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Date : 20211013


Dossier : IMM‑5385‑18

Référence : 2021 CF 1066

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

RUTH CHITSINDE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision [la décision] par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que la demanderesse n’avait ni la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II. Les faits

[2] Âgée de 29 ans, la demanderesse est une citoyenne zimbabwéenne.

[3] Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, elle explique qu’elle demande l’asile parce qu’elle a été violée par un homme politique qui était connu à l’échelle du pays et qui était membre du parti au pouvoir [l’homme politique]. Cet homme politique occupait un poste de haut niveau au sein du gouvernement national.

[4] La demanderesse souhaitait discuter d’opportunités commerciales et ils se sont rencontrés à quelques reprises sans incident. Toutefois, lors de leur dernière rencontre, l’homme politique s’est jeté sur la demanderesse et l’a agressée sexuellement. Il a menacé de la faire « disparaître » si jamais elle signalait le viol à la police. En raison de cette menace, la demanderesse n’a jamais signalé l’incident à la police et n’a jamais demandé ou reçu de soins médicaux.

[5] Plusieurs mois plus tard, l’homme politique a appelé la demanderesse et il lui a demandé si elle serait « un problème » pour lui, ce à quoi elle a répondu « non ». Elle n’a plus eu de nouvelles de lui. C’était il y a plusieurs années.

[6] La demanderesse affirme qu’après l’incident, elle a été suivie par différentes voitures garées devant sa maison. Elle a remarqué que certaines de ces voitures n’affichaient pas de permis mensuels et elle a soupçonné qu’elles étaient peut‑être associées à l’État.

[7] Une autre fois, la demanderesse se trouvait à la résidence d’un ami lorsqu’un soldat de la garde présidentielle s’est approché de la maison et l’a appelée par son nom. Sa présence n’a pas été découverte, mais après cet incident, elle a décidé de partir pour l’Afrique du Sud.

[8] Toutefois, en raison de la violence, de la xénophobie et d’une tentative d’enlèvement, elle a décidé de fuir en Amérique du Nord.

[9] Elle est d’abord retournée au Zimbabwe pour quelques jours pour récupérer des documents et faire ses adieux à sa famille. Elle est ensuite partie et est arrivée aux États‑Unis en 2017. Elle a traversé au Canada et a présenté sa demande d’asile.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[10] Fin 2018, la SPR a conclu que la demanderesse n’avait pas la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. La question déterminante était celle de savoir si la demanderesse disposait d’une possibilité de refuge intérieur viable [PRI].

[11] La demanderesse a expliqué que la goutte qui avait fait déborder le vase et qui l’avait décidée à partir était l’incident au cours duquel un soldat de la garde présidentielle s’était présenté chez son ami et avait demandé à la voir. Malgré son témoignage au sujet de cette visite, la demanderesse n’a pas été en mesure de fournir de date précise et la SPR a conclu qu’elle n’avait pas fait suffisamment d’efforts pour obtenir des éléments de preuve pour corroborer cet incident. La SPR a conclu que ce témoignage avait été fabriqué dans le but de renforcer la demande d’asile, et elle a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité.

[12] La SPR a également conclu que la demanderesse avait décidé de son propre chef de se prévaloir à nouveau de la protection de son pays lorsqu’elle y était retournée pendant quelques jours pour récupérer des documents et faire ses adieux à sa famille. La SPR a tiré une conclusion défavorable sur la crédibilité de la crainte subjective de la demanderesse en raison du fait qu’elle s’était réclamée à nouveau de la protection de son pays.

A. Possibilité de refuge intérieur

[13] Premier volet du critère — aucune possibilité sérieuse de persécution : La demanderesse a témoigné qu’elle craignait que l’homme politique puisse se rendre au lieu proposé comme PRI à tout moment. Il s’agissait d’un personnage politique qui avait de l’influence partout au Zimbabwe, dont le gouvernement avait des pouvoirs de surveillance dans tout le pays. Selon les éléments de preuve sur la situation qui règne dans ce pays, les fonctionnaires et la police s’y livrent fréquemment à des pratiques de corruption en toute impunité, en particulier les hauts fonctionnaires du parti au pouvoir. De plus, les autorités considèrent généralement la violence fondée sur le sexe (comme le viol, dans le cas qui nous occupe) comme une affaire relevant de la sphère privée, et les poursuites sont rares. Il existe également une stigmatisation sociale à l’égard de la victime. Ces perceptions et l’idée selon laquelle le viol « est une réalité de la vie » font que les taux de signalement sont faibles.

