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Date : 20211006


Dossier : IMM-5136-19

Référence : 2021 CF 1043

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 octobre 2021

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

NADA FOUAD DAWOOD OUDAH

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Oudah est une citoyenne de l’Iraq qui réside aux Émirats arabes unis (É.A.U.). Elle a été admise à un programme d’éducation de la petite enfance (EPE) du Collège George Brown d’arts appliqués et de technologie (le Collège George Brown) à Toronto, mais sa demande de permis d’études pour entrer au Canada a été refusée. Mme Oudah a sollicité le réexamen de la décision, et sa demande a été rouverte. Elle sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision par laquelle l’agent d’immigration (l’agent) a maintenu le refus au motif qu’il n’était pas convaincu que Mme Oudah quitterait le Canada à la fin de la période de séjour autorisée : voir l’alinéa 216(1)b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR].

[2] L’agent n’était pas convaincu que Mme Oudah quitterait le Canada en raison de l’objet de sa visite, de ses perspectives d’emploi limitées aux É.A.U., de sa situation professionnelle, de ses biens personnels et de sa situation financière. Mme Oudah affirme que l’agent n’a pas adéquatement analysé la preuve et n’a pas traité des éléments contradictoires, ce qui rend sa décision déraisonnable. De plus, elle affirme que les motifs de l’agent sont inadéquats, puisque ceux-ci ne justifient pas les conclusions qu’il a tirées, et elle soutient que le raisonnement de l’agent n’est ni transparent ni intelligible.

[3] La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Je juge que Mme Oudah a établi que la décision de l’agent était déraisonnable.

II. La norme de contrôle

[4] Pour trancher la seule question en litige soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire, soit celle de savoir si la décision est raisonnable, la cour de révision doit suivre les orientations énoncées dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais rigoureux : Vavilov aux para 12, 13, 75 et 85. Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision ne doit pas juger les motifs du décideur au regard d’une norme de perfection, mais doit se demander si la décision faisant l’objet du contrôle possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci : Vavilov aux para 91, 99. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov au para 100.

III. Analyse

[5] Mme Oudah affirme que l’agent était saisi de plusieurs éléments de preuve établissant qu’elle était réellement étudiante et qu’elle retournerait aux É.A.U. à la fin de son séjour autorisé. Elle soutient que la décision de l’agent est déraisonnable, parce qu’il n’a pas traité ou analysé adéquatement ces éléments de preuve : Pradhan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1500 au para 14, citant Cepeda-Gutierrez c Canada (MCI), [1998] ACF no 1425, 1998 CanLII 8667 (CF 1re inst), aux para 14 à 17 [Cepeda-Gutierrez] (voir aussi Prekaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1047 au para 29; Aghaalikhani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1080 au para 24 [Aghaalikhani]; Mahida c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 423 aux para 23-26 [Mahida]).

[6] Dans la lettre de refus de l’agent (de même que dans la lettre de refus initiale), quatre motifs de refus de la demande de Mme Oudah ont été avancés au titre de l’alinéa 216(1)b) du RIPR. L’agent n’était pas convaincu que Mme Oudah quitterait le Canada à la fin de son séjour en raison : (i) de l’objet de sa visite; (ii) des perspectives d’emploi limitées dans son pays de résidence; (iii) de sa situation professionnelle, et (iv) de ses biens personnels et de sa situation financière.

[7] Mme Oudah affirme que sa demande de permis d’études était accompagnée d’un plan d’études détaillant les raisons pour lesquelles elle voulait suivre le programme d’EPE offert au Collège George Brown. Elle soutient que l’agent n’a pas analysé la preuve selon laquelle elle saisissait une occasion de poursuivre ses études pertinentes au regard de son expérience professionnelle et de ses objectifs de carrière.

