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Date : 20211026


Dossier : IMM‑7618‑19

Référence : 2021 CF 1139

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 26 octobre 2021

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

JULIA HERNANDEZ DEMETRIO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La demanderesse, madame Julia Hernandez Demetrio, sollicite le contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue le 6 décembre 2019 à l’égard de sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

II. Contexte

[2] La demanderesse est entrée au Canada le 28 avril 2008, en affirmant qu’elle avait quitté le Mexique pour fuir sa sœur Maria, qui exigeait qu’elle lui cède sa voiture et sa maison.

[3] La demanderesse a demandé l’asile le 10 mai 2010, et sa demande a été rejetée le 24 octobre 2011, en raison d’omissions dans son Formulaire de renseignements personnels, de son retard à demander l’asile, et d’un manque de crédibilité. La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire qu’elle a présentée à l’égard de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a été rejetée le 23 février 2012. Un mandat d’arrestation à l’encontre de la demanderesse a été délivré le 9 octobre 2019, lorsque celle‑ci ne s’était pas présentée pour la prise de dispositions en vue de son renvoi. Sa demande de résidence permanente a été rejetée le 19 juin 2013. La demanderesse a été arrêtée le 23 septembre 2016. Elle a fait l’objet d’une décision défavorable dans le cadre d’un examen des risques avant renvoi le 3 février 2017, et elle a quitté le Canada le 23 juin 2017.

[4] L’époux de la demanderesse a présenté une demande d’asile distincte qui a échoué et il n’est pas visé par la présente demande. Il a été renvoyé du Canada en 2016. La demanderesse a fait savoir qu’elle avait rencontré son époux au Canada, et qu’elle avait fondé sa famille ici.

[5] Les motifs d’ordre humanitaire invoqués par la demanderesse reposent sur la crainte que lui inspire sa sœur (selon ses dires [traduction] « mauvais traitements, enlèvement, et assassinat possible au Mexique par [sa sœur] ou les acolytes [de sa sœur] »), son établissement au Canada, et l’intérêt supérieur de ses deux enfants canadiens (âgés de 6 ans et de 3 ans, respectivement).

[6] La demanderesse a mentionné un certain nombre d’incidents mettant en cause sa sœur qui l’ont amenée à craindre pour sa sécurité. Les incidents comprenaient :

  • Une présumée agression et tentative d’enlèvement de Danna, fille de la demanderesse, par les acolytes de sa sœur;

  • Des menaces proférées par sa sœur et les acolytes de sa sœur contre la famille de la demanderesse depuis leur retour au Mexique;

  • Des mauvais traitements [traduction] « ordonnés par sa sœur » pendant de nombreuses années.

Sa sœur est actuellement en prison, pour des motifs et une durée inconnus, bien que la demanderesse prétende qu’elle tente d’en sortir et qu’elle continue de menacer sa famille et elle pendant son emprisonnement.

[7] La SPR a rejeté la crainte de sa sœur alléguée par la demanderesse dans sa demande d’asile. Elle a jugé déterminant quant à sa conclusion le fait que [traduction] « la demandeure d’asile n’a pas présenté des éléments de preuve crédibles et dignes de foi suffisants pour étayer sa crainte de retourner au Mexique […] son exposé circonstancié comportait un certain nombre d’omissions importantes » qu’elle n’a pas suffisamment expliquées. De plus, la SPR a relevé des contradictions entre les éléments de preuve présentés de vive voix et les documents présentés par la demanderesse, et elle avait des préoccupations quant au fait que la demanderesse avait tardé à demander l’asile.

[8] En ce qui concerne ses préoccupations quant à l’intérêt supérieur des enfants (l’ISE), la demanderesse soutient que Danna souffre de problèmes respiratoires qui sont contrôlés au Canada, mais qui pourraient être exacerbés par la chaleur et l’humidité du climat au Mexique. Elle a aussi affirmé que les enfants ne pouvaient pas profiter des activités éducatives ou récréatives que pratiquent les enfants de leur âge en raison des menaces et de l’insécurité au Mexique et des conditions défavorables pour les enfants au Mexique. Elle a prétendu que les écoles au Mexique avaient refusé d’admettre Danna parce que celle‑ci n’avait pas la citoyenneté de ce pays et qu’elle‑même n’avait pas les moyens de demander la citoyenneté mexicaine pour elle. Elle a déclaré que la santé de son partenaire et la sienne se sont détériorées au Mexique, parce qu’elle n’avait pas pu consulter de médecin en raison des frais que cela occasionne et du manque de temps.

