Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20211021


Dossier : T-1509-20

Référence : 2021 CF 1122

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

LA BANQUE DE NOUVELLE-ÉCOSSE

demanderesse

et

MARCUS WILLIAMS

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Banque de Nouvelle-Écosse [la Banque Scotia] sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission] a renvoyé une plainte pour atteinte aux droits de la personne au Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal] aux fins d’instruction. La plainte a été déposée par Marcus Williams, qui reproche à la Banque Scotia d’avoir fait preuve de discrimination envers lui, alors qu’il en était l’employé, pour des motifs fondés sur la couleur, l’origine nationale ou ethnique, la race, le sexe ou l’âge, en violation de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 [la LCDP].

[2] La Banque Scotia a fourni des explications insatisfaisantes à l’enquêteuse de la Commission au sujet des motifs pour lesquels elle avait mis fin à l’emploi de M. Williams, notamment en regard de ses pratiques d’embauche au moment des faits. La Commission a donc raisonnablement conclu qu’il n’était pas évident et manifeste que la plainte de M. Williams était frivole.

[3] L’arbitre du travail qui a statué sur la plainte de M. Williams pour congédiement injuste n’a pas examiné les questions relatives aux droits de la personne que celui-ci a soulevées dans sa plainte déposée auprès de la Commission. Celle-ci a donc raisonnablement conclu que la plainte de M. Williams n’était pas vexatoire.

[4] La Commission n’a pas suffisamment expliqué pourquoi elle rejetait les observations en matière de préjudice présentées par la Banque Scotia, ni pourquoi elle ne suivait pas la recommandation formulée par son enquêteuse de ne traiter que des éléments de la plainte qui n’étaient pas frappés de prescription. Cet aspect de la décision de la Commission était donc déraisonnable.

[5] La demande de contrôle judiciaire est en partie accueillie.

II. Contexte

[6] M. Williams a occupé un emploi occasionnel au sein de la Banque Scotia du 9 février 2015 au 26 octobre 2017. Il a travaillé comme agent de l’administration du risque de crédit de niveau 4 [agent CARDS]. Sa principale responsabilité consistait à saisir des données.

[7] M. Williams a été embauché pour aider la Banque Scotia à résorber un arriéré de travail temporaire lié à l’un de ses systèmes. Pendant qu’il était à l’emploi de la Banque Scotia, M. Williams présenté sa candidature à 15 postes contractuels et non occasionnels d’agent CARDS de son niveau ou du niveau supérieur suivant. Il a aussi présenté sa candidature à environ 200 offres d’emploi internes, sans succès.

[8] Les conditions de l’emploi occasionnel de M. Williams permettaient aux deux parties de mettre fin à l’emploi moyennant un préavis de deux semaines. La Banque Scotia a mis fin à l’emploi de M. Williams le 26 octobre 2017 en raison d’un [traduction] « manque de travail » ou d’une [traduction] « suppression de fonction ».

[9] M. Williams a déposé une plainte pour atteinte aux droits de la personne auprès de la Commission le 17 novembre 2017. Toutefois, la Commission n’a pas immédiatement accepté son formulaire de plainte, parce que M. Williams n’avait pas lié le mauvais traitement allégué à un motif de distinction illicite. Le 10 avril 2018, il a déposé un formulaire de plainte modifié que la Commission a jugé acceptable.

[10] M. Williams a aussi déposé une plainte pour congédiement injuste au titre de la partie III du Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2. La plainte a été renvoyée à un arbitre du travail le 7 août 2018. Celui-ci a accepté l’explication de la Banque Scotia selon laquelle elle avait congédié M. Williams en raison d’un manque de travail ou d’une suppression de fonction, et il a rejeté la plainte. M. Williams n’a pas sollicité le contrôle judiciaire de la décision de l’arbitre du travail.

[11] Le 13 mars 2019, une agente des droits de la personne de la Commission a produit un rapport d’examen préalable [le rapport d’examen préalable] et a recommandé que la plainte de M. Williams soit rejetée en raison de son caractère frivole. La Commission a rejeté cette recommandation et a conclu qu’elle statuerait sur la plainte dans une décision datée du 12 juin 2019.

[12] La Banque Scotia a sollicité le contrôle judiciaire de la décision de la Commission de statuer sur la plainte, mais le juge Nicholas McHaffie a rejeté la demande au motif qu’elle était prématurée (Banque de Nouvelle‑Écosse c Williams, 2020 CF 1127). Le juge McHaffie a précisé que son jugement ne portait pas atteinte au droit de la Banque Scotia de soulever les mêmes arguments dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire subséquente concernant la plainte de M. Williams (au para 35).

