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Date : 20211007


Dossier : IMM‑2925‑20

Référence : 2021 CF 1050

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

GURPREET SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Vue densemble

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 4 juin 2020 [la décision] par laquelle un agent du bureau des visas de l’ambassade du Canada [l’agent] à Abou Dhabi, aux Émirats arabes unis [ÉAU], a rejeté la demande de permis de travail qu’il avait présentée dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires. L’agent n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de son séjour compte tenu de ses liens familiaux au Canada et de ceux dans son pays de résidence, ni que l’offre d’emploi présentée était authentique.

[2] Comme je l’explique plus loin, la présente demande sera accueillie, parce qu’il n’est pas possible de comprendre le raisonnement de l’agent sur un point crucial, à savoir l’authenticité de l’offre d’emploi sur laquelle la demande de permis de travail du demandeur était fondée. La décision est donc déraisonnable et devra être annulée.

II. Le contexte

[3] Le demandeur est un citoyen indien de 28 ans. Il a travaillé comme chauffeur de poids lourds aux ÉAU d’avril 2016 à décembre 2019, au moins.

[4] En février 2020, le demandeur a présenté une demande de permis de travail temporaire en vue de travailler comme chauffeur de camion de longue distance chez Neptune Freightways Ltd [Neptune], à Surrey, en Colombie‑Britannique. Le demandeur a déposé cette demande après la réception, par Neptune, en janvier 2020 d’une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) favorable. Dans cette EIMT, le nom du demandeur figurait dans une liste des douze travailleurs étrangers proposés en vue d’une embauche.

[5] Étaient joints à la demande de permis de travail, une lettre de présentation dans laquelle le demandeur expliquait les raisons pour lesquelles il souhaitait venir au Canada et ses liens avec l’Inde, ainsi que des documents à l’appui. Le 16 avril 2020, l’ambassade du Canada aux ÉAU a envoyé au demandeur une lettre d’équité procédurale dans laquelle l’agent chargé de l’examen de la demande disait craindre que l’offre d’emploi de Neptune ne soit pas authentique en raison de la taille de l’entreprise. Le 18 avril 2020, en réponse à la lettre d’équité procédurale, le demandeur a présenté des éléments de preuve supplémentaires, notamment des renseignements concernant la structure, les activités et les finances de Neptune, ainsi que les engagements de cette entreprise pour l’achat de camions supplémentaires.

III. La décision contestée

[6] Dans la lettre de décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire, l’agent rejette la demande de permis de travail pour les deux motifs qui suivent :

  1. Il n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de son séjour, compte tenu de ses liens familiaux au Canada et de ceux dans son pays de résidence;

  2. Il n’était pas convaincu de l’authenticité de l’offre d’emploi de Neptune.

[7] Le dossier dont dispose la Cour comprend également les notes de l’agent dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC], dans lesquelles il mentionnait essentiellement ce qui suit :

[traduction]

Documents téléversés après que la décision a été rendue, en raison d’une erreur administrative liée à la pandémie de COVID‑19. Demande réexaminée dans son intégralité, y compris les documents supplémentaires. La demande d’EIMT vise 12 camionneurs; 26 ans, célibataire. Travaille comme camionneur depuis 2016. Entend travailler comme chauffeur de camion longue distance pour Neptune Freightways Ltd en C.‑B. Je constate que l’expérience de travail du demandeur en tant que camionneur est exclusivement limitée aux ÉAU, dont les routes et les conditions météorologiques sont très différentes de celles du Canada. Note globale de l’EIMT : 6.0, avec une note de lecture de 4.5. L’EIMT a été délivrée pour 12 chauffeurs de camion. Selon des renseignements de sources ouvertes, l’adresse de l’entreprise qui apparaît au registre est une adresse résidentielle. Le propriétaire/directeur des ventes d’Ameri‑Can Logistics Ltd a fourni une lettre indiquant que Neptune Freightways Ltd et « Ameri‑Can Logistics Ltd » sont liées par contrat depuis 2019. Après avoir examiné toutes les observations, je ne suis pas convaincu que l’emploi correspond aux besoins raisonnables de l’employeur. Les explications fournies dans les observations ne permettent pas de savoir comment cette entreprise a besoin de ce candidat pour accomplir les tâches d’un chauffeur de camion longue distance. Selon l’organigramme de Neptune Freightways, il y a un président, quatre employés et quatre chauffeurs. L’employeur dit posséder huit camions et en avoir commandé cinq. Je crains que l’entreprise ne puisse avoir la capacité d’embaucher douze TET. J’ai également pris en compte le statut d’immigrant du DP aux ÉAU, qui est de nature temporaire, et le fait que les observations du DP démontrent des liens limités ou inexistants avec le PdN ou le PdR, alors que ses motivations à rester au Canada sont élevées. Compte tenu de ces facteurs, je ne suis pas convaincu que le demandeur quittera le Canada à la fin du séjour autorisé. Demande rejetée.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle

[8] Le demandeur soumet à l’examen de la Cour les questions en litige suivantes :

  1. Les motifs de rejet fournis par l’agent permettent‑ils de conclure qu’il a agi de façon déraisonnable?

  2. L’agent a‑t‑il enfreint les règles d’équité procédurale parce qu’il n’a pas donné au demandeur l’occasion de répondre à ses préoccupations, indépendamment du fait que le demandeur avait fourni suffisamment d’éléments de preuve à l’appui de sa demande?

  3. La décision de l’agent a‑t‑elle suscité une crainte raisonnable de partialité?

[9] Les parties conviennent, et je suis d’accord avec elles, que la première question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, et que les deux autres, qui se rapportent à l’équité procédurale, sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte.