[8] Mme Oudah affirme que sa demande de permis d’études indiquait qu’elle enseignait l’anglais à des enfants de la 9e à la 12e année à l’école secondaire de technologie appliquée d’Abou Dhabi. Elle a expliqué son projet d’ouvrir un centre de la petite enfance aux É.A.U. afin de profiter du projet gouvernemental de refonte du système d’EPE. Elle possède 16 ans d’expérience en enseignement primaire et secondaire, mais elle n’a aucune expérience pratique dans le domaine de l’EPE. Elle a expliqué qu’elle avait l’intention de combler cette lacune en suivant un programme approprié. Dans sa demande, Mme Oudah a aussi détaillé la portée et l’importance du programme d’EPE offert au Collège George Brown, en particulier de son volet pratique, et elle a précisé qu’un tel programme n’était pas offert aux É.A.U.

[9] Mme Oudah soutient que l’agent a déraisonnablement souligné l’existence de programmes de maîtrise offerts en ligne aux É.A.U., sans prendre en considération la preuve concernant la pertinence du programme d’EPE offert au Canada, qui, contrairement aux programmes en ligne, permet d’acquérir une expérience pratique. Selon elle, l’agent a aussi tiré des inférences défavorables déraisonnables de la prétendue imprécision de la preuve, en notant dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC) [traduction] « qu’il est difficile de savoir quel est l’âge de ses élèves », alors que, dans sa demande, elle a clairement indiqué qu’elle enseignait au secondaire, et qu’elle [traduction] « [n’avait] pas précisé pourquoi ses 16 ans d’expérience pratique en enseignement combinés à des programmes en ligne ne suffiraient pas », quand sa demande indiquait clairement qu’elle possédait 16 ans d’expérience en enseignement primaire et secondaire et que, selon son plan d’études, elle voulait suivre un programme d’EPE avec un volet pratique, ce dont les programmes en ligne sont dépourvus.

[10] Mme Oudah affirme que la présente affaire ressemble à celle qui a fait l’objet de la décision Mahida, dans laquelle, aux paragraphes 23 à 26, la Cour a conclu que la demanderesse avait donné une « explication complète et tout à fait cohérente » concernant ses raisons d’entreprendre un autre MBA au Canada, et que l’agent n’avait pas expliqué en quoi l’explication était insuffisante.

[11] Dans sa demande, Mme Oudah a aussi fait état de ses obligations familiales aux É.A.U., où elle demeure avec ses parents âgés. Elle affirme que les notes du SMGC n’indiquent pas que l’agent a soupesé ce facteur, et elle soutient que l’agent n’a pas analysé la preuve en ce qui a trait à ses obligations d’aidante naturelle envers ses parents et à la santé précaire de son père, qui constituent des liens entre elle et les É.A.U. : Vavilov au para 85; Mahida au para 26; Oladihinde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1246 au para 16. Elle n’a aucun lien familial au Canada; elle avait déjà un séjour au pays, après lequel elle est retournée auprès de ses parents. Elle affirme que l’agent n’a pas expliqué pourquoi il n’était pas convaincu qu’elle quitterait le Canada et qu’elle retournerait auprès de ses parents à la fin de son séjour autorisé.

[12] De plus, Mme Oudah affirme que l’agent a avancé des motifs ambigus et inintelligibles qui ne justifient pas le refus. Elle qualifie de [traduction] « mystérieuses » les raisons pour lesquelles sa situation professionnelle a préoccupé l’agent, puisque sa longue stabilité professionnelle aux É.A.U. devrait y améliorer ses futures perspectives d’emploi. En outre, même si l’agent a reconnu que Mme Oudah avait l’intention d’ouvrir son propre centre de la petite enfance aux É.A.U., il s’est fondé sur le fait qu’elle n’avait pas démontré que ses perspectives d’emploi auprès de son employeur étaient solides. De même, l’agent a déclaré que [traduction] « l’effet des objectifs stratégiques gouvernementaux de haut niveau sur une situation d’emploi concrète [était] incertain », alors qu’il est courant que les entrepreneurs élaborent leurs plans d’affaires en fonction des politiques gouvernementales. Mme Oudah affirme que l’agent a commis une erreur en établissant un critère arbitrairement exigeant, à savoir qu’elle devait présenter une incontestable entente en matière d’emploi conclue entre elle et son employeur ou démontrer un lien concret entre son plan d’affaires et les politiques gouvernementales des É.A.U.

