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Date : 20210924


Dossier : IMM-3088-20

Référence : 2021 CF 993

Ottawa (Ontario), le 24 septembre 2021

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

AMRIK SINGH

KULDEEP KAUR

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] rendue le 28 février 2020. La demande de contrôle judiciaire est faite par le Ministre de la citoyenneté et de l’immigration [MCI] en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 [LIPR]. Un appel devant la Section d’appel des réfugiés [SAR] a été rejeté par celle-ci, faute de juridiction. En effet, l’appel devant la SAR n’est pas disponible pour toute demande d’asile déférée à la SPR avant le 15 août 2012. Personne ne conteste cette décision de la SAR du 29 octobre 2020.

[2] Il en résulte que le seul recours est par voie de contrôle judiciaire devant cette Cour de la décision de la SPR qui, en l’espèce, accordait la demande d’asile des Défendeurs. Ceux-ci sont des époux.

I. Les questions qui se posent et les faits pertinents

[3] Deux questions se posent sur ce contrôle judiciaire, comme elles se posaient d’ailleurs devant la SPR. D’une part, le Défendeur principal est-il exclu de la protection accordée aux réfugiés potentiels en vertu de la LIPR. D’autre part, s’il n’est pas exclu, a-t-il droit à telle protection dans les circonstances qu’il invoque, soit la persécution subie aux mains de la police indienne de son village? La co-Défenderesse n’est impliquée qu’au niveau de la seconde question.

[4] Les faits allégués qui donnent lieu aux allégations de persécution sont les suivants. Amrik Singh est un vétéran des forces armées indiennes. Il y a fait une carrière de 24 ans, de février 1980 à mars 2004 dans un régiment d’artillerie. Il aura été stationné à différents endroits en Inde. A son retour dans son village pour y cultiver la terre, il s’est aperçu que plusieurs jeunes Sikh consommaient des drogues et il a cherché à les convaincre de cesser.

[5] Un leader local du « Congrès » aurait cherché à faire élire sa femme au poste Sarpanch aux élections de mai-juin 2008. M. Singh s’est porté supporteur de la candidate s’opposant à celle-ci. Des échanges vifs auraient eu lieu entre le Défendeur et cette personne qui voulait faire élire sa femme. Le Défendeur allègue des malversations électorales auxquelles il se serait opposé. Il a alors été menacé par ledit leader local du Congrès.

[6] Au début de 2011, le Défendeur principal aurait découvert que le leader local du Congrès serait celui qui serait derrière la distribution de drogues. Le Défendeur aurait alors continué sa campagne, disant aux jeunes de ne pas laisser entrer dans le village les re-vendeurs de drogues. Le membre local du Congrès a alors pris sa revanche. Le 5 juin 2011, sur la base de la dénonciation de cette même personne, le Défendeur principal a été arrêté par la police et il fut détenu jusqu’au 7 juin; lors de son arrestation, sa femme a été bousculée. Il dit avoir été battu à l’aide de ceintures de cuir, de bâtons et de crosses d’armes à feu. La police disait lui reprocher de rencontrer des militants Sikh au Temple et de leur offrir le gîte, et qu’il propageait de la propagande fausse à l’endroit du leader local du Congrès. Des « gens influents » ont payé une somme d’argent à la police et il fut libéré deux jours après son arrestation.

[7] Un second incident semblable eut lieu quelques mois plus tard. Entre les deux incidents, la police l’avait visité chez lui après qu’il eut demandé de l’aide du « Army board » sans succès. Le Défendeur devait porter plainte auprès du « Deputy Commissioner » le 20 décembre 2011. Il était arrêté en compagnie de son épouse le 22 décembre 2011. On l’a alors questionné au sujet des militants et leurs organisations. Il aurait été battu à nouveau et il déclare que sa femme a aussi été battue et questionnée, en plus d’être violée. La police lui aurait dit qu’il subissait ce traitement parce qu’il osait s’opposer au leader local du Congrès. Celui-ci aurait été présent sur les lieux lors de cette période d’incarcération où il aurait été battu. Arrêtée le 22 décembre, la co‑Défenderesse aurait été libérée le 23 décembre, alors que le Défendeur l’était le 25 décembre. Encore une fois, un pot-de-vin aurait été versé pour la libération des Défendeurs. La déclaration du Défendeur n’indique pas pourquoi il aurait été libéré deux jours après sa femme si un pot-de-vin pour les deux a dû être versé pour leur libération.

