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Date : 20211025

Dossier : IMM-5813-20

Référence : 2021 CF 1136

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 octobre 2021

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

MARIBEL DEL ROSARIO OSORIO VISBAL GABRIEL ANDRES ACUNA OSORIO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Les demandeurs, Maribel Del Rosario Osorio Visbal (la demanderesse principale) et son fils mineur, Gabriel Andres Acuna Osorio (collectivement, les demandeurs), sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté leur demande d’asile, au motif qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Medellín, en Colombie.

[2] À titre préliminaire, j’accorde aux demandeurs une prorogation du délai pour déposer leur demande, puisque les conditions sont réunies et que le défendeur y consent (Canada (PG) c Hennelly, [1999] ACF no 846 (CAF)).

II. Contexte

[3] Les demandeurs sont citoyens de la Colombie. Ils soutiennent qu’ils ont une crainte fondée de persécution du fait de leurs opinions politiques, plus précisément de l’opposition qu’on leur prête à l’Armée de libération nationale ou l’Ejército de Liberación Nacional (ELN).

[4] Le commissaire de la SPR a conclu que la demanderesse principale était crédible dans l’ensemble, mais que ses conclusions concernant le danger auquel seraient exposés son fils et elle « dépassaient ce que pouvait étayer la preuve » et qu’elle embellissait sa cause à cet égard.

[5] Les demandeurs font valoir que les membres de l’ELN avaient exigé l’usage de la terre agricole appartenant à l’ex‑mari de la demanderesse principale et aux sœurs de ce dernier, qui ont refusé de les laisser l’utiliser ou d’en prendre possession. En février 2018, les demandeurs ont été accostés par des hommes armés. La demanderesse principale affirme que les hommes se sont emparés de son fils et qu’ils voulaient le recruter pour qu’il se joigne à l’ELN. En fin de compte, les hommes ont pris de l’argent et ont affirmé que c’était la ferme qui les intéressait réellement. En mai 2018, après que les demandeurs ont déménagé à Bogotá, le fils de la demanderesse principale traversait un terrain de camping lorsqu’un homme s’est approché de lui et lui a demandé une adresse et s’il avait de la marijuana dans son sac à dos. Lorsque son fils a répondu qu’il n’avait pas de marijuana, l’homme l’a menacé au couteau. Les agresseurs lui ont dit ceci : [traduction] « Même si vous êtes à Bogotá, vous n’allez pas nous échapper, dis-le à tes parents. » (DCT, à la page 89) Les demandeurs ont quitté Bogotá, mais y sont retournés en juin 2018. À Bogotá, le fils a reconnu l’homme qui l’avait menacé et qui lui avait demandé une adresse et s’il avait de la marijuana; ils sont donc retournés à Barranquilla en juillet 2018. Ils y sont également retournés pour se conformer à une citation à comparaître reçue du bureau du procureur général.

[6] L’ex‑mari de la demanderesse principale a dénoncé les hommes auprès du bureau du procureur général, ce qui a renforcé la dénonciation précédente de cette dernière. Il recevait également des « tracts » menaçants de la part de l’ELN, dans lesquels la demanderesse principale et lui étaient décrits comme des « cibles militaires ». Son ex‑mari, bien qu’il n’ait pas été atteint, a été impliqué dans une fusillade par un homme à motocyclette non identifié. La demanderesse principale a dénoncé cet incident le 21 août 2018 au procureur général.

[7] Pendant qu’elle résidait en Colombie, la demanderesse principale était traitée pour une régurgitation mitrale et pour des troubles de santé mentale.

[8] Suivant les conseils d’un agent du bureau du procureur général, les demandeurs ont pris l’avion pour se rendre à Buffalo, dans l’État de New York, en août 2018. Ils n’y ont pas demandé l’asile, puisqu’ils n’avaient aucun parent là‑bas. Ils sont ensuite entrés au Canada et y ont demandé l’asile, étant donné qu’ils avaient de la famille ici.

[9] Depuis l’arrivée des demandeurs au Canada, la sœur de la demanderesse principale a été victime d’un incident : deux hommes à motocyclette l’ont frappé, puis ont mentionné le nom de la demanderesse principale. Cette dernière croit qu’ils étaient membres de l’ELN.

III. Question en litige

[10] La question consiste à savoir si la conclusion de la SPR selon laquelle Medellín serait une PRI viable est raisonnable.

IV. Norme de contrôle

[11] La norme de contrôle est celle de la décision raisonnable (Canada c Vavilov (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CSC 65).

