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Date : 20211012


Dossier : IMM-6094-19

Référence : 2021 CF 1064

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 octobre 2021

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

RAVINDER KAUR PAMAL

KARAMVEER KAUR PAMAL

RASHMEET KAUR PAMAL

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Dans le présent contrôle judiciaire, les demanderesses sont Mme Pamal et ses deux filles mineures. Après que le mari de Mme Pamal – le père des demanderesses mineures – se fut suicidé en Inde et que la famille eut été par la suite ciblée par les créanciers de celui‑ci, les demanderesses sont venues au Canada, munies de visas de résident temporaire, pour y vivre avec le frère de Mme Pamal et sa famille.

[2] Afin de pouvoir rester en permanence au Canada, Mme Pamal et ses deux filles mineures ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH).

[3] Le 27 septembre 2019, un agent principal (l’agent) a rejeté la demande CH des demanderesses. Ayant demandé le contrôle judiciaire de cette décision, les demanderesses font valoir que l’agent a commis un certain nombre d’erreurs dans l’analyse des difficultés et de l’intérêt supérieur des enfants. Il n’est pas nécessaire que j’examine chacune d’elles dans ma décision. Je conclus que l’agent a indûment supposé que les demanderesses pourraient compter sur le soutien de leur famille en Inde alors que le dossier dont il disposait indiquait le contraire, soit l’absence de tout soutien familial. La mauvaise appréciation de ce point par l’agent a eu une incidence sur l’analyse des difficultés et sur son évaluation de l’intérêt supérieur des demanderesses mineures.

[4] Pour les motifs exposés ci-dessous, j’estime que la décision de l’agent est déraisonnable et je fais droit à la demande de contrôle judiciaire des demanderesses.

II. Contexte factuel

[5] Les demanderesses, Mme Pamal et ses deux filles mineures, sont des citoyennes de l’Inde. Leur vie a changé fondamentalement lorsque le mari de Mme Pamal, le père de ses enfants, s’est suicidé, le 17 décembre 2017.

[6] Avant le décès de son mari, Mme Pamal ne savait pas qu’il était très endetté et que ses créanciers lui réclamaient de l’argent. Peu de temps après son décès, les créanciers ont menacé et harcelé Mme Pamal et ses filles mineures, ces dernières ayant même été agressées en janvier 2018. Mme Pamal a signalé l’incident à la police; l’enquête n’a pas pu progresser puisque la police avait demandé à Mme Pamal de lui fournir les noms et les adresses des agresseurs et qu’elle ne les connaissait pas. Non seulement Mme Pamal craignait les créanciers, mais elle s’inquiétait aussi de la façon dont elle pourrait subvenir aux besoins de ses filles compte tenu de la discrimination qu’elle s’attendait à subir en tant que femme seule et veuve, sans expérience de travail à l’extérieur du foyer.

[7] En avril 2018, les demanderesses sont entrées au Canada munies de visas de résident temporaire. Elles vivent chez le frère de Mme Pamal, avec sa femme et ses trois enfants mineurs. La fille aînée de Mme Pamal, qui détient un permis d’études, vit aussi au Canada; sa mère (la grand‑mère des demanderesses mineures) vit également en permanence au Canada.

[8] La demande CH, déposée en octobre 2018, repose sur un certain nombre de motifs, notamment les difficultés auxquelles les demanderesses seraient exposées en cas de retour en Inde (compte tenu du statut de veuve de Mme Pamal, des créanciers de son défunt mari, de l’instabilité financière de la famille et de la discrimination envers les femmes et les sikhs), leur établissement et les liens qu’elles avaient au Canada, et l’intérêt supérieur des demanderesses mineures.

[9] De façon générale, la demande CH est essentiellement fondée sur les difficultés auxquelles les demanderesses seraient exposées en cas de retour en Inde et l’intérêt supérieur des demanderesses mineures. Peu de renseignements relatifs à leur établissement ont été fournis par les demanderesses puisqu’elles n’étaient au Canada que depuis six mois environ lorsqu’elles ont déposé leur demande CH. Elles ont fourni des renseignements sur les liens qu’elles entretenaient avec les membres de leur famille au Canada et sur l’absence de liens familiaux en Inde. La demande CH comprend ce que le conseil des demanderesses a appelé un [traduction] « engagement symbolique » de la part du frère de Mme Pamal et de sa femme, qui sont au Canada, de parrainer les demanderesses et de subvenir à leurs besoins.

