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Date : 20040205

Dossier : IMM-795-04

Référence : 2004 CF 196

Ottawa (Ontario), le 5 février 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY

ENTRE :

                                                           COURTNEY DENNIS

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                M. Courtney Dennis a présenté une requête en vue d'obtenir une ordonnance sursoyant à l'exécution de la mesure de renvoi du Canada prise contre lui tant que notre Cour n'aura pas rendu une décision au sujet de la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire qu'il lui a soumis.


[2]                M. Dennis, un citoyen de la Jamaïque, vit au Canada depuis environ 28 ans. Il est devenu résident permanent du Canada en 1976, à l'âge de huit ans. Il a épousé une citoyenne canadienne et il a deux enfants, qui sont respectivement âgés de 15 et de 8 ans. Il a grandi comme un Canadien et s'est intégré à la société canadienne.

[3]                M. Dennis a des antécédents judiciaires au Canada, dont le plus grave est sa condamnation en 1996 pour une tentative de vol au cours de laquelle il s'est, de son propre aveu, servi d'une arme à feu. Il a été condamné à une peine d'emprisonnement de 30 mois pour ce délit et a purgé 5 mois avant d'être mis en liberté conditionnelle. Les autres délits qui figurent dans son casier judiciaire consistent pour la plupart en des infractions contre les biens qu'il a commises alors qu'il était un jeune homme.

[4]                Il a été expulsé en Jamaïque en janvier 1999, après avoir fait l'objet d'une attestation de « danger pour le public » au Canada du fait de ses antécédents judiciaires. Il affirme que sa sécurité personnelle a été gravement menacée lors de son séjour en Jamaïque et qu'il a été battu et ciblé en vue de faire l'objet d'extorsions en tant que personne expulsée du Canada. En juin 1999, il est revenu au Canada sans le consentement du ministre, contrevenant ainsi à la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2. Ces faits ont été découverts et il a été arrêté, accusé, puis reconnu coupable de cette infraction pour laquelle il a été condamné à une amende de 600 $. Alors que les accusations portées contre lui étaient toujours en instance, il a été remis en liberté par un arbitre de l'immigration sur versement d'un cautionnement en espèces.


[5]                En juin 2000, lors de son enquête en matière d'immigration, M. Dennis a exprimé son désir de demander l'asile au Canada. Une mesure de renvoi conditionnel a alors été prise contre lui. Par la suite, il a été jugé admissible à faire instruire sa demande par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. Toutefois, l'audience n'était prévue que pour le 16 juillet 2002, c'est-à-dire après l'entrée en vigueur de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Conformément à l'alinéa 103(1)a) de la LIPR, la Section de protection des réfugiés a avisé M. Dennis le 15 juillet 2002 qu'elle avait sursis à l'étude de sa demande sine die. Par avis daté du 20 août 2002, il a été mis fin à sa demande d'asile en vertu de l'alinéa 104(1)b) de la LIPR au motif que sa demande était irrecevable pour cause de « grande criminalité » .

[6]                En juin 2002, le demandeur a été accusé d'avoir commis un vol de moins de 5 000 $. Il a fait défaut de comparaître à l'une des audiences ultérieures où il devait répondre à cette accusation et un mandat d'arrestation a été délivré contre lui. Dans l'un des affidavits qu'il a déposés dans la présente instance, M. Dennis relate les faits entourant cette accusation, continue à proclamer son innocence et maintient que son défaut de comparaître devant le tribunal était imputable à un problème de communication avec son avocat. Le ministère public a finalement suspendu l'accusation de vol, vraisemblablement [TRADUCTION] « pour faciliter l'expulsion » . M. Dennis a évidemment droit à la présomption d'innocence en ce qui concerne ce chef d'accusation auquel j'ai donc accordé peu ou pas de poids dans la présente instance.


[7]                M. Dennis a déposé une demande d'évaluation du risque avant le renvoi (ERAR) en mai 2003. Par lettre datée du 15 juillet 2003, l'agent chargé d'étudier sa demande d'ERAR a donné son opinion et a invité le demandeur à lui répondre en lui communiquant d'autres observations dans les 15 jours de la réception de la lettre. Le 1er août 2003, l'avocate de M. Dennis a fait parvenir à l'agent chargé de l'examen de la demande d'ERAR une télécopie dans laquelle elle l'informait qu'elle avait l'intention de répondre à son opinion sur le risque et qu'elle lui communiquerait cette réponse le 5 août 2003.