[13] Une deuxième agente des droits de la personne [la deuxième agente] a produit un rapport d’enquête le 11 septembre 2020 [le rapport d’enquête]. Elle a conclu qu’il n’était pas évident et manifeste que l’arbitre du travail avait statué sur les aspects de la plainte de M. Williams relatifs aux droits de la personne, et que la plainte n’était donc pas vexatoire. Elle a aussi conclu que certains actes discriminatoires allégués par M. Williams étaient frappés de prescription, car ils se seraient produits plus d’un an avant qu’il dépose son formulaire de plainte auprès de la Commission. Elle a recommandé que seuls les éléments de la plainte qui n’étaient pas frappés de prescription soient renvoyés au Tribunal aux fins d’enquête, et que les autres éléments en soient retranchés.

[14] Le 4 novembre 2020, la Commission a renvoyé au tribunal la plainte de M. Williams dans son intégralité. La Commission a adopté la conclusion du rapport d’enquête selon laquelle la plainte de M. Williams n’était pas vexatoire, et elle a aussi conclu que la plainte dans son intégralité respectait le délai prescrit parce que les actes allégués semblaient constituer un comportement discriminatoire continu.

III. La question en litige

[15] La seule question en litige que soulève la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision par laquelle la Commission a renvoyé la plainte de M. Williams au Tribunal pour instruction était raisonnable.

IV. Analyse

[16] La décision rendue par la Commission est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Ennis c Canada (Procureur général), 2020 CF 43 au para 18). La Cour n’interviendra que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 100). Ces critères sont respectés si les motifs permettent à la Cour de comprendre le raisonnement qui a mené à la décision et d’établir si la conclusion appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov aux para 85 et 86, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[17] La Banque Scotia conteste les conclusions de la Commission selon lesquelles la plainte de M. Williams a) n’était pas frivole; b) n’était pas vexatoire; et c) respectait le délai prescrit dans son intégralité.

a) Le caractère frivole

[18] Dans le rapport d’examen préalable, l’agente a conclu que M. Williams n’avait pas démontré qu’il existait un lien entre le traitement défavorable allégué et un motif de distinction illicite comme ceux fondés sur la race, la couleur, l’origine nationale ou ethnique, le sexe ou l’âge. Toujours dans le rapport, il est écrit que [traduction] « le plaignant semble avoir été congédié en raison de son statut d’employé occasionnel ».

[19] Dans sa décision de procéder à l’examen de la plainte, la Commission a rejeté la recommandation formulée dans le rapport d’examen préalable pour les motifs suivants :

[traduction]

Le plaignant a reçu des évaluations indiquant que son rendement était satisfaisant. Au cours de sa période d’emploi, il a présenté sa candidature à 15 postes contractuels ou non-occasionnels annoncés, tous du niveau du poste qu’il occupait ou du niveau supérieur suivant. On ne lui a proposé aucune entrevue relativement à ces postes. Plusieurs autres postes vacants du niveau de celui qu’il occupait ou du niveau supérieur suivant ont été pourvus sans qu’un concours soit annoncé au cours de la même période. La défenderesse a mis fin à l’emploi du plaignant pour des motifs qu’elle aurait décrit parfois comme un « manque de travail » et parfois comme une « suppression de fonction », et ce, peu après que le plaignant eut demandé une augmentation de salaire. Ces motifs de congédiement se concilient mal avec les activités d’embauche de la défenderesse, comme il est indiqué ci-dessus. La discrimination est rarement exprimée ouvertement et se manifeste souvent de manière subtile. La Commission est d’avis qu’il n’est pas manifeste et évident que les allégations du plaignant ne sont que de simples affirmations.

[20] La deuxième agente, qui a produit le rapport d’enquête, a examiné les documents relatifs à l’emploi de M. Williams et a interrogé deux de ses gestionnaires : Mandrake Khan et Juli Chan. D’après le rapport d’enquête (au para 83) :

[traduction]

Tout au long de l’audience d’arbitrage sous le régime du Code canadien du travail et tout au long du processus relatif à la plainte devant la Commission, la défenderesse a maintenu que le plaignant « a[vait] été congédié exclusivement en raison d’un manque de travail ou d’une suppression de fonction ». Pourtant, un courriel [de M. Khan] indique que le rendement du plaignant pourrait avoir été un facteur de son congédiement. La preuve provenant de Mme Chan le confirme aussi […].