V. Analyse

[12] La demanderesse principale soutient que, dans sa conclusion selon laquelle son fils et elle disposaient d’une PRI viable, la SPR a commis une erreur en incorporant des conclusions de crédibilité dans son analyse de la PRI. La SPR a également fait fi de certains éléments de preuve et en a mal interprété d’autres dans le cadre des deux volets du critère relatif à la PRI. Elle affirme que la SPR a accepté tous les détails concernant leurs déplacements et le fait qu’ils ont été ciblés partout dans la Colombie, y compris les menaces à Bogotá et près de la ferme appartenant à la famille de son ex‑mari. Toutefois, elle affirme que la conclusion de la SPR selon laquelle l’ELN n’aurait pas les moyens ni la motivation de les retrouver dans d’autres villes est déraisonnable. À l’appui de ses observations, elle renvoie à la décision Aigbe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 895 [Aigbe].

[13] Dans la décision Aigbe, la Cour a statué que, comme la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a présumé que les demandeurs étaient crédibles, son analyse du premier volet du critère relatif à la PRI était fondée sur l’inférence qu’il serait peu probable que l’agent de persécution retrouve les demandeurs pourvu qu’ils ne vivent pas avec la famille. La demanderesse principale affirme que l’espèce est similaire. Elle affirme que la décision est déraisonnable, étant donné que la SPR n’a pas expliqué en quoi la preuve appuyait la conclusion selon laquelle ils ne seraient pas traqués par l’ELN, alors que ce dernier a été en mesure de le faire à Bogotá. S’appuyant sur la décision Ng’aya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1136 [Ng’aya], la demanderesse principale soutient que, si un endroit proposé comme PRI devient connu, il ne convient plus.

[14] À mon avis, ce n’est pas le principe qui se dégage de la décision Ng’aya. Je crois plutôt que cette décision s’applique aux cas où les allées et venues du demandeur deviennent connues, mais dans un contexte où ce dernier ne peut ou ne veut pas cesser toutes relations avec l’ensemble des autres membres de sa famille et de ses anciennes connaissances liées à sa famille. Pareil isolement est un fardeau insoutenable pour quelqu’un comme la demanderesse dans cette affaire, compte tenu de sa situation personnelle (il s’agissait d’une jeune femme qui devait s’occuper d’un nourrisson dans un contexte urbain difficile et inconnu). Ainsi, dans certains cas, la nécessité pour le demandeur de s’isoler complètement de tous ceux qu’il connaît dans la ville proposée comme PRI pourrait rendre cette PRI déraisonnable. À mon sens, ce n’est pas le cas en l’espèce.

[15] La demanderesse principale affirme également que, comme l’ELN savait que les demandeurs avaient fui la Colombie, cela démontre que ses membres détenaient suffisamment de renseignements à leur sujet, et la SPR n’a pas tenu compte de cet élément de preuve (ainsi que d’autres éléments de preuve). De plus, elle affirme que, comme la SPR a reconnu que les membres de l’ELN peuvent traquer des personnes, le fait qu’elle a rejeté la possibilité qu’ils puissent traquer les demandeurs n’est pas étayé par la preuve. La demanderesse principale renvoie à la preuve au dossier qui démontre que les cibles militaires sont ciblées par l’ELN. Elle cite le juge Manson dans la décision AB c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 915 pour faire valoir qu’il est déraisonnable pour un décideur de justifier l’absence de motivation ou de moyens lorsque la preuve démontre qu’il y a eu des visites constantes répétées. La demanderesse principale affirme que le commissaire de la SPR avait l’obligation d’examiner la preuve qui contredisait ses conclusions (Yahia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 84 au para 45), et que l’omission de le faire rend sa décision déraisonnable.

[16] En ce qui concerne le second volet, la demanderesse principale fait valoir que la SPR a indiqué que ses problèmes de santé étaient uniquement « liés au stress », alors qu’elle a reçu un diagnostic de syndrome de stress post-traumatique et de trouble d’anxiété sévère et généralisée, en plus d’avoir des problèmes de santé physique. Selon la demanderesse principale, cette affirmation de la SPR rend sa conclusion déraisonnable. Elle renvoie à la jurisprudence qui indique que la « preuve psychologique est capitale lorsqu’il s’agit de déterminer si la PRI est raisonnable; on ne peut en faire fi » (Cartagena c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 289 au para 11). Elle fait également valoir que ses soins de santé dépendent de son emploi et que si elle devait retourner en Colombie, sa santé se détériorerait.

