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Date : 20211007


Dossier : IMM-7532-19

Référence : 2021 CF 1045

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Fredericton (Nouveau-Brunswick), le 7 octobre 2021

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

DONNA MARIA DALE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie de la demande de contrôle judiciaire visant la décision du 20 novembre 2019 par laquelle un agent des visas a débouté la demanderesse de sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la demande CH). Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée, car l’agent a examiné d’une façon raisonnable la preuve présentée à l’appui de la demande CH.

Contexte

[2] La demanderesse est une citoyenne de la Jamaïque qui est arrivée au Canada en 2015 et s’est mariée peu après. Son époux, un citoyen canadien, a déposé au Canada une demande de parrainage dans la catégorie des époux ou conjoints de fait visant la demanderesse et ses deux enfants mineurs. La demanderesse a également obtenu un permis de travail. Celui‑ci est arrivé à échéance en 2018. Ses demandes de permis de travail subséquentes ont été rejetées.

[3] En 2017, l’époux de la demanderesse a été accusé d’avoir commis des voies de fait contre son épouse et d’avoir proféré contre elle des menaces de mort ou de lésions corporelles graves. Il a plaidé coupable à l’égard de ces infractions et s’est vu infliger une peine d’emprisonnement avec sursis et une période de probation de trois ans. Par la suite, l’époux de la demanderesse a retiré sa demande de parrainage.

[4] La demanderesse a présenté une demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

La décision faisant l’objet du présent contrôle

[5] Dans le cadre de son appréciation de la demande CH, l’agent a examiné les éléments de preuve relatifs à l’établissement de la demanderesse au Canada, son emploi et ses liens avec la collectivité. Plus précisément, l’agent a remarqué que le permis de travail de la demanderesse était arrivé à échéance en mai 2018 et qu’aucun élément de preuve n’avait été produit concernant ses moyens de subsistance depuis ce temps.

[6] L’agent a examiné la situation de la fille mineure de la demanderesse qui vit en Jamaïque, ainsi que la prétention de la demanderesse selon laquelle elle envoie mensuellement de l’argent à l’enfant. Ultimement, l’agent a conclu que la réunion de la mère avec sa fille en Jamaïque était dans l’intérêt supérieur de cette dernière.

[7] Sur la réintégration de la demanderesse dans la société jamaïcaine, l’agent a noté que sa mère et ses neuf frères et sœurs vivent en Jamaïque. Il a examiné la prétention de la demanderesse selon laquelle elle aurait de la difficulté à décrocher un emploi dans ce pays. Néanmoins, en se fiant à l’expérience passée de la demanderesse, l’agent était convaincu qu’elle serait en mesure de dénicher un emploi.

[8] L’agent a relevé les éléments de preuve relatifs à la santé mentale de la demanderesse, notamment son évaluation psychologique, son diagnostic de trouble de stress post‑traumatique ainsi que les répercussions durables de la violence conjugale qu’elle a subie. Cependant, l’agent a jugé qu’elle pouvait recourir aux services de consultation appropriés en Jamaïque.

[9] Dans l’ensemble, l’agent n’était pas convaincu que ces facteurs justifiaient l’octroi d’une dispense en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR.

Questions en litige

[10] La demanderesse affirme que la décision est déraisonnable vu le défaut de l’agent de tenir compte des éléments de preuve sur les questions suivantes :

a. l’établissement

b. l’intérêt supérieur de l’enfant (l’ISE)

c. les risques et les conditions défavorables dans le pays

d. la violence conjugale.

Norme de contrôle

[11] La norme de contrôle applicable à la décision CH rendue par l’agent est celle de la décision raisonnable.

[12] Comme il est énoncé au paragraphe 99 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], « [l]a cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci ». [Renvoi omis.]

Analyse

Principes généraux relatifs aux considérations d’ordre humanitaire

[13] Le paragraphe 25(1) de la LIPR permet au ministre d’octroyer une dispense à un étranger qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire, soit ne se conforme pas à la loi. Le ministre peut octroyer à l’étranger le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables conformément à la loi s’il « estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient […]. »

[14] Les considérations d’ordre humanitaire s’entendent notamment « des droits, des besoins et des intérêts supérieurs des enfants, du maintien des liens entre les membres d’une famille et du fait d’éviter de renvoyer des gens à des endroits où ils n’ont plus d’attaches » (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 41).

