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                                                                                                 Date : 20040615

Dossier : IMM-5420-02

Référence : 2004 CF 866

Toronto (Ontario), le 15 juin 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

ENTRE :

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

demandeur

et

SALVADOR ABAD

défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Le défendeur, M. Salvador Abad, citoyen d'Argentine âgé de 23 ans, prétendait être un réfugié au sens de la Convention en raison de son orientation sexuelle. Sa demande était principalement fondée sur la brutalité policière dont lui et Alexis, un travesti avec lequel il entretenait une relation, avaient fait l'objet.


[2]                Dans une décision datée du 30 septembre 2002, la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le défendeur est un réfugié au sens de la Convention. La Commission a rejeté presque tout le témoignage du demandeur d'asile à l'égard des événements qu'il alléguait. Précisément, la Commission a conclu que [TRADUCTION] « les policiers n'ont pas ciblé le demandeur et qu'en particulier le récit du demandeur à l'égard d'Alexis est une invention et qu'aucun des incidents touchant Alexis n'a vraiment eu lieu » . Néanmoins, la Commission a accepté que le demandeur d'asile était homosexuel, que la protection de l'État ne serait raisonnablement pas offerte et qu'il n'avait pas une possibilité de refuge intérieur (PRI) valable.

[3]                Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

Les questions en litige

[4]                Bien que trois questions aient été soulevées dans les observations écrites, l'avocat du demandeur a orienté ses observations de vive voix sur la question suivante :

1.         La Commission a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu'elle a conclu que la protection de l'État n'était pas offerte au défendeur?

Analyse


[5]                Aux fins de la présente demande, sans rendre une décision, je tiendrai pour acquis que la présence ou l'absence de la protection de l'État constitue une conclusion de fait pour laquelle la norme de la décision manifestement déraisonnable s'applique. Malgré cette norme de contrôle très élevée, j'ai conclu, pour les motifs ci-après énoncés, que la décision de la Commission devrait être annulée.

[6]                Le demandeur fait valoir que le commissaire a omis de tenir dûment compte de la disponibilité de la protection de l'État. Le défendeur, en dépit du fait qu'il était au courant de la présente audience, a choisi de ne pas être présent et de ne pas présenter d'autres observations qu'une brève lettre générale adressée à la Cour.

[7]                Dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, à la page 709, la Cour suprême du Canada a confirmé qu'il existe une présomption réfutable selon laquelle les États sont capables d'assurer la protection de leurs citoyens et que, en l'absence de preuve claire et convaincante à l'effet contraire présentée par un demandeur du statut de réfugié, cette présomption subsiste. En outre, il est difficile de s'acquitter de l'obligation de démontrer l'absence de protection de l'État et le fait que la protection soit imparfaite n'équivaut pas à une incapacité ou à une absence de volonté de l'État de protéger un demandeur du statut de réfugié (voir l'arrêt Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Villafranca (1992), 150 N.R. 232, à la page 234 (C.A.F.), et la décision Smirnov c. Canada (Secrétaire d'État), [1994] A.C.F. no 1922 (1re inst.) (QL)).


[8]                La preuve qu'un demandeur peut présenter afin de réfuter cette présomption peut se rapporter à des incidents personnels survenus dans le passé ou même à des expériences vécues par d'autres individus dans une situation similaire (arrêt Ward, précité, et décision Smirnov, précitée). Cependant, lorsque l'État est l'agent de persécution, il est déraisonnable de s'attendre à ce qu'un demandeur demande la protection de l'État.

[9]                En l'espèce, il a été jugé que les incidents majeurs qui ont donné lieu à la demande du défendeur étaient des inventions. Le caractère raisonnable du fait de s'adresser aux policiers pour obtenir de l'aide dans le passé était, par conséquent, une question théorique. La Commission a ensuite tranché la question de savoir s'il y avait une possibilité que le défendeur, en raison de son orientation sexuelle, soit persécuté par les policiers s'il retournait en Argentine. Sur ce point, la Commission avait l'obligation d'examiner la question de savoir si le défendeur s'était acquitté de son fardeau de démontrer que la protection de l'État ne lui serait pas offerte s'il retournait en Argentine. La Commission a conclu qu'une telle protection ne serait pas offerte. Cette conclusion était-elle manifestement déraisonnable? Je pense qu'elle l'était.


