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Date : 20211018


Dossier : T-2135-16

Référence : 2021 CF 1093

Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

JÉRÔME BACON ST-ONGE

demandeur

et

LE CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT, RENÉ SIMON, ÉRIC CANAPÉ, GÉRALD HERVIEUX, JEAN-NOËL RIVERIN, RAYMOND ROUSSELOT, MARIELLE VACHON ET DIANE RIVERIN

défendeurs

et

RENÉ SIMON, GÉRALD HERVIEUX, RAYMOND ROUSSELOT, MARIELLE VACHON, DIANE RIVERIN

ET

ME KENNETH GAUTHIER

intimés

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Sommaire

[1] MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon ont été déclarés coupables d’outrage au tribunal pour avoir fait défaut de payer une amende au greffe de la Cour dans les délais impartis. Leur avocat, Me Gauthier, a également été déclaré coupable d’outrage au tribunal pour avoir conservé le montant des amendes dans son compte en fidéicommis, plutôt que de le verser au greffe de la Cour.

[2] Pour les motifs qui suivent, j’impose une amende de 2000 $ à M. Hervieux, Mme Vachon et Me Gauthier et une amende de 5000 $ à M. Simon. De plus, il n’y aura pas d’adjudication de dépens.

II. Contexte

[3] Le présent litige tire son origine d’une controverse relative aux élections du conseil de la Nation innue de Pessamit. Ma collègue la juge Martine St-Louis a ordonné aux défendeurs de tenir une élection en août 2018 : Bacon St-Onge c Conseil des Innus de Pessamit, 2017 CF 1179, confirmé par 2019 CAF 13. Puisque les défendeurs ont refusé de se conformer au jugement de la juge St-Louis, mon collègue le juge Roger R. Lafrenière a déclaré certains d’entre eux, dont MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon, coupables d’outrage au tribunal : Bacon St-Onge c Conseil des Innus de Pessamit, 2019 CF 794. Il les a condamnés à payer une amende de 10 000 $, et de 20 000 $ dans le cas de M. Simon, au greffe de la Cour dans un délai de 90 jours.

[4] Or, au lieu de payer cette amende au greffe dans le délai imparti, MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon l’ont plutôt versé dans le compte en fidéicommis de leur avocat, Me Gauthier, en attendant que la Cour d’appel fédérale tranche leur demande de sursis de la décision du juge Lafrenière. Peu de temps après, cependant, la Cour d’appel fédérale a refusé cette demande. Me Gauthier a alors rapidement transmis les sommes au greffe de la Cour.

[5] J’ai déclaré MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon coupables d’un nouvel outrage au tribunal, pour avoir désobéi à l’ordonnance du juge Lafrenière. J’ai aussi déclaré Me Gauthier coupable d’outrage au tribunal, pour avoir aidé ses clients à désobéir à une ordonnance du tribunal : Bacon St-Onge c Conseil des innus de Pessamit, 2021 CF 217 [la décision sur la culpabilité]. On pourra se reporter à cette décision pour une description plus détaillée des faits.

[6] Il s’agit maintenant de déterminer la peine à imposer à MM. Simon et Hervieux, à Mme Vachon et à Me Gauthier.

[7] Dans la décision sur la culpabilité, j’avais également déclaré un autre intimé, M. Rousselot, coupable d’outrage au tribunal pour les mêmes faits. Or, à l’audience, les parties m’ont informé du décès récent de M. Rousselot. Son décès met fin à l’instance à son égard et je ne lui imposerai donc aucune peine.

III. La détermination de la peine en matière d’outrage au tribunal

[8] La règle 472 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, énonce les sanctions que la Cour peut imposer en matière d’outrage au tribunal :

472 Lorsqu’une personne est reconnue coupable d’outrage au tribunal, le juge peut ordonner :

472 Where a person is found to be in contempt, a judge may order that

a) qu’elle soit incarcérée pour une période de moins de cinq ans ou jusqu’à ce qu’elle se conforme à l’ordonnance;

(a) the person be imprisoned for a period of less than five years or until the person complies with the order;

b) qu’elle soit incarcérée pour une période de moins de cinq ans si elle ne se conforme pas à l’ordonnance;

(b) the person be imprisoned for a period of less than five years if the person fails to comply with the order;

c) qu’elle paie une amende;

(c) the person pay a fine;

d) qu’elle accomplisse un acte ou s’abstienne de l’accomplir;

(d) the person do or refrain from doing any act;

e) que les biens de la personne soient mis sous séquestre, dans le cas visé à la règle 429;

(e) in respect of a person referred to in rule 429, the person’s property be sequestered; and

f) qu’elle soit condamnée aux dépens.

