Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20211021


Dossier : IMM-3446-20

Référence : 2021 CF 1113

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Fredericton (Nouveau-Brunswick), le 21 octobre 2021

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

SAADIA ABSHIR MAHAMED

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le ministre demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 27 juillet 2020 de la Section d’appel des réfugiés (la SAR) qui a accueilli l’appel interjeté par la défenderesse contre la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) et lui a conféré l’asile. Le ministre fait valoir que la SAR a omis de procéder à une appréciation indépendante des éléments de preuve et a tiré une conclusion déraisonnable quant à l’identité de la défenderesse.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée parce que la décision de la SAR est raisonnable.

Contexte pertinent

[3] La défenderesse est citoyenne de la Somalie. Elle a épousé en 2001 son premier mari dont elle a divorcé en 2009 après qu’il eut contraint leur fille de six ans à subir une mutilation génitale qui a mené à son décès.

[4] En Somalie, la défenderesse travaillait comme infirmière à l’hôpital Madina, un poste financé par la Croix-Rouge internationale.

[5] La défenderesse soutient qu’en 2007, elle a reçu un appel téléphonique de menaces d’Al Chabaab. Elle a été sommée de démissionner immédiatement à défaut de quoi elle serait tuée. Craignant pour sa sécurité, elle a obtempéré. Elle est revenue seulement en 2008 pour distribuer des médicaments contre la poliomyélite après que l’hôpital l’eut assurée qu’elle pouvait accomplir ses tâches de façon officieuse, donc sans revêtir d’uniforme.

[6] En septembre 2008, le groupe Al Chabaab a enlevé la demanderesse en la contraignant à monter dans une voiture. Elle a été emprisonnée et torturée pendant deux mois. C’est seulement lorsque ses ravisseurs ont affronté l’armée éthiopienne au cours d’une fusillade qu’elle a été en mesure de s’enfuir avec l’aide d’un oncle maternel.

[7] La défenderesse s’est rendue en Afrique du Sud où elle a reçu un statut de réfugiée valide pendant deux ans. Durant son séjour dans ce pays, la défenderesse a été dévalisée deux fois et, craignant pour sa sécurité, elle a quitté l’Afrique du Sud en mai 2015 pour se rendre aux États‑Unis avec l’aide de passeurs. Lorsqu’elle est parvenue aux États-Unis en août 2015, elle était enceinte de huit mois et a accouché de son fils au Texas. La défenderesse précise qu’elle n’a pas présenté de demande d’asile aux États-Unis et qu’elle est arrivée au Canada le 20 mars 2017.

[8] Elle a présenté une demande d’asile pour elle-même et son fils sous le régime de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Elle craint de retourner en Somalie puisqu’elle est sur la liste noire du groupe Al Chabaab.

Décision de la SPR

[9] Le 5 septembre 2018, la SPR a statué que la défenderesse et son fils n’avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger. La SPR était convaincue que le fils de la défenderesse était citoyen américain. Cependant, elle n’était pas convaincue que la défenderesse avait établi son identité comme ressortissante de la Somalie.

[10] La SPR a tiré certaines conclusions défavorables relatives à la crédibilité de la défenderesse. Elle a conclu que cette dernière était [traduction] « évasive, vague, qu’elle n’avait pas toujours donné de réponses franches et bien étoffées et qu’elle avait, par moments, modifié sa déposition ». De surcroît, la SPR a conclu que la défenderesse avait produit un certificat de naissance et une lettre de l’hôpital Madina frauduleux. Ces conclusions sont fondées sur la présence d’erreurs d’orthographe sur le certificat de naissance et sur le fait que la lettre semblait avoir été imprimée grâce à une imprimante à jet d’encre. Finalement, la SPR a conclu que la défenderesse n’avait pas déployé les efforts nécessaires pour obtenir des éléments de preuve corroborants, que ce soit une lettre de son oncle maternel pour confirmer ce qu’il avait fait pour la secourir, une lettre de la Croix-Rouge précisant qu’elle avait travaillé pour l’organisme, des documents liés à sa demande d’asile sud-africaine, des documents sur son mariage ou la naissance de ses enfants ou son statut d’immigration en Afrique du Sud.

[11] La SPR avait aussi des doutes quant au témoin appelé à confirmer l’identité de la défenderesse, dont le témoignage divergeait de la déposition de celle-ci, et qui indiquait qu’il ne pouvait pas rendre compte de l’endroit où la défenderesse se trouvait pendant un laps de temps considérable.

[12] Finalement, la SPR a conclu que la défenderesse n’avait pas réussi à établir que son enfant serait mis en péril aux États-Unis parce que personne ne serait en mesure de prendre soin de lui.

