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Date : 20211015


Dossier : IMM-5709-20

Référence : 2021 CF 1082

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

MOATAZ JAMAL EL ALI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Moataz Jamal El Ali, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 22 octobre 2020 par laquelle un agent principal [l’agent] a refusé la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire [CH] qu’il a présentée à l’intérieur du Canada.

[2] À mon avis, l’agent a commis une erreur dans son évaluation des conditions défavorables dans le pays et du degré de difficultés auxquelles M. El Ali se heurterait s’il était renvoyé au Liban. Je conclus à cet égard que la décision de l’agent ne fait pas état d’une analyse logique, si bien que ses conclusions ne découlent pas raisonnablement des éléments de preuve à l’examen.

[3] Pour les motifs qui suivent, je fais droit à la demande de contrôle judiciaire.

II. Faits

[4] M. El Ali est un Palestinien apatride né le 6 juillet 1982 dans le camp de réfugiés palestinien de Beddawi au Liban, où il a grandi. En 2004, il a déménagé aux Émirats arabes unis [ÉAU] pour son travail et a épousé en 2008 Mme Hiba Imad Kassem, elle aussi une Palestinienne apatride. Le couple est demeuré aux ÉAU, à l’exception d’une courte période en décembre 2009, durant laquelle Mme Kassem est retournée temporairement au Liban pour donner naissance à leur premier fils, Bilal.

[5] Entre 2010 et 2016, la famille a vécu aux ÉAU, où M. El Ali pouvait travailler. Leur deuxième fils, Mohamad, est né aux États-Unis en mars 2013 durant une visite de la famille dans ce pays. Leur troisième fils, Omar, est né aux ÉAU en août 2014. Cependant, M. El Ali savait qu’il ne pourrait jamais devenir résident permanent de ce pays et que la famille dépendrait toujours de son employeur pour conserver son statut de résident temporaire. À la recherche d’une certaine stabilité, M. El Ali et Mme Kassem ont donc décidé de déménager la famille au Canada et de présenter une demande d’asile.

[6] Grâce à leurs visas américains, Mme Kassem ainsi que Bilal, Mohamad et Omar sont entrés au Canada via les États-Unis le 12 février 2016 en traversant la frontière à Fort Erie. Ils ont immédiatement présenté une demande d’asile. Comme M. El Ali pouvait encore travailler aux ÉAU, il a décidé qu’il les rejoindrait plus tard, ce qu’il a fait le 29 mai 2016, date à laquelle il est arrivé au Canada et a présenté une demande d’asile. Les demandes d’asile de la famille ont fini par être jointes. Le 3 mars 2017, Mme Kassem a accouché de leur fille, Lara, au Canada.

[7] Le 28 mars 2017, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a refusé la demande d’asile de la famille; le 4 mai suivant, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a conclu que cette décision n’était pas susceptible d’appel aux termes de l’Entente entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes d’asile présentées par des ressortissants de tiers pays (aussi connue sous le nom d’« Entente sur les tiers pays sûrs ») et du sous-alinéa 110(2)d)(ii) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC (2001), c 27 [la LIPR].

[8] Leurs demandes de contrôle judiciaire visant les décisions de la SPR et de la SAR (IMM-1756-17 et IMM-2356-17, respectivement) ont été laissées en suspens en attendant qu’il soit statué sur l’appel dans l’arrêt Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, qui a été rendu le 19 août 2019; cet appel concernait la compétence de la SAR à l’égard de demandeurs d’asile entrés au Canada en provenance des États-Unis au titre d’une exception prévue dans l’Entente sur les tiers pays sûrs. La demande de contrôle judiciaire visant la décision de la SPR a fini par être rejetée le 29 juillet 2020 et les demandeurs ont alors mis fin à leur demande de contrôle judiciaire relative à la décision de la SAR.

[9] Pendant que les demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire étaient en instance, M. El Ali, Mme Kassem et leurs enfants ont présenté, en octobre 2018, une demande de résidence permanente fondée sur des motifs CH; cependant, à la suite d’un incident de violence familiale, M. El Ali et Mme Kassem se sont séparés après que des accusations criminelles eurent été portées contre lui. La demande CH de M. El Ali a été séparée de celle du reste de la famille. Celle de Mme Kassem et de ses trois fils a fini par être acceptée.