[21] La deuxième agente a reconnu que l’équipe de gestion de la Banque Scotia pourrait avoir été légitimement préoccupée par le rendement de M. Williams. Cependant, elle s’est dite troublée que la Banque Scotia maintienne que le motif du congédiement de M. Williams était son statut d’employé occasionnel alors que, d’après la preuve, il se pourrait que ce ne soit pas le seul motif. La deuxième agente, citant le paragraphe 105 de la décision Peel Law Association v Pieters, 2013 ONCA 396, a souligné que, lorsqu’un défendeur change d’explication au sujet de comportement, cela pouvait étayer une inférence de discrimination.

[22] La deuxième agente a repris l’observation de la Commission selon laquelle la discrimination est rarement exprimée ouvertement et se manifeste souvent de manière subtile. Elle a aussi cité la juge Susan Elliott, qui, dans la décision Banda c Canada (Procureur général), 2019 CF 791, avait affirmé qu’il est difficile de prouver la discrimination raciale, et qu’« il arrive souvent qu’on ne puisse prouver la discrimination que par déduction » (aux para 44, 45 et 77).

[23] La Banque Scotia s’appuie sur la décision Halifax Employers Association c Farmer, 2021 CF 145 [HEA], dans laquelle le juge Richard Southcott a conclu que la décision de la Commission de renvoyer l’affaire au Tribunal était déraisonnable, parce que le rapport de l’enquêteuse ou l’analyse qui y est liée n’avait pas été adéquatement pris en compte (au para 51). Le juge Southcott a fait observer que l’arrêt Vavilov avait renforcé l’obligation qu’a la Commission d’expliquer ses motifs lorsqu’elle s’éloigne du rapport de l’enquêteur (HEA au para 37).

[24] En l’espèce, la Commission a écarté les conclusions et les recommandations figurant dans le rapport d’examen préalable, mais elle a accepté la plupart des conclusions et des recommandations figurant dans le rapport d’enquête. L’analyse contenue dans le rapport d’enquête était étayée par une preuve documentaire et des dépositions de témoins.

[25] Le critère à appliquer pour savoir si une plainte est frivole ou non au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP est le suivant : compte tenu de la preuve, apparaît-il manifeste et évident que la plainte est vouée à l’échec (Hérold c Canada (Agence du revenu), 2011 CF 544 au para 35)? Ce critère est peu exigeant.

[26] La Banque Scotia a fourni des explications insatisfaisantes à l’enquêteuse de la Commission au sujet des motifs pour lesquels elle avait mis fin à l’emploi de M. Williams, notamment en regard de ses pratiques d’embauche au moment des faits. Étant donné que la discrimination raciale peut être difficile à prouver et qu’elle doit souvent être établie par inférence, la Commission a raisonnablement conclu qu’il n’était pas manifeste et évident que la plainte pour atteinte aux droits de la personne déposée par M. Williams était vouée à l’échec.

b) Le caractère vexatoire

[27] La Banque Scotia soutient que la décision par laquelle l’arbitre du travail a rejeté l’affirmation de M. Williams selon laquelle le congédiement était injustifié est définitive. L’arbitre du travail a accepté l’explication de la Banque Scotia selon laquelle M. Williams avait été congédié en raison d’un manque de travail ou d’une suppression de fonction, et la Banque Scotia affirme que cette conclusion ne peut être remise en question dans le cadre de l’examen de la plainte de M. Williams pour atteinte aux droits de la personne.

[28] M. Williams répond que l’arbitre du travail n’a pas tenu compte de ses allégations de discrimination fondée sur la race ou sur un autre motif. Il soutient donc que sa plainte pour atteinte aux droits de la personne est distincte et soumise à l’instance appropriée.

[29] Dans le rapport d’examen préalable, l’agente a conclu qu’il était difficile de savoir si l’arbitre du travail avait examiné les questions de droits de la personne soulevées dans la plainte de M. Williams déposée auprès de la Commission. La deuxième agente, celle chargée de l’enquête, est parvenue à une conclusion semblable.

[30] Dans la décision MacFarlane c Day & Ross Inc, 2010 CF 556, le juge Robert Mainville a confirmé qu’un arbitre nommé en vertu de la partie III du Code canadien du travail conserve une compétence résiduelle pour vérifier si un employé a été congédié pour des motifs discriminatoires (au para 76). La Banque Scotia soutient donc que, si l’arbitre du travail a conclu que M. Williams avait été congédié en raison d’un manque de travail ou d’une suppression de fonction, il s’ensuit nécessairement qu’il ne peut pas avoir été congédié pour des motifs discriminatoires.