[8] Les Défendeurs se sont rendus dans un autre village après la seconde détention, mais il n’a pas été possible d’y trouver un refuge permanent parce que leurs proches avaient peur du fait qu’ils ont appris que la police les recherchait. Les Défendeurs ont alors décidé de quitter l’Inde et, à l’aide d’un passeur, ils ont obtenu un visa pour le Canada.

II. La décision

[9] La décision dont contrôle judiciaire est demandé est courte. Elle compte à peine six pages.

[10] La première question traitée est celle de l’exclusion du Défendeur principal de la protection offerte aux réfugiés. Pour la SPR, la question est de savoir si le revendicateur du statut de réfugié, du fait d’avoir passé 24 ans au sein de l’armée indienne, établit la commission d’un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, ou la complicité à leur égard. Des 1151 pages produites par le MCI, la SPR constate que des violations graves des droits de la personne ont été commises dans deux régions, le Jammu et le Kashmir, et elles ont été commises durant la période où le revendicateur principal y était stationné.

[11] Par ailleurs, le Défendeur, lorsqu’interrogé, a procédé à une dénégation générale relative à ce genre d’exactions, en commençant avec ses tâches durant son service qui étaient bénignes jusqu’à la menace venant d’extrémistes qui n’existait pas selon lui dans les régions où il a été stationné. Cela fait en sorte qu’il faut se questionner sur « la responsabilité individuelle du revendicateur en tant que membre de l’armée? » (décision de la SPR, para 17). Sans vraiment expliquer pourquoi, puisque la preuve n’est ni présentée, ni analysée, la SPR déclare au paragraphe 18 de sa décision que le Ministre ne s’est pas déchargé de son fardeau de démontrer que « le revendicateur a ordonné, a facilité ou a encouragé la commission des crimes ». Dit simplement, on ne sait pas pourquoi la SPR fait cette déclaration. Il est certes possible qu’elle était justifiée. Mais on n’en connaît pas la justification.

[12] La SPR se penche ensuite sur la possibilité de complicité sur la base de l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40; [2013] 2 RCS 678 [Ezokola]. Cela lui fait identifier la prochaine question à décider comme étant de déterminer si le revendicateur principal a « contribué de manière significative, volontaire et consciente à la commission des crimes par l’armée indienne » (décision de la SPR, para 19). Disant que le MCI s’est fondé sur les notions d’intention criminelle et de connaissance définies au Statut de Rome, la SPR se dit d’avis que ces notions impliquent qu’il faille un comportement entraînant des conséquences dont le revendicateur est conscient. Procédant d’un raisonnement à saveur tautologique, la SPR déclare que puisque le revendicateur n’a pas commis de crime, « on ne peut raisonnablement rechercher ses intentions et sa connaissance des circonstances des crimes pour établir sa responsabilité individuelle » (décision de la SPR, para 20)

[13] Disant référer aux six critères de l’arrêt Ezokola pouvant assister dans l’évaluation de la contribution à la commission des crimes, la SPR en énumère quatre :

  • L’armée indienne n’est pas vouée à la commission des crimes de telle manière que quiconque en faisant partie serait ipso facto complice des crimes contre la paix, des crimes de guerre ou de crime contre l’humanité;

  • Étant un artilleur dans un bataillon d’artillerie ne fait pas en sorte que le soldat a la « connaissance criminelle, d’autant plus que le fait de savoir tirer constitue la base de toute formation militaire » (décision de la SPR, para 23)

  • Médailles et grades ne prouvent pas que ce sont des récompenses pour commission de ce genre de crimes;

  • Ni la durée de la carrière, ni le mode de recrutement ne conduisent la SPR à y voir des raisons sérieuses de penser que le revendicateur principal aurait commis ces crimes.

Ainsi, la SPR conclut que le Défendeur principal n’est pas exclu de la possibilité de se prévaloir de la protection offerte aux réfugiés.

[14] La SPR se tourne donc vers l’examen du mérite de la revendication de réfugié des Défendeurs. Essentiellement, la SPR se prononce sur la crédibilité des Défendeurs. Lorsque des contradictions et incohérences apparaissent (elles ne sont aucunement détaillées), elles sont expliquées à l’aide d’un « rapport psychologique », ce qui fait que la SPR conclut que dépression et anxiété du revendicateur principal comptent pour beaucoup.