[10] Les accusations criminelles pesant contre M. El Ali ont finalement été réglées en mars 2020; il s’est vu imposer un engagement de ne pas troubler l’ordre public et l’obligation de suivre le Programme d’intervention auprès des partenaires violents; M. El Ali n’a donc pas de casier judiciaire.

[11] Dans ses observations CH mises à jour, M. El Ali reconnaît sa faute dans le différend qui l’oppose à son épouse :

[traduction]

Mon épouse Hiba et moi avons eu des problèmes conjugaux, ce qui a conduit à notre séparation. J’en suis profondément attristé et honteux, mais je respecte son choix. La vie au Canada est dure pour nous, et pour moi : je ressens une telle pression pour assurer la sécurité et subvenir aux besoins de nos enfants que je suis devenu quelqu’un que je ne voulais jamais être. J’ai présenté mes excuses à Hiba, à mes enfants et à chaque personne qui fait partie de ma vie, je fais le travail qu’il faut pour changer. Nous n’avions jamais eu de problèmes de ce genre auparavant. Lorsque nous sommes allés en cour après notre dispute, je me suis vu imposer un engagement de ne pas troubler l’ordre public et j’ai reçu l’ordre de suivre des cours, ce que j’ai fait. Ces cours m’ont beaucoup aidé. Mon père avait mauvais caractère et je constate que je marche sur ses pas. Je déteste cet aspect de moi et je me suis promis ainsi qu’à Dieu, à Hiba et à nos magnifiques enfants que je ferai tout ce qui est mon pouvoir pour ne jamais plus agir ainsi.

[12] Le 22 octobre 2020, l’agent a refusé la demande de dispense CH de M. El Ali. C’est cette décision qui est l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[13] M. El Ali est toujours séparé de Mme Kassem, aujourd’hui résidente permanente vivant au Canada avec les quatre enfants : Bilal, 11 ans, Mohamad, 8 ans, Omar, 7 ans et Lara, 4 ans; les garçons sont tous résidents permanents tandis que Lara est citoyenne canadienne de naissance.

III. La décision faisant l’objet du présent contrôle

[14] L’agent a relevé quatre facteurs avancés par M. El Ali dans sa demande CH : son établissement au Canada, l’intérêt supérieur des enfants [l’ISE], la relation qu’il entretient avec sa sœur, elle aussi résidente permanente au Canada, ainsi que les conditions défavorables dans le pays et les difficultés auxquelles il se heurterait en tant que Palestinien apatride s’il retournait au Liban.

[15] L’agent a tout d’abord estimé que, bien que M. El Ali ait reconnu sa responsabilité dans l’incident ayant impliqué son épouse, ses [traduction] « antécédents de violence familiale dirigée contre son épouse au Canada, même s’ils n’ont pas abouti à une condamnation criminelle, sont un facteur défavorable important qui doit être pondéré avec les facteurs CH positifs de son dossier » [non souligné dans l’original].

[16] Ayant examiné les antécédents professionnels de M. El Ali, l’agent a constaté qu’il avait bénéficié d’une assistance gouvernementale pendant la majeure partie de son séjour au Canada, et qu’il avait obtenu un permis de travail d’une durée de 20 mois seulement depuis son arrivée en mai 2016 – quoique, ceci étant dit en toute justice envers M. El Ali, au moment de la décision de l’agent il travaillait dans la construction et détenait un permis de travail valide jusqu’en août 2021. En fin de compte, l’agent a estimé que la preuve était insuffisante pour conclure que M. El Ali était [traduction] « un modèle de bonne gestion financière dans ce pays ».

[17] L’agent a également examiné la lettre de soutien de la sœur de M. El Ali, avec laquelle ce dernier entretient une relation étroite. Il a toutefois estimé que [traduction] « l’on s’attendrait à ce qu’un certain niveau d’établissement ait été réalisé » par M. El Ali après avoir résidé au Canada pendant plus de quatre ans. En fin de compte, et sur la base de la preuve dont il disposait, l’agent n’a accordé [traduction] « qu’un certain poids » au facteur de l’établissement.

[18] L’agent a ensuite considéré les facteurs liés à l’ISE qui entreraient en jeu si M. El Ali devait retourner au Liban; il a estimé que ce dernier n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve corroborants en ce qui touchait sa relation avec les enfants pour établir qu’il jouait un rôle essentiel dans les soins qui leur étaient prodigués.