[10] La demande CH a été rejetée en septembre 2019. L’agent saisi de la demande a décidé que Mme Pamal et ses filles n’étaient pas au Canada depuis longtemps et qu’elles avaient réussi à vivre et à étudier en Inde toute leur vie. Selon lui, elles pourraient continuer à accéder à des services et à obtenir du soutien de leur famille et de la collectivité lorsqu’elles s’y réinstalleraient. L’agent a conclu qu’il était dans l’intérêt supérieur des demanderesses mineures de vivre en Inde au sein de cette collectivité. Il n’a pas reconnu que, dans le cas où elle ou ses filles seraient encore une fois ciblées par les créanciers de son mari, Mme Pamal serait incapable d’obtenir l’aide des policiers indiens puisqu’elle avait déjà, à une autre occasion, fait une déclaration à la police et qu’elle avait des beaux‑frères qui pouvaient l’aider à cet égard. L’agent a aussi conclu que les demanderesses n’avaient pas démontré qu’elles avaient été ou qu’elles seraient ciblées personnellement en raison de leur genre ou de leur identité sikhe.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[11] Les demanderesses ont soulevé les deux questions suivantes dans leur mémoire :

  1. à savoir si la décision de l’agent est déraisonnable puisqu’il a écarté ou mal interprété des éléments de preuve pertinents et qu’il a imposé une norme de preuve excessive en concluant que les demanderesses ne seraient pas exposées à des difficultés si elles devaient retourner en Inde;

  2. à savoir si l’agent s’est livré à une analyse inadéquate de l’intérêt supérieur des enfants eu égard aux exigences de la jurisprudence.

[12] J’estime qu’il n’est pas nécessaire que j’examine toutes les questions soulevées par les demanderesses. Ma décision se limite à la question de savoir si l’agent a écarté ou mal interprété des éléments de preuve pertinents concernant le soutien familial dont disposaient les demanderesses en Inde et à l’incidence, le cas échéant, que cela a pu avoir sur son analyse des difficultés et de l’intérêt supérieur des enfants.

[13] Les deux parties ont fait valoir que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de la décision raisonnable est la norme qui est présumée s’appliquer au contrôle des décisions administratives sur le fond. La présente affaire ne soulève aucune question qui pourrait justifier d’écarter cette présomption.

IV. Analyse

[14] Mme Pamal a expliqué dans son affidavit, qui accompagnait sa demande CH, qu’elle n’entretenait pas une relation étroite avec ses sœurs ou sa belle-famille en Inde. De plus, elle a indiqué qu’elle ne pouvait plus compter sur le soutien de ses amis parce qu’elle craignait que son mari leur doive également de l’argent. De façon générale, Mme Pamal a dit que, ne pouvant pas compter sur le soutien de sa famille ou de ses amis, elle s’était retrouvée isolée en Inde après le décès de son mari :

[traduction] Je n’ai jamais eu une bonne relation avec la mère de mon mari, donc je ne peux pas compter sur elle pour du soutien. Je n’ai pas de famille proche en Inde sur laquelle je pourrais compter. La majeure partie de ma famille vit au Canada, et je ne suis pas proche de ma belle‑famille ou de mes sœurs qui vivent en Inde.

En Inde, je n’avais aucun membre de ma famille ni aucun ami à qui me confier à propos de ma dépression ou de mon chagrin et, à cause des dettes de mon mari, j’avais peur de communiquer avec mes anciens amis ou connaissances par crainte qu’ils me réclament l’argent que mon mari leur devait. J’étais complètement isolée. J’ai eu besoin de l’aide d’un médecin pour traiter ma dépression et mon anxiété parce que je n’avais aucun soutien émotionnel.

[15] Dans sa décision, l’agent n’a pas mentionné les déclarations précitées faites par Mme Pamal sur l’absence de soutien de sa famille ou de ses amis en Inde. Du reste, l’agent s’est fondé sur la présomption que les demanderesses auraient accès à du soutien familial en Inde pour affirmer que les difficultés auxquelles elles seraient exposées si elles devaient y retourner s’en trouveraient ainsi atténuées et qu’il serait dans l’intérêt supérieur des enfants mineures de vivre là‑bas.

[16] Il est fait plusieurs fois mention du soutien familial dont disposeraient les demanderesses en Inde dans la décision de l’agent. Voici les passages où il en est question :

[traduction] La demanderesse n’est pas seule en Inde. Elle peut compter sur deux sœurs qui sont mariées et qui vivent là‑bas.

Je souligne également que la demanderesse a deux sœurs qui vivent en Inde et qui sont mariées. Selon moi, la demanderesse n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour conclure qu’elle ne peut pas demander à ses beaux-frères de l’accompagner au poste de police si elle ne veut pas y aller seule. La demanderesse n’a pas établi par une preuve objective suffisante que les membres de sa famille qui vivent en Inde ne seraient pas en mesure de l’aider à cet égard.