(f) the person pay costs.

[9] Les Règles ne précisent pas les principes qui permettent de déterminer une peine adéquate. On s’en remet habituellement aux principes régissant la détermination de la peine en droit criminel : Institut professionnel de la fonction publique du Canada c Bremsak, 2013 CAF 214, au paragraphe 29 [Bremsak]; Tremaine c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 2014 CAF 192 au paragraphe 19 [Tremaine]. Résumés aux articles 718 à 718.2 du Code criminel, LRC 1985, c C-46, ces principes comprennent les buts poursuivis par l’imposition de la peine, ainsi qu’une méthodologie visant à guider l’exercice de la discrétion judiciaire.

[10] Tout comme les sanctions en matière criminelle, l’imposition d’une peine pour outrage au tribunal poursuit notamment des objectifs de dénonciation et de dissuasion : article 718 du Code criminel. Cependant, en matière d’outrage au tribunal, la peine poursuit fréquemment un but coercitif, c’est-à-dire de contraindre le défendeur récalcitrant à se conformer à une ordonnance du tribunal : Carey c Laiken, 2015 CSC 17 au paragraphe 31, [2015] 2 RCS 79; Canada (Revenu national) c Marshall, 2006 CF 788 au paragraphe 16. La règle 472a) illustre cet objectif : une peine d’emprisonnement peut être imposée jusqu’à ce que le contrevenant se conforme à l’ordonnance.

[11] La méthode permettant de déterminer la peine se fonde tout d’abord sur le principe de proportionnalité. Selon l’article 718.1 du Code criminel, « La peine est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. » L’application de ce principe conduit le tribunal à apprécier les circonstances aggravantes et atténuantes qui peuvent affecter le degré de responsabilité ou aider à évaluer la gravité de l’infraction.

[12] La gravité de l’infraction peut s’apprécier d’un point de tant objectif que subjectif : Tremaine, au paragraphe 23. Sur le plan objectif, on s’intéressera à la nature de l’acte posé, à ses effets, ou à sa durée. Sur le plan subjectif, l’intention du délinquant devient pertinente : a-t-il agi en toute connaissance de cause, ou s’est-il fié à des conseils professionnels?

[13] Les circonstances aggravantes peuvent comprendre le fait qu’il s’agit d’une récidive ou que le délinquant refuse de se conformer à l’ordonnance de la Cour, même après avoir été déclaré coupable : Tremaine, au paragraphe 25; Bell Canada c Red Rhino Entertainment Inc, 2021 CF 895 au paragraphe 13 [Bell Canada].

[14] Quant à elles, les circonstances atténuantes peuvent comprendre les remords ou les excuses présentées par le délinquant ou les efforts que celui-ci a déployés pour se conformer à l’ordonnance : Tremaine, au paragraphe 24; Bell Canada, au paragraphe 13. Dans la décision sur la culpabilité, aux paragraphes 50 à 54, j’ai souligné que l’expression « amende honorable » était souvent utilisée pour décrire de tels facteurs atténuants.

[15] La jurisprudence confirme également que la détermination de la peine en matière d’outrage au tribunal est un exercice largement discrétionnaire : Bremsak, au paragraphe 36; Tremaine, au paragraphe 26. À cet égard, discrétion n’est pas synonyme d’arbitraire. Cela signifie simplement que le juge chargé d’imposer la peine, tout en étant tenu de se conformer à l’approche décrite plus haut, dispose d’une latitude considérable quant au poids qu’il convient d’accorder aux divers facteurs pertinents.

IV. Admissibilité de la preuve

[16] Le demandeur a transmis une assignation à comparaître à Mme Céline Picard, directrice des finances du Conseil, afin qu’elle divulgue l’ensemble des documents reliés aux honoraires professionnels d’avocat encourus par le conseil entre 2012 et 2021, en particulier dans la présente instance et dans les appels reliés à la présente instance. Le Conseil a demandé l’annulation de cette assignation.

[17] À l’audience, j’ai annulé cette assignation à comparaître, pour les raisons suivantes.

[18] Premièrement, j’estime que les documents recherchés sont visés par le secret professionnel. Dans l’arrêt Maranda c Richer, 2003 CSC 67, [2003] 3 RCS 193, la Cour suprême a statué que le montant des honoraires d’un avocat était une information qui, à première vue, était visée par le secret professionnel. Je ne suis pas persuadé qu’il est possible de faire exception à ce principe. Contrairement à l’arrêt Kalogerakis c Commission scolaire des Patriotes, 2017 QCCA 1253, de la Cour d’appel du Québec, le présent litige ne tire pas son origine d’une demande d’accès à l’information. Le demandeur ne m’a pas démontré que les lois fédérales qui encadrent l’administration des Premières Nations circonscrivent la portée du secret professionnel.