[13] Comme l’a résumé la SPR au paragraphe 80 de sa décision, :

[traduction]

Après avoir pondéré l’ensemble des éléments de preuve au dossier et pris en compte les doutes quant à l’identité et à la crédibilité de la demandeure, appréciées conformément aux articles 96 et 97 de la LIPR, le tribunal conclut donc, selon la prépondérance des probabilités, que la demandeure n’a pas réussi à établir son identité comme ressortissante de la Somalie, que les allégations centrales en l’espèce sont fausses et qu’il n’existe pas suffisamment d’éléments de preuve fiables et crédibles qui permettent de prononcer une décision favorable au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR.

[14] La SPR a estimé que ni la défenderesse ni son fils n’avaient la qualité de réfugiés au sens de la Convention ou celle de personnes à protéger.

Décision de la SAR

[15] La défenderesse a interjeté appel à la SAR. Elle n’a pas produit d’éléments de preuve supplémentaires et n’a pas sollicité la tenue d’une audience. La SAR a rejeté l’appel du fils de la défenderesse et a statué qu’il n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Cependant, la SAR a accueilli l’appel de la défenderesse et lui a reconnu la qualité de réfugiée au sens de la Convention.

[16] La SAR a statué que la SPR avait commis des erreurs dans son appréciation de l’identité nationale de la défenderesse lorsqu’elle a tranché qu’il y avait des irrégularités dans le certificat de naissance et dans la lettre de l’hôpital et donc que ces documents étaient frauduleux. La SAR a conclu « [qu’]il n’est pas manifestement invraisemblable que la traduction anglaise d’un certificat de naissance authentique de la Somalie contienne des fautes d’orthographe, et [qu’]il n’est pas non plus manifestement invraisemblable qu’un hôpital de la Somalie imprime une lettre authentique en utilisant une imprimante à jet d’encre ou une imprimante couleur ». En outre, bien que la SAR ait reconnu qu’il existait quelques contradictions entre les dépositions de la défenderesse et celle de son témoin, elle a tranché que « dans l’ensemble, les témoignages de l’appelante principale et de son témoin étaient majoritairement concordants en ce qui a trait à ce qu’ils connaissaient l’un de l’autre ». La SAR a donc refusé de tirer des inférences défavorables sur la nationalité somalienne de la défenderesse et a statué que les documents étaient authentiques.

[17] Enfin, la SAR a refusé de tirer des inférences défavorables à propos de l’omission de la défenderesse de soumettre les documents d’Afrique du Sud. Elle a conclu que ces documents ne permettaient pas de prouver directement la nationalité de la défenderesse et que l’omission de les produire n’influençait pas son appréciation globale de la preuve.

[18] En conclusion, la SAR a précisé dans son paragraphe 14 ce qui suit :

Les éléments de preuve documentaire sur les conditions dans le pays mentionnent qu’Al Chabaab commet encore de graves violations des droits de la personne en Somalie contre des personnes qu’il perçoit comme des alliés de puissances étrangères ou des opposants de sa vision de l’islam, que la violence faite aux femmes est également un grave problème, que la Somalie n’a pas un gouvernement assez fonctionnel pour offrir une protection adéquate et que les victimes n’ont probablement pas accès à des possibilités de refuge intérieur (PRI) viables en Somalie. La SAR est donc convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que la demande d’asile de l’appelante principale est fondée et que celle-ci n’a pas accès à une protection de l’État adéquate ni à des PRI viables en Somalie.

Questions en litige

[19] Le ministre conteste le caractère raisonnable de la décision de la SAR sur les questions suivantes :

  1. La fiabilité du certificat de naissance de la défenderesse

  2. Les éléments de preuve sur l’identité

  3. L’omission d’examiner l’article 1E.

Norme de contrôle

[20] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à ces questions est celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au paragraphe 99, la Cour suprême énonce que : « [l]a cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci ». [Renvoi omis.]

Analyse

A. La fiabilité du certificat de naissance de la défenderesse

[21] Le ministre soutient que la SAR n’a pas fait preuve de la déférence voulue à l’égard de la SPR qui jouissait d’un avantage significatif dans l’appréciation du certificat de naissance de la défenderesse. Le ministre affirme que rien ne montre que la SAR a examiné le certificat de naissance et qu’elle n’a pas tenu compte de la conclusion de la SPR selon laquelle le document semblait avoir été rédigé avec de l’encre alors que la défenderesse avait témoigné qu’il s’agissait d’une copie.

[22] La SAR a accepté l’explication de la défenderesse qui a allégué que son certificat de naissance avait été perdu durant la guerre civile et qu’elle avait reçu plus tard une « copie » ou un second certificat de naissance afin de décrocher un emploi auprès de la Croix-Rouge.

