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Date : 20211015


Dossier : IMM-5568-20

Référence : 2021 CF 1078

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

ZAVEN TEGHLIAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Teghlian est devenu résident permanent du Canada le 25 août 2012. Il est resté au Canada pendant environ 64 jours, après quoi il est retourné au Liban pour les motifs énoncés ci‑dessous. Le 25 juillet 2019, il a présenté une demande de titre de voyage pour revenir au Canada. Un agent a jugé que le demandeur n’avait pas respecté l’obligation de résidence et a refusé la demande. Il n’est pas contesté que le demandeur ne satisfait pas aux conditions de résidence imposées aux résidents permanents par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Pour conserver son statut, le résident permanent doit, pour au moins 730 jours pendant une période quinquennale, être présent au Canada. Au cours de la période de cinq ans visée, soit de juillet 2014 à juillet 2019, M. Teghlian n’a pas résidé une seule journée au Canada. En fait, il n’a été au Canada que pendant la courte période qui a immédiatement suivi l’obtention de sa résidence permanence en 2012.

[2] Le demandeur a interjeté appel de la décision de l’agent à la Section d'appel de l'immigration [la SAI]. Il a alors fait valoir qu’il existait des motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales relativement à son obligation de résidence. Le 16 octobre 2020, la SAI a rejeté son appel.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la SAI a évalué raisonnablement la preuve dont elle disposait, qu’elle a examiné raisonnablement les facteurs pertinents, qu’elle a offert une justification raisonnable du résultat auquel elle est parvenue et qu’elle a rendu une décision raisonnable. La présente demande est rejetée.

[4] La SAI s’est fondée sur les facteurs pertinents suivants pour déterminer s’il convenait de lever l’obligation de résidence : 1) l’étendue du manquement à l’obligation de résidence, 2) le motif du départ initial du Canada, 3) le motif du séjour prolongé à l’étranger, 4) les attaches au Canada, 5) l’établissement au Canada et à l’étranger, 6) les difficultés associées à la perte du statut de résident permanent, et 7) l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché par la décision.

1) L’étendue du manquement

[5] La SAI a conclu que l’étendue du manquement était « importante ». Elle n’aurait pas pu être plus importante. Au cours de la période visée de cinq ans précédant immédiatement le 25 juillet 2019, le demandeur n’a pas passé une seule journée au Canada. La SAI a estimé que l’étendue de ce manquement était « importante et que ce facteur lui [était] fortement défavorable » dans le cadre de son évaluation des motifs d’ordre humanitaire. La SAI a conclu qu’« [il] [fallait] également établir l’existence de motifs d’ordre humanitaire très importants pour l’emporter sur ce manquement ». Le demandeur n’a pas contesté cette façon dont la SAR a qualifié les motifs d’ordre humanitaire qui étaient requis pour l’emporter sur le manquement et, à mon avis, l’observation de la SAI était raisonnable, justifiée et exacte.

2) Le motif du départ initial du Canada

[6] Peu de temps après l’arrivée du demandeur au Canada, un attentat à la bombe s’est produit près du lieu de travail de son père, à Beyrouth. Même si son père n’a pas subi de blessures physiques graves, l’événement a eu d’importantes conséquences psychologiques sur lui. Plus particulièrement, il a commencé à avoir des crises de panique et de l’anxiété, ce qui nécessitait de la médication et un soutien moral. Selon le témoignage du demandeur, sa mère ne pouvait pas s’occuper de son père parce qu’elle avait des problèmes cardiovasculaires et était fragile sur le plan émotionnel. Le demandeur a également déclaré qu’il avait deux sœurs au Liban qui faisaient de leur mieux, mais qu’elles étaient mariées et avaient des enfants mineurs. L’état de santé de son père s’est amélioré en 2016.

[7] Compte tenu de ces faits, la SAI a jugé qu’il était « raisonnable de s’attendre à ce que [le demandeur] retourne à Beyrouth pour soutenir son père après avoir été informé de l’attentat ». Pour cette raison, elle a conclu que « le motif de son départ initial est raisonnable et qu’il s’agit d’un facteur qui lui est favorable en l’espèce ».