[19] Deuxièmement, j’estime que la preuve recherchée n’est pas pertinente. Il est vrai que la capacité de payer et le profit réalisé au moyen de l’outrage au tribunal peuvent constituer des facteurs pertinents en matière de détermination de la peine. Je suis toutefois d’avis que la preuve recherchée n’apportera pas d’éclairage à ce sujet. Les honoraires juridiques encourus par le Conseil sur une période de près de dix ans, même à supposer qu’ils aient été versés principalement à Me Gauthier, ne font pas preuve des revenus actuels de celui-ci. Quant au concept de profit, le demandeur ne m’a pas démontré en quoi les honoraires versés par le Conseil sur une période de dix ans seraient reliés à un profit réalisé en raison d’une situation d’outrage au tribunal bien circonscrite. J’estime que l’assignation de Mme Picard s’apparente davantage à une recherche à l’aveuglette.

[20] Lors de l’audience, les parties ont tenté de mettre en preuve des faits relatifs à bon nombre d’instances liées à la gouvernance de la Nation innue de Pessamit. Or, dans la décision sur la culpabilité, au paragraphe 8, j’ai souligné que mon rôle n’est pas de tenir une commission d’enquête à ce sujet, mais plutôt de statuer sur une accusation précise d’outrage au tribunal. Dans l’ensemble, j’ai refusé d’admettre de telles preuves, sauf lorsqu’elles portaient sur des événements contemporains à l’outrage commis par les intimés, jetant ainsi un éclairage sur l’état d’esprit de ceux-ci.

[21] Je suis déçu de constater que, dans les observations écrites qu’elles ont présentées à la suite de l’audience, les parties ont continué à se lancer mutuellement toutes sortes d’accusations, sans autre but apparent que d’entacher la réputation de l’adversaire. Je reviendrai plus loin sur cette question.

V. Thèses des parties

[22] Le demandeur, M. Bacon St-Onge, réclame des peines très sévères. Il insiste principalement sur le fait que, pour MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon, il s’agit d’un deuxième outrage au tribunal. Cela justifierait l’imposition de peines qui seraient le double de celles que le juge Lafrenière avait imposées. M. Bacon St-Onge remet également en question la crédibilité du témoignage des intimés et la sincérité des excuses ou des explications qu’ils ont offertes. De plus, il insiste lourdement sur les moyens financiers des intimés, notamment ceux de Me Gauthier. Il réclame donc des amendes de 20 000 $ à l’égard de M. Hervieux et Mme Vachon, de 40 000 $ à l’égard de M. Simon et de 100 000 $ à l’égard de Me Gauthier.

[23] M. Hervieux a témoigné à l’audience. Il a affirmé qu’en versant le montant de l’amende dans le compte en fidéicommis de Me Gauthier, il croyait se conformer à l’ordonnance du juge Lafrenière. Il s’excuse de la situation et soutient que s’il avait été mieux renseigné, il n’aurait pas agi ainsi. Mme Vachon était également présente à l’audience. Afin d’écourter les débats, il a été convenu qu’elle donnerait les mêmes réponses que M. Hervieux si elle était interrogée. M. Simon, quant à lui, ne s’est pas présenté à l’audience, alléguant des problèmes de santé. Il n’a pas cherché à transmettre de déclaration à la Cour.

[24] Se fondant sur ces faits, MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon réclament un sursis de peine, comme ce fut le cas dans l’affaire Algonquins de la bande du lac Barrière c Canada (Procureur général), [1996] ACF no 666. À titre subsidiaire, ils suggèrent des travaux communautaires ou une amende n’excédant pas 5000 $.

[25] Me Gauthier a témoigné à l’audience. Il a décrit l’atmosphère d’animosité qui régnait entre les parties entre le moment où le juge Lafrenière a rendu sa décision et l’échéance pour payer les amendes. Il a affirmé qu’il croyait sincèrement à l’interprétation de l’ordonnance du juge Lafrenière qu’il a mise de l’avant lors de l’audience sur la culpabilité, même si j’ai subséquemment rejeté cette interprétation. Il a également rappelé les raisons pour lesquelles il estimait qu’il n’était pas dans l’intérêt de ses clients de verser le montant des amendes au greffe de la Cour. Il affirme que son jugement a été affecté par la pression intense qu’il vivait alors et qu’avec le recul, il n’aurait pas dû agir ainsi. Il a également fait état des conséquences de la condamnation pour outrage au tribunal sur sa pratique et sa réputation au sein de la communauté juridique.

