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Date : 20060620

Dossier : IMM-3579-05

Référence : 2006 CF 750

ENTRE :

PUVIRAJ THAMBITURAI

307, rue Émile

Laval (Québec)  H7N 4M3

 

demandeur

 

et

 

LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Pinard

 

 

[1]        Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision en date du 18 mai 2005 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a révoqué le statut de réfugié au sens de la Convention du demandeur.  


 

I. Les faits

[2]        Puviraj Thambiturai (le demandeur) est arrivé au point d’entrée de Mirabel le 23 mars 1993. Il a déclaré avoir quitté le Sri Lanka, son pays de citoyenneté, le 19 mars 1993. Il est ensuite passé par Bangkok et Londres avant d’arriver au Canada. Aucun document de voyage ne se trouvait en sa possession. Il avait sur lui une copie de son permis de conduire délivré en février 1984 ainsi qu’une carte d’identité émise le 30 juillet 1992 alors qu’il habitait à Colombo. Sa carte d’identité indiquait qu’il était « étudiant ».

 

[3]        Le demandeur a remis son formulaire de renseignements personnels (le FRP) à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) le 5 avril 1993. Le 2 septembre 1993, on lui a accordé le statut de réfugié au Canada.

 

[4]        Le 18 novembre 1993, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente à titre de réfugié au sens de la Convention. Il a déclaré être en possession d’un passeport sri-lankais valide jusqu’au 29 juillet 1997.

 

[5]        Le demandeur est devenu un résident permanent du Canada le 10 décembre 1994.

 

[6]        Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a ouvert une enquête au sujet du demandeur après avoir reçu une dénonciation anonyme. La GRC a avisé CIC qu’Interpol France avait identifié le demandeur les 18 et 20 février 1988 par comparaison d’empreintes digitales à la suite d’une infraction à la législation sur les drogues.

 

[7]        Le 9 janvier 1997, lors de son arrivée à l’aéroport de Mirabel, au Canada, le demandeur a été interrogé par deux agents d’immigration. Il a nié avoir résidé en France et y avoir commis quelque infraction que ce soit. Le demandeur a remis aux agents un passeport sri-lankais valide du 2 février 1995 au 9 février 2000. Il leur a aussi remis un document émanant de la pharmacie A.K.S., son présumé employeur au Sri Lanka. Ce document confirme qu’il était à l’emploi de la pharmacie entre avril 1990 et janvier 1993.

 

[8]        CIC a effectivement reçu des documents judiciaires relatifs aux accusations criminelles dont le demandeur avait fait l’objet. Selon ces documents, le demandeur et d’autres personnes ont été arrêtés à Paris le 16 février 1988 alors qu’ils tentaient délibérément de s’échanger des sacs contenant respectivement 720 et 560 grammes d’héroïne. Le 26 septembre 1989, le demandeur a été reconnu coupable d’avoir acquis, eu en sa possession et trafiqué de l’héroïne ainsi que d’avoir comploté en vue d’acquérir, de posséder et de trafiquer des marchandises interdites, des infractions punissables en vertu du Code de la santé publique et du Code des douanes. Il a été condamné à sept ans d’emprisonnement en application de l’article 464-1 du Code de procédure pénale, à verser, conjointement et individuellement, la somme de 1 277 000 francs à l’administration des douanes et à payer une amende de 2 554 000 francs. Il a aussi été déclaré interdit du territoire français.

 

[9]        La transcription d’une audience tenue le 28 février 2002 par la Section de l’immigration démontre qu’on a interrogé le demandeur au sujet de la période postérieure à septembre 1989 pendant laquelle il est resté en France. Il a répondu [traduction] « près de trois ans et demi », mais il ne pouvait pas se rappeler le moment exact ou l’année où il a quitté la France.

 

[10]      Dans une décision datée du 23 septembre 2003, la Section de l’immigration a conclu que le demandeur est une personne visée à l’alinéa 36(1)(c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, en ce sens qu’il est interdit de territoire au Canada pour grande criminalité, de même qu’à l’alinéa 40(1)(a), en ce sens qu’il est interdit de territoire pour fausses déclarations. La Section de l’immigration a ordonné son expulsion. Le demandeur a porté en appel cette décision devant la Section d’appel de l’immigration (la SAI). L’appel n’a jamais été retiré, et n’a pas été instruit sur le fond non plus.

