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Date : 20211004


Dossier : IMM-2146-20

Référence : 2021 CF 1026

Ottawa, Ontario, le 4 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

Houida M. KOURANI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Houida M. Kourani, a présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [la demande de Mme Kourani] en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Un agent principal d’immigration [l’agent] a refusé cette demande dans une décision datée du 13 février 2020. Mme Kourani demande le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 75(1) de la LIPR.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Je suis d’avis que l’agent n’a pas effectué une analyse raisonnable de l’intérêt supérieur de l’enfant.

II. Faits

[3] Mme Kourani est citoyenne syrienne et américaine. Elle est mère de deux filles, Luna, 15 ans, et Mariam-Hiba, 12 ans, qui sont toutes les deux nées en sol canadien. Le 13 avril 2010, Mme Kourani a divorcé du père de ses filles, M. Mhd Eid Shamsi. Bien qu’elle avait obtenu la garde exclusive de ses filles selon la loi syrienne, elle a continué de faire vie commune avec M. Shamsi pour que ses filles ne soient pas séparées de leur père.

[4] En septembre 2012, les filles sont parties vivre à Dubaï avec leur père. Mme Kourani les a rejoints en décembre 2012. En juin 2013, toute la famille est rentrée en Syrie, mais la situation politique en Syrie a poussé Mme Kourani à signer une autorisation, en août 2013, pour que ses filles puissent vivre au Canada avec leur père. Dans cette autorisation, Mme Kourani exigeait un accès illimité à ses filles et d’être informée de leurs déplacements. Pendant ce temps, plus précisément de septembre 2013 à mai 2014, Mme Kourani travaillait à Dubaï en attendant l’autorisation de M. Shamsi pour retourner vivre en Syrie avec ses filles.

[5] En juin 2014, Mme Kourani est retournée en Syrie pour rejoindre ses enfants; elle y est restée jusqu’en février 2015, date à laquelle ses enfants et leur père sont rentrés au Canada. Mme Kourani les a rejoints quelques semaines plus tard. Pendant leur séjour au Canada, la famille a résidé ensemble jusqu’en juillet 2015, date à laquelle M. Shamsi a demandé à Mme Kourani de retourner en Syrie, ce à quoi elle s’est pliée; les enfants et M. Shamsi ont suivi peu après et sont restés en Syrie jusqu’en septembre 2015, période pendant laquelle les deux parents ont partagé la garde des filles.

[6] La relation entre Mme Kourani et M. Shamsi a commencé à se détériorer à la fin de 2015. En septembre 2015, les filles sont rentrées vivre au Canada avec leur père et Mme Kourani les a rejoints en novembre 2015. Mme Kourani s’est ensuite rendue aux États-Unis le 30 novembre 2015 afin de renouveler son bail d’appartement. Elle comptait rentrer auprès de ses filles au Canada en janvier 2016, mais puisque M. Shamsi ne répondait plus à ses messages et ses appels, elle est revenue en décembre 2015 sans le prévenir. Mme Kourani affirme que M. Shamsi était furieux qu’elle soit revenue plus tôt au Canada et il a appelé la police qui a expliqué à M. Shamsi ne pouvoir obliger Mme Kourani à quitter les lieux. C’est alors que M. Shamsi aurait pris des médicaments devant les deux filles en jetant le blâme sur Mme Kourani.

[7] À la suite de cet incident, Mme Kourani est demeurée quelques jours à la résidence de M. Shamsi jusqu’à ce qu’elle se sente obligée de quitter les lieux en raison d’une visite de la part des représentants des services de la protection de la jeunesse.

[8] À partir de ce moment et pendant près de deux ans, M. Shamsi a fait faussement croire à Mme Kourani qu’elle ne pouvait plus voir ses filles en raison d’un jugement émis contre elle et d’une entente avec les services de la protection de la jeunesse. Croyant devoir obtenir l’autorisation de M. Shamsi pour visiter ses filles, Mme Kourani s’est installée aux États-Unis afin d’être en mesure de se rendre rapidement au Canada si M. Shamsi le lui permettait.

[9] M. Shamsi a permis à Mme Kourani de rendre visite à ses filles le 20 avril 2016 pour quelques jours au Canada, et aussi en Syrie durant les vacances d’été de 2016. M. Shamsi a permis à Mme Kourani de rendre visite à ses filles au Canada durant le temps des fêtes 2016-2017.

[10] M. Shamsi aurait permis à Mme Kourani de voir ses filles en mars 2017 dans un café pour un peu moins d’une heure. Après cette rencontre, Mme Kourani serait tombée dans le stationnement lorsque M. Shamsi a accéléré avec sa voiture alors qu’elle se trouvait à côté de celle-ci. À la suite de cet incident, M. Shamsi aurait permis à Mme Kourani de rester avec ses filles environ une semaine.