[13] Mme Oudah soutient que les motifs de l’agent doivent permettre à la cour de révision de comprendre le raisonnement sur lequel s’appuie la décision et de trancher la question de savoir si est raisonnable : LeBon c Canada (Procureur général), 2012 CAF 132 au para 18. Elle ajoute que la cour de révision ne doit pas « respecter aveuglément » l’interprétation d’un décideur et son appréciation de la preuve. Lorsque des parties de la preuve n’ont pas été prises en compte ou qu’elles ont été mal comprises, que les constatations ne découlent pas de la preuve et que l’issue n’est pas défendable, la décision ne résistera pas à un examen poussé : Aghaalikhani aux para 16, 17.

[14] Je conviens avec Mme Oudah que l’agent n’a pas adéquatement analysé ses observations et son plan d’études détaillé, dans lequel elle indiquait pourquoi elle voulait saisir l’occasion d’étudier au Collège George Brown en particulier et en quoi cette occasion était pertinente en considération de son expérience professionnelle et de ses objectifs de carrière. L’agent a mentionné le plan d’études et l’expérience professionnelle de Mme Oudah dans ses notes consignées au SMGC. Toutefois, je conviens avec Mme Oudah qu’il ne suffisait pas à l’agent d’en faire la mention pour remplir son obligation d’analyser adéquatement la preuve et d’expliquer pourquoi il a conclu que la demanderesse n’avait pas établi qu’elle était réellement étudiante. On ne voit pas très bien pourquoi l’agent a conclu que les raisons pour lesquelles Mme Oudah saisissait une occasion de poursuivre ses études au Collège George Brown étaient inadéquates.

[15] Je reconnais que, comme le défendeur le fait observer à juste titre, la décision d’approuver ou de rejeter une demande de permis d’études commande une grande déférence. Le rôle de la cour de révision n’est pas de soupeser de nouveau la preuve dont le décideur était saisi : Akomolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 472 au para 12; Ali c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 702 au para 9; Tabari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1046 au para 19. Cependant, contrairement au défendeur, je ne considère pas que les arguments de Mme Oudah se résument à un désaccord sur le poids accordé par l’agent à la preuve qu’elle a déposée.

[16] Les notes de l’agent portant qu’il est difficile de savoir l’âge des élèves auxquels Mme Oudah enseigne et les raisons pour lesquelles ses 16 ans d’expérience pratique en enseignement combinés à des programmes en ligne ne suffiraient pas donnent à penser qu’il n’a pas pris connaissance de renseignements importants figurant dans la demande et qu’il n’a pas tenu compte de ce qui constituait, selon les observations de Mme Oudah, la raison principale pour laquelle elle avait choisi un programme étranger d’EPE comportant un volet pratique. L’agent a commis une erreur en ne prenant pas en considération ou en n’analysant pas des éléments de preuve pertinents qui contredisaient ses conclusions : Cepeda-Gutierrez au para 17; Penez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1001 au para 25.

[17] Le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement conclu que le volet pratique du programme d’EPE offert au Collège George Brown ne constituait pas une raison suffisante d’entreprendre de coûteuses et difficiles études à l’étranger. Je ne suis pas d’accord. L’agent a conclu que Mme Oudah n’avait pas besoin de suivre un programme comportant un volet pratique, parce que ses 16 ans d’expérience pratique en enseignement combinés à un programme en ligne devraient lui suffire, et que cela se révélait [traduction] « particulièrement vrai si l’on [prenait] en considération le coût et la difficulté des études à l’étranger ». Cependant, comme il est souligné ci-dessus, l’agent n’a pas traité des observations de Mme Oudah selon lesquelles elle ne possédait pas d’expérience pratique en EPE, elle avait expressément cherché un programme comportant un volet pratique afin de [traduction] « combler cette lacune » et elle devait, en l’absence de tels programmes aux É.A.U., poursuivre ses études à l’étranger.

