avant que la décision définitive ne soit rendue.

(Douze au para 22, non souligné dans l’original)

[62] En résumé, la réserve découlait de la nature préliminaire du document, et non du fait qu’il s’agissait d’un projet de recommandation de décision (qui, après tout, était censé être divulgué au demandeur une fois que sa divulgation aurait été autorisée, de toute façon). Il est également important de souligner que l’exception s’est appliquée à la suite d’une mise en balance de la pertinence et de l’effet préjudiciable éventuel, plutôt que catégoriquement à tous les projets de recommandation de décision. La preuve de la nature du document — en particulier son caractère préliminaire — a permis à la juge Tremblay‑Lamer de conclure que le préjudice que sa production dans le DCT entraînerait l’emportait sur la pertinence restreinte du document.

[63] Pour les besoins de l’espèce, je suis prêt à accepter qu’il puisse y avoir une telle exception à l’exigence générale, énoncée à l’alinéa 17b) des Règles CIPR, de produire « tous les documents pertinents qui sont en la possession ou sous la garde du tribunal administratif ». Cependant, le ministre n’a pas présenté de renseignements ni d’éléments de preuve concernant les rapports litigieux qui pourraient établir qu’ils font partie de cette exception. En d’autres termes, le ministre n’a offert aucun fondement permettant de conclure que les rapports litigieux sont [traduction] « analogues » aux projets de recommandation en cause dans Douze, comme il le soutient. En outre, même en supposant, pour les besoins de l’argument, que les rapports en question comprennent des recommandations en vue d’une décision définitive, rien ne donne à penser que l’un d’eux soit un projet préliminaire de recommandation de décision, comme c’était le cas dans Douze. Par conséquent, contrairement à ce qui était le cas dans Douze, rien ne permet de conclure en l’espèce que la production de ces rapports aurait un effet préjudiciable qui l’emporterait sur leur pertinence par rapport aux questions qui doivent être tranchées dans la demande de mandamus.

V. CONCLUSION

[64] Pour les raisons qui précèdent, je conclus que le DCT accompagné d’une lettre de présentation datée du 10 mai 2021 n’est pas conforme à l’alinéa 17b) des Règles CIPR. Le ministre est donc tenu de produire un DCT conforme à ce paragraphe et aux présents motifs. Il peut le faire en déposant un DCT supplémentaire qui contient tous les documents pertinents en sa possession ou sous sa garde en date du 10 mai 2021, qui n’étaient pas inclus dans le DCT original, ou en déposant un DCT entièrement nouveau en remplacement du DCT original. Étant donné le retard important en l’espèce, le DCT supplémentaire ou de remplacement (le cas échéant) doit être déposé au plus tard 30 jours à compter de la date de la présente ordonnance. Si un délai supplémentaire est nécessaire pour produire le dossier, le ministre peut soumettre une demande de prorogation du délai de manière officieuse.

[65] Enfin, comme il est indiqué au début des présents motifs, la présente ordonnance ne porte pas atteinte au droit du ministre, le cas échéant, de s’opposer, pour des motifs d’intérêt public, à la divulgation de toute partie des documents dont la production est maintenant ordonnée — par exemple, en vertu de l’article 87 de la LIPR ou des articles 37 à 39 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c. C ‑5.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER IMM‑2107‑21

LA COUR ORDONNE que

  1. Le ministre signifie et dépose un dossier certifié supplémentaire du tribunal qui contient tous les documents pertinents non inclus dans le dossier accompagné d’une lettre de présentation datée du 10 mai 2021, qui étaient en sa possession ou sous sa garde à cette date.

  2. À titre subsidiaire, le ministre peut plutôt produire un dossier certifié du tribunal de remplacement qui contient tous les documents pertinents qui étaient en sa possession ou sous sa garde en date du 10 mai 2021.

  3. Dans un cas comme dans l’autre, le ministre doit le faire dans les trente (30) jours à compter de la date de la présente ordonnance.

  4. Si un délai supplémentaire pour produire le document est nécessaire, le ministre peut soumettre une demande de prorogation du délai de manière officieuse.

  5. La présente ordonnance est rendue sans préjudice au droit du ministre, le cas échéant, de s’opposer, pour des raisons d’intérêt public, à la divulgation de toute partie des éléments dont la production est maintenant ordonnée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2107‑21

 

INTITULÉ :

Mukhtari Abdullah Abu c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE EN VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 SeptembrE 2021

 

ORDonnance et motifs :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 OctobrE 2021

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman, C.M.

POUR LE DEMANDEUR

 

John Provart

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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