[26] Qualifiant la situation d’outrage technique, et insistant sur le fait que la situation d’outrage n’a duré que 18 jours et n’a pas causé de préjudice à qui que ce soit, Me Gauthier suggère qu’une amende de 1000 $ lui soit imposée. À titre subsidiaire, il offre d’effectuer des travaux d’utilité publique.

VI. Analyse

[27] La détermination de la peine à imposer en l’espèce n’est pas une tâche facile. La gamme des peines que notre Cour a imposées dans des affaires d’outrage au tribunal est très vaste. Des amendes de l’ordre de 500 $ à 3000 $ ont été imposées pour le refus de se conformer à une ordonnance de produire des documents aux autorités fiscales : voir le sommaire dans Bowdy’s Tree Service Ltd c Theriault International Ltd, 2020 CF 146 au paragraphe 12. Par contre, dans l’affaire Bremsak, une amende de 250 000 $ a été imposée à un syndicat qui avait fait fi, pendant plusieurs années, d’une ordonnance lui enjoignant de réintégrer la plaignante dans un poste électif.

[28] De plus, les parties n’ont pas attiré mon attention sur une décision qui traiterait d’un cas similaire. Il est donc difficile d’établir un point de comparaison.

[29] Je me propose donc d’analyser en premier lieu certains facteurs, notamment la gravité de l’infraction, qui sont communs à tous les intimés. J’envisagerai ensuite leur situation individuelle. Je traiterai enfin de la question des dépens.

A. Considérations communes

[30] Le point de départ de l’analyse est la gravité intrinsèque de l’outrage au tribunal. Comme je l’ai souligné dans la décision sur la culpabilité, aux paragraphes 36 et 37, l’outrage au tribunal mine l’autorité des tribunaux et menace la primauté du droit. Néanmoins, afin de déterminer une peine juste, il faut établir une échelle de gravité : toutes les situations d’outrage au tribunal n’ont pas la même gravité et ne méritent pas la même sanction.

[31] Or, en l’espèce, la gravité objective de l’outrage au tribunal est faible. La situation d’outrage a duré à peine trois semaines : décision sur la culpabilité, au paragraphe 90. Bien que MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon aient désobéi à l’ordonnance du juge Lafrenière, ils ont tout de même mis le montant des amendes à la disposition de leur procureur, ce qui a permis à celui-ci de le verser rapidement au greffe de la Cour lorsqu’une décision a été prise.

[32] M. Bacon St-Onge insiste sur le fait que le présent outrage au tribunal s’inscrit dans le sillage d’un premier outrage, qui a fait l’objet de la condamnation prononcée par le juge Lafrenière. Son caractère de récidive le rendrait d’autant plus grave. Or, s’il est vrai qu’il s’agit d’une récidive à l’égard de MM. Simon et Hervieux et de Mme Vachon, la comparaison entre les deux situations démontre que le premier outrage était bien plus grave, puisqu’il portait directement atteinte au processus démocratique de la Nation innue de Pessamit. MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon, faut-il le rappeler, ont été déclarés coupables parce qu’ils refusaient de tenir une élection, comme la juge St-Louis leur avait ordonné. Leur conduite privait l’ensemble des membres de la communauté de leur droit démocratique d’élire leurs dirigeants. En l’espèce, le défaut de payer l’amende dans le délai imparti n’a eu aucun d’impact direct sur les membres de la communauté.

[33] Dans le cas du premier outrage, ce n’est qu’après avoir été condamnés par le juge Lafrenière que MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon ont accepté de se conformer au jugement de la juge St-Louis et de tenir une élection. Dans le présent cas, ils ont eux-mêmes pris la décision de payer l’amende, avant que M. Bacon St-Onge ne dépose la requête en outrage au tribunal.

[34] Enfin, le juge Lafrenière a souligné que la conduite illégale de MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon avait persisté dans le temps et que ceux-ci avaient fait preuve de défiance ouverte envers l’autorité de la Cour, allant même jusqu’à faire publiquement des remarques désobligeantes à l’égard de la juge St-Louis. Par contre, l’outrage dans le présent cas n’a aucun caractère public et a été de courte durée.

[35] Bref, il n’y a pas de commune mesure entre les deux outrages au tribunal qu’ont commis MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon. Même si le présent cas constitue une forme de récidive, la situation est beaucoup moins grave que celle dont le juge Lafrenière était saisi. Imposer des amendes d’un montant deux fois plus élevé ignorerait les circonstances pertinentes pour y substituer une logique mathématique désincarnée.