 

[11]      Le demandeur est maintenant marié à Shanti Rajaratnam, qu’il a parrainée après leur mariage. Mme Thambiturai a depuis obtenu la citoyenneté canadienne. Deux enfants, également citoyens canadiens, sont nés ici de leur union. 

 

[12]      Le 12 février 2004, le défendeur a déposé auprès de la SPR, en vertu de l’article 109 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, une demande visant à faire annuler la décision d’accueillir la revendication du statut de réfugié du demandeur.

 

[13]      Le 18 mai 2005, la Section a accueilli la demande en vue de faire révoquer le statut de réfugié et de personne protégée du demandeur. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. 

 

II. La loi applicable

[14]      Les dispositions applicables de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), se lisent comme suit :

36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

36. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

 

[...]

[...]

 

c) commettre, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans.

 

(c) committing an act outside Canada that is an offence in the place where it was committed and that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years.

 

 

40. (1) Emportent interdiction de territoire pour fausses déclarations les faits suivants :

40. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible for misrepresentation

 

a) directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi;

 

(a) for directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter that induces or could induce an error in the administration of this Act;

 

 

46. (1) Emportent perte du statut de résident permanent les faits suivants :

46. (1) A person loses permanent resident status

 

a) l’obtention de la citoyenneté canadienne;

(a) when they become a Canadian citizen;

 

b) la confirmation en dernier ressort du constat, hors du Canada, de manquement à l’obligation de résidence;

(b) on a final determination of a decision made outside of Canada that they have failed to comply with the residency obligation under section 28;

 

c) la prise d’effet de la mesure de renvoi;

(c) when a removal order made against them comes into force; or

 

d) l’annulation en dernier ressort de la décision ayant accueilli la demande d’asile ou celle d’accorder la demande de protection.

 

(d) on a final determination under section 109 to vacate a decision to allow their claim for refugee protection or a final determination under subsection 114(3) to vacate a decision to allow their application for protection.

 

 

63. (3) Le résident permanent ou la personne protégée peut interjeter appel de la mesure de renvoi prise au contrôle ou à l’enquête.

 

63. (3) A permanent resident or a protected person may appeal to the Immigration Appeal Division against a decision at an examination or admissibility hearing to make a removal order against them.

 

 

95. (2) Est appelée personne protégée la personne à qui l’asile est conféré et dont la demande n’est pas ensuite réputée rejetée au titre des paragraphes 108(3), 109(3) ou 114(4).

 

95. (2) A protected person is a person on whom refugee protection is conferred under subsection (1), and whose claim or application has not subsequently been deemed to be rejected under subsection 108(3), 109(3) or 114(4).

 

 

109. (1) La Section de la protection des réfugiés peut, sur demande du ministre, annuler la décision ayant accueilli la demande d’asile résultant, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait.

 

109. (1) The Refugee Protection Division may, on application by the Minister, vacate a decision to allow a claim for refugee protection, if it finds that the decision was obtained as a result of directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter.

 

 

(2) Elle peut rejeter la demande si elle estime qu’il reste suffisamment d’éléments de preuve, parmi ceux pris en compte lors de la décision initiale, pour justifier l’asile.

 

(2) The Refugee Protection Division may reject the application if it is satisfied that other sufficient evidence was considered at the time of the first determination to justify refugee protection.

 

 

(3) La décision portant annulation est assimilée au rejet de la demande d’asile, la décision initiale étant dès lors nulle.

 

(3) If the application is allowed, the claim of the person is deemed to be rejected and the decision that led to the conferral of refugee protection is nullified.

 

 

 


 

III. Analyse

 

[15]      Le demandeur soutient que la demande du solliciteur général en date du 12 février 2004 sur laquelle s’est fondée la SPR pour révoquer son statut de réfugié est illégale, ultra vires et contraire aux principes de justice fondamentale.