[18] En outre, je conviens que l’agent n’a pas attentivement analysé la preuve en ce qui a trait aux obligations familiales de Mme Oudah aux É.A.U. Dans les notes consignées au SMGC, il n’est nulle part mentionné que Mme Oudah vit avec ses parents âgés aux É.A.U. et qu’elle n’a pas de liens familiaux au Canada. Bien qu’il y soit indiqué que Mme Oudah gère les biens locatifs de son père en raison de la santé fragile de ce dernier, l’agent n’a accordé que peu de poids à cet élément, parce que le père en demeurait propriétaire, que des dispositions devaient être prises pour leur gestion pendant l’absence de Mme Oudah et que [traduction] « peu d’éléments de preuve » établissaient que ces dispositions ne pouvaient être maintenues à long terme. Cependant, rien dans les observations de Mme Ouda n’indique que ses responsabilités seraient transférées à un tiers pendant son séjour au Canada, et encore moins à long terme.

[19] De plus, à mon avis, les motifs pour lesquels l’agent n’était pas convaincu que Mme Oudah retournerait aux É.A.U. en raison de sa [traduction] « situation professionnelle actuelle » et [traduction] « des perspectives d’emploi limitées dans son pays de résidence » manquent de transparence ou d’intelligibilité. Dans sa pondération de l’ensemble des facteurs favorables et défavorables, l’agent a accordé un [traduction] « poids modéré » à ces facteurs, considérés comme des liens à l’extérieur du Canada, mais il les a néanmoins jugés défavorables (et non pas modérément favorables ni même neutres) et s’est appuyé sur ceux-ci pour conclure que Mme Oudah ne quitterait pas le Canada.

[20] Il semble que la source principale des préoccupations de l’agent, telles que les décrit le défendeur, était les liens de Mme Oudah avec les É.A.U. L’agent a jugé qu’ils étaient faibles et qu’ils constituaient donc des facteurs défavorables, parce qu’[traduction] « il [était] difficile de savoir si un poste [était] réservé ou prévu pour elle » à l’école où elle enseignait, que [traduction] « son expérience professionnelle lui [était] favorable pour décrocher un nouvel emploi et [qu’elle n’avait] pas l’intention de s’en servir à son retour », et que [traduction] « l’effet de politiques gouvernementales de haut niveau sur une situation d’emploi concrète [était] incertain ». Cependant, je conviens avec Mme Oudah qu’il est difficile de comprendre pourquoi sa longue stabilité professionnelle aux É.A.U. aurait une incidence défavorable sur ses futures perspectives d’emploi là-bas, en particulier si elle a l’intention de demeurer dans le domaine de l’éducation. De plus, l’agent semble avoir indûment mis l’accent sur : (i) l’absence d’entente en matière d’emploi, alors que Mme Oudah avait déclaré que son plan était d’ouvrir son propre centre de la petite enfance, et (ii) les perspectives d’emploi de Mme Oudah à l’école secondaire qui l’employait, alors qu’elle avait déclaré avoir l’intention de se diriger vers l’EPE.

[21] Dans l’ensemble, l’effet cumulatif de ces erreurs rend la décision déraisonnable.

IV. Conclusion

[22] Mme Oudah a établi que la décision de l’agent était déraisonnable. La décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent en vue d’un nouvel examen.

[23] Aucune partie ne propose de question aux fins de la certification et, à mon avis, il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5136-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent en vue d’un nouvel examen;

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5136-19

 

INTITULÉ :

NADA FOUAD DAWOOD OUDAH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 JUIN 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE PALLOTTA

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 OCTOBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Ellie Slavens

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Amy King

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Green and Spiegel LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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