[36] Je souligne également que dans la mesure où l’on attribue parfois un but coercitif à l’outrage au tribunal, cet objectif n’est pas pertinent en l’espèce puisque les intimés se sont conformés depuis longtemps à l’ordonnance du juge Lafrenière.

[37] J’ajouterais qu’au-delà du mépris envers l’administration de la justice, les gestes reprochés aux intimés n’ont pas causé de préjudice à qui que ce soit. Contrairement à ce qui s’est passé dans l’affaire Carey, les sommes en cause n’ont pas disparu. Bien qu’elles aient été versées au greffe de la Cour avec trois semaines de retard, cela n’a pas causé de préjudice, puisque ces sommes s’y trouvent toujours. En effet, pour des raisons qu’il n’a pas expliquées, M. Bacon St-Onge n’a pas encore retiré ces sommes afin de les distribuer à des organismes communautaires. Il n’y a pas non plus de preuve que les intimés aient profité financièrement de la situation de quelque manière que ce soit. Il n’y a aucune comparaison possible avec des affaires dans lesquelles les accusés réalisent des profits en vendant des marchandises contrefaites alors qu’une injonction leur interdit de le faire.

[38] Bref, tenant compte de l’ensemble des circonstances, j’estime que l’outrage commis en l’espèce se situe plutôt vers le bas de l’échelle de gravité. Bien que toute comparaison soit boiteuse, je suis d’avis que la gravité objective de l’outrage commis par les intimés dans le présent dossier est d’un degré semblable à celui de situations où, comme dans l’affaire Bowdy’s, un contribuable refuse de communiquer des documents en vue de retarder une enquête des autorités fiscales.

[39] Je tiens à souligner qu’une telle conclusion n’équivaut pas à banaliser la violation d’une ordonnance de la Cour. La situation en l’espèce ne peut être qualifiée d’outrage technique, contrairement à ce que prétend Me Gauthier. Le témoignage de celui-ci établit clairement que les intimés voulaient à tout prix éviter de se conformer à l’ordonnance du juge Lafrenière. Cet outrage au tribunal mérite d’être dénoncé et puni; il y a toutefois lieu de faire preuve de clémence dans la peine imposée.

B. Me Gauthier

[40] Comme je l’ai mentionné plus haut, Me Gauthier réclame une peine clémente en raison de la faible gravité et de la courte durée de l’outrage. Il invoque aussi, à titre de circonstances atténuantes, la pression qu’il subissait à l’époque, le fait qu’il se serait mépris quant à l’interprétation à donner à l’ordonnance du juge Lafrenière, son absence d’antécédents en matière d’outrage au tribunal et les conséquences particulières de l’outrage pour un avocat.

[41] D’entrée de jeu, il faut néanmoins souligner que le statut d’avocat de Me Gauthier est une circonstance aggravante. Comme je l’ai rappelé au paragraphe 101 de la décision sur la culpabilité, le Code de déontologie des avocats, RLRQ, c B-1, r 3.1, exige que les avocats respectent le droit et évitent de conseiller une conduite illégale et de faire en sorte qu’une personne se soustraie à une ordonnance du tribunal. En s’engageant dans la profession, Me Gauthier s’engageait solennellement à respecter ces principes.

[42] J’accepte qu’à l’époque de l’outrage, Me Gauthier subissait une pression intense en raison des multiples instances opposant les parties et de l’animosité entre elles. En particulier, Me Gauthier était poursuivi personnellement en dommages-intérêts par M. Bacon St-Onge et le procès devait avoir lieu peu de temps après. Il a affirmé que ses décisions ont été affectées par cette atmosphère et qu’en rétrospective, il aurait dû agir autrement. Cette situation, à mon avis, constitue une circonstance atténuante pertinente.

[43] Me Gauthier soulève à nouveau la question de la prétendue confusion qui régnait alors que l’échéance pour payer les amendes approchait et de la prétendue ambiguïté quant au sens à donner au paragraphe 6 de l’ordonnance du juge Lafrenière. J’ai déjà traité de ces questions dans la décision sur la culpabilité, aux paragraphes 69 à 86, et il n’est pas nécessaire d’y revenir. J’estime que ces arguments sont mal fondés et n’expliquent pas la conduite adoptée par les intimés. Ils ne constituent donc pas une circonstance atténuante.