[15] La SPR se satisfait que les violences perpétrées par la police, que la SPR ne décrit pas, relèvent de la persécution : on comprend que ce dont on parle est de la détention subie par les deux Défendeurs car elle parle alors de torture et de viol. La SPR élimine la possibilité d’un refuge interne parce que ce serait l’état indien qui se serait rendu coupable de ces exactions à l’égard des Défendeurs, pas seulement la police locale : la SPR met le tout sur le compte du contrôle du territoire national indien. La SPR écrit : « Et du fait de son contrôle du territoire national, il n’existe aucune partie de l’Inde où les revendicateurs pourraient se relocaliser de manière sécuritaire, sans s’exposer au chantage, à l’intimidation et au harcèlement continu d’une police corrompue et prédatrice » (décision de la SPR, para 29). Je n’ai trouvé nulle part aux motifs la preuve qui supporterait la justification d’une telle conclusion.

[16] Quant au respect des droits de la personne en Inde, il est qualifié de « situation désastreuse » (décision de la SPR, para 30). A tout le moins, la SPR cite un passage du Cartable national de documentation sur l’Inde au soutien de son assertion et déclare que le dossier contient une abondante documentation digne de foi. Cela fait conclure à la SPR qu’il existe une possibilité raisonnable de persécution en cas de retour en Inde.

III. Arguments et analyse

A. Arguments des Défendeurs

[17] C’est évidemment le ministre qui supporte le fardeau sur ce contrôle judiciaire. Le factum des Défendeurs se contente d’exprimer son accord avec les conclusions de la SPR. On y répète pour l’essentiel des parties du témoignage du revendicateur principal et de longs passages de la décision de la SPR.

[18] Les Défendeurs reprennent le test pour établir la complicité à des crimes internationaux en citant au texte le paragraphe 8 de Ezokola et reviennent sur la dénégation générale du Défendeur principal :

  • Il était chargé de la distribution des denrées (approvisionnement et expédition);

  • Il n’y avait pas de problématique relative au terrorisme là où il était stationné;

  • Il ne savait rien de la violation des droits de la personne commis par l’armée en Inde.

Il en résulte que le Défendeur principal ne pouvait avoir fait une contribution significative à la perpétration de crimes internationaux.

[19] Quant au mérite de la demande d’asile, les Défendeurs sont crédibles et l’impossibilité de trouver un refuge interne est supportée par la preuve documentaire.

B. Arguments du Demandeur

[20] Le cadre juridique dans lequel cette affaire doit être examinée est relativement simple. L’article 98 de la LIPR prévoit l’exclusion du régime de protection des réfugiés d’une personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés. Telle personne ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger. C’est la section F de l’article premier de la Convention des Nations-Unies relative au statut de réfugiés qui trouve application ici :

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

a ) Qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

( a ) He has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

b ) Qu'elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil avant d'y être admises comme réfugiés;

( b ) He has committed a serious non-political crime outside the country of refuge prior to his admission to that country as a refugee;

c ) Qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

( c ) He has been guilty of acts contrary to the purposes and principles of the United Nations.

 

[21] Le Demandeur quant à lui a argumenté que l’article 98 trouvait application et que le Défendeur principal ne pouvait donc pas avoir la qualité de réfugié aux termes de l’article 98 de la LIPR. Cet article se lit ainsi :

Exclusion par application de la Convention sur les réfugiés

Exclusion — Refugee Convention

98 La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98 A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

Quant au mérite, le Demandeur argumente que la persécution s’il devait y avoir un retour en Inde n’a pas été établie. L’analyse y est superficielle et cherche à obtenir un résultat donné. Ainsi, sans jamais exposer les contradictions et incohérences du revendicateur principal, la SPR les attribue à de la dépression et de l’anxiété, déclarant qu’il va sans dire que la crédibilité de celui-ci ne peut être entachée à cause du rapport sur la santé psychologique soumis à son égard. Il eut fallu que la SPR s’explique.

[22] Le Demandeur s’en prend aussi à la conclusion de la SPR selon laquelle la persécution alléguée aux mains de la police locale puisse générer le rejet de la présomption qu’un état démocratique comme l’Inde peut assurer la protection de ses citoyens (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, aux pages 724-725). Aucune preuve spécifique ne vient supporter une telle conclusion. L’analyse est complètement déficiente, ce qui rend ladite conclusion déraisonnable.