III. Question en litige

[9] La question est celle de savoir si la décision était raisonnable.

IV. Norme de contrôle

[10] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).

V. Analyse

A. La décision de l’agent était‑elle déraisonnable?

(1) Influence indue des décisions défavorables antérieures, et antécédents de la demanderesse

[11] La demanderesse soutient que le pouvoir discrétionnaire de l’agent était déraisonnablement limité par les décisions défavorables antérieures (se rapportant à la crédibilité de la demanderesse, telle que l’a appréciée la SPR). Elle cite l’arrêt Kanthasamy c Canada, 2015 CSC 61 [Kanthasamy], en ce qui concerne le rôle des agents dans le cadre de demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire présentées au titre du paragraphe 25(1). La demanderesse affirme que la nature des motifs d’ordre discrétionnaire en tant que « possibilité de soustraire » un demandeur au processus normal de demande fait en sorte qu’ils doivent être interprétés avec souplesse et équité.

[12] La demanderesse a prétendu que l’agent s’est largement fondé sur les conclusions antérieures tirées par la SPR selon lesquelles elle n’était pas crédible et, par conséquent, qu’il n’a pas traité les nouveaux éléments de preuve de manière appropriée ou intelligible. Elle laisse entendre qu’il est impossible d’établir quel lien serait jugé suffisant, en concluant que les actes criminels commis par sa sœur et les difficultés auxquelles elle craint d’être exposée ne peuvent pas être dissociés.

[13] La demanderesse relève qu’un autre élément de preuve que l’agent n’a pas pris en compte consiste en une lettre d’une clinique de services juridiques du Mexique. Son avocat estime que la lettre corroborait les affirmations de la demanderesse au sujet de sa sœur. Elle signale aussi une évaluation psychologique selon laquelle son état mental [traduction] « correspond à celui d’une personne qui a subi des traumatismes importants comportant les séquelles des mauvais traitements […] décrits ». Elle invoque de nouveaux éléments de preuve se rapportant à deux tentatives d’enlèvement de Danna, accompagnés de preuves photographiques ainsi que d’une note et d’un rapport médical. Elle a aussi mentionné comme éléments de preuve un nouvel affidavit d’un tiers, ainsi que son propre affidavit, qui sont censés démontrer qu’elle a tenté de rapporter les tentatives d’enlèvement aux autorités.

[14] En résumé, à cet égard, la demanderesse soutient que l’agent n’a pas examiné avec l’attention voulue les nouveaux éléments de preuve dont ne disposait pas la SPR lorsqu’il a conclu que la demanderesse n’avait pas infirmé la conclusion antérieure quant à la crédibilité tirée par la SPR dans la présente demande.

[15] Je ne relève aucune erreur dans la conclusion tirée par le décideur sur la foi des éléments de preuve contenus dans le dossier certifié du tribunal (le DCT). Dans la décision Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73, le juge Diner a conclu que c’était une tâche difficile que de tenter de faire renverser les conclusions de la SPR quant à la crédibilité lorsque les demandeurs cherchent à faire valoir une histoire déjà jugée comme étant non crédible par la SPR. Cela est particulièrement vrai lorsque les nouveaux éléments de preuve soumis par le demandeur ne sont qu’une corroboration d’un récit qui avait déjà été jugé non crédible : (Gomez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 859 au para 5). C’est ce qui s’est produit ici. L’agent n’a renvoyé à aucun des nouveaux éléments de preuve dont il disposait ou n’a pas traité chacune des difficultés mentionnées, et il n’était pas tenu de le faire. Il a plutôt fait preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR quant à la crédibilité et il a conclu que le récit de la demanderesse, dans son ensemble, n’était pas crédible. Si un récit, dans son ensemble, n’est pas crédible, les éléments de preuve ou arguments additionnels qui ne font que corroborer ce récit ne vont pas « modifier l’évaluation » de la crédibilité pour ainsi dire à moins qu’ils ne permettent d’établir des liens suffisants pour conclure que les affirmations qui ne semblaient pas crédibles auparavant semblent maintenant crédibles (Gomez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 859).