La preuve dont je dispose indique que la demanderesse principale a deux sœurs qui vivent en Inde et on ne m’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour me convaincre que les membres de sa famille ne seraient pas prêts à aider les demanderesses à se réinstaller à leur retour en Inde. Je conclus que les demanderesses ont des liens familiaux en Inde et qu’il est possible pour elles d’y retourner et de renouer avec leur famille. Par ailleurs, j’estime qu’il y aura réunification de la famille entre les demanderesses et les membres de leur famille à leur retour en Inde.

De plus, les demanderesses ont quitté l’Inde depuis peu de temps. Il ne faut pas oublier qu’elles ont vécu en Inde pendant la majeure partie de leur vie et qu’elles auraient donc des amis et des voisins ainsi que de la famille qui pourraient les aider à se réinstaller dans leur communauté.

Il est par ailleurs raisonnable de croire que, pendant les années qu’elles ont vécu en Inde, elles [les demanderesses mineures] ont développé, et ont continué d’entretenir, des liens amicaux et sociaux ainsi que des relations avec des connaissances. Si la demande était rejetée, les demanderesses ne retourneraient pas dans un endroit qu’elles ne connaissent pas, où la langue et la culture leur sont étrangères, ou dans un endroit où elles n’ont pas de réseau familial et où il serait impossible pour elles de se réintégrer.

[17] À mon avis, les passages de la décision de l’agent cités ci-dessus révèlent deux choses : i) l’agent a conclu que les demanderesses pourraient bénéficier d’un soutien familial, malgré la preuve contraire au dossier et sans faire référence à cette preuve; ii) cette conclusion à propos du soutien familial occupe une place importante dans l’analyse des difficultés et de l’intérêt supérieur des enfants faite par l’agent.

[18] Le défendeur a fait valoir que l’agent n’a pas en fait écarté la preuve présentée par Mme Pamal au sujet de l’absence de soutien familial; l’agent a plutôt jugé cette preuve insuffisante. Cet argument pose problème en ce que l’agent ne renvoie aucunement aux éléments de preuve présentés par Mme Pamal à ce sujet. Il ne s’agit pas d’un cas où l’agent a évalué les déclarations faites dans l’affidavit, où il a expliqué pourquoi il les a jugées insuffisantes et où il les a évaluées par rapport aux autres éléments de preuve au dossier. L’agent n’a aucunement apprécié la preuve produite par Mme Pamal.

[19] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a statué que « [l]e caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, au para 126). En matière d’immigration, il est un principe bien connu que, bien que les décideurs ne soient pas obligés de faire référence à tous les éléments de preuve, « une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle [sic] n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion » (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 53, [1998] ACF no 1425 au para 17).

[20] La conclusion tirée par l’agent au sujet du soutien familial dont bénéficieraient les demanderesses en Inde est directement contredite par la preuve qu’elles ont présentée. Qui plus est, rien au dossier ne permet d’affirmer qu’[traduction] « il y aura réunification familiale », comme l’a conclu l’agent. Cette conclusion repose sur la façon dont l’agent conçoit les rapports familiaux et elle n’est étayée par aucun élément de preuve au dossier. Elle mine ainsi le caractère raisonnable de la décision.

[21] Dans ses observations orales, le défendeur a soutenu que Mme Pamal aurait pu produire des éléments de preuve afin de démontrer qu’elle avait demandé de l’aide aux membres de sa famille et qu’ils avaient refusé. Mme Pamal a déclaré qu’elle n’était pas proche des membres de sa famille qui demeurent en Inde; il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’elle leur demande de l’aide. Encore une fois, ce raisonnement repose sur une certaine conception de la façon dont les membres d’une famille devraient interagir.

[22] Le défendeur a également fait valoir que la décision de l’agent devait être examinée dans son ensemble, et il a souligné qu’un certain nombre de conclusions tirées par l’agent au sujet de l’établissement des demanderesses au Canada n’étaient pas contestées dans le présent contrôle judiciaire.

[23] Je conclus que, parce que l’agent a mentionné à de multiples reprises le soutien familial dont disposaient les demanderesses en Inde, ce point a joué un rôle essentiel dans son analyse des difficultés et de l’intérêt supérieur des enfants. Bien que la décision ne soit pas fondée uniquement sur ce point, les multiples mentions de la présence d’un soutien familial en Inde, un fait directement contredit par la preuve au dossier, minent le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble et commandent que l’affaire soit renvoyée pour nouvelle décision.

[24] Aucune partie n’a proposé de questions à certifier et aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6094-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie;

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision;

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6094-19

 

INTITULÉ :

RAVINDER KAUR PAMAL ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 MAI 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 octobrE 2021

 

COMPARUTIONS :

Chantal Desloges

 

POUR LES DEMANDERESSES

Kareena Wilding

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Chantal Desloges

Avocate

Desloges Law Group Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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