 

     A. Irrecevabilité pour identité des questions en litige

[16]      Selon le demandeur, la demande de révocation de son statut de réfugié constitue un dédoublement de procédure, vu que la mesure d’exclusion et la procédure initiale, intentée contre le demandeur pour obtenir son renvoi du Canada, étaient en fait des procédures visant à faire révoquer son statut de réfugié qui ont été engagées en application du paragraphe 27(3) de l’ancienne Loi sur l’immigration. C’est sur le fondement de la procédure initiale et de la mesure d’exclusion que la Section de l’immigration a rendu sa décision du 23 septembre 2003, décision à l’encontre de laquelle le demandeur a interjeté un appel alors en instance devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

 

[17]      Cependant, comme l’a écrit le juge Linden de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Boyd c. Canada (Ministre des Transports), [2004] A.C.F. n0 2080 :

[...] La révocation ou la suspension d’un permis autorisant une personne à s’adonner à des activités réglementées n’est pas visée par ce principe [du double péril] qui ne s’applique qu’à une procédure criminelle ou à une autre procédure qui a des conséquences qui sont réellement pénales (R. c. Shubley, [1990] 1 R.C.S. 3, à la page 18).

                                                                        [Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[18]      Pour être plus précis, le demandeur parle sans doute de la notion connexe d’autorité de la chose jugée (qui comprend l’irrecevabilité pour identité des questions en litige et l’irrecevabilité pour identité des causes d’action). La Cour d’appel fédérale a exposé ainsi la notion d’« irrecevabilité pour identité des causes d’action » dans Apotex Inc. c. Merck & Co. et al., [2002] A.C.F. n0 811, au paragraphe 25 :

            Ces deux formes d'irrecevabilité, identiques au plan des principes, sont différentes dans leur application. L'irrecevabilité pour identité des causes d'action interdit à une personne d'intenter une action contre une autre personne dans le cas où la cause d'action a fait l'objet d'une décision finale d'un tribunal compétent. L'irrecevabilité pour identité des questions en litige est plus large et s'applique à des causes d'action distinctes [...]

 

 

 

[19]      La Cour suprême du Canada a décrit comme suit la notion de « préclusion découlant d’une question déjà tranchée » dans Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, au paragraphe 23 :

La préclusion découlant d’une question déjà tranchée est un volet de l’autorité de la chose jugée (l’autre étant la préclusion fondée sur la cause d’action), qui interdit de soumettre à nouveau aux tribunaux des questions déjà tranchées dans une instance antérieure. Pour que le tribunal puisse accueillir la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, trois conditions préalables doivent être réunies : (1) la question doit être la même que celle qui a été tranchée dans la décision antérieure; (2) la décision judiciaire antérieure doit avoir été une décision finale; (3) les parties dans les deux instances doivent être les mêmes ou leurs ayants droit [...]

 

 

 

[20]      La Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit au paragraphe 26 de l’arrêt Apotex Inc. c. Merck & Co., [2003] 1 C.F. 242 :

            L’irrecevabilité pour identité des questions en litige vise à empêcher un nouveau procès sur une question déjà tranchée de manière finale et concluante dans un procès antérieur entre les mêmes parties ou leurs ayants droit (arrêts Angle et Doering, précités). [...] L’irrecevabilité pour identité des questions en litige s’applique quand une question a été tranchée dans une action entre les parties et que cette décision est déterminante pour une action ultérieure entre les mêmes parties, sans égard au fait que la cause d’action puisse différer (Hoystead v. Commissioner of Taxation, [1926] A.C. 155 (P.C.); Minott v. O'Shanter Development Co. (1999), 42 O.R. (3d) 321 (C.A.)). Toutefois, la deuxième cause d’action doit mettre en cause des questions de fait ou de droit qui ont été tranchées comme élément fondamental de la logique de la décision antérieure. Il n’y a pas d’irrecevabilité pour identité des questions en litige si la question visée a été soulevée de manière annexe ou incidente dans la procédure antérieure. Le critère à l’égard de ce point est de savoir si la décision sur laquelle on cherche à fonder l’irrecevabilité est si fondamentale pour trancher le fond que la seconde décision ne puisse être maintenue sans la première (arrêt Angle, précité; R. c. Duhamel (1981), 33 A.R. 271 (C.A.); confirmé par [1984] 2 R.C.S. 555).