[15] Par contre, la dispense pour motifs d’ordre humanitaire est une mesure d’exception, de nature hautement discrétionnaire (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 au para 15).

a. L’établissement

[16] La demanderesse fait valoir que l’agent a omis d’apprécier comme il se doit ses antécédents professionnels. L’agent a conclu [traduction] « qu’il y a peu d’éléments au dossier qui montrent qu’elle a continué d’occuper un emploi après l’expiration de son permis de travail, ou comment elle a subvenu à ses besoins depuis le 19 mai 2018 sans avoir l’autorisation de travailler au Canada ».  La demanderesse prétend qu’il s’agit d’une conclusion défavorable tirée par l’agent.

[17] Je ne suis pas d’accord. La conclusion de l’argent concerne directement le fait que, sans permis de travail, la demanderesse n’a pas la permission de travailler au Canada. Sa demande CH n’a fourni à l’agent aucun élément de preuve ni aucun renseignement relatif à ses moyens de subsistance. Dans ces circonstances, il s’agit d’un facteur pertinent dont l’agent doit tenir compte dans le cadre de l’examen de la demande CH.

b. L’intérêt supérieur de l’enfant (l’ISE)

[18] La demanderesse est mère de trois enfants qui vivent en Jamaïque. Or, l’agent a souligné que seule la benjamine est mineure et a donc cantonné les considérations relatives à l’ISE à l’intérêt de celle‑ci.

[19] Dans la demande CH, la demanderesse a expliqué qu’il était dans l’intérêt supérieur de ses enfants qu’elle demeure au Canada afin qu’elle puisse les soutenir financièrement en Jamaïque. Elle a aussi observé qu’elle souhaitait obtenir le statut de résidente permanente pour être réunie avec ses enfants au Canada.

[20] En se penchant sur la question, l’agent a noté l’absence de preuve indiquant que la demanderesse a offert un soutien financier à ses enfants en Jamaïque. Cette constatation est directement liée à la conclusion de l’agent quant à l’absence de preuve sur les moyens de subsistance de la demanderesse. Celle‑ci remarque que son affidavit contient sa déclaration sous serment selon laquelle elle soutient financièrement ses enfants. Cependant, considérant que la demanderesse n’a pas de statut pour travailler au Canada et sans documents à l’appui comme des dossiers bancaires ou des relevés de transferts d’argent, l’agent pouvait raisonnablement ne pas être convaincu par une simple affirmation contenue dans l’affidavit.

[21] De la même façon, les déclarations inscrites dans le rapport du Dr Devins — un psychologue clinicien qui a procédé à une évaluation psychologique de la demanderesse en 2018 — selon lesquelles elle envoie de l’argent à ses enfants en Jamaïque ne constituent pas une preuve directe et sont entièrement fondées sur ce que la demanderesse a elle‑même déclaré au docteur. Il ne s’agit pas d’un élément de preuve à l’appui de l’allégation de la demanderesse quant au soutien financier offert à ses enfants.

[22] L’agent relève, quant au système scolaire jamaïcain, que les renseignements fournis par la demanderesse, notamment un article rédigé par la Fondation pour l’éducation dans les Caraïbes (Caribbean Education Foundation) sur les défis éducationnels en Jamaïque, étaient d’une portée plus générale et que la demanderesse n’a pu expliquer en quoi cela concernait précisément sa fille. La demanderesse a prétendu qu’il s’agissait d’une mauvaise interprétation de la preuve et que ces éléments de preuve mettent en lumière des enjeux systémiques bien connus et des obstacles présents dans le système scolaire jamaïcain.