[19] En dehors d’une lettre de M. El Ali indiquant qu’il rend visite à ses enfants environ trois fois par semaine, l’agent a constaté l’absence d’autres éléments de preuve, comme une lettre de soutien de Mme Kassem attestant la régularité de telles visites. De plus, l’agent a conclu à l’insuffisance de la preuve établissant que M. El Ali subvenait financièrement aux besoins de sa famille de manière constante depuis la séparation d’avec son épouse. Il a fait remarquer qu’aucune entente de séparation n’avait été déposée pour fixer le niveau de soutien que M. El Ali est appelé à fournir pour ses enfants et dans quelle mesure il est autorisé à les voir – je dois souligner qu’il n’est pas clair s’il existe même une entente de séparation entre M. El Ali et Mme Kassem ou quelles sont les conditions réelles de leur séparation.

[20] Quoi qu’il en soit, dans l’ensemble, l’agent n’a pas été convaincu que la preuve concernant la nature de la relation de M. El Ali avec ses enfants était suffisante pour conclure qu’il [traduction] « joue un rôle essentiel dans les soins [qui leur sont] prodigués ou qu’il assume un rôle parental significatif dans leur vie et dans leur développement ». Puisque Mme Kassem et les garçons avaient obtenu le statut de résident permanent, et que la petite Lara était déjà citoyenne canadienne, l’agent a estimé qu’il y avait peu de risque que les enfants soient arrachés de leur foyer au Canada et qu’il était raisonnable de conclure qu’ils continueraient de recevoir l’amour et le soutien de leur mère, qui semble être la personne qui s’en occupe principalement.

[21] Troisièmement, l’agent a considéré les conditions défavorables dans le pays pour évaluer les difficultés auxquelles M. El Ali se heurterait s’il devait retourner au Liban. S’il a reconnu que, d’après la preuve, des lois libanaises discriminatoires nuisent aux droits des Palestiniens qui vivent à l’intérieur comme à l’extérieur des camps de réfugiés, l’agent a néanmoins estimé que M. El Ali ne s’était pas vu refuser l’accès à des études lorsqu’il était au Liban – il a étudié à l’Université américaine du Liban à Beyrouth, où il a obtenu un diplôme en administration des affaires. Après avoir énoncé et évalué les préoccupations soulevées par M. El Ali quant à son éventuel retour au Liban, surtout en tant que Palestinien de retour alors que le pays était aux prises avec des conditions économiques très difficiles, l’agent a estimé que la preuve était insuffisante pour conclure que M. El Ali [traduction] « se verrait refuser le droit de gagner sa vie au Liban s’il retournait dans ce pays ». Il a en fin de compte accordé un certain poids aux conditions défavorables, qui [traduction] « nuisent à la sécurité dans ce pays ».

[22] Réitérant les antécédents de violence familiale de M. El Ali, [traduction] « un facteur défavorable important qui doit être pondéré avec les facteurs CH positifs de son dossier », l’agent a conclu qu’il n’était [traduction] « pas convaincu qu’il exist[ait] des motifs CH suffisants pour accueillir cette demande de dispense ». La demande de M. El Ali a donc été rejetée.

IV. Questions en litige

[23] M. El Ali soulève deux questions dans le cadre de sa demande, à savoir le caractère raisonnable de la décision de l’agent et le défaut de ce dernier de respecter les principes de l’équité procédurale.

[24] M. El Ali soutient en particulier que l’agent a procédé à une évaluation déraisonnable des conditions défavorables au Liban, des difficultés auxquelles il se heurterait ainsi que des facteurs liés à l’ISE. Il ajoute que, vu sa qualité de plaideur non représenté par un avocat, l’agent était soumis à son égard à une plus grande obligation d’équité procédurale; en outre, comme celui-ci a tiré une conclusion voilée en matière de crédibilité, il aurait dû lui signaler les lacunes de sa preuve au moyen d’une lettre d’équité procédurale de manière à avoir la possibilité de répondre et de compléter sa demande, le cas échéant.

V. Norme de contrôle

[25] On s’accorde à dire que la décision raisonnable est la norme qui s’applique à une décision CH (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux para 57 à 62; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au para 44 [Kanthasamy]; Khir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 160, au para 27 [Khir]).