            [Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[21]      Il est clair que le principe d’« irrecevabilité pour identité des causes d’action » ne s’applique pas en l’espèce. La cause d’action dont était saisie la SPR, qui consiste à savoir s’il y a lieu d’accueillir la demande de révocation du statut du demandeur, diffère de celle soumise à la Section de l’immigration, laquelle devait déterminer si le demandeur était une personne visée aux alinéas 36(1)c) et 40(1)a) de la Loi et par conséquent interdit de territoire au Canada pour grande criminalité et fausses déclarations. La procédure engagée devant la Section de l’immigration n’était donc pas [traduction] « en fait », comme l’a laissé entendre le demandeur, [traduction] « une procédure visant à faire révoquer [son] statut de réfugié ». Ni la Section de l’immigration si la SAI n’ont l’autorité de révoquer le statut de réfugié au sens de la Convention conféré à une personne. Selon l’article 109 de la Loi, la SPR est la seule instance habilitée à instruire la demande du solliciteur général en vue d’obtenir pareille révocation. 

 

[22]      Il est aussi clair, s’agissant de l’« irrecevabilité pour identité des questions en litige », que la condition préalable relative au caractère définitif de la décision judiciaire antérieure n’a pas été remplie.  

 

[23]      En effet, certains précédents établissent qu’une décision ne peut être considérée définitive avant l’expiration du délai d’appel ou le refus de la demande d’autorisation d’appel. Par exemple, dans Novopharm Ltd. c. Eli Lilly and Co., [1998] A.C.F. n0 1634, ma collègue, madame la juge Tremblay-Lamer, a écrit ce qui suit :

[29]     Une décision doit être définitive pour que l’on puisse invoquer l’autorité de la chose jugée. Si un appel est pendant, la décision n’est pas définitive [Barwell Food Sales Inc. v. Snyder & Fils Inc. (1988), 24 C.P.R. (3d) 102 (H.C.J. Ont.).]

[30]     En l’espèce, l’appel contre la décision du juge Reed est pendante en Cour d’appel fédérale. Cela seul suffit pour rejeter la demande d’ordonnance de prohibition. 

[31]     En fait, les requérants concèdent que la décision n’est pas définitive, mais plaident qu’il est possible de remédier à cela en ordonnant un redressement « provisoire » jusqu’au moment où l’appel sera jugé. Si l’appel est accordé, la prohibition serait levée.

[32]     Je ne crois pas qu’il convienne de modifier les conditions à remplir avant d’appliquer le principe de la chose jugée pour les « ajuster » au redressement recherché par les requérantes. La décision n’est pas définitive tant que l’appel n’est pas jugé. Donc, il n’y a pas de chose jugée et la procédure devant le registraire ne peut constituer un abus de procédure.

 

 

 

[24]      Les tribunaux ont statué dans bien d’autres affaires qu’une décision n’est pas finale aux fins de l’irrecevabilité pour identité des questions en litige avant l’expiration du délai d’appel ou le refus de la demande d’autorisation d’appel (Wells c. Canada (Ministre des Transports), [1993] A.C.F. n0 341 (CF); Morganti c. Strong, [1998] O.J. n0 1098 (Div. Gén.); Hough c. Brunswick Centres Inc., [1997] O.J. n0 1387 (Div. Gén.); Kanary c. MacLean, [1992] N.S.J. n0 326 (C.S.); Banque Nationale de Paris (Canada) et al. c. Canadian Imperial Bank of Commerce et al. (2001), 52 O.R. (3d) 161 (C.A.); Quinlan c. Newfoundland (Minister of Natural Resources), [2000] N.J. n0 269 (C.A.); Veroli Investment Ltd. c. Liaukus, [1998] O.J. n0 2535 (Div. Gén.); Canstett Ltd. v. Keevil, [1998] O.J. n0 1630 (Div. Gén.)).