[23] Pour ce qui concerne l’aspect du document lui-même, la Cour a conclu au paragraphe 31 de la décision Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 814 que « les erreurs typographiques mineures de cette nature, qu’elles figurent dans un rapport médical pakistanais, un jugement de la Cour fédérale, ou même dans les motifs d’un commissaire de la SPR, ne permettent pas raisonnablement de laisser entendre que le document est peut-être frauduleux, comme ç’a été le cas en l’espèce ». De la même manière, dans la décision Mohamud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 170, la Cour a statué qu’il n’était pas raisonnable de conclure qu’une erreur typographique dans une déclaration signifie que le document était frauduleux, et de plus, qu’il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce qu’un demandeur explique l’erreur lorsqu’il n’avait pas rédigé le document (para 6, 8).

[24] De plus, bien que la SPR ait pris en compte le caractère généralisé des faux documents en Somalie, la Cour a jugé qu’une telle approche « est préjudiciable et ne devrait pas être tolérée dans notre jurisprudence » (Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390 aux para 26, 28).

[25] La SAR a examiné les questions relatives au certificat de naissance et à la lettre de l’hôpital. Elle a établi qu’il n’existait aucun fondement pour inférer que ces documents étaient frauduleux. La SAR a constaté que « la SPR a elle-même reconnu que l’anglais n’est pas une langue officielle en Somalie et que les documents n’ont pas à être parfaits » et qu’il n’y avait rien dans la preuve documentaire sur le pays qui mentionne que l’hôpital n’aurait pas pu délivrer la lettre imprimée à partir d’une imprimante à jet d’encre.

[26] En appel, la SAR doit mener sa propre analyse du dossier. La SAR peut faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de fait de la SPR lorsque celle-ci est dans une position plus avantageuse pour tirer de telles conclusions, dans des affaires mettant en cause « des témoignages de vive voix cruciaux ou déterminants » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 aux paragraphes 69, 70). Cependant, en l’espèce, les conclusions sur le certificat de naissance reposaient sur l’examen du document lui‑même, et non pas sur un témoignage. Le document figurait au dossier de la SAR (et de la SPR). Par conséquent, la SPR ne jouissait d’aucun avantage par rapport à la SAR en ce qui concerne l’appréciation de cet élément de preuve.

[27] La conclusion de la SAR sur cette question est raisonnable.

B. La SAR a-t-elle examiné d’une façon raisonnable les éléments de preuve relatifs à l’identité de la défenderesse?

[28] Le ministre soutient que la conclusion de la SAR selon laquelle la défenderesse a établi son identité est déraisonnable parce que celle‑ci n’a pas produit les documents en provenance de l’Afrique du Sud ou de la Croix-Rouge et qu’il y avait des incohérences entre sa déposition et celle de son témoin.

[29] Or, puisque la SAR a conclu que le certificat de naissance et la lettre de l’hôpital étaient crédibles, elle n’avait pas à exiger la production d’éléments de preuve supplémentaires pour établir l’identité de la défenderesse. Dans tous les cas, la SAR a expliqué que les documents d’Afrique du Sud n’étaient pas probants et n’auraient pas influé sur l’évaluation globale. De plus, la lettre de la Croix-Rouge aurait seulement servi à prouver l’emploi de la défenderesse si la SAR n’avait pas conclu que la lettre de l’hôpital était crédible, ce qu’elle a fait.

[30] L’approche de la SAR sur cette question est raisonnable.

C. La SAR a-t-elle commis une erreur en omettant d’examiner l’article 1E?

[31] Le ministre fait valoir que la SAR a commis une erreur en omettant d’examiner l’article 1E qui est libellé ainsi :

Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

[32] La défenderesse affirme que les doutes de la SPR à l’égard des documents sud-africains se cantonnaient à son identité, ce que le ministre a reconnu. De même, nul n’a remis en question l’assertion de la défenderesse selon laquelle elle possédait seulement le statut de réfugiée temporaire en Afrique du Sud.

[33] Le dossier montre clairement que l’article 1E n’était pas un point en litige devant la SPR. Dans tous les cas, la SAR aurait commis une erreur en soulevant cette nouvelle question sans donner de préavis approprié (Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 au para 25; Aghedo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 450 au paragraphe 18).

[34] Les observations du ministre sur cette question sont dépourvues de fondement.

Conclusion

[35] Dans l’ensemble, la décision de la SAR est raisonnable et rien ne justifie l’intervention de la Cour. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3446-20

LA COUR STATUE` :

  1. La demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR est rejetée;

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3446-20

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c SAADIA ABSHIR MAHAMED

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 AOÛT 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 OctobRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Kareena Wilding

 

POUR LE DEMANDEUR

Lina Anani

 

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Lina Anani

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.