[26] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour « doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle elle serait parvenue à la place du décideur administratif. » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 15 [Vavilov]). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, aux para 85 et 102).

[27] Pour établir s’il y a eu atteinte à l’équité procédurale, la Cour doit décider si le processus décisionnel était équitable compte tenu de l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, aux para 54 et 56; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au para 79 et Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 534, au para 19).

[28] Enfin, j’ajouterais que le paragraphe 25(1) de la LIPR confère un large pouvoir discrétionnaire aux agents des visas. L’octroi d’une dispense pour motifs CH est jugé exceptionnel et discrétionnaire, et l’agent des visas a droit à une certaine déférence (Kanthasamy, aux para 93 et 111; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, aux para 11 et 15; Serda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 356, au para 20 et Adams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1193, au para 31).

VI. Analyse

[29] Il n’est pas nécessaire d’examiner la question de l’équité procédurale, car j’estime que l’agent n’a pas traité convenablement des conditions défavorables dans le pays ni des difficultés auxquelles M. El Ali se heurterait s’il devait retourner au Liban. Comme l’évaluation des difficultés a joué un rôle déterminant dans la décision de l’agent, celle-ci doit être infirmée.

[30] Je dois d’abord mentionner que M. El Ali ne conteste nullement la conclusion de l’agent concernant sa conduite répréhensible qui a abouti à sa séparation d’avec son épouse et ses enfants. L’agent a conclu à juste titre que [traduction] « les antécédents de violence familiale [de M. El Ali] dirigée contre son épouse au Canada, même s’ils n’ont pas abouti à une condamnation criminelle, sont un facteur défavorable important qui doit être pondéré avec les facteurs CH positifs de son dossier ». M. El Ali assume la responsabilité de ses actes, il a demandé pardon à sa famille et il doit vivre à présent avec les conséquences.

[31] M. El Ali ne conteste pas non plus le fait que l’agent n’a accordé qu’[traduction] « un certain poids » au facteur de l’établissement.

[32] M. El Ali conteste plutôt la manière dont l’agent a abordé les conditions défavorables dans le pays d’origine et les difficultés auxquelles il se heurterait en tant que Palestinien apatride devant retourner au Liban, facteur auquel il n’a accordé qu’un [traduction] « certain poids ». M. El Ali conteste également l’évaluation par l’agent du facteur de l’ISE.

[33] Dans sa décision, l’agent reconnaît que [traduction] « [l]es conditions défavorables dans le pays d’origine qui ont des conséquences négatives directes sur [M. El Ali] constituent un facteur pertinent pour ce qui est d’évaluer les difficultés dans le cadre d’une demande CH ».

[34] D’après la preuve de M. El Ali, sa vie d’apatride dans le camp de réfugiés de Beddawi était faite de peur et d’incertitude, la sécurité étant minime, voire inexistante, et la violence constante au sein du camp. L’agent a pris acte de la surpopulation dans le camp et de la preuve documentaire [traduction] « indiquant que les Palestiniens au Liban sont marginalisés et exclus de pans clés de la vie sociale, politique et économique, ce qui se manifeste notamment par un accès réduit aux services de santé et d’éducation ainsi que par des possibilités d’emploi limitées et par l’interdiction de posséder un logement ». L’agent a également pris acte de l’affirmation de M. El Ali selon laquelle il [traduction] « sera toujours apatride étant donné que le Liban refuse aux réfugiés palestiniens tout moyen d’acquérir la citoyenneté ».

[35] Cependant, plutôt que d’aborder ces préoccupations, l’agent a conclu par la suite que [traduction] « la preuve objective dont [il] dispos[ait] pour conclure que les Palestiniens apatrides au Liban [devaient] vivre dans des camps de réfugiés plutôt qu’à l’extérieur des camps [était] insuffisante. Il [était] donc raisonnable de conclure que [M. El Ali] pourrait vivre à l’extérieur du camp de réfugiés de Beddawi à son retour au Liban ».

[36] J’ai du mal à suivre l’analyse de l’agent.

[37] Tout d’abord, M. El Ali n’a jamais soutenu qu’il était [traduction] « obligé » de vivre dans le camp de réfugiés. Par conséquent, la raison pour laquelle l’agent a tenu ce propos n’est pas claire.