 

[25]      Une remarque incidente de la Cour suprême du Canada abonde dans le même sens. Dans S.C.F.P., section locale 79, précité, au paragraphe 46, la juge Arbour s’est exprimée comme suit au nom des huit autres juges de la formation :

[...] Il n’est pas illégitime en soi de vouloir attaquer un jugement; la loi permet de poursuivre cet objectif par divers mécanismes de révision comme l’appel ou le contrôle judiciaire. De fait, la possibilité de faire réviser un jugement constitue un aspect important du principe de l’irrévocabilité des décisions. Une décision est irrévocable ou définitive et elle lie les parties seulement lorsque tous les recours possibles en révision sont épuisés ou ont été abandonnés [...]   

 

 

 

[26]      En l’espèce, la décision judiciaire antérieure dont parle le demandeur est celle du 23 septembre 2003 par laquelle la Section de l’immigration a jugé qu’il était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité et fausses déclarations. Comme je l’ai dit plus haut, le demandeur a porté cette décision en appel devant la SAI, et l’appel était toujours pendant le 18 mai 2005, la date à laquelle la SPR a rendu sa décision attaquée. 

 

[27]      En conséquence, je conclus que la décision judiciaire antérieure en cause n’était pas définitive aux fins de l’irrecevabilité pour identité des questions en litige; l’irrecevabilité ne peut donc être invoquée.

 

     B. Attaque indirecte et abus de procédure par remise en litige

[28]      Le demandeur soutient que la demande de révocation de son statut de réfugié vise à attaquer indirectement la décision rendue le 23 septembre 2003 par la Section de l’immigration.

 

[29]      Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada, « l’ordonnance rendue par un tribunal compétent ne doit pas être remise en cause dans des procédures subséquentes, sauf celles prévues par la loi dans le but exprès de contester l’ordonnance » (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc. et al., [2001] 2 R.C.S. 460, par. 20; voir aussi Wilson c. R., [1983] 2 R.C.S. 594; R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333; et R. c. Sarson, [1996] 2 R.C.S. 223).

 

[30]      À mon avis, la notion d’« attaque indirecte », quoique liée à celles d’irrecevabilité et d’abus de procédure, illustre mal la démarche prise par le défendeur en l’espèce, étant donné que celui-ci ne contestait pas la décision de la Section de l’immigration.

 

[31]      J’estime toutefois que la procédure visant à faire révoquer le statut de réfugié du demandeur est abusive, vu que ce dernier avait déjà été déclaré interdit de territoire pour fausses déclarations.

 

[32]      La Cour suprême du Canada a cité l’extrait suivant de l’arrêt Canam Enterprises Inc. c. Coles (2000), 51 O.R. (3d) 481 (C.A.), rendu par le juge Goudge, dans S.C.F.P., section locale 79, précité, au paragraphe 37 :

[traduction]        La doctrine de l’abus de procédure engage le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière qui serait manifestement injuste envers une partie au litige, ou qui aurait autrement pour effet de discréditer l’administration de la justice. C’est une doctrine souple qui ne s’encombre pas d’exigences particulières telles que la notion d’irrecevabilité (voir House of Spring Gardens Ltd. c. Waite, [1990] 3 W.L.R. 347, p. 358, [1990] 2 All E.R. 990 (C.A.).

 

            Un cas d’application de l’abus de procédure est lorsque le tribunal est convaincu que le litige a essentiellement pour but de rouvrir une question qu’il a déjà tranchée. [Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[33]      Comme l’a expliqué la Cour suprême dans S.C.F.P., section locale 79, « les tribunaux canadiens ont appliqué la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (généralement les exigences de lien de droit et de réciprocité) n’étaient pas remplies, mais où la réouverture aurait néanmoins porté atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice ». 

 

[34]      Donald Lange, un auteur renommé en matière de doctrine de l’autorité de la chose jugée, expose brièvement les principes de common law applicables aux cas d’abus de procédure dans l’ouvrage intitulé The Doctrine of Res Judicata in Canada, 2e éd. (Canada, LexisNexis Canada Inc., 2004), aux pages 375 et 376 :

[traduction]

1)         La doctrine ne s’encombre pas des exigences particulières de l’autorité de la chose jugée.

2)         L’application de la doctrine doit tendre à favoriser l’intégrité de la prise de décisions judiciaires.