[44] Le fait qu’un contrevenant présente ses excuses, fasse preuve de remords ou accepte sa responsabilité peut constituer une circonstance atténuante. Lors de son témoignage, Me Gauthier a longuement expliqué l’ensemble des circonstances qui l’ont conduit à offrir à ses clients de conserver le montant des amendes dans son compte en fidéicommis plutôt que de le verser au greffe de la Cour. L’ampleur de ces explications a pu donner à penser que Me Gauthier cherchait davantage à justifier sa conduite qu’à accepter la responsabilité de l’outrage au tribunal qu’il a commis. Au terme de ces explications, Me Gauthier a tout de même déclaré qu’il voyait les choses différemment aujourd’hui, qu’il n’aurait pas dû agir comme il l’a fait et qu’il aurait dû verser les amendes au greffe. Il a également assuré qu’une situation semblable ne se reproduirait plus. À mon avis, il s’agit là d’une forme de reconnaissance de responsabilité.

[45] M. Bacon St-Onge soutient cependant que les excuses ou les explications de Me Gauthier ne sont pas sincères et sont contredites par la plainte que celui-ci a déposée au Barreau du Québec contre Me Boulianne, le procureur de M. Bacon St-Onge. Or, je ne comprends pas en quoi la plainte que Me Gauthier a déposée au Barreau contredit le témoignage qu’il a livré à l’audience. Cette plainte a été déposée après l’audience sur la culpabilité, mais avant que la décision ne soit rendue. En substance, Me Gauthier reproche à Me Boulianne d’avoir utilisé des affidavits de M. Bacon St-Onge qui contiennent de fausses déclarations afin d’obtenir une citation à comparaître selon la règle 467. Or, dans la décision sur la culpabilité, aux paragraphes 92 à 97, j’ai conclu que M. Bacon St-Onge avait manqué à son obligation de divulgation complète en ne mentionnant pas certains faits dans ses affidavits. Dénoncer cette situation n’est pas incompatible avec la position que Me Gauthier a prise à l’audience quant aux motifs qui l’ont poussé à poser les gestes pour lesquels il a été déclaré coupable et quant au fait qu’avec le recul, il n’aurait pas dû agir comme il l’a fait.

[46] Tenant compte de l’ensemble de ces facteurs, j’estime qu’une amende modeste de 2000 $ est appropriée.

C. M. Hervieux et Mme Vachon

[47] M. Hervieux et Mme Vachon sont toujours membres du Conseil. Leur suggestion d’un sursis de peine est fondée sur leurs excuses et leur affirmation qu’ils n’ont pas violé volontairement l’ordonnance du juge Lafrenière. Je rejette cependant cette explication. En raison de leur formation, de leur parcours professionnel et de leur expérience comme membres du Conseil, il n’est pas vraisemblable que M. Hervieux et Mme Vachon aient pu croire qu’un paiement à leur avocat équivalait à un paiement au greffe de la Cour. Je rappelle, à cet égard, qu’ils bénéficiaient des conseils de Me Gauthier. J’estime donc qu’un sursis de peine n’est pas approprié.

[48] Toutefois, étant donné le degré de gravité et la courte durée de l’outrage et les excuses qu’ils ont présentées, j’estime qu’une amende de 2000 $ pour chacun d’entre eux est appropriée.

D. M. Simon

[49] M. Simon ne s’est présenté ni à l’audience portant sur la culpabilité ni à celle portant sur la peine. Il a perdu son poste de chef, ayant été défait aux élections de 2020. Je n’ai aucune preuve de ses revenus actuels, s’il en est, ou de ses actifs.

[50] En l’absence de toute preuve le concernant individuellement, je dois donc déterminer la peine uniquement en fonction de la gravité objective de l’outrage et du fait qu’il n’ait pas daigné présenter ses excuses à la Cour. J’estime qu’une amende de 5000 $ est appropriée dans son cas.

E. Autres facteurs

[51] Les parties ont évoqué divers autres facteurs qui pourraient influer sur la détermination de la peine. Étant donné que j’impose des amendes modestes, il n’est pas nécessaire que je me penche sur ces facteurs.

[52] Selon les intimés, certains de ces facteurs pourraient constituer des circonstances atténuantes additionnelles, notamment le statut d’autochtone de MM. Simon et Hervieux et de Mme Vachon et la publicité importante qu’a reçue la condamnation pour outrage dans les médias sociaux et régionaux. L’application de ces facteurs à la présente situation serait susceptible de soulever des questions difficiles et complexes. Il n’y a aucun profit à les résoudre.

[53] De la même manière, Me Gauthier a soulevé le fait qu’il pourrait faire l’objet d’une plainte au Comité de discipline du Barreau du Québec. Me Gauthier a déclaré que le syndic attendait l’issue de la présente instance avant de prendre une décision à cet égard. Étant donné l’incertitude quant aux sanctions qui pourraient découler de ce processus, il m’est difficile d’en tirer des conséquences quant à la détermination de la peine.