[14] La SPR a fait observer que la demanderesse n’avait plus eu de nouvelles de l’homme politique après que ce dernier lui eut téléphoné quelques mois après l’agression et qu’elle lui eut confirmé verbalement qu’elle ne lui causerait pas de problèmes.

[15] La SPR a fait observer que la demanderesse n’avait jamais demandé à la police ou à d’autres autorités de la protéger à la suite de la filature suspecte dont elle avait fait l’objet.

[16] La SPR a estimé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que l’homme politique ou l’un de ses associés avait eu des contacts avec la demanderesse, ses amis ou les membres de sa famille depuis leur conversation téléphonique directe. La SPR a conclu qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que l’homme politique communique avec des membres de la famille ou des amis de la demanderesse s’il souhaitait retrouver cette dernière. La SPR a par conséquent conclu à un manque d’intérêt et de motivation à poursuivre la demanderesse au lieu désigné comme PRI et a estimé qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse que la demanderesse soit persécutée si elle devait déménager dans le lieu désigné comme PRI, qui se trouve à une distance considérable.

[17] Deuxième volet du critère — caractère raisonnable : La SPR a conclu qu’il serait raisonnable que, si elle retournait au Zimbabwe, la demanderesse déménage au lieu désigné comme PRI. La demanderesse a expliqué que son expérience de travail lui permettait d’obtenir un emploi dans cette région. La demanderesse parle également le shona et l’anglais, qui sont des langues officielles du Zimbabwe. La SPR a conclu que, même si elle devrait faire certains ajustements, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que cela serait problématique pour la demanderesse.

IV. Questions en litige

[18] La seule question à trancher dans la présente demande est celle de savoir si la décision est raisonnable.

V. Norme de contrôle applicable

[19] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 (motifs de la majorité rédigés par le juge Rowe), qui a été rendu en même temps que la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], les juges majoritaires expliquent les conditions à respecter pour qu’une décision soit considérée comme raisonnable et, ce qui est encore plus important pour les besoins de la présente affaire, le critère que doit appliquer la cour qui procède au contrôle judiciaire d’une décision selon la norme de la décision raisonnable : la décision en question doit être « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85).

VI. Analyse

A. Possibilité de refuge intérieur

[20] J’ai récemment résumé la jurisprudence relative aux PRI dans le jugement Lawal c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 301 :

[8] D’abord, il est établi en droit que le critère à deux volets à appliquer pour décider s’il existe une PRI provient des décisions Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706, et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589. Dans la récente affaire Feboke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 155, le juge Pamel a décrit ce critère de la façon suivante, au paragraphe 15 :

[traduction]
[15] Les décisions Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706, et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, ont établi un critère à deux volets à appliquer pour déterminer s’il existe une PRI : (i) il ne doit pas exister de possibilité sérieuse que l’individu soit persécuté dans la région de la PRI (selon la prépondérance des probabilités), et (ii) les conditions de la proposition de PRI sont telles qu’il n’est pas déraisonnable, compte tenu de toutes les circonstances, pour un individu d’y chercher refuge (Reci c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 833, au paragraphe 19; Titcombe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1346 au paragraphe 15). Pour conclure à l’existence d’une PRI, chacun des deux volets doit être rempli. Ce critère à deux volets garantit que le Canada se conforme aux normes internationales relatives aux PRI (directives du HCR, aux paragraphes 7 et 24 à 30).

[21] Il incombe au demandeur de réfuter l’un ou l’autre des deux volets (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 [le juge Létourneau] au paragraphe 13).

B. Premier volet : possibilité sérieuse d’être persécuté dans la région de la PRI proposée

[22] Dans le jugement Nimako c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 540 [le juge Campbell] au paragraphe 7, notre Cour s’est penchée sur la question de savoir si, dans le cadre de l’analyse du critère de la possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté, il fallait tenir compte de la question de savoir si l’agent de persécution a probablement les moyens et la motivation de retrouver le demandeur au lieu proposé comme PRI.