[16] Par exemple, l’article de journal qui a été produit au sujet d’une enquête menée à l’égard des mauvais traitements que la sœur de la demanderesse avait infligés à ses petits‑enfants ne faisait que corroborer le même récit sur les menaces proférées par la sœur que la SPR n’avait pas jugé crédible. En réponse à l’observation formulée par la demanderesse selon laquelle [traduction] « il [était] impossible d’établir quel lien (entre les faits et les difficultés appréhendées par la demanderesse) serait jugé suffisant », je dirais simplement que des éléments de preuve crédibles liant les prétendus mauvais comportements de la sœur de la demanderesse à une menace réelle pour les enfants de la demanderesse constitueraient un tel lien. À l’heure actuelle, il n’y a pas de tels éléments de preuve crédibles. La sœur de la demanderesse peut fort bien être une criminelle sans pour autant être une menace pour la demanderesse ou ses enfants et, selon les éléments de preuve dont il disposait, l’agent a raisonnablement conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour lier les deux.

[17] Pour répondre à l’observation formulée par la demanderesse selon laquelle l’agent n’a pas examiné des éléments de preuve qui lui avaient été présentés, comme l’évaluation psychologique, le tout est englobé dans l’affirmation de l’agent selon laquelle celui‑ci a examiné tous les éléments de preuve, mais qu’il ne renverra expressément qu’à certains d’entre eux. Cela était raisonnable, au vu des observations volumineuses présentées par la demanderesse. Comme l’a expliqué la juge Gleason (tel était alors son titre) dans la décision Kakurova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 929 au paragraphe 18 [Kakurova], « il n’est pas nécessaire […] de mentionner chacun des éléments de preuve […] contraire ou de se pencher sur chacun des arguments présentés ». La juge Gleason a précisé que, lorsqu’elle traite un dossier de quelque mille pages, « [i]I serait trop lourd pour la Commission de mentionner chacun des éléments de preuve […] [t]out ce qu’elle avait l’obligation de faire était d’examiner la preuve et de fonder raisonnablement ses conclusions sur les documents qui lui ont été présentés » (para 18). C’est exactement ce qu’a fait l’agent en l’espèce, dans un dossier plus volumineux encore que celui dans la décision Kakurova.

[18] La demanderesse a soutenu que le pouvoir discrétionnaire de l’agent avait été déraisonnablement limité par les décisions défavorables antérieures (se rapportant à la crédibilité de la demanderesse, telle que l’avait appréciée la SPR). Elle a cité l’arrêt Kanthasamy, en ce qui concerne le rôle des agents dans le cadre de demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire au sens du paragraphe 25(1), et elle a soutenu que la nature des motifs d’ordre discrétionnaire en tant que « pouvoir de soustraire » un demandeur au processus normal de demande fait en sorte qu’ils doivent être interprétés avec souplesse et équité.

[19] L’interprétation de la demanderesse ne correspond pas à ce qui est statué dans l’arrêt Kanthasamy (au para 51). L’arrêt Kanthasamy ne préconise pas que l’agent utilise son pouvoir discrétionnaire avec souplesse et équité; il mentionne simplement qu’il incombe à l’agent aux termes du paragraphe 25(1) de conclure si les éléments de preuve justifient une dispense de l’application habituelle de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27) [la LIPR]. Le terme « dispense » ne signifie pas, de par sa nature, qu’il faut interpréter les éléments de preuve en cause avec souplesse et équité – il veut tout simplement dire qu’une personne est dégagée d’une obligation, dispensée de suivre certaines étapes d’un processus, comme c’est le cas en l’espèce.

(2) Intérêt supérieur des enfants

[20] À cet égard, la demanderesse soutient que l’agent n’a pas défini l’ISE en l’espèce, et, pour cette raison, qu’il n’a jamais pu présenter de façon intelligible son raisonnement à ce sujet. Elle cite l’arrêt Kanthasamy, aux paragraphes 39 à 40, pour affirmer que l’ISE doit être suffisamment pris en compte sinon la décision sera jugée déraisonnable, et qu’une prise en compte suffisante suppose davantage que se contenter de mentionner que l’intérêt de l’enfant a été pris en compte; en fait, l’intérêt de l’enfant doit être examiné avec beaucoup d’attention eu égard à l’ensemble de la preuve.

[21] Au vu de ce qui précède, la demanderesse prétend que les éléments de preuve qui ont été présentés montrent que les enfants ont bénéficié de leur citoyenneté canadienne (en termes de liens culturels, de relations sociales, et de sécurité) et que leur retirer ces avantages serait contraire à l’ISE.