[23] La norme de contrôle serait celle de la décision correcte pour ce qui est du test à appliquer pour la complicité de crimes internationaux, alors que la norme de la décision raisonnable s’applique aux questions d’évaluation de la preuve et de crédibilité (qui est un sous-ensemble de l’évaluation de la preuve). La décision raisonnable est celle qui est basée sur un raisonnement cohérent et qui se justifie au regard des contraintes factuelles et légales en fonction des circonstances.

C. Analyse

[24] Malheureusement, la décision de la SPR ne rencontre pas les exigences d’une décision raisonnable selon l’arrêt de la Cour suprême de Canada dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], un arrêt rendu deux mois avant la décision de la SPR en l’espèce. Il constitue l’état du droit applicable au moment de la décision de la SPR. Qu’il suffise de rappeler pour nos fins que la Cour suprême met l’emphase, dans Vavilov, sur une culture de la justification (para 14). Ainsi, le rôle de la cour de révision est de « tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (para 15). L’attention de la cour de révision est sur la décision même, et notamment sur la justification, et non sur la conclusion à laquelle la cour de révision aurait préféré arriver. La cour de révision ne substitue pas sa solution préférée à celle à laquelle le décideur administratif en est arrivé. Si c’était le cas, nous aurions probablement glissé vers la norme de contrôle de la décision correcte.

[25] L’approche est donc axée sur la justification : les décisions motivées sont dites être la pierre angulaire parce qu’elles appuient la légitimité des institutions. De façon plus pratique, la Cour d’appel fédérale notait encore récemment dans Bragg Communications Inc. c Unifor, 2021 CAF 59, que de déclarer sa conclusion ne suffit plus, encore davantage dans des circonstances où aucune raison n’est donnée sur les questions importantes soulevées par les parties. Il est alors impossible pour la cour de révision de comprendre le raisonnement du décideur pour en déterminer le caractère raisonnable. Les motifs n’ont pas à être volumineux. Mais ils doivent être suffisants pour satisfaire au test de la décision raisonnable.

[26] La Cour suprême a d’ailleurs élaboré sur la question dans Vavilov. Ainsi, la Cour requiert la cour de révision de bien comprendre le raisonnement du décideur pour voir si la décision dans son ensemble est raisonnable. Le critère de Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9; [2008] 1 RCS 190, n’est pas disparu. La décision raisonnable est celle qui possède des caractéristiques de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité; la décision qui est justifiée face aux contraintes factuelles et juridiques pertinentes sera raisonnable, même si la cour de révision en serait arrivée à une conclusion différente. Celle-ci n’interviendra que si les lacunes sont graves au point qu’on ne sait si les caractéristiques de justification, d’intelligibilité et de transparence sont rencontrées. Des lacunes fondamentales seraient celles qui manquent de logique interne ou lorsque les décisions sont indéfendables. La cour de révision considèrera comme déraisonnable la décision dont les motifs ne font pas état d’une analyse rationnelle, ou là où il est impossible de comprendre à la lecture des motifs le raisonnement du décideur sur une question centrale. Le raisonnement tautologique, le recours à de faux dilemmes, les généralisations non fondées ou des prémisses absurdes sont tous des exemples d’une logique interne déficiente. Comme le dit la Cour suprême au paragraphe 104 de Vavilov, est-ce que le raisonnement du décideur « se tient »? Non seulement on recherche le raisonnement intrinsèquement cohérent, mais encore faut-il que la décision soit justifiée par rapport au droit et aux faits pertinents.

[27] Ceci dit avec égards, la décision de la SPR est déficiente par rapport à la norme de la décision raisonnable au sujet des deux aspects de cette affaire : sur la complicité alléguée du Défendeur principal par rapport à la complicité requise en droit au sujet de la commission de crimes internationaux et sur la disposition au mérite de la demande d’asile. Cependant, j’insiste pour faire remarquer que la décision de cette Cour au sujet de la qualité des motifs de la SPR n’est en aucune manière relative au mérite de la demande d’asile. La Cour ne se prononce pas au mérite. Elle ne fait que constater que les motifs donnés ne rencontrent pas les prescriptions de l’arrêt Vavilov.

[28] Ainsi, comme je l’ai souligné lors l’audition du contrôle judiciaire, il ne faudrait pas inférer de la décision de la Cour que, n’eut été le caractère non raisonnable de la décision au sens de Vavilov, M. Singh aurait été exclu du régime des demandes d’asile en application de l’article 98 de la LIPR. La décision de la Cour ne porte que sur le caractère raisonnable de la décision au sens de Vavilov. Sa justification est déficiente. La décision de la SPR n’a pas les caractéristiques de justification, de transparence et d’intelligibilité. Cela n’établit pas si le Défendeur principal devrait ou non être exclu aux termes de l’article 98 de la LIPR. C’est une absence de justification acceptable qui rend la décision déraisonnable.