[8]                Il ressort du dossier communiqué à la Cour et notamment d'un accusé de réception de télécopie provenant du cabinet de l'avocate de M. Dennis que les observations en question ont effectivement été transmises par télécopieur à l'agent chargé de l'examen de la demande d'ERAR le 5 août 2003. L'agent chargé de l'examen de la demande d'ERAR ne les a cependant pas reçues. Dans son opinion finale au sujet du risque, l'agent affirme en effet ne pas avoir reçu les observations en question. L'opinion finale au sujet du risque porte la date du 12 novembre 2003 et elle a été signifiée au demandeur le 15 janvier 2004. Le demandeur a demandé l'autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de cette décision.

[9]                Pour obtenir gain de cause dans une requête en sursis d'exécution, le requérant doit satisfaire au critère à trois volets qui a été posé dans l'arrêt Toth c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1988), 86 N.R. 302 (C.A.F.). Il lui faut démontrer qu'il y a une question sérieuse à juger, qu'il subirait un préjudice irréparable si le sursis ne lui était pas accordé et que la prépondérance des inconvénients favorise l'octroi du sursis.


[10]            Après avoir examiné toutes les pièces versées au dossier, je suis convaincu que le demandeur a soulevé une question sérieuse à juger, en l'occurrence qu'il aurait été victime d'une iniquité procédurale en raison du fait que le ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration (le Ministère) semble avoir égaré ses observations du 5 août 2003. Bien qu'assez brèves, ces observations signalent des problèmes et des lacunes dont était entachée l'opinion donnée par l'agent chargé de l'examen de la demande d'ERAR et dont on aurait dû tenir compte avant la décision finale.

[11]            La question de savoir à qui doit être imputé l'égarement des observations dans lesquelles le demandeur critiquait l'opinion donnée au sujet des risques est une question grave. Le défendeur invoque le jugement Arshad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 1431 (C.F. 1re inst.) (QL), à l'appui de la proposition que l'agent chargé de l'examen de la demande d'ERAR n'est nullement tenu de relancer le demandeur afin de recueillir ses commentaires au sujet de son avis. J'estime qu'il y a lieu d'établir une distinction entre les faits de l'affaire Arshad et ceux de la présente espèce et que le jugement Arshad ne s'applique pas carrément au cas qui nous occupe étant donné que, dans cette affaire, le demandeur n'avait pas soumis ses observations dans le délai imparti et que le Ministère les avait reçues à la date de la décision à l'insu de l'agent chargé de l'examen de la demande d'ERAR, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.


[12]            Pour ce qui est du préjudice irréparable, je suis convaincu que le demandeur a démontré qu'il s'expose à subir un préjudice irréparable s'il est renvoyé en Jamaïque avant le prononcé d'une décision au sujet de sa demande de contrôle judiciaire. Il affirme que sa vie et sa sécurité personnelle seront sérieusement mises en danger s'il retourne en Jamaïque et il ajoute que son renvoi causera un préjudice à ses enfants et à lui-même. Il assure qu'il se trouve personnellement dans une situation de totale vulnérabilité en Jamaïque, ayant vécu 28 de ses 35 années de vie au Canada. Il ajoute qu'il n'a pas de liens ou de famille en Jamaïque et il explique que son parent survivant et ses frères et soeurs se sont établis depuis longtemps au Canada. Il affirme par ailleurs que le bien-être affectif de sa famille, en particulier celui de ses deux enfants âgés respectivement de 15 et de 8 ans, subirait un préjudice irréparable s'il était expulsé du Canada. Il ajoute qu'il a acheté une maison avec son épouse et que, s'il devait être renvoyé du Canada, sa famille perdrait cette maison, étant donné que son épouse ne serait pas en mesure d'assumer seule le remboursement du prêt hypothécaire.