[22] La demanderesse a soutenu que l’agent avait eu tort de ne pas tenir compte d’un avis juridique spécialisé sur l’ISE présenté par la directrice générale de la clinique d’aide juridique Justice for Children and Youth, qui est établie à Toronto.

[23] À titre subsidiaire, la demanderesse a affirmé que l’agent peut avoir tiré une [traduction] « conclusion voilée quant à la crédibilité » au sujet de ces éléments de preuve et qu’il prétend que les faits sous‑jacents ne sont pas crédibles.

[24] Je conclus que l’agent a examiné l’ISE de façon raisonnable. Il ne s’est pas contenté, comme l’a allégué la demanderesse, de mentionner qu’il avait pris en compte l’intérêt supérieur des enfants sans effectuer une analyse plus approfondie. En fait, la plus grande partie de son analyse portait sur la question. Il n’a pas non plus tiré de conclusions voilées quant à la crédibilité. J’examine ci‑après les arguments spécifiques portant sur l’ISE ainsi que les questions connexes soulevées par la demanderesse.

a) Préoccupations liées à la santé

[25] L’agent a reconnu que la fille de la demanderesse souffre d’asthme et d’autres problèmes respiratoires, et que les facteurs environnementaux peuvent avoir des répercussions négatives sur ces maladies. Il a ensuite soutenu que l’asthme était un problème mondial et qu’il ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve établissant un lien entre les maladies dont est atteinte la fille de la demanderesse et la situation environnementale au Mexique ou décrivant la situation médicale de la fille au Mexique avec des [traduction] « éléments de preuve documentaire objectifs ». En fait, l’agent a constaté que le ministère de la Santé du Mexique offrait des soins de santé secondaires et des médicaments pour ce type de maladies, notamment pour l’asthme.

b) Préoccupations liées à la scolarisation

[26] Au sujet de la scolarisation des enfants, l’agent a conclu que la demanderesse n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour étayer la véracité de son affirmation selon laquelle les enfants ne pouvaient pas fréquenter l’école au Mexique ni demander la citoyenneté mexicaine. Le fardeau de la preuve revient à la demanderesse, et un examen du DCT révèle que la conclusion de l’agent d’insuffisance d’éléments de preuve au sujet de la scolarisation des enfants au Mexique et de la citoyenneté mexicaine était raisonnable et justifiable.

c) Évaluation globale

[27] Je ne souscris pas à l’affirmation de la demanderesse selon laquelle l’agent s’est contenté [traduction] « de traiter les éléments de preuve relatifs à l’intérêt supérieur des enfants qui ont été produits comme une série de cibles alignées sur une clôture qu’il tentait d’abattre l’une après l’autre en déplorant le caractère insuffisant de la preuve, au lieu de procéder à l’appréciation globale et bienveillante des intérêts des enfants exigée par l’arrêt Kanthasamy ». L’agent a apprécié de façon globale tous les éléments de preuve crédibles dont il disposait et les a analysés individuellement et en tant que partie d’un tout. Cela est attesté par le dernier paragraphe de ses motifs, dans lequel il a écrit : [traduction] « […] séparément et cumulativement, je ne puis pas conclure que les circonstances personnelles de la demanderesse sont […] suffisantes. » Il y avait, tout simplement, très peu d’éléments de preuve crédibles ayant un lien suffisant avec les motifs d’ordre humanitaire qui ont été soulevés devant l’agent. Pour exprimer sa compréhension globale de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent n’est pas tenu d’accepter des éléments de preuve qui offrent des renseignements corroborants limités ou qui établissent des liens insuffisants avec les affirmations formulées par le demandeur. L’agent doit apprécier tous les éléments de preuve avec « la plus grande attention » d’une manière qui soit souple, équitable et sensible aux « circonstances particulières de l’affaire ». Au vu des circonstances particulières de l’affaire, l’agent a conclu que les éléments de preuve, individuellement et dans leur ensemble, n’étaient pas suffisants. Cette conclusion était raisonnable.

d) Traitement d’un avis d’« expert »

[28] En ce qui concerne l’affirmation de la demanderesse selon laquelle l’agent a eu tort de rejeter un avis juridique d’expert sur l’ISE présenté par la directrice générale de la clinique d’aide juridique Children and Youth, l’agent a bel et bien traité l’avis de façon assez sommaire après avoir souligné expressément qu’il l’acceptait. Toutefois, lorsque le tout est interprété dans le contexte plus large de l’ensemble des éléments de preuve, cela était logique. On peut inférer de façon raisonnable à partir des mots [traduction] « J’accepte » utilisés par l’agent et de son analyse plus poussée que bien qu’il accepte l’analyse, celle‑ci ne constitue qu’un élément du contexte plus large de sa conclusion, et c’est l’un des nombreux facteurs qu’il peut prendre en compte.