[29] Ce sera à une formation différente de la SPR de se prononcer sur l’application de l’article 98 de la LIPR et, dépendant de la décision relative à l’application de l’article 98, d’examiner si la demande d’asile faite par M. Singh devrait être accordée. Quelle que soit la décision dans le cas de M. Singh, il faudra aussi se pencher sur la demande d’asile faite par Mme Kaur qui elle ne fait pas l’objet d’une décision sous l’article 98 de la LIPR.

[30] D’abord la complicité de M. Singh. On s’entend pour dire que la norme à appliquer est celle articulée au paragraphe 84 de Ezokola;

[84] Compte tenu de ce qui précède, il devient nécessaire de clarifier la notion de complicité aux fins de l’application de l’art. 1Fa). Pour refuser l’asile à un demandeur sur le fondement de cette disposition, il doit exister des raisons sérieuses de penser qu’il a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation.

Les éléments essentiels sur lesquels des raisons sérieuses doivent exister sont :

  • Le caractère volontaire de la contribution : on devra tenir compte du mode de recrutement et des possibilités de quitter l’organisation pour établir une contribution volontaire ;

  • Contribution significative : puisque la Cour dans Ezokola veut éviter que la complicité puisse exister par association seulement avec un groupe, le droit exige une contribution significative, mais celle-ci n’a pas à être une contribution à des crimes identifiables précis; elle peut viser un dessein commun plus large. Le défi consiste évidemment à déterminer ce qui constitue cette contribution significative suffisante, « étant donné que toute forme ou presque de contribution apportée à un groupe peut être considérée comme favorisant la réalisation de son dessein criminel, le degré de contribution doit être soupesé avec soin » (para 88). L’exigence de contribution significative est cruciale;

  • La contribution doit aussi être consciente : deux éléments doivent être présents. Être au courant du dessein criminel de l’organisation et savoir que le comportement facilite le dessein criminel (ou la perpétration des crimes).

[31] La Cour dans Ezokola a dégagé des considérations qui pourront guider le décideur dans sa détermination que la personne a volontairement apporté une contribution significative et consciente à un crime international ou à un dessein criminel. On en compte six :

  1. Taille et nature de l’organisation;

  2. La partie de l’organisation à laquelle la personne est le plus directement associée;

  3. Les fonctions et activités au sein de l’organisation;

  4. Le poste ou le grade;

  5. La durée de l’appartenance à l’organisation;

  6. Le mode de recrutement et la possibilité de quitter l’organisation.

[32] La décision de la SPR ne permet pas de comprendre le raisonnement du décideur. On a semblé confondre la participation à des crimes spécifiques et la contribution significative au dessein de l’organisation. De fait, la SPR, alors même qu’elle identifie la question en litige, ne mentionne même pas la contribution significative et consciente au dessein criminel de l’organisation (s’il en est). C’est ainsi qu’au paragraphe 18 de la décision, la SPR conclut que le Ministre a failli à son « fardeau de preuve pour démontrer que le revendicateur principal a ordonné, a facilité ou encouragé la commission des crimes ». Ce n’est pas le test. En fait, il s’agit là de modes de commission d’infractions selon le Code criminel, LRC (1985), ch. C-46, article 21). La complicité selon Ezokola est plus large, mais elle a ses limites. La Cour suprême dans Ezokola s’emploie à en établir les paramètres. Il doit être démontré la présence de raisons sérieuses de penser que la personne a volontairement contribué de manière significative et consciente au dessein criminel de l’organisation.

[33] Lorsque la SPR se penche sur Ezokola, elle identifie une nouvelle question mais, encore une fois, est évacuée la possibilité d’une contribution significative, volontaire et consciente au dessein criminel de l’organisation pour ne s’en tenir qu’à la contribution « de manière significative, volontaire et consciente à la commission des crimes de l’armée indienne » (décision de la SPR, para 19). Ce n’est pourtant pas la portée de la complicité à des crimes internationaux : elle n’exige pas que la contribution vise la perpétration de crimes identifiables précis. Le concept plus large du dessein commun est celui qui prévaut.