V. Analyse

[10] Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire repose sur les arguments du demandeur concernant l’analyse de l’agent quant à l’authenticité de l’offre d’emploi de Neptune. Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 103, une décision administrative sera déraisonnable et ne résistera pas à un contrôle s’il est impossible de comprendre, lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement du décideur sur un point central. À mon avis, la décision rendue en l’espèce souffre d’une telle lacune, car je ne peux comprendre comment l’agent en est arrivé à la conclusion que l’offre d’emploi de Neptune n’était pas authentique.

[11] Il ressort clairement des notes du SMGC que la conclusion de l’agent sur ce point est fondée sur sa crainte que Neptune n’ait pas la capacité d’embaucher le demandeur et les autres travailleurs étrangers visés par l’EIMT. Il n’est toutefois pas possible de savoir clairement pourquoi l’agent avait cette crainte compte tenu des éléments de preuve présentés. Dans les notes du SMGC, l’agent fait remarquer que selon l’organigramme, Neptune emploie actuellement quatre chauffeurs, et qu’elle a déclaré posséder huit camions et en avoir commandé cinq autres. Tout de suite après cette mention, l’agent exprime la crainte que Neptune n’ait pas la capacité d’embaucher douze travailleurs étrangers temporaires. Cependant, il est difficile de savoir comment les éléments de preuve mentionnés font naître cette crainte chez l’agent.

[12] Comme l’affirme le demandeur, parmi les éléments de preuve qu’il a fournis en réponse à la lettre d’équité procédurale, il y avait une lettre datée du 18 avril 2020, apparemment rédigée par Neptune, dans laquelle elle explique ses activités actuelles et envisagées. La preuve comprend également des documents émanant des comptables de Neptune, de son assureur, d’un concessionnaire de camions Volvo et de Volvo Financial Services qui corroborent ces renseignements. Il est crucial de souligner que dans la lettre de Neptune, l’auteur explique que l’entreprise effectue du camionnage longue distance, c’est‑à‑dire qu’elle livre des marchandises de manière accélérée en affectant deux chauffeurs par camion afin de pouvoir rouler 24 heures sur 24. Comme je l’ai dit précédemment, l’agent a mentionné que Neptune employait actuellement quatre chauffeurs, qu’elle possédait huit camions et qu’elle en avait commandé cinq autres. Treize camions permettraient donc de faire travailler 26 chauffeurs, soit beaucoup plus que les quatre chauffeurs actuels et les douze travailleurs étrangers temporaires supplémentaires que Neptune a cherché à embaucher.

[13] Comme l’ont souligné les deux parties, il semble que l’agent ait mal interprété l’organigramme de Neptune, lequel comportait quatre postes génériques de chauffeur appartenant à un segment particulier de la structure organisationnelle, et des postes supplémentaires pour [TRADUCTION] « ……………..N chauffeurs ». Les deux parties conviennent que l’agent a commis une erreur de fait parce qu’il a tenu pour acquis que les quatre postes montrés dans l’organigramme correspondaient au nombre total de chauffeurs de Neptune, étant donné que selon la preuve six chauffeurs travaillent actuellement. Le défendeur soutient que cette erreur de fait n’est pas importante, parce que ce n’est pas une différence de deux chauffeurs qui permettrait de modifier la conclusion de l’agent selon laquelle Neptune n’est pas en mesure d’embaucher douze chauffeurs supplémentaires. Bien que je sois d’accord avec cet argument précis, corriger l’erreur de fait n’aide tout de même pas la Cour à comprendre le raisonnement de l’agent. Le fait de posséder treize camions (soit une possibilité de 26 chauffeurs) confirme encore la nécessité d’avoir plus que les six chauffeurs actuels en plus de douze travailleurs étrangers temporaires.

[14] Je souscris à l’argument du défendeur selon lequel l’agent n’était pas tenu de mentionner chaque élément de preuve, que la décision ne doit pas être examinée à la loupe et qu’il n’appartient pas à la Cour d’examiner ou d’apprécier à nouveau la preuve présentée (voir Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1083 au para 34). Selon ma compréhension de l’argument du défendeur, il se peut que l’agent ait conclu, sur la foi d’un élément de preuve de nature financière ou d’une autre nature, que Neptune ne bénéficiait pas d’occasions d’affaires qui justifiaient l’ajout de camions, et donc de chauffeurs, à son entreprise. Il est également possible que la pratique de Neptune d’affecter deux chauffeurs à chaque camion ait simplement échappé à l’agent. Toutefois, la décision pose problème parce que, même si on la lit en corrélation avec le dossier dont disposait l’agent, il n’est tout simplement pas possible de savoir comment l’agent a conclu que l’offre d’emploi de Neptune n’était pas authentique. Comme il n’est pas possible de comprendre le raisonnement du décideur sur un point crucial, la décision est déraisonnable et elle doit être annulée.

[15] Vu que je réponds par l’affirmative à la première question en litige soulevée par le demandeur, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et il est inutile pour la Cour d’examiner les autres questions ou arguments présentés par le demandeur.

[16] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune question ne sera énoncée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2925‑20

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision est annulée, et que l’affaire est renvoyée à un autre agent pour une nouvelle décision.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2925‑20

INTITULÉ :

GURPREET SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE, DEPUIS VANCOUVER, EN COLOMBIE‑BRITANNIQUE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 SEPTEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 7 OCTOBRE 2021

COMPARUTIONS :

Arashveer Brar

POUR LE DEMANDEUR

Benjamin Bertram

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

City Law Group

Surrey (Colombie‑Britannique)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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