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Date : 20050512

Dossier : T-952-03

Référence : 2005 CF 665

ENTRE :

                                                          DWIGHT S. HUGGINS

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                            SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES

                                                                                                                                      défenderesse

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HARRINGTON

[1]                Dwight Huggins est différent de la plupart des employés de Postes Canada à Montréal. Sa différence est visible et audible. Il est noir et ne parle qu'anglais.

[2]                En juillet 2001, il a déposé une plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne. Il a allégué que Postes Canada fait preuve de discrimination à son égard en ne lui offrant pas un milieu de travail exempt de harcèlement fondé sur sa race (il est noir) et son origine nationale ou ethnique (il est Canadien anglais).


[3]                Le dernier des incidents en question s'est déroulé en mai 1998. L'enquêteur nommé pour examiner l'affaire a recommandé que la Commission ne statue pas sur les allégations parce qu'elles avaient été formulées plus d'un an avant le dépôt de la plainte et que M. Huggins n'avait présenté aucune preuve pour étayer son argument qu'il avait été incapable de déposer la plainte plus tôt.

[4]                Le rapport de l'enquêteur a été envoyé à M. Huggins et à Postes Canada. Ceux-ci ont eu la possibilité de commenter le rapport ainsi que les observations formulées par chacun d'entre eux. Les deux parties ont commenté le rapport et Postes Canada a commenté les observations formulées par M. Huggins.

[5]                La Commission a accepté la recommandation de l'enquêteur et a décidé de ne pas statuer sur les allégations. Il s'agit en l'espèce du contrôle judiciaire de cette décision.

LE RAPPORT DE L'ENQUÊTEUR

[6]         Dans son rapport, l'enquêteur s'est fondé sur l'article 41 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6. La partie pertinente du paragraphe 41(1) prévoit :

41. (1) ... la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu'elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants_:

[...]

e) la plainte a été déposée après l'expiration d'un délai d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

41. (1) ... the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

...

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.


[7]                Les parties reconnaissent que le dernier incident s'est produit en mai 1998. Postes Canada a fait une enquête et a informé M. Huggins le mois suivant qu'elle estimait que sa plainte n'était pas fondée. Par conséquent, l'enquêteur a considéré que le délai d'un an devait commencer en juin 1998.

[8]                Selon l'enquêteur, M. Huggins n'avait produit aucune preuve à l'appui de ses arguments qu'il avait été incapable de déposer la plainte plus tôt par crainte de représailles contre sa femme, qui travaillait aussi à Postes Canada, ou parce que la maladie l'avait empêché de le faire. L'enquêteur a également souligné que Postes Canada s'était opposée à la prolongation du délai normal d'un an parce que M. Huggins avait présenté sa démission en mai 1998 et n'était retourné y travailler que deux années plus tard. Étant donné qu'il a déposé la plainte trois ans après les incidents allégués, certains documents pertinents avaient été détruits dans le cours normal des activités, ce qui compromettait la défense de Postes Canada.

[9]                L'enquêteur a indiqué que M. Huggins avait déposé une plainte interne en février 1998 au sujet d'une autre affaire, pendant que sa femme et lui travaillaient pour Postes Canada, qu'il avait dit craindre que s'il présentait une plainte à la Commission, sa femme serait probablement congédiée, et qu'il était déprimé. Toutefois, le demandeur n'avait présenté aucun dossier médical pour étayer ces allégations.

[10]            Lorsqu'il a présenté une demande pour être réengagé, le demandeur a écrit à Postes Canada et a mentionné qu'il avait cherché d'autres emplois et avait travaillé pendant un certain temps au journal Montreal Gazette. Il avait également [traduction] « exploré les côtés créatifs [qu'il] avait toujours voulu découvrir » .

[11]            M. Huggins a répondu au rapport de l'enquêteur en fournissant des dossiers médicaux et des relevés d'ambulance. Il a également fourni un affidavit de sa femme concernant des incidents de harcèlement présumés au travail.