[38] Comment l’agent a-t-il pu raisonnablement conclure, dans le cadre de son analyse, que M. El Ali pouvait vivre à l’extérieur du camp de réfugiés de Beddawi à son retour au Liban? Ce n’est pas clair non plus. Pour le ministre, la preuve documentaire autorisait l’agent à parvenir à cette conclusion. C’est peut-être le cas, mais la conclusion ne découle ni logiquement ni raisonnablement de l’analyse contenue dans la décision.

[39] L’agent a reconnu qu’il était interdit aux Palestiniens d’être propriétaires d’un logement au Liban. La preuve documentaire laisse entendre que les quelques Palestiniens qui réussissent à vivre à l’extérieur des camps sont tenus de payer des loyers exorbitants pour un appartement – en présumant qu’ils puissent trouver un emploi dont le salaire leur permet de s’offrir de tels loyers – ou de recourir à des ressortissants libanais comme prête-noms, ce qui les expose au risque d’être expulsés de leur propre logement puisqu’ils ne sont jamais considérés comme les propriétaires inscrits. Dans l’affidavit qu’elle a déposé à l’appui de ce qui était à l’époque la demande CH conjointe pour toute la famille, Mme Kassem déclare :

[traduction]

Comme nous étions apatrides, nous n’étions pas autorisés à acheter une maison ou un terrain à l’extérieur du camp de réfugiés ni à être propriétaires d’une entreprise — du moins sans l’aide de citoyens libanais. Mais même cette situation-là n’était pas sans poser problème. J’ai entendu de nombreuses histoires de Palestiniens apatrides ayant acheté une maison à l’extérieur du camp qu’ils ont mise au nom d’un Libanais, avant d’être expulsés de chez eux par cette personne. La seule sécurité dont nous jouissions, aussi fragile fût-elle, était de vivre dans le camp.

[40] À la lumière d’une telle preuve, la question de savoir comment l’agent a pu [traduction] « raisonnablement conclure » que M. El Ali pouvait vivre à l’extérieur du camp n’est pas claire non plus. Ce dernier a vécu toute sa vie dans le camp de réfugiés, qu’il n’a quitté que pour suivre sa famille aux ÉAU, où il avait trouvé un emploi. Rien n’indiquait qu’il avait déjà vécu à l’extérieur du camp de réfugiés, même si, d’après les conclusions de l’agent, ses études auraient dû lui permettre de le faire.

[41] Plus important encore, la question de savoir si M. El Ali pouvait vivre à l’extérieur du camp de réfugiés n’est peut-être pas si importante. L’agent a reconnu que les Palestiniens sont marginalisés au Liban et que l’accès à certains emplois et à la propriété leur est refusé. Non seulement les Palestiniens sont-ils victimes de discrimination systémique, mais M. El Ali soutient également que les lois leur interdisant d’accéder à certaines professions, comme celles d’avocat, de médecin et d’ingénieur, et à la propriété sont le signe d’une discrimination appuyée par l’État, une incertitude perpétuelle qui efface toute possibilité de mener un jour une vie stable ou d’obtenir la citoyenneté en vivant dans le pays.

[42] Le ministre soutient que M. El Ali n’a fourni aucune preuve établissant qu’il exerçait l’une des 37 professions dont les Palestiniens sont effectivement exclus. Cependant, Mme Kassem affirme dans son affidavit que les Palestiniens ne peuvent être propriétaires d’entreprises. M. El Ali possède bien un diplôme en administration des affaires. Peut-être qu’il pourrait travailler pour une entreprise même s’il ne peut pas en posséder une, mais l’agent ne s’est pas lancé dans une telle analyse avant de conclure que M. El Ali serait en mesure de trouver du travail.

[43] L’agent a aisément reconnu que [traduction] « [l]a preuve dont [il] dispose indique que des lois discriminatoires en vigueur au Liban nuisent aux droits des Palestiniens, qu’ils vivent à l’intérieur ou à l’extérieur des camps de réfugiés ». Cependant, plutôt que de se pencher sur la nature systémique d’une telle discrimination et sur l’impact qu’elle pouvait avoir sur M. El Ali, à l’intérieur ou à l’extérieur du camp, l’agent s’est contenté de déclarer ensuite : [traduction] « en même temps, je conclus que [M. El Ali] ne s’est pas vu refuser l’accès à des études au Liban […] il a terminé ses études secondaires et il a étudié à l’Université américaine du Liban à Beyrouth, où il a obtenu un diplôme en administration des affaires ».