[23] La SPR a conclu, en l’espèce, que l’homme politique n’avait pas l’intérêt et la motivation pour poursuivre la demanderesse dans une autre région du Zimbabwe, comme dans le lieu proposé comme PRI. La demanderesse soutient que la conclusion de la SPR n’est pas raisonnable parce qu’elle repose sur des conjectures et qu’elle ne tient pas compte de la capacité de l’agent de persécution de retrouver la demanderesse au lieu désigné comme PRI. Je suis d’accord avec elle sur ces deux points.

[24] Pour ce qui est de la question des conjectures, la demanderesse se fonde sur l’affaire Soos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 455 [le juge Diner] aux paragraphes 12‑16, dans laquelle la SPR s’était livrée à des suppositions plutôt qu’à des conclusions raisonnées. Le défendeur soutient qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles permettant de penser que l’homme politique a communiqué avec la demanderesse, ses amis ou sa famille depuis mai 2017. La SPR n’a toutefois pas expliqué pourquoi l’agent de persécution communiquerait avec la famille ou les amis de la demanderesse. En toute déférence, il s’agit là de suppositions de la part de la SPR, d’autant plus que l’homme politique a cessé de communiquer avec la demanderesse après que celle‑ci lui eut dit qu’elle ne lui causerait pas de « problèmes ».

[25] Je tiens également à signaler qu’à ce stade, la SPR a accepté sans formuler de commentaires, ni tirer de conclusions défavorables sur la crédibilité ou accorder beaucoup d’importance à cet aspect ou en tirer de conclusion défavorable, que l’agression sexuelle avait eu lieu comme la défenderesse l’avait décrite. J’estime que ce facteur est important eu égard aux circonstances de l’espèce. J’accepte donc l’affirmation essentielle de la demanderesse portant qu’elle a été agressée sexuellement par l’homme politique, et que ce dernier était un haut fonctionnaire du gouvernement.

[26] En toute déférence, après avoir examiné les motifs et le dossier, je ne suis pas convaincu que la SPR a bien évalué la capacité de l’agent de persécution de retrouver sa victime s’il le souhaitait.

[27] À cet égard, il convient de signaler que l’agent de persécution est un personnage politique connu à l’échelle du pays, ce qui permet de présumer qu’il n’existe pas de PRI. Cette présomption découle du Guide du HCNUR et de notre jurisprudence. J’estime, en toute déférence, qu’il s’agit là d’une erreur fatale suffisante pour trancher la présente demande en faveur de la demanderesse. Comme la demanderesse l’explique dans son mémoire :

[traduction]

53. Le Guide du HCNUR, qui, selon la Cour suprême, « doit être considéré comme un ouvrage très pertinent » en matière de reconnaissance du statut de réfugié, précise que, lorsque l’agent de persécution est une autorité nationale, il existe une présomption selon laquelle il n’existe aucune possibilité de réinstallation interne.

Les autorités nationales sont supposées agir sur l’ensemble du territoire. Si l’intéressé/ée a des craintes de persécution vis‑à‑vis d’agents étatiques, la position de principe est qu’il n’existe a priori aucune possibilité de fuite ou de réinstallation interne.

Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié, à la p 117.

Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593 au para 46

[28] À ce propos, il convient de rappeler que, dans l’arrêt Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593 au paragraphe 46, notre Cour a déclaré :