[12]            Postes Canada a répondu à la lettre de M. Huggins en disant qu'il n'avait présenté aucune preuve montrant qu'il n'avait pu déposer une plainte plus tôt. En effet, il a été contre-interrogé sur son affidavit et a indiqué qu'à un certain moment après sa démission, il a voulu tourner la page, reprendre une vie normale et laisser les choses telles quelles.

QUESTIONS EN LITIGE

[13]       Les parties soulèvent deux questions. La première est la norme de contrôle applicable et l'autre est l'équité procédurale. M. Huggins soutient que la question en litige est l'équité procédurale et que la décision de la Commission ne commande aucune retenue étant donné qu'elle est erronée en droit.


ANALYSE

[14]       Le point de départ doit être l'alinéa 41(1)e) de la Loi. L'affaire est prescrite à moins que la Commission exerce son pouvoir discrétionnaire de prolonger le délai. Les décisions discrétionnaires font toujours l'objet d'une grande retenue en ce sens que, à tout le moins, elles ne seront pas modifiées sauf si elles sont clairement erronées ou si elles reposent sur un principe erroné.

[15]            Il y a trois normes de contrôle judiciaire : la décision correcte, la décision raisonnable simpliciter et la décision manifestement déraisonnable. L'analyse pragmatique et fonctionnelle expliquée dans des arrêts comme Dr. Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226 et Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, exige que la Cour soupèse une série de facteurs afin de déterminer si une question précise devrait être soumise à un contrôle exigeant (décision correcte), subir un examen ou une analyse en profondeur (décision raisonnable simpliciter), ou être laissée à l'appréciation quasi exclusive du décideur (décision manifestement déraisonnable). Une question d'équité procédurale est habituellement considérée comme une question de droit donnant ouverture à réparation si la décision n'est pas correcte. Comme l'a dit le juge Binnie, au nom de la majorité des juges de la Cour suprême dans l'arrêt SCFP c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, aux paragraphes 102 et 103 :

102 L'équité procédurale concerne la manière dont le ministre est parvenu à sa décision, tandis que la norme de contrôle s'applique au résultat de ses délibérations.


103 La tentative de maintenir séparés ces différents genres de questions peut parfois engendrer une certaine confusion. Force est de constater que certains « facteurs » utilisés pour déterminer les exigences de l'équité procédurale servent également à déterminer la « norme de contrôle » applicable à la décision discrétionnaire elle-même. Ainsi, dans l'affaire Baker, précitée, qui portait sur le contrôle judiciaire du rejet par le ministre d'une demande de résidence permanente au Canada fondée sur des raisons d'ordre humanitaire, la Cour a examiné « toutes les circonstances » à ces deux égards, mais il y avait chevauchement de certains facteurs, dont la nature de la décision rendue (équité procédurale, par. 23; norme de contrôle, par. 61), le régime législatif (équité procédurale, par. 24; norme de contrôle, par. 60), et l'expertise du décideur (équité procédurale, par. 27; norme de contrôle, par. 59). Il est évident que d'autres facteurs ne se recoupaient pas. En ce qui concerne l'équité procédurale notamment, la Cour s'est intéressée à « l'importance de la décision pour les personnes visées » (par. 25), tandis que, pour déterminer la norme de contrôle applicable, elle a pris en considération des facteurs comme l'existence d'une clause privative (par. 58). Il reste que, même s'il existe certains « facteurs » communs, l'objet de l'examen du tribunal judiciaire diffère d'un cas à l'autre.

[16]            M. Huggins soutient que la Commission ne doit pas avoir examiné la preuve supplémentaire qu'il a fournie parce qu'elle a employé les mêmes termes que l'enquêteur, c'est-à-dire qu'il n'a produit [traduction] « aucune preuve à l'appui de ses arguments qu'il avait été incapable de déposer la plainte plus tôt par crainte de représailles contre sa femme ou parce que la maladie l'avait empêché de le faire » .

[17]            Si tel est le cas, sa demande doit être accueillie. Qu'il s'agisse d'une question d'équité procédurale ou de norme de contrôle, s'il y a une preuve pertinente que la Commission aurait dû examiner et qu'elle ne l'a pas fait, la demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie.