[44] Encore une fois, il semble y avoir une rupture dans la logique analytique entre les éléments de preuve jugés pertinents par l’agent et les conclusions qu’il a fini par tirer. Il est vrai que M. El Ali a pu faire des études, mais l’agent n’a pas abordé la preuve détaillée qui confirme les expériences qu’il a vécues en tant que Palestinien apatride cherchant à gagner sa vie au Liban, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du camp de réfugiés de Beddawi, ni la preuve documentaire confirmant que la situation au Liban n’a fait que se détériorer pour les réfugiés avec l’arrivée récente de réfugiés de la Syrie.

[45] L’agent a plutôt conclu que [traduction] « la preuve objective dont [il] dispose est insuffisante pour conclure que [M. El Ali] se verrait refuser le droit de gagner sa vie au Liban lorsqu’il retournerait dans ce pays »; il était toutefois [traduction] « conscient du fait qu’il est interdit aux Palestiniens d’occuper certaines professions » et qu’il était [traduction] « probable que [M. El Ali] puisse être affecté à son retour par la situation économique au Liban, qui fait face à sa pire crise économique et financière depuis les 30 dernières années ».

[46] L’agent ne mentionne pas que la preuve documentaire confirme que les Palestiniens sont exclus du marché du travail, non seulement à cause d’interdictions prévues par la loi, mais aussi en raison des exigences strictes dont est assortie l’obtention d’un permis de travail, comme l’obligation pour les employeurs de prouver qu’un ressortissant libanais ne pourrait pas occuper le poste. En bref, les Palestiniens nés au Liban sont traités comme des travailleurs étrangers pour divers emplois très qualifiés.

[47] Le ministre soutient que l’agent a reconnu que M. El Ali n’avait tout simplement pas le profil typique du réfugié palestinien apatride visé par une grande partie de la preuve documentaire, compte tenu de sa scolarité, de ses aptitudes linguistiques et des emplois très qualifiés qu’il avait occupés à l’extérieur du Liban. C’est peut-être le cas, mais l’agent n’aborde pas la question de savoir comment M. El Ali a réussi, malgré les difficultés, à obtenir un diplôme universitaire au Liban et à exercer ensuite un emploi qualifié pendant 12 ans aux ÉAU. Et c’est précisément de cela dont il est question – M. El Ali a déclaré qu’il avait dû quitter le Liban pour trouver un emploi dans un autre pays parce qu’il n’arrivait pas à trouver du travail au Liban en raison de la discrimination systémique et appuyée par l’État. Il m’est difficile de suivre le ministre à cet égard.

[48] En fin de compte, je ne suis pas convaincu que la décision de l’agent est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle [et ] est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, aux para 15, 85 et 102). Bien que les conclusions des agents d’immigration au sujet des difficultés subies commandent une très grande retenue (Khir), les conclusions de l’agent en l’espèce au sujet de la probabilité que M. El Ali puisse gagner sa vie au cas où il retournerait au Liban sont inintelligibles, et son raisonnement ne traite pas de la preuve « objective » même qui porte sur la discrimination constante et les difficultés auxquelles les Palestiniens apatrides se heurtent actuellement au Liban.

[49] Vu les conclusions que j’ai tirées sur la manière dont l’agent a abordé le facteur des conditions défavorables dans le pays dans son analyse de la demande de M. El Ali, il n’est nul besoin que j’analyse les autres arguments de ce dernier quant à la manière dont l’agent a traité du facteur de l’ISE dans son évaluation.

VII. Conclusion

[50] Je fais droit à la demande de contrôle judiciaire et renvoie l’affaire à un autre agent pour réexamen.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5709-20

LA COUR STATUE que :

  1. Il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour réexamen.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5709-20

 

INTITULÉ :

MOATAZ JAMAL EL ALI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR vidÉoconfÉrence

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 OCTOBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 octobrE 2021

 

COMPARUTIONS :

Raphael Vagliano

POUR LE DEMANDEUR

Maria Burgos

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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