[23] Dans ces circonstances, étant donné que la demanderesse a soulevé la question de la qualité du système scolaire jamaïcain, l’agent pouvait raisonnablement s’attendre à recevoir des éléments de preuve propres à la situation de la fille de la demanderesse. Au contraire, les éléments de preuve produits par la demanderesse étaient de nature générale et ne concernaient pas particulièrement la situation de sa fille. Il ne s’agissait donc pas d’une mauvaise interprétation de la preuve, mais plutôt d’une pondération de celle‑ci par l’agent.

[24] En général, pour ce qui relève de l’analyse de l’ISE, l’agent a raisonnablement soupesé les éléments de preuve. Cependant, il a finalement conclu qu’il était dans l’intérêt supérieur de la fille d’être réunie avec sa mère en Jamaïque.

c. Les risques et les conditions défavorables dans le pays

[25] La demanderesse allègue que la conclusion tirée par l’agent quant à son employabilité en Jamaïque est déraisonnable parce qu’il a imposé un critère impossible en précisant : [traduction] « Je reconnais qu’il peut s’écouler un certain laps de temps avant [que la demanderesse ne décroche] un emploi après avoir vécu à l’étranger depuis 2015, mais ce n’est pas une mission impossible. » La demanderesse soutient qu’il ne s’agit pas du bon critère et que l’agent a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en élevant le fardeau à un seuil inatteignable. Elle attire aussi l’attention sur son témoignage dans son affidavit où elle affirme que les membres de sa famille en Jamaïque ne sont pas capables de la soutenir financièrement.

[26] Le caractère raisonnable de l’approche adoptée par l’agent sur cette question est tributaire de la qualité de la preuve déposée par la demanderesse. La preuve à la disposition de l’agent montre que la demanderesse avait un emploi dans les Caraïbes lorsqu’elle y demeurait. Ce constat, jumelé au fait qu’elle avait continué d’occuper un emploi au Canada, n’est pas une conclusion déraisonnable dans les faits.

[27] La demanderesse conteste la conclusion de l’agent quant à ses besoins en santé mentale. Elle prétend qu’elle ne sera pas en mesure de recevoir un traitement pour sa santé mentale en Jamaïque. Pour appuyer ses dires, elle a déposé un article général qui fait état de la situation concernant les soins de santé en Jamaïque. Dans son examen de la question, l’agent a observé que la demanderesse avait reçu la thérapie recommandée au Canada et que la preuve était lacunaire quant à son état de santé mentale actuel. Étant dépourvu d’éléments de preuve directs et actuels, l’agent n’était pas convaincu que la demanderesse serait privée de services de consultation en Jamaïque. Dans les circonstances, cette conclusion était raisonnable.

d. La violence conjugale

[28] La demanderesse soutient que l’agent a fait fi de la maltraitance dans son mariage. L’agent a explicitement pris acte de la situation et a précisé : [traduction] « Je reconnais que la demanderesse a subi de la maltraitance au cours de son mariage et qu’elle a quitté son conjoint avant que la demande de parrainage dans la catégorie CF1 ne soit traitée […] Bien que j’éprouve de la compassion à son égard, je ne considère pas que ce facteur à lui seul justifie d’accueillir la demande. Cependant, je lui accorde un certain poids. »

[29] À mon avis, l’agent a pondéré ce facteur d’une façon appropriée, et il n’appartient pas à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve examinée par l’agent (Vavilov, au para 125).

Conclusion

[30] La demanderesse avait le fardeau de présenter des éléments de preuve suffisants pour donner ouverture au pouvoir discrétionnaire de l’agent (Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38 au para 5). En l’espèce, la preuve présentée par la demanderesse n’a pas suffi à convaincre l’agent d’exercer son pouvoir discrétionnaire en sa faveur. L’agent a raisonnablement apprécié la preuve et a soupesé correctement les considérations relatives à l’ISE. La décision de l’agent est raisonnable et rien ne justifie l’intervention de la Cour.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-7532-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑7532‑19

 

INTITULÉ :

DONNA MARIA DALE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 AOÛT 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 OctobRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Roger Rowe

 

POUR LA DEMANDERESSE

Samina Essajee

 

POUR LE DEMANDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

The Law Offices of Roger Rowe

Avocat

North York (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

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