[34] La SPR aura continué d’examiner l’affaire sous l’angle de la responsabilité individuelle. Elle établit au paragraphe 20 de sa décision que « le tribunal constate que le revendicateur n’ayant pas commis de crimes, on ne peut raisonnablement rechercher ses intentions et sa connaissance des circonstances des crimes pour établir sa responsabilité individuelle ». Je crains fort que ce raisonnement ne soit pas intrinsèquement cohérent car il confond deux régimes distincts, soit la responsabilité individuelle pour la commission de crimes et la complicité où il doit exister des raisons sérieuses de penser que la personne a volontairement contribué de manière significative et consciente au dessein criminel d’une organisation. Le raisonnement devient tautologique lorsque les deux régimes sont confondus. Cela fait en sorte que la décision de la SPR à cet égard n’est pas raisonnable.

[35] Quant à la question de savoir si le statut de réfugié devait être conféré aux Défendeurs, la décision de la SPR pêche par une absence complète de présentation des faits qui seraient établis et d’une analyse à partir de ceux-ci menant à une conclusion. Dit autrement, la décision est de nature déclarative, sans que la cour de révision ne puisse déterminer si la déclaration faite peut être raisonnable. Il ne s’y trouve qu’une absence d’intelligibilité et de transparence qui pourraient mener à la justification.

[36] Par exemple, la SPR constate des contradictions et des incohérences dans le témoignage du Défendeur principal. Aucune trace n’est laissée pour en comprendre la teneur. Pourtant, la SPR se satisfait d’un « rapport psychologique » qui permettrait au tribunal de mettre le tout sur le dos de l’anxiété et de la dépression dont souffrirait le Défendeur. Sont-ce des conclusions raisonnables? Rien ne permet à la cour de révision de savoir. Justification, transparence et intelligibilité ne sont pas au rendez-vous.

[37] De même, la SPR apparaît avoir éliminé la possibilité d’un refuge interne sur la base d’exactions par la police locale sur les Défendeurs qui se seraient produites à deux reprises dans le village où demeuraient les Défendeurs. Selon ce qui a été retenu par la SPR et qui a été déclaré par le Défendeur principal dans ce qui est devenu le fondement de la demande d’asile en 2012 (mais qui était le « Formulaire de renseignements personnels » avant cette date), il s’agirait au mieux d’un conflit entre le Défendeur principal et un dirigeant local du Congrès. La SPR n’explique aucunement comment une situation locale peut prendre l’ampleur que le tribunal présente. La Cour suprême dans Vavilov donnait comme exemple d’erreurs manifestes sur le plan rationnel, affectant la cohérence intrinsèque de raisonnement, le recours à des généralisations non fondées ou des prémisses absurdes (para 104). Cette généralisation faite par la SPR n’est appuyée d’aucune preuve. Elle l’amène à conclure péremptoirement que d’un état qui ne peut protéger ses citoyens on ne peut attendre aucune protection. La SPR de dire que « du fait de son contrôle de territoire national, il n’existe aucune partie de l’Inde où les revendicateurs pourraient se relocaliser de manière sécuritaire, sans s’exposer au chantage, à l’intimidation et au harcèlement continu d’une police corrompue et prédatrice » (décision de la SPR, para 29). Aucune information n’est offerte par la SPR à l’appui de telles généralisations.

[38] Encore ici, la décision de la SPR n’a pas les apanages requis pour qu’une décision puisse se qualifier de raisonnable.

IV. Conclusion

[39] Les deux aspects de la question sous étude font défaut au titre de la décision raisonnable. Il en résulte que la demande de contrôle judiciaire doit être accordée. L’affaire est retournée à la Section de la protection des réfugiés pour qu’une nouvelle détermination soit faite par un nouveau panel. Les parties conviennent qu’il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier aux termes de l’article 74 de la LIPR.


JUGEMENT au dossier IMM-3088-20

LA COUR STATUE:

  1. La demande de contrôle judiciaire accordée.

  2. L’affaire est retournée à la Section de la protection des réfugiés pour nouvelle détermination par un nouveau panel.

  3. Aucune question grave de portée générale n’a été proposée. Aucune n’est certifiée.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3088-20

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et AMRIK SINGH ET KULDEEP KAUR

LIEU DE L’AUDIENCE :

par videoconférence entre Ottawa (Ontario) et Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

lE 30 août 2021

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 24 septembre 2021

COMPARUTIONS :

Evan Liosis

Pour le demandeur

 

Odette Desjardins

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Odette Desjardins

Avocate

Montréal (Québec)

Pour les défendeurs

 

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