[54] Enfin, M. Bacon St-Onge a lourdement insisté sur la capacité de payer des intimés, en particulier celle de Me Gauthier. Étant donné le montant des amendes que j’impose, il n’est tout simplement pas nécessaire de s’attarder à cette question.

F. Les dépens

[55] M. Bacon St-Onge réclame ses dépens sur la base avocat-client; autrement dit, il désire que les intimés l’indemnisent entièrement pour les frais juridiques qu’il a encourus pour obtenir leur condamnation pour outrage au tribunal, y compris les représentations concernant la peine.

[56] Les tribunaux attribuent souvent les dépens sur la base avocat-client en matière d’outrage au tribunal : N M Paterson & Sons Ltd c Corporation de Gestion de la Voie Maritime du Saint-Laurent, 2004 CAF 210 au paragraphe 18; Lari c Canadian Copyright Licensing Agency, 2007 CAF 127 aux paragraphes 38 et 39; Bell Canada, au paragraphe 74. Ce n’est cependant pas une règle absolue : voir, par exemple, Bremsak, au paragraphe 94.

[57] La raison pour laquelle des dépens majorés sont octroyés est que la partie privée qui intente une poursuite en outrage au tribunal n’agit pas pour défendre ses intérêts propres, mais plutôt ceux de l’administration de la justice. Or, pour mériter une telle indemnité, encore faut-il que le demandeur se soit comporté de manière à servir l’administration de la justice. À cet égard, le rôle du demandeur est semblable à celui du procureur de la Couronne en matière criminelle. Son rôle n’est pas d’obtenir une condamnation à tout prix, mais de présenter l’ensemble de la preuve disponible de façon juste et équilibrée : Boucher v The Queen, [1955] RCS 16 aux pp 23 et 24.

[58] Je suis d’avis que M. Bacon St-Onge n’est pas principalement motivé par l’intérêt de l’administration de la justice. J’ai déjà exprimé certaines préoccupations à cet égard dans la décision sur la culpabilité. Le témoignage qu’il a rendu à l’audience concernant la peine n’a fait que renforcer ces préoccupations. De plus, certaines affirmations grossièrement exagérées contenues dans les observations écrites qu’il a présentées après l’audience ont dépassé toutes les bornes.

[59] Dans la décision sur la culpabilité, aux paragraphes 92 à 97, j’ai souligné le fait que M. Bacon St-Onge avait omis de divulguer certains faits importants dans l’affidavit qu’il a présenté au soutien de la requête pour obtenir une citation à comparaître selon la règle 467. Il a ainsi contrevenu à l’obligation de divulgation complète qui incombe à la partie qui demande une ordonnance ex parte.

[60] Dans la décision sur la culpabilité, au paragraphe 96, j’ai aussi noté que M. Bacon St-Onge avait répondu de façon évasive aux questions portant sur l’entente conclue avec deux des intimés, MM. Canapé et Riverin, au sujet du paiement des dépens. Malgré les remarques que j’ai faites, M. Bacon St-Onge ne s’est pas renseigné à ce sujet avant l’audience concernant la détermination de la peine. Lors de son témoignage, il a répété qu’il ignorait toujours la nature des ententes que son procureur a pu conclure avec MM. Canapé et Riverin. Soit M. Bacon St-Onge ne dit pas la vérité, soit il est totalement insouciant quant aux préoccupations soulevées par la Cour. De plus, il a affirmé qu’il ignorait si les intimés avaient payé les amendes au greffe et si ces sommes s’y trouvaient toujours. Une telle déclaration est tout à fait invraisemblable, étant donné que le montant des amendes devait ensuite être versé à M. Bacon St-Onge pour qu’il le distribue à divers organismes communautaires. Si M. Bacon St-Onge dit vrai, il se désintéresse de la mission que le juge Lafrenière lui a confiée. En somme, son attitude n’est pas celle de quelqu’un qui agit dans l’intérêt de l’administration de la justice.

[61] M. Bacon St-Onge a complètement fait fi de l’objectivité qui sied au poursuivant lorsque, dans ses observations écrites, il a accusé à tort les intimés d’avoir commis plusieurs actes criminels. Ainsi, il accuse tous les intimés d’avoir volé l’argent destiné aux organismes communautaires de la communauté, et Me Gauthier d’avoir conseillé la commission de ce vol. De plus, il affirme que Me Gauthier a commis un parjure lors de l’audience sur la culpabilité en déclarant qu’il s’excusait envers le juge Lafrenière, alors que quelques jours plus tard, il a déposé une plainte au Barreau du Québec contre l’avocat de M. Bacon St-Onge, alléguant qu’il n’aurait jamais dû être cité pour outrage au tribunal. De telles accusations sont totalement dénuées de fondement.