[10]            La décision de la Commission est presque dépourvue de toute analyse sur la question de la protection de l'État. Même si des extraits de la preuve documentaire dont disposait la Commission sont mentionnés dans la décision, il n'est pas traité de la portée de cette preuve. Le défendeur, après qu'on eut conclu qu'il n'était pas digne de foi, ne pouvait pas espérer réfuter la présomption selon laquelle la protection de l'État était offerte en utilisant son propre témoignage à l'égard des expériences qu'il avait vécues. Quant à la preuve des expériences vécues par d'autres individus dans des situations similaires, la Commission a extrait de la preuve documentaire des passages qui mentionnaient que des travestis et des militants homosexuels en Argentine ont subi de la brutalité policière et elle a alors déclaré ce qui suit :

[TRADUCTION]

Le tribunal estime que même si le demandeur n'est pas un travesti et ne milite pour aucune association homosexuelle, il est ouvert à l'égard de son orientation sexuelle. Il a déclaré dans son témoignage : [TRADUCTION] « Je sais ce que je suis » . Le tribunal estime que s'il retournait en Argentine, il continuerait à avoir ouvertement un mode de vie homosexuel qui inclut le fait de se rendre dans des lieux où il rencontrerait des gens faisant partie d'autres minorités sexuelles.

[11]         Selon moi, cette déclaration n'est pas une conclusion selon laquelle le défendeur est dans une situation similaire à celle des travestis ou des militants homosexuels. La Commission a simplement déclaré que le défendeur [TRADUCTION] « rencontrerait » d'autres minorités sexuelles, mais elle ne déclare pas que le défendeur est dans une situation similaire. Même s'il est inféré de cette déclaration que le demandeur d'asile est dans une situation similaire à celle des travestis et des militants homosexuels, la Commission ne tire pas une conclusion selon laquelle le traitement subi par ces minorités fait partie d'une large tendance de mauvais traitements par l'État et que, par conséquent, la protection de l'État n'est pas offerte. En fait, la Commission donne à penser le contraire. Plus tôt dans la décision, la Commission déclare que le traitement subi par les homosexuels n'est pas le même dans toute l'Argentine et que même si les homosexuels en Argentine continuent à subir de la discrimination, il y a eu des modifications positives dans les lois et la société.

[12]         Dans la décision, le seul autre commentaire à l'égard de la question de la protection de l'État est le suivant :


[TRADUCTION]

Étant donné que l'État est l'agent de persécution, la protection de l'État ne serait raisonnablement pas offerte à Buenos Aires, la ville qui avait été proposée en tant que possibilité de refuge intérieur (PRI).

[13]            De plus, la décision mentionne le témoignage du défendeur selon lequel sans les incidents résultant de sa relation avec un travesti, il serait resté en Argentine. Compte tenu de ce commentaire et de la conclusion selon laquelle cette relation et les incidents en résultant étaient une pure invention, la pauvreté de l'analyse à l'égard de la question de la protection de l'État est encore plus inquiétante. Si le demandeur d'asile lui-même a témoigné qu'il n'aurait pas quitté son pays de nationalité n'eut été d'un incident pour lequel on avait conclu que c'était une pure invention, alors il semble obligatoire qu'une analyse approfondie de la question de la protection de l'État ait lieu. Il n'y a pas eu une telle analyse. Compte tenu de cette absence d'analyse et des conclusions de la Commission qui semblent incomplètes et incohérentes sur cette question, la décision est manifestement déraisonnable et ne peut pas être maintenue.

Conclusion

[14]            La demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l'affaire sera renvoyée à la Commission afin qu'un tribunal différemment constitué de la Commission statue à nouveau sur l'affaire.

[15]            Aucune question n'a été proposée aux fins de la certification. Aucune question ne sera certifiée.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.        La décision de la Commission datée du 30 septembre 2002 est annulée.

2.         L'affaire est renvoyée à la Commission afin qu'elle soit examinée à nouveau par un tribunal différemment constitué de la Commission.

3.         Aucune question de portée générale n'est certifiée.

« Judith A. Snider »

Juge

Traduction certifiée conforme

Danièle Laberge, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

                                                     

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-5420-02             

INTITULÉ :                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L'IMMIGRATION

                                                                                           demandeur

c.

SALVADOR ABAD

                                                                                             défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 14 JUIN 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LA JUGE SNIDER

DATE DES MOTIFS :                       LE 15 JUIN 2004

COMPARUTIONS :

Lorne McClenaghan                                          POUR LE DEMANDEUR

Sans comparution                                              POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DEMANDEUR

Salvador Abad

Mississauga (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR


             COUR FÉDÉRALE

                                 Date : 20040615

                    Dossier : IMM-5420-02

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                          demandeur

et

SALVADOR ABAD

                                           défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE


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