[11] En juin 2017, Mme Kourani est rentrée en Syrie pensant que ses filles allaient la rejoindre pour les vacances d’été. M. Shamsi a plutôt décidé de voyager à Dubaï avec elles sans en informer Mme Kourani. Présumant que ses filles recommençaient l’école au Canada en septembre, Mme Kourani est retournée vivre aux États-Unis en espérant que M. Shamsi lui permette de les visiter.

[12] Sans aucune nouvelle de son mari, Mme Kourani est rentrée au Canada en octobre 2017 sans en informer M. Shamsi. Après avoir tenté d’entrer en contact avec ses filles à leur école, Mme Kourani a contacté les services de protection de la jeunesse. Par la suite, lors d’une rencontre avec les services de protection de la jeunesse, elle apprend qu’un jugement a été prononcé par défaut contre elle le 9 novembre 2017 par la Cour supérieure du Québec accordant la garde exclusive de ses filles à M. Shamsi. Le 28 novembre 2017, Mme Kourani a déposé une demande de rétractation du jugement par défaut.

[13] Le 10 novembre 2017, M. Shamsi a permis à Mme Kourani de voir ses deux filles pour une période de deux heures chez leur enseignante de religion islamique. Mme Kourani a obtenu, le 4 décembre 2017, un jugement de la Cour supérieure interdisant à M. Shamsi de voyager à l’extérieur du Canada avec leurs filles.

[14] Le 15 décembre 2017, Mme Kourani a déposé une demande à la Cour supérieure du Québec afin d’obtenir la garde partagée de ses filles. Le même jour, Mme Kourani et M. Shamsi ont signé une ordonnance de consentement intérimaire restaurant les droits d’accès de Mme Kourani. Le 9 février 2018, la Cour supérieure a entériné ce consentement et a interdit aux parents de voyager avec leurs filles à l’extérieur du Québec sans le consentement de l’autre parent ou de la Cour. Toutefois, Mme Kourani affirme que M. Shamsi n’a pas respecté l’entente en ne lui permettant pas de voir ses filles.

[15] Alors qu’elle était en possession d’un visa de visiteur, Mme Kourani a présenté le 25 avril 2018 une demande de dispense, sur la base de considérations d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR, de l’obligation de déposer sa demande de résidence permanente à l’extérieur du Canada.

III. Décision de l’agent principal d’immigration

[16] Le 13 février 2020, l’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire concluant que les facteurs invoqués par Mme Kourani n’étaient pas suffisants pour justifier la levée des critères prévus par la LIPR. Essentiellement, l’agent est arrivé à la conclusion que Mme Kourani n’avait pas produit d’éléments de preuve à l’appui du fait qu’elle se serait établie au Canada depuis son arrivée en 2017 et qu’elle ne l’avait pas convaincu qu’il était dans l’intérêt supérieur de Luna et de Mariam-Hiba qu’elle obtienne la résidence permanente.

IV. Question en litige

[17] La présente demande de contrôle judiciaire soulève une seule question : la décision de l’agent principal d’immigration est-elle raisonnable? Plus précisément, puisque Mme Kourani ne conteste pas la conclusion de l’agent à l’égard de son établissement au Canada, la question est de savoir si l’agent a commis une erreur dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants concernés.

V. Norme de contrôle

[18] J’abonde dans le sens des parties : la norme de contrôle en matière de demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au par. 23 [Vavilov]; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux par. 44-45 [Kanthasamy]).

[19] La mission de la Cour est donc d’examiner les motifs rendus par l’agent principal d’immigration et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » qui est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au par. 85).

VI. Analyse

[20] Suivant le paragraphe 11(1) de la LIPR, l’étranger désirant devenir résident permanent doit demander et obtenir un visa préalablement à son entrée au Canada. Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] un pouvoir discrétionnaire lui permettant de dispenser un étranger de cette exigence si la partie demanderesse établit la présence de facteurs d’ordre humanitaire qui le justifient (Kanthasamy aux par. 10, 19). Cette dispense est une mesure exceptionnelle et discrétionnaire qui appelle la retenue de la Cour (Kanthasamy aux par. 93, 111).

[21] Dans son analyse, l’agent a l’obligation de considérer l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. L’application du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant « dépend fortement du contexte » et « doit donc tenir compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » (Kanthasamy au par. 35, citant Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c Canada (Procureur général), 2004 CSC 4 au par. 11; Gordon c Goertz, [1996] 2 RCS 27 au par. 20 et AC c Manitoba (Directeur des services à l’enfant et à la famille, 2009 CSC 30 au par. 89).