[31] Dans l’arrêt Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c Figliola, 2011 CSC 52 [Figliola], la Cour suprême du Canada a pris en considération une disposition du Human Rights Code, RSBC 1996 c 210, de la Colombie-Britannique, qui est comparable à l’alinéa 41(1)d) de la LCDP. La Cour suprême a conclu que la disposition ne codifie pas les principes eux-mêmes de préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de contestation indirecte et d’abus de procédure, mais qu’elle englobe néanmoins les principes sous-jacents afin d’assurer le caractère définitif des instances, l’équité et l’intégrité du système judiciaire en prévenant les incohérences, les dédoublements et les délais inutiles (Figliola au para 36) :

Il s’ensuit que ce ne sont pas tant des dogmes doctrinaux précis qui devraient guider le Tribunal que les objets de la disposition, qui sont d’assurer l’équité du caractère définitif du processus décisionnel et d’éviter la remise en cause de questions déjà tranchées par un décideur ayant compétence pour en connaître. La justice est accrue par la protection de l’attente des parties qu’elles ne soient pas sujettes à des instances supplémentaires, devant un forum différent, pour des questions qu’elles estimaient résolues définitivement. Le magasinage de forum pour que l’issue d’un litige soit différente et meilleure peut être maquillé de nombreux qualificatifs attrayants, l’équité n’en fait toutefois pas partie.

[32] Si les principes précis de préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de contestation indirecte et d’abus de procédure étaient codifiés par l’alinéa 41(1)d) de la LCDP, il serait alors loisible à la Banque Scotia de soutenir que M. Williams est empêché par préclusion de soulever les questions ayant déjà été soulevées dans l’instance devant l’arbitre du travail, ainsi que toutes les autres questions qui pourraient avoir été raisonnablement soulevées. Celles-ci comprendraient les préoccupations relatives aux droits de la personne soulevées par M. Williams dans sa plainte déposée auprès de la Commission. Cependant, aux termes de l’arrêt Figliola, la Commission n’est pas liée par des « dogmes doctrinaux précis » et devrait plutôt chercher à assurer l’équité et à éviter la remise en cause de questions déjà tranchées par un décideur ayant compétence pour en connaître.

[33] M. Williams n’était pas représenté par un avocat dans le cadre de l’instance devant l’arbitre du travail. La décision de l’arbitre du travail montre bien que les préoccupations relatives aux droits de la personne soulevées par M. Williams dans sa plainte déposée auprès de la Commission n’ont pas été traitées dans le cadre de cette instance :

[traduction]

44. Ma décision aurait pu être différente si j’avais disposé d’une preuve démontrant que la Banque avait profité d’« autres motifs commerciaux » pour congédier M. Williams, et si le manque de travail ou la suppression de ses fonctions ne constituaient pas le motif véritable et effectif de son congédiement. En d’autres mots, la Banque a-t-elle utilisé l’explication du « manque de travail » comme faux motif pour se débarrasser de M. Williams et ainsi éviter les lourdes restrictions relatives au congédiement injuste énoncées dans le Code canadien du travail? Mais même M. Williams n’a pas dit dans son témoignage ni dans son argumentation finale ce que ces « autres motifs opérationnels » ou faux motifs pourraient avoir été.

[34] Il aurait peut-être été préférable que M. Williams soulève ses préoccupations relatives aux droits de la personne dans l’instance devant l’arbitre du travail, mais la décision de l’arbitre indique qu’il ne l’a pas fait. La Commission a donc raisonnablement conclu que la plainte de M. Williams pour atteinte aux droits de la personne n’était pas vexatoire.

c) Le respect du délai

[35] La deuxième agente, qui a rédigé le rapport d’enquête, a calculé le délai d’un an pour déposer une plainte en fonction de la date à laquelle M. Williams avait initialement transmis son formulaire de plainte, en novembre 2017, plutôt que de la date à laquelle sa plainte avait été acceptée par la Commission, en avril 2018. Elle a formulé la recommandation suivante :

[traduction]

Il est recommandé que la Commission ne statue pas sur les allégations se rapportant à des faits antérieurs au 15 novembre 2016, et les retranche de la plainte, car ils se seraient produits plus d’un an avant que la plainte soit déposée et sont distincts et indépendants des autres faits allégués. Même si le plaignant craignait des représailles, il aurait pu déposer plus tôt une plainte auprès de la Commission au sujet des faits allégués antérieurs.