[17] Dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 1256, [1992] 1 CF 706, la Cour d’appel fédérale a énoncé le critère à deux volets bien établi relatif à la PRI, qui exige ce qui suit :

En premier lieu, la Commission doit être convaincue, d’après la preuve qui lui est soumise, que les circonstances dans la partie du pays où le demandeur aurait pu se réfugier sont suffisamment sécuritaires pour permettre à l’appelant de « jouir des droits fondamentaux de la personne ».

En deuxième lieu, la situation dans cette partie du pays doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur, compte tenu de toutes les circonstances, de s’y réfugier.

[18] Dans sa décision, la SPR a affirmé que Medellín est une grande ville et que les demandeurs ne sont pas les principales cibles, en plus du fait que rien ne démontre que l’ELN a les moyens ou la motivation de les retrouver. Par conséquent, la SPR a conclu qu’il était peu probable qu’ils soient retrouvés là‑bas. Il est vrai qu’il incombe aux demandeurs de prouver que l’endroit proposé comme PRI ne serait pas acceptable (Argote c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 128 au para 12; Figueroa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 521). Je conclus qu’il était raisonnable pour la SPR de conclure que Medellín est une grande ville, que les demandeurs ne sont pas les principales cibles et que la demanderesse n’est pas mariée à la personne ciblée. Le commissaire de la SPR a affirmé ce qui suit : « [J]e n’ai aucune idée de la façon dont l’ELN a retrouvé le demandeur d’asile mineur à Bogotá, et les demandeurs d’asile non plus. » Par conséquent, bien que les motifs n’expliquent pas en détail pourquoi la ville de Medellín serait différente de Bogotá autrement que le fait qu’il s’agit d’une plus grande ville, rien ne démontre que le fils n’a pas aperçu l’homme par pur hasard et qu’il était traqué par cet homme.

[19] La SPR a ensuite affirmé ce qui suit à l’appui de sa conclusion, lorsqu’elle s’est penchée sur la motivation de l’ELN à trouver les demandeurs : « Je n’admets pas la réponse parce que j’estime que les demandeurs d’asile n’ont pas montré que l’ELN a la motivation ou les moyens d’avoir entrepris une recherche constante des demandeurs d’asile à l’échelle du pays » (décision de la SPR, au para 36). De plus, la SPR a conclu que l’ELN était à la recherche de l’ex‑mari de la demanderesse principale parce qu’il ne lui a pas transféré l’usage de la terre. C’est lui que l’ELN traquait. En outre, la SPR a affirmé que les demandeurs n’avaient entendu que par personnes interposées qu’ils étaient également des cibles militaires en raison du refus de transférer la terre, et aucun élément de preuve n’indique pourquoi l’ELN voulait utiliser cette terre (décision de la SPR, au para 37). Cette affirmation, ainsi que les renseignements sur la situation dans le pays et la structure organisationnelle très décentralisée de l’ELN, tend à démontrer qu’« il y a peu de renseignements sur la capacité de l’ELN de suivre des personnes » (décision de la SPR, au para 38). La SPR s’est servie de cette preuve objective, à la lumière des éléments de preuve présentés par les demandeurs – y compris les menaces, ainsi que l’incertitude entourant la localisation du fils à Bogotá – et a raisonnablement conclu que Medellín était une PRI. Ces facteurs, pris ensemble, me convainquent que la décision de la SPR satisfait à la norme de la décision raisonnable telle qu’elle est énoncée dans l’arrêt Vavilov à l’égard de ce volet du critère.

[20] En ce qui concerne le second volet du critère, la SPR a expliqué pourquoi elle a conclu qu’il ne serait pas déraisonnable pour les demandeurs de se réinstaller à Medellín. Au vu du témoignage de la demanderesse principale à propos de son expérience, la SPR a conclu qu’elle pourrait gagner sa vie et subvenir à ses besoins. La SPR a reconnu les problèmes de santé de la demanderesse principale, mais était incapable de voir en quoi ces problèmes feraient obstacle à sa réinstallation. À mon sens, ces motifs sont suffisants. Comme l’exige l’arrêt Vavilov au paragraphe 85, ils sont fondés sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et sont justifiés au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige que la cour de révision fasse preuve de retenue envers une telle décision.

[21] Aucune des parties n’a présenté de question à certifier, et la demande n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5813-20

LA COUR STATUE :

  1. La prorogation du délai, sur consentement du défendeur, est accordée pour le dépôt de la demande.

  2. La demande est rejetée.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5813-20

 

INTITULÉ :

MARIBEL DEL ROSARIO OSORIO VISBAL ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 AOÛT 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 25 OCTOBRE 2021

COMPARUTIONS :

Omolola Fasina

 

POUR Les demandeurs

Samina Essajee

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Loebach

Avocat

London (Ontario)

POUR Les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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