3) Le motif du séjour prolongé à l’étranger

[8] Le demandeur connaissait l’obligation de résidence â laquelle il devait satisfaire pour conserver son statut de résident permanent et il avait un billet pour revenir au Canada dans les deux mois. Il a dû prolonger son séjour à cause de l’état de santé de son père.

[9] En 2016, l’état de santé du père du demandeur s’est amélioré, mais plutôt que de revenir au Canada, le demandeur a accepté un autre poste de travailleur social au sein de la prélature arménienne du Liban, en avril 2017, et y a travaillé jusqu’en mars 2019. Le demandeur a témoigné qu’il ne pouvait pas partir parce que son travail n’était pas terminé.

[10] La SAI a conclu que le demandeur n’avait pas démontré que les motifs de son séjour prolongé à l’étranger étaient raisonnables. Elle a jugé qu’il n’avait pas démontré qu’aucune disposition de rechange ne pouvait être prise pour pourvoir aux besoins de son père. Plus précisément, elle a conclu que le demandeur n’avait pas démontré pourquoi sa mère ou ses sœurs ne pouvaient pas fournir un soutien à son père. La SAI a également conclu que le demandeur n’avait pas démontré de manière suffisante que son père avait besoin de soins constants et a souligné qu’il avait maintenu un horaire de travail chargé, tout en s’occupant de son père. La SAI a estimé qu’il était plus probable que le contraire que le demandeur soit resté au Liban pour continuer à travailler.

[11] Subsidiairement, la SAI a jugé que, même s’il n’existait aucune disposition de rechange raisonnable pour s’occuper de son père dans les jours qui ont suivi l’explosion, le demandeur n’avait pas démontré en quoi il était raisonnable pour lui de demeurer au Liban après que l’état de santé de son père se soit amélioré en 2016. La SAI a fait remarquer qu’au lieu de retourner au Canada, il avait alors accepté un « autre poste ». Même si le travail du demandeur était louable, a‑t‑elle conclu, ce dernier avait fait le choix de poursuivre ce travail même s’il avait connaissance de l’obligation de résidence.

[12] Le demandeur prétend que la SAI s’est fondamentalement méprise sur le témoignage qu’il a présenté à propos de l’importance des besoins médicaux de son père et de l’impossibilité pour les autres membres de la famille de lui offrir des soins adéquats. Étant donné l’argument subsidiaire que la SAI a examiné dans l’éventualité où elle aurait commis une erreur sur ce point, il n’est pas nécessaire que j’examine cette prétention.

[13] Le demandeur ajoute que la SAI a eu tort de qualifier de « choix » la décision du demandeur de demeurer au Liban après 2016. Il affirme que, même s’il est « techniquement » vrai qu’il a décidé de rester au Liban, ce choix participait d’un impératif psychologique découlant d’une obligation morale et d’un besoin impérieux. Le demandeur soutient que la SAI a banalisé son témoignage en qualifiant sa décision de « simple choix ».

[14] À l’audience, l’avocat du demandeur a avancé que la SAI avait examiné le séjour du demandeur au Liban d’un point de vue économique plutôt que d’un point de vue humanitaire, et qu’elle avait plus particulièrement décrit son engagement social comme un « emploi » plutôt que de reconnaître qu’il s’agissait d’une mission. Aussi admirable qu’ait pu être le travail du demandeur au Liban, le point n’est pas pertinent en l’espèce. Il était également sans importance devant la SAI.

[15] Le demandeur affirme que la SAI a mal interprété son témoignage quant à son historique d’emploi. Selon lui, il est faux de dire qu’il a accepté un « autre poste » en 2017. La preuve démontre qu’il a continué d’occuper le même poste, auprès du même comité de secours humanitaire, mais par l’intermédiaire d’un autre employeur.

[16] À mon avis, les conclusions de la SAI quant au défaut du demandeur de retourner au Canada après le rétablissement de son père sont raisonnables. En particulier, il était raisonnable pour la SAI de conclure que le demandeur a choisi de rester au Liban après le rétablissement de son père. Ce n’est pas parce que le demandeur s’y oppose que cette conclusion est déraisonnable. Même s’il se sentait obligé de rester au Liban, il ne pouvait pas ignorer les conséquences de ce choix.