e) Invocation du critère des difficultés par rapport à celui du risque personnalisé

[29] La demanderesse laisse entendre que l’agent a appliqué de façon déraisonnable le critère du « risque personnalisé » utilisé en matière de demande d’asile lorsqu’il a rejeté ses préoccupations à l’égard de l’intérêt supérieur de ses enfants au Mexique en invoquant les [traduction] « conditions générales dans le pays ». Elle cite le juge Diner dans la décision Miyir c Canada, 2018 CF 73, pour soutenir que l’analyse du risque personnalisé qui est obligatoire dans le cadre d’une demande d’asile n’a pas sa place dans l’analyse d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il est vrai que c’est ce qui est statué dans cette affaire, et qu’à première vue on pourrait croire que cela rend la décision de l’agent déraisonnable étant donné que celui‑ci s’est fondé sur les conditions générales dans le pays de façon assez importante. Toutefois, cela ne signifie pas que l’agent ne peut pas prendre en compte les préoccupations de la demanderesse à la lumière de la situation générale dans le pays. Le juge McHaffie a bien résumé ce fait dans la décision Arsu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 617 au paragraphe 16, en ces termes :

Comme le soulignent les Arsu à juste titre, l’enquête pertinente concernant une demande CH ne consiste pas à savoir si les demandeurs subiront un plus grand degré de discrimination que d’autres, ou des difficultés différentes de celles du reste de la population, mais s’ils seraient probablement exposés à des conditions défavorables telles que la discrimination : Kanthasamy, au paragraphe 56; Miyir, au paragraphe 33. Toutefois, je ne crois pas que cela empêche un agent d’évaluer la relation entre les circonstances particulières d’un demandeur et la preuve de la situation générale dans le pays, en ce qui a trait au degré de risque ou à l’étendue du préjudice qu’il pourrait subir. En d’autres termes, si la preuve de la situation dans le pays d’origine fait état d’un éventail de risques ou de difficultés auxquels peuvent être confrontés les ressortissants qui y retournent, il est approprié qu’un agent évalue où se situe le demandeur CH sur cet éventail afin de mener « [l’]analyse sérieuse et individualisée » qui est requise : Kanthasamy, au paragraphe 56, citant Aboubacar c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 714, au paragraphe 12. Cela peut inclure le fait de souligner que, même si le demandeur CH se situe sur l’éventail des risques de difficultés décrits dans la preuve, il ne se situe pas au sommet de l’échelle.

[30] En l’espèce, c’est ce que l’agent a fait en concluant que les préoccupations de la demanderesse n’étaient pas propres à elle (abstraction faite de la crédibilité), et qu’elles faisaient partie des préoccupations générales au Mexique. Il est entendu qu’il est plus que probable que les conditions pour les enfants au Canada soient meilleures qu’ailleurs, mais, en soi, cela n’est pas suffisant.

f) Les commentaires de l’agent sur la réunification des familles

[31] L’agent a mentionné qu’avec le renvoi de la demanderesse et de ses enfants au Mexique, ceux‑ci retrouveraient leur père, ce qui satisfait à l’un des objets de la loi canadienne sur l’immigration – la réunification des familles. Bien que je convienne avec la demanderesse que l’objet de la LIPR consistant à « veiller à la réunification des familles au Canada » n’est pas satisfait ici, puisque la réunification de la famille aurait lieu au Mexique, ce commentaire de l’agent n’est pas déterminant quant à la décision pas plus qu’il ne rend la décision déraisonnable dans son ensemble. Il s’agissait tout simplement d’un commentaire supplémentaire de l’agent, un faux pas, mais qui ne rend pas la décision déraisonnable.

(3) L’agent a‑t‑il omis d’apprécier de façon raisonnable les nouveaux éléments de preuve?

[32] À ce sujet, la demanderesse soutient que l’agent a, à tort, rejeté des éléments de preuve qui n’étaient pas liés aux conclusions quant à la crédibilité tirées par la SPR.