3)         Dans certaines circonstances spéciales, il peut être nécessaire de rouvrir un litige pour accroître la crédibilité et l’efficacité de la prise de décisions judiciaires.

4)         Les intérêts des parties susceptibles d’être frustrées par une deuxième instance ne constituent pas un facteur déterminant.

5)         Le motif pour lequel une partie remet en question une décision judiciaire antérieure dans un autre but que de miner la validité de celle-ci importe peu dans l’application de la doctrine.

6)         Le statut d’une partie à la deuxième procédure, que ce soit en tant que demandeur ou de défendeur, importe peu.

7)         Les facteurs discrétionnaires dont on tient compte dans l’application de la doctrine de l’irrecevabilité pour identité des questions en litige concernent tout autant la doctrine de l’abus de procédure par remise en litige.

 

 

De plus, certaines décisions établissent qu’une partie [traduction] « ne peut invoquer la doctrine de l’irrecevabilité pour identité des questions que dans les cas où la deuxième procédure est manifestement inéquitable » (voir, par exemple, Genesee Enterprises Ltd. c. Abou-Rached, [2001] B.C.J. n0 41 (C.S.); Saskatoon Credit Union Ltd. c. Central Park Enterprises Ltd., [1988] B.C.J. n49 (C.S. C.-B.); Ernst & Young Inc. c. Central Guaranty Trust Co., [2001] A.J. n0 148 (C.B.R.); et Baziuk c. Dunwoody, [1997] O.J. n0 2374 (Div. Gén.)).

 

[35]      Le défendeur fait valoir que le solliciteur général avait non seulement le droit mais aussi l’obligation de demander pareille révocation à la SPR. Je ne suis pas d’accord sur ce point.

 

[36]      Le 23 septembre 2003, la Section de l’immigration a déterminé si le demandeur avait, directement ou indirectement, fait une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, qui a entraîné ou aurait pu entraîner une erreur dans l’application de la Loi. La Section de l’immigration a ordonné l’expulsion du demandeur. Le demandeur a ensuite exercé son droit de porter cette décision en appel.

 

[37]      En cherchant à faire trancher la même question en vertu de l’article 109 de la Loi pour obtenir la révocation du statut du demandeur, le défendeur a, semble-t-il, non seulement agi de manière injuste, mais il a aussi manifestement abusé des mécanismes de la Commission. Les procédures en cause sont inutiles et se chevauchent. Le défendeur savait également que s’il avait gain de cause dans la procédure visant à faire révoquer le statut de réfugié du demandeur, l’appel que celui-ci a interjeté à l’encontre de la décision de la Section de l’immigration aurait pris fin (paragraphe 63(3) de la Loi). Le défendeur a même porté ce fait à l’attention de la SAI pour justifier l’annulation de l’audience d’appel.

 

[38]      Selon le défendeur, le demandeur n’est pas fondé à le critiquer pour avoir sollicité l’application de la loi en l’espèce et pour les effets juridiques de la perte de son statut de réfugié au sens de la Convention. Encore une fois, je suis en désaccord avec le défendeur.

 

[39]      J’estime que l’instance de révocation constitue un abus de procédure par remise en litige et que la SPR a erré en se jugeant compétente pour examiner la demande du défendeur et en n’évitant pas l’abus de procédure à laquelle a donné lieu l’instance de révocation.

 

[40]      Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision attaquée de la SPR en date du 18 mai 2005 est annulée et l’affaire est renvoyée à la SPR pour nouvelle décision en conformité avec les présents motifs.  

 

[41]      Je conviens avec l’avocat du défendeur qu’aucun motif ne justifie la certification d’une question en l’espèce.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

Le 20 juin 2006

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3579-05

 

INTITULÉ :                                       PUVIRAJ THAMBITURAI

c.

LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 11 AVRIL 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE PINARD

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 20 JUIN 2006

 

 

 

COMPARUTION :

 

Jérôme Choquette, c.r.                                     POUR LE DEMANDEUR

 

Daniel Latulippe                                                POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Choquette, Beaupré, Rhéaume              POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)

 

John H. Sims, c.r.                                             POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


 

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