[17] Il se peut que la SAI ait mal qualifié le changement de poste que le demandeur a accepté en 2017, mais cette erreur de qualification, s’il en est, était mineure et elle n’a pas eu d’incidence sur sa conclusion finale. Comme l’a souligné le défendeur, peu importe ce qui s’est produit, le résultat est le même : le demandeur est resté au Liban. Je fais de plus remarquer que ce changement a eu lieu en 2017, bien après que l’état de santé du père du demandeur se soit amélioré, et que ce point a donc peu de rapport avec la question de savoir s’il était raisonnable pour le demandeur de rester au Liban après que son père n’eut plus besoin de soins.

[18] À mon avis, les motifs de la SAI concernant le défaut du demandeur de retourner au Canada ne présentent aucune erreur susceptible de contrôle.

4) Les attaches au Canada

[19] La SAI a fait remarquer que le demandeur avait de la famille au Canada, notamment un grand-parent, ainsi que deux oncles avec leurs épouses et leurs enfants. Toutefois, elle a également observé que la majeure partie de sa famille immédiate vivait au Liban. J’estime que la conclusion de la SAI selon laquelle « ses attaches au Canada sont minimes » est raisonnable. Ce facteur n’a pas joué en faveur du demandeur.

5) L’établissement au Canada et à l’étranger

[20] La SAI a raisonnablement conclu que le demandeur n’était aucunement établi au Canada. Elle a noté que son établissement au Liban, du point de vue des biens immeubles et des économies, était mineur; toutefois, elle a raisonnablement estimé qu’il était important comparativement à son absence d’établissement au Canada. Ce facteur n’a pas joué en faveur du demandeur.

6) Difficultés

[21] L’observation la plus importante du demandeur concerne la manière dont la SAI a évalué les difficultés qu’il subirait s’il n’était pas autorisé à retourner au Canada.

[22] Selon la SAI, le demandeur « rencontrerait des difficultés financières s’il devait rester au Liban ». La SAI a souligné que le demandeur était actuellement sans travail puisque son emploi au sein de la prélature arménienne du Liban avait pris fin en mars 2019. Toutefois, elle a également indiqué qu’il avait obtenu, en janvier 2020, un contrat de travail de six mois pour donner de la formation à des travailleurs sociaux.

[23] La SAI a également fait état du désastre économique, ainsi que du manque de perspectives d’emploi et de commodités, qui a découlé de l’explosion d’une bombe dans le port de Beyrouth en août 2020.

[24] En ce qui a trait aux perspectives d’emploi, la SAI a conclu :

Depuis son retour au Liban en 2012, il a occupé un emploi, sauf de mars à décembre 2019 ainsi qu’au cours des deux derniers mois. Bien que les contrats de travail de courte durée ne soient pas le premier choix de l’appelant, ce sont néanmoins des perspectives d’emploi et je ne suis pas convaincue que, sans une offre concrète d’emploi au Canada, les probabilités que l’appelant obtienne un emploi au Canada, s’il est autorisé à conserver son statut de résident permanent, soient plus élevées que ses chances de décrocher un emploi au Liban.

[25] Le demandeur fait valoir que, dans son appréciation des difficultés financières qu’il rencontrerait s’il devait rester au Liban, et eu égard aux circonstances qui lui sont propres, la SAI a gravement sous‑estimé la situation qui a cours au Liban. Le demandeur fait remarquer qu’il a dit dans son témoignage que sa famille avait dû rationner sa nourriture et vivre avec une heure d’électricité par jour, et qu’elle n’avait pas accès à de l’eau potable. La preuve montre que le pouvoir d’achat de la monnaie du Liban avait chuté de 80 %, que la situation économique était la pire depuis près d’un siècle et que le taux de chômage se situait entre 40 et 50 % et serait à la hausse.

[26] Le demandeur soutient qu’après avoir minimisé les difficultés qu’il vivait, la SAI a tiré plusieurs conclusions hypothétiques et inexactes à propos de ses perspectives d’emploi au Liban. Il prétend ne pas avoir dit, dans son témoignage, que les perspectives qui s’offraient à lui étaient des contrats de travail de courte durée, mais plutôt qu’il avait postulé pour des contrats de travail de courte durée et que les employeurs ne lui avaient pas donné de nouvelles.