[22] Dans ses motifs, l’agent doit démontrer que l’intérêt supérieur de l’enfant concerné a été « bien identifié et défini » et examiné « avec beaucoup d’attention, eu égard à l’ensemble de la preuve » (Kanthasamy au par. 39). Dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent doit démontrer qu’il a analysé tous les faits pertinents et importants y compris les éléments de preuve pertinents qui contredisent sa conclusion et expliquer dans ses motifs pourquoi il ne les retient pas ou pourquoi il accorde plus de poids à d’autres éléments de preuve (Terigho c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 835 au par. 9).

[23] En l’espèce, je ne suis pas convaincu que l’agent ait été suffisamment attentif à l’intérêt supérieur des enfants touchés. Dans ses motifs, l’agent expose l’histoire tumultueuse entre les parents et le fait que les filles vivent maintenant avec leur père. L’agent a constaté, à juste titre, que Mme Kourani a été en mesure de demander l’aide des tribunaux du Québec pour annuler le jugement par défaut obtenu par M. Shamsi lui accordant la garde complète des filles. Cependant, à aucun moment l’agent n’a tenu compte du fait que Mme Kourani se trouvait au Canada au moment où elle a pu obtenir le droit de voir ses enfants.

[24] L’agent examine longuement la preuve au regard de la demande et des craintes de la mère, soit qu’elle désire obtenir la garde partagée des enfants et que si elle n’est pas au Canada pour se battre à cet effet, son mari trouvera un moyen de les lui enlever. Cependant, l’attention de l’agent ne porte pas sur les besoins des enfants. En effet, l’agent considère que la crainte de Mme Kourani selon laquelle M. Shamsi profitera de son absence pour quitter le Canada avec ses filles sans la prévenir n’est pas fondée, car Mme Kourani a été en mesure d’obtenir un jugement de la Cour supérieure qui n’autorise pas les parents de quitter le Québec avec leurs filles sans avertir l’autre parent.

[25] Or, l’analyse « ne doit pas se limiter au statu quo; elle doit tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant à la lumière de sa situation tant dans l’hypothèse où sa demande serait rejetée que dans celle où elle serait accueillie » (Francois c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 748 au par. 15). En l’espèce, l’agent n’a pas défini l’intérêt supérieur des enfants concernés au regard des preuves. Dans son analyse, l’agent a fait abstraction des perspectives qui s’offraient à Luna et Mariam-Hiba si la demande de leur mère, Mme Kourani, était acceptée, c’est-à-dire, la possibilité pour Mme Kourani de demander la garde partagée.

[26] On aurait aussi pensé que l’agent aurait tenu compte de la preuve révélant le déséquilibre du rapport de forces entre les parents en faveur de M. Shamsi et de ses efforts d’aliénation parentale. La preuve produite par Mme Kourani démontrait un comportement répréhensible de la part de M. Shamsi qui est révélateur de la position de force de M. Shamsi. L’agent n’a pas analysé l’intérêt supérieur des enfants en tenant compte de ces éléments.

[27] Le ministre soutient que le fardeau de démontrer la présence de facteurs d’ordre humanitaire incombait à Mme Kourani et qu’elle n’a pas réussi à s’en acquitter. Selon le ministre, l’agent a pris en compte la preuve produite par Mme Kourani pour démontrer les comportements répréhensibles de M. Shamsi puisqu’il a mentionné avoir consulté les captures d’écran de la conversation qu’elle a eue avec lui.

[28] Je ne peux souscrire à la position du ministre. Bien que la décision démontre bel et bien que l’agent a pris en compte les captures d’écran de leurs conversations, l’agent ne semble pas soulever le comportement répréhensible de M. Shamsi qui ressort de cette preuve et il ne mentionne pas le fait que M. Shamsi exprime clairement dans ses conversations vouloir écarter Mme Kourani de la vie de leurs filles.

VII. Conclusion

[29] J’accueille la demande de contrôle judiciaire. Je suis d’avis que la décision de l’agent n’est pas raisonnable puisqu’il n’a pas correctement identifié, au regard de la preuve, l’intérêt supérieur des enfants concernées.

 


JUGEMENT au dossier IMM-2146-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision contestée est annulée et le dossier est renvoyé à un autre agent chargé d’examiner la demande pour des motifs d’ordre humanitaire.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2146-20

INTITULÉ :

HOUIDA M. KOURANI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 septembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 octobre 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Déborah Andrades-Gingras

Pour lA demandeRESSE

Me Suzanne Trudel

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet Coline Bellefleur Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour lA demandeRESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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