[13]            Le défendeur fait valoir que les propos récents de M. Dennis suivant lesquels il est prêt à quitter de son plein gré le Canada pour un autre pays que la Jamaïque ébranle son argument qu'il subira un préjudice irréparable s'il est renvoyé. J'ai choisi d'interpréter ces propos comme une déclaration faite par M. Dennis en désespoir de cause à l'idée d'être renvoyé en Jamaïque et j'estime que cette déclaration vient renforcer sa crainte de subir un préjudice en Jamaïque.

[14]            D'abondantes preuves ont été soumises pour le compte du demandeur pour démontrer qu'il s'est réinséré dans la société, qu'il occupe un emploi stable au sein de l'entreprise de son frère et qu'il exerce une influence positive importante sur le développement de ses enfants.


[15]            Récemment, dans le jugement Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1341, notre Cour a reconnu que l'intérêt supérieur des enfants touchés par une décision de renvoi doit être examiné en fonction du droit de l'enfant de connaître ses parents et d'être élevé par eux, droit consacré par la Convention relative aux droits de l'enfant des Nations Unies. L'obligation d'interpréter et d'appliquer la LIPR d'une manière qui soit compatible avec les instruments internationaux portant sur les droits de l'homme dont le Canada est signataire est explicitement énoncée à l'alinéa 3(3)f) de la LIPR. Bien que ce facteur soit loin de constituer un facteur déterminant en ce qui concerne l'existence d'un préjudice irréparable, à mon sens, l'intérêt supérieur des enfants touchés par ce renvoi me convainc, en plus des autres facteurs applicables en l'espèce, que le demandeur et ses enfants subiront effectivement un préjudice irréparable si le demandeur est renvoyé du Canada.

[16]            Mon collègue, le juge von Finckenstein, a récemment déclaré, dans le jugement Rimoldi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1481, que le principe dégagé dans le jugement Martinez s'applique à l'évaluation du risque effectuée par l'agent chargé de l'examen de la demande d'ERAR. Le défendeur conteste cette thèse en insistant sur la tâche qui est confiée à l'agent chargé de l'examen de la demande d'ERAR, c'est-à-dire d'examiner les risques d'être persécuté ou torturé auxquels s'expose le demandeur s'il est renvoyé dans son pays d'origine. J'estime qu'il est préférable de remettre à plus tard la question de la portée de l'examen auquel doit procéder l'agent saisi d'une demande d'ERAR, et de confier peut-être cette question au juge qui statuera sur la demande de contrôle judiciaire, si la demande d'autorisation est accordée en l'espèce.

[17]            Finalement, en dépit de ses antécédents judiciaires, j'estime que la prépondérance des inconvénients favorise M. Dennis. Il affirme, avec l'appui de sa famille, qu'il a tiré des leçons de ses crimes passés et des châtiments qu'il a encourus et qu'il a changé de conduite. Je reconnais l'importance que revêtent les facteurs de sécurité du public qui militent en faveur du renvoi des grands criminels vers leur pays d'origine, mais compte tenu des circonstances particulières de la présente affaire, je ne crois pas que cet objectif sera compromis si l'on permet à M. Dennis de demeurer au Canada jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue au sujet de sa demande de contrôle judiciaire.

                                                                ORDONNANCE

LA COUR ACCUEILLE la requête du demandeur visant à surseoir à l'exécution de la mesure de renvoi prise contre lui tant qu'une décision n'aura pas été rendue au sujet de sa demande d'autorisation et de contrôle judiciaire.

                                                                                                                          « Richard G. Mosley »             

                                                                                                                                                     Juge                            

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a, LL.L.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-795-04

INTITULÉ :                                                    COURTNEY DENNIS

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEUX DE L'AUDIENCE :                           Ottawa / Calgary / Toronto

via conférence téléphonique

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 4 FÉVRIER 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :                                   LE 5 FÉVRIER 2004

COMPARUTIONS :

Roxanne Haniff-Darwent                                                           POUR LE DEMANDEUR

Carrie Sharpe                                                                            POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ROXANNE HANIFF-DARWENT                                          POUR LE DEMANDEUR

Calgary (Alberta)

MORRIS ROSENBERG                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)


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