[27] Le demandeur fait également valoir qu’il a déjà eu un emploi stable, mais qu’après l’explosion de la bombe à Beyrouth, la situation économique dans le pays avait complètement changé et que le taux de chômage s’élevait à plus de 50 % au moment de l’audience. Le demandeur soutient que, pour cette raison, il était déraisonnable de supposer, en se fondant sur son succès antérieur, qu’il pourrait se trouver un emploi. Il affirme que, même s’il obtenait un emploi, compte tenu du pouvoir d’achat réduit, il gagnerait 20 % du revenu qu’il gagnait auparavant.

[28] Je ne peux conclure que le raisonnement de la SAI sur les difficultés était déraisonnable. À mon avis, la SAI n’a pas mal apprécié la preuve produite par le demandeur concernant les perspectives d’emploi. La preuve démontrait qu’il n’avait pas trouvé d’emploi au Canada pendant les deux mois où il y avait vécu, et il n’a présenté aucune preuve de l’existence de possibilités d’emploi s’il revenait au Canada. Il a été en mesure de travailler au Liban, sauf pendant deux courtes périodes. Il avait postulé des emplois contractuels après avoir terminé son dernier contrat (en juin 2020 environ), mais n’avait pas encore eu de nouvelles au moment de l’audience en septembre 2020. Bien que l’explosion à Beyrouth ait eu un effet négatif sur la situation de l’emploi, la conclusion de la SAI, selon laquelle elle « n’[a] pas suffisamment d’éléments de preuve convaincants à [sa] disposition pour établir qu’il ne pourra pas trouver du travail plus tard » [non souligné dans l’original], s’explique raisonnablement par les faits.

[29] Contrairement à ce qu’affirme le demandeur dans ses observations, la SAI n’a pas minimisé sa situation. Elle a mentionné les problèmes d’électricité, d’approvisionnement en eau et de rationnement de la nourriture, et elle a conclu que ce facteur lui était favorable : « je suis persuadée que l’appelant a établi que sa famille et lui éprouvent des difficultés économiques en raison de la situation économique au Liban – il est actuellement sans emploi, ses économies seront sans doute bientôt épuisées et sa famille a commencé à rationner la nourriture ».

[30] Même si le facteur des difficultés lui était favorable, comme l’a indiqué la SAI, ce n’était qu’un des facteurs à considérer. La SAI a conclu ce qui suit : « après avoir évalué l’ensemble des éléments de preuve dont je dispose, je conclus qu’ils ne suffisent pas pour rendre inopposable son manquement important à l’obligation de résidence et justifier la prise de mesures spéciales ».

[31] Ce que le demandeur demande à la Cour, c’est d’apprécier à nouveau la preuve et de tirer une conclusion différente. Dans le contexte d’un contrôle judiciaire, ce n’est pas le rôle de la Cour.

7) L’intérêt supérieur de l’enfant

[32] Ce facteur n’est pas pertinent puisqu’aucun enfant n’est touché en l’espèce.

Conclusion

[33] La SAI a examiné tous les facteurs pertinents. Elle a conclu que certains étaient favorables au demandeur et que d’autres ne l’étaient pas. Elle a fait une analyse et a présenté des motifs qui permettent de comprendre le raisonnement sur lequel sont fondées ses conclusions. En fin de compte, elle a évalué les facteurs et a raisonnablement conclu que ceux qui étaient favorables au demandeur ne l’emportaient pas sur ceux qui lui étaient défavorables et, tout particulièrement, sur le fait qu’il n’avait pas passé une seule journée au Canada au cours de la période quinquennale concernée parce qu’il avait fait le choix de rester au Liban.

[34] Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5568-20

LA COUR STATUE que la présente demande est rejetée et qu’il n’y a aucune question à certifier.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-5568-20

 

INTITULÉ :

ZAVEN TEGHLIAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR vidÉoconfÉrence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 SEPTEMBRE 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE zinn

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 OCTOBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Daniel Epstein

POUR LE DEMANDEUR

Mary Matthews

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Desloges Law Group Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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