[33] Deux de ces éléments de preuve, de l’avis de la demanderesse, sont des évaluations psychologiques de la demanderesse effectuées par des médecins, lesquelles montraient que celle‑ci souffrait de dépression avec des symptômes du syndrome de stress post‑traumatique (le SSPT) et d’une détérioration de la santé mentale, et faisaient état des conséquences pour les enfants qui vivent avec des parents souffrant de tels problèmes. La demanderesse affirme que l’agent n’a même pas mentionné ces éléments, ce qui montrerait qu’il n’a pas apprécié globalement les éléments de preuve, ce qui rend la décision déraisonnable.

[34] De plus, la demanderesse prétend que l’agent a omis de prendre en compte des éléments de preuve relatifs à son degré d’établissement au Canada, en ne cochant pas la case à ce sujet dans la page des [traduction] « facteurs à prendre en considération » de sa décision. Elle a affirmé que l’agent n’a pas examiné ses antécédents de travail et les lettres d’appui de membres de la communauté et que, pour cette raison, la décision était déraisonnable.

[35] La demanderesse fait valoir un dernier argument se rapportant à la question de savoir si l’agent a traité les nouveaux éléments de preuve qui n’étaient pas liés aux conclusions quant à la crédibilité tirées par la SPR. Elle soutient que l’agent les a traités de façon déraisonnable, tandis que le défendeur soutient que l’agent les a traités de façon raisonnable.

[36] Les deux types d’éléments de preuve que la demanderesse prétend que l’agent a omis de prendre en compte de façon raisonnable sont 1) deux évaluations psychologiques de la demanderesse effectuées par des médecins, et 2) le degré d’établissement de la demanderesse au Canada.

[37] Au sujet des rapports médicaux, il était raisonnable que, compte tenu de la grande quantité de documents qui lui avaient été communiqués, l’agent ne mentionne pas expressément chacun d’eux. C’est ce que l’agent a confirmé au paragraphe 5 de sa décision, à savoir qu’il avait lu tous les documents, mais qu’il ne renverrait pas expressément à chacun d’entre eux. Il ressort clairement qu’un décideur n’est pas tenu de faire référence dans ses motifs à tous les arguments ou toutes les analyses que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire (Vavilov, au para 91). Les évaluations psychologiques faisant état de dépression, de symptômes de SSPT, de détérioration de la santé mentale, et d’autres problèmes analogues, ne font que corroborer le récit que la demanderesse a déjà livré. Cela est particulièrement vrai lorsque les mêmes arguments sont avancés de façon répétitive, comme c’est le cas en l’espèce. En mentionnant les rapports médicaux, l’agent n’aurait pas ajouté grand‑chose à son analyse qui n’y était pas déjà (c.‑à‑d. les circonstances personnelles de la demanderesse et la situation au Mexique).

[38] En ce qui concerne la question du degré d’établissement, l’agent n’a en effet pas coché la case des [traduction] « facteurs à prendre en considération », mais il a expressément souligné au troisième paragraphe de sa décision et de ses motifs que l’établissement de la demanderesse au Canada faisait partie des facteurs qu’il avait pris en compte. Comme il est statué dans l’arrêt Vavilov, « [l]es cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (au para 128). Cela signifie que l’agent n’est pas tenu d’aborder de façon détaillée chacune des questions qui lui ont été soumises. Il lui incombe plutôt de démontrer qu’il était « conscient [des] éléments essentiels » et que son raisonnement était raisonnable. Étant donné qu’une grande partie de l’établissement au Canada a été rendu possible en y résidant dans l’illégalité et que l’établissement ne représente que l’un des nombreux facteurs à prendre en compte dans une analyse des motifs d’ordre humanitaire, il suffit, dans un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable, que l’agent ait renvoyé directement à celui‑ci. L’agent a expressément reconnu le degré d’établissement de la demanderesse dans le cadre de la demande, et il l’a jugé insuffisant. Cela montre qu’il était conscient de la question et qu’il a pris en compte sa pertinence, sans s’être étendu sur le sujet.

[39] J’estime que la décision était raisonnable, et je rejetterai la demande.

[40] Aucune question à certifier n’a été soumise.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑7618‑19

LA COUR DÉCLARE que :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question à certifier n’a été soumise.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑7618‑19

 

INTITULÉ :

JULIA HERNANDEZ DEMETRIO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience tenue par VIDéOCONFéRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 26 août 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

le 26 octobre 2021

 

COMPARUTIONS :

Matthew Smith

 

pour la demanderesse

 

Christopher Ezrin

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Matthew Smith

Avocat

Scarborough Community Legal Services

Toronto (Ontario)

pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

 

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