[62] Commençons d’abord par la question du vol. Tout juriste devrait savoir que le défaut de payer une dette ne constitue pas un vol. Le paiement des dettes est une affaire civile et non criminelle. Lorsqu’une personne fait défaut de payer une somme d’argent, elle demeure propriétaire de cette somme. L’arrivée du terme de la dette ne fait pas automatiquement passer la somme due dans le patrimoine du créancier. En conservant les sommes qu’ils devaient payer, les intimés ne s’appropriaient pas le bien d’autrui, puisque ces sommes leur appartenaient toujours. L’outrage au tribunal commis en l’espèce ne constitue tout simplement pas un vol ni quelque autre forme de crime. En fait, même s’il emprunte au droit criminel en ce qui a trait à la procédure et à la peine, l’outrage au tribunal visé par les Règles des Cours fédérales demeure une procédure de nature civile.

[63] Quant à l’accusation de parjure, elle suppose que Me Gauthier aurait fait une fausse déclaration sous serment. Or, comme je l’ai mentionné au paragraphe [45] , il n’y a pas de contradiction entre son témoignage à l’audience et la plainte qu’il a déposée au Barreau du Québec. Il n’y a tout simplement aucune preuve que Me Gauthier ait pu faire une fausse déclaration. Il était totalement irresponsable, de la part de M. Bacon St-Onge et de son procureur, de lancer de telles accusations sans fondement.

[64] Bref, le comportement de M. Bacon St-Onge donne à penser qu’il ne cherche pas tant à porter assistance à l’administration de la justice qu’à servir ses propres fins. Évidemment, cela n’excuse ni ne justifie l’outrage au tribunal commis par les intimés. J’estime cependant qu’il s’agit là d’une raison suffisante pour ne pas adjuger de dépens.

VII. Conclusion

[65] En résumé, Me Gauthier est condamné à payer une amende de 2000 $; M. Hervieux et Mme Vachon, une amende de 2000 $ chacun; M. Simon, une amende de 5000 $.

[66] Les intimés auront 90 jours pour payer l’amende. Dans les circonstances, j’estime qu’il n’est pas utile de prévoir la distribution de ces sommes à des organismes communautaires. Il n’est pas non plus nécessaire de prévoir dès maintenant l’emprisonnement des intimés en cas de défaut de paiement. Les parties demeurent libres de saisir la Cour à nouveau en cas de défaut ou d’avoir recours aux mesures prévues aux règles 423 à 457.

[67] L’issue de la présente instance ne satisfera sans doute aucune des parties. Chacune devrait cependant retenir non seulement qu’il est impératif de respecter les ordonnances des tribunaux, mais aussi que la multiplication inconsidérée des recours judiciaires ne sert aucunement les intérêts de la communauté.


ORDONNANCE dans le dossier T-2135-16

LA COUR ORDONNE que :

1. Les intimés sont condamnés à payer les amendes suivantes au greffe de la Cour dans les 90 jours suivant la date du présent jugement :

a) M. René Simon : 5000 $

b) M. Gérald Hervieux : 2000 $

c) Mme Marielle Vachon : 2000 $

d) Me Kenneth Gauthier : 2000 $

2. Il n’y a pas d’adjudication de dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-2135-16

 

INTITULÉ :

JÉRÔME BACON ST-ONGE c LE CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT, RENÉ SIMON, ÉRIC CANAPÉ, GÉRALD HERVIEUX, JEAN-NOËL RIVERIN, RAYMOND ROUSSELOT, MARIELLE VACHON, DIANE RIVERIN ET ME KENNETH GAUTHIER

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

par visioconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 SEPTEMBRE 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 OCTOBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

François Boulianne

Pour le demandeur

 

Sophie Noël

POUR L’INTIMÉ

(mE KENNETH GAUTHIER)

 

Cynthia Labrie

POUR LES INTIMÉS

(RENÉ SIMON, GÉRALD HERVIEUX ET MARIELLE VACHON)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

François Boulianne

Québec (Québec)

Pour le demandeur

Noël et Gauron, avocats

Québec (Québec)

POUR L’INTIMÉ

(ME KENNETH GAUTHIER)

Avocats Baie-Comeau

Baie-Comeau (Québec)

pour LES intiméS

(RENÉ SIMON, GÉRALD HERVIEUX

ET MARIELLE VACHON)

 

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