[18]            Dans la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 (QL), le juge Evans, tel était alors son titre, a dit que la Cour peut inférer que l'organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » selon les termes de l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales « du fait qu'il n'a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l'organisme » .

[19]            La Commission affirme qu'elle a examiné tous les renseignements au dossier avant de rendre sa décision et, en toute déférence, je ne vois aucun motif de ne pas la croire ou de modifier sa décision.

[20]            Il ne s'agit pas de déterminer s'il y avait « des preuves » de problèmes médicaux ou « des preuves » de représailles possibles contre sa femme. La preuve produite par M. Huggins indiquait qu'il avait été traité pour des « raideurs au cou » . Les éléments de preuve concernant sa femme, soit l'affidavit de cette dernière, font état d'incidents qui pourraient être qualifiés de harcèlement, qui se sont produits avant et après mai et juin 1998 et qui semblent la concerner personnellement et ne sont pas liés au fait qu'elle était mariée à M. Huggins.

[21]            Ces incidents ne sont certainement pas de nature à permettre de conclure que la Commission a exercé son pouvoir discrétionnaire de manière déraisonnable, en se fondant sur un principe erroné, ou qu'elle a agi de mauvaise foi en refusant de prolonger le délai. Le juge MacKay a énoncé clairement la règle applicable dans la décision Société de développement du Cap-Breton c. Hynes (1999), 164 F.T.R. 32, au paragraphe 15 :


Il est établi, et les parties en conviennent, que les décisions prises par la Commission en vertu du paragraphe 41e) sont un exercice discrétionnaire de compétence administrative [note omise]. On n'écarte pas facilement de telles décisions, et la Cour n'interviendra pas si le pouvoir discrétionnaire a été exercé de bonne foi, conformément aux principes de justice naturelle et d'équité procédurale, et si on ne s'est pas fondé sur des considérations inappropriées ou étrangères à l'objet de la Loi. Ceci est vrai même alors que la Cour aurait exercé différemment ledit pouvoir discrétionnaire [note omise].

[22]            Même dans les cas où la prescription n'est pas une question en litige, la Cour est très réticente à intervenir dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire que le législateur a accordé à la Commission. Comme l'a dit le juge Décary dans la décision Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier, [1999] 1 C.F. 113, au paragraphe 38 :

38 La Loi confère à la Commission un degré remarquable de latitude dans l'exécution de sa fonction d'examen préalable au moment de la réception d'un rapport d'enquête. Les paragraphes 40(2) et 40(4), et les articles 41 et 44 regorgent d'expressions comme « à son avis » , « devrait » , « normalement ouverts » , « pourrait avantageusement être instruite » , « des circonstances » , « estime indiqué dans les circonstances » , qui ne laissent aucun doute quant à l'intention du législateur. Les motifs de renvoi à une autre autorité (paragraphe 44(2)), de renvoi au président du Comité du tribunal des droits de la personne (alinéa 44(3)a)) ou, carrément, de rejet (alinéa 44(3)b)) comportent, à divers degrés, des questions de fait, de droit et d'opinion (voir Latif c. La Commission canadienne des droits de la personne, [1980] 1 C.F. 687 (C.A.), à la page 698, le juge Le Dain), mais on peut dire sans risque de se tromper qu'en règle générale, le législateur ne voulait pas que les cours interviennent à la légère dans les décisions prises par la Commission à cette étape.

[23]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée avec dépens.

        « Sean Harrington »        

        Juge                    

Ottawa (Ontario)

Le 12 mai 2005

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-952-03

INTITULÉ :                                                    DWIGHT S. HUGGINS

ET

SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        LE 9 MAI 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                                               LE 12 MAI 2005

COMPARUTIONS :

Piero Iannuzzi                                                    POUR LE DEMANDEUR

Dennis Griffin                                                     POUR LA DÉFENDERESSE

Nicolas St-Pierre

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Piero Iannuzzi                                                    POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)

Fasken Martineau DuMoulin                                          POUR LA DÉFENDERESSE

Montréal (Québec)


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