[36] Dans sa réponse au sujet du rapport d’enquête, la Banque Scotia a affirmé que le délai de prescription d’un an devait être calculé en fonction de la date à laquelle M. Williams avait transmis un formulaire de plainte jugé acceptable par la Commission, soit le 10 avril 2018. La Banque Scotia a souscrit à la conclusion de la deuxième agente selon laquelle les divers actes de discrimination allégués par M. Williams ne constituaient pas une série continue de violations et qu’ils étaient distincts et indépendants.

[37] La Commission a conclu que [traduction] « dans de nombreux cas, les faits allégués sembl[aient], à première vue, constituer un comportement discriminatoire continu ». La Commission a par conséquent renvoyé au Tribunal la plainte de M. Williams dans son intégralité.

[38] Je ne suis pas convaincu que la Commission s’est acquittée de l’obligation renforcée imposée par l’arrêt Vavilov d’expliquer pourquoi elle ne suivait pas la recommandation formulée dans le rapport d’enquête (HEA au para 37). Selon la Commission, les événements dont le délai de prescription d’un an est expiré sont [traduction] « pratiquement identiques » à ceux dont le délai n’est pas expiré. Toutefois, différents recruteurs et gestionnaires ont participé à l’examen des diverses demandes d’emploi présentées par M. Williams. La Banque Scotia affirme que chacune des offres d’emploi était unique et exigeait des qualifications particulières. Les circonstances dans lesquelles les candidatures de M. Williams ont été rejetées varient aussi : parfois, il sollicitait un poste déjà pourvu; d’autres fois, il ne possédait pas les qualifications minimales exigées; d’autres fois encore, il était moins qualifié qu’un autre candidat.

[39] En outre, la Commission n’a pas pris en considération le préjudice que subirait la Banque Scotia si les éléments de la plainte qui se rapportent à des événements s’étant produits plus d’un an avant le dépôt de la plainte étaient renvoyés au Tribunal pour instruction. La Banque Scotia a expliqué dans ses observations écrites présentées à la Commission qu’elle n’était pas en mesure d’identifier le gestionnaire d’embauche dans près de la moitié des mesures de dotation visées par la plainte intégrale de M. Williams, et qu’un des gestionnaires directs de ce dernier au moment des faits avait quitté la banque. Dans de nombreux cas, ni l’offre d’emploi originale ni les courriels échangés dans le cadre du processus n’ont été conservés. Étant donné le retard considérable, la Banque Scotia était naturellement préoccupée par la difficulté de trouver des témoins potentiels, sans compter que la capacité de ceux-ci de se souvenir des événements allégués après autant de temps pourrait bien être amoindrie.

[40] La Commission doit évaluer toute injustice ou tout préjudice causés par le retard avant d’examiner une plainte (Bredin c Canada (Procureur général), 2007 CF 1361 au para 29). En l’espèce, la Commission ne fait aucunement mention dans son analyse des préoccupations légitimes de la Banque Scotia au sujet de l’élargissement de la portée de la plainte pour y inclure des faits remontant à plus d’un an avant la date à laquelle elle a été présentée de façon acceptable.

[41] La Commission n’a pas suffisamment expliqué pourquoi elle rejetait les observations en matière de préjudice présentées par la Banque Scotia, ni pourquoi elle ne suivait pas la recommandation formulée dans le rapport d’enquête de ne statuer que sur les éléments de la plainte qui n’étaient pas frappés de prescription. Cet aspect de la décision de la Commission est donc déraisonnable.

V. Conclusion

[42] La demande de contrôle judiciaire est en partie accueillie. La décision par laquelle la Commission a renvoyé au Tribunal la plainte de M. Williams pour atteinte aux droits de la personne dans son intégralité, y compris les éléments que son enquêteuse avait considérés comme frappés de prescription, est renvoyée à la Commission pour réexamen.

[43] À tous autres égards, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[44] Les parties ayant eu partiellement gain de cause, aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est en partie accueillie. La décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission] a renvoyé au Tribunal canadien des droits de la personne la plainte de M. Williams pour atteinte aux droits de la personne dans son intégralité, en incluant les éléments que son enquêteuse avait considérés comme frappés de prescription, est renvoyée à la Commission pour réexamen;

  2. À tous les autres égards, la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1509-20

 

INTITULÉ :

LA BANQUE DE NOUVELLE-ÉCOSSE c MARCUS WILLIAMS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE TORONTO ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 septembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 octobre 2021

 

COMPARUTIONS :

Richard J. Charney

Tiffany O’Hearn Davies

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Lars Brusven

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Lax O’Sullivan Lisus Gottlieb, s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.