46 Tous ces facteurs me renforcent dans mon opinion que notre Cour ne devrait pas rejeter la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention de l’appelant uniquement parce qu’il n’a pas établi qu’il avait objectivement raison de craindre d’être persécuté en étant forcé de se faire stériliser. Au contraire, comme je l’ai indiqué, je suis d’avis que l’appelant a droit au réexamen de sa revendication par un tribunal de la Commission, conformément au Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, le « Guide du HCNUR ». Comme je l’ai signalé dans l’arrêt Ward, aux pp. 713 et 714, bien qu’il ne lie pas officiellement les États signataires, dont fait partie le Canada, le Guide du HCNUR résulte de l’expérience acquise relativement aux procédures et critères d’admission appliqués par les États signataires. Ce guide, souvent cité, a été approuvé par les États membres du comité exécutif du HCNUR, y compris le Canada, et il est utilisé, à titre indicatif, par les tribunaux des États signataires. En conséquence, le Guide du HCNUR doit être considéré comme un ouvrage très pertinent dans l’examen des pratiques relatives à l’admission des réfugiés. Il va de soi que les observations qui précèdent valent non seulement pour la Commission, mais également pour les cours chargées d’examiner le bien‑fondé des décisions de celle‑ci.

[29] La demanderesse fait également valoir que, dans ses motifs, la SPR ne s’est pas expressément attardée au risque auquel elle était exposée du fait que l’agent de persécution était une autorité nationale. Hormis sa remarque, dans son résumé des faits, qu’il s’agissait d’un politicien de haut niveau du pays, [traduction] « la SPR est muette dans ses motifs sur les éléments de preuve relatifs à la richesse et au pouvoir que [l’homme politique] possédait dans l’ensemble du Zimbabwe. Au lieu de se concentrer sur cet aspect fondamental de la demande d’asile de la demanderesse, la SPR s’est livrée à des conjectures sur les motivations de [l’homme politique]. La SPR s’est aussi fondée sur la distance géographique et sur un prétendu manque de preuve démontrant que les membres de la famille étaient physiquement visés. En agissant ainsi, la SPR méconnaît les réalités du XXIe siècle en matière de cybersurveillance et le degré de corruption au Zimbabwe ». J’abonde dans le sens de la demanderesse.

[30] Je suis également d’accord avec la demanderesse lorsqu’elle affirme que [traduction] « l’omission de la SPR de tenir compte du risque que représente l’agent de persécution dans la région désignée comme PRI est d’autant plus grave que la SPR ne semble pas avoir tenu compte des éléments de preuve versés au dossier selon lesquels les autorités gouvernementales du Zimbabwe ont accès à des ressources importantes et peuvent légalement surveiller toutes les communications à l’échelle du pays, ainsi que des éléments de preuve selon lesquels elles peuvent agir en toute impunité ».

[31] Comme je l’ai déjà signalé, on trouve au dossier une grande quantité d’éléments de preuve objectifs en ce sens.

[32] J’estime en toute déférence que le décideur commet une erreur lorsque, comme en l’espèce, il ne tient pas compte des raisons pour lesquelles le demandeur estime qu’il est exposé à un risque. Dans l’affaire Velasquez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1201, le juge O’Reilly a infirmé la conclusion tirée par la SPR sur la PRI, qui était la principale question en cause, au motif que la SPR n’avait pas déterminé le risque particulier auquel le demandeur était exposé au lieu proposé comme PRI. Le raisonnement du juge O’Reilly était axé sur l’obligation de tenir compte de la situation particulière de l’intéressé :

[16] Il peut toutefois y avoir chevauchement entre l’examen de la PRI invoquée par la Commission et l’analyse que fait cette dernière de la protection de l’État. La première étape du critère relatif à la PRI est satisfaite s’il n’existe aucun risque sérieux de persécution à l’endroit proposé. Cette conclusion peut se fonder sur le faible risque de persécution ou sur la présence de ressources de l’État qui peuvent protéger le demandeur, ou sur les deux éléments. Dans l’un ou l’autre cas, cependant, l’analyse ne peut être effectuée si la Commission n’a pas déterminé le risque particulier auquel le demandeur s’expose.

[17] De fait, l’omission de la Commission d’examiner les risques particuliers propres à un demandeur quand elle analyse la PRI constitue une erreur de droit (Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1010). C’est donc une erreur pour la Commission de tirer une conclusion générale relative à la PRI sans se reporter à la persécution précise invoquée par le demandeur d’asile ou à la situation particulière de ce dernier. Encore une fois, la première question à laquelle la Commission doit répondre quand il est question d’une PRI est de savoir si, selon la prépondérance de la preuve, il existe un risque sérieux que le demandeur soit persécuté à l’endroit proposé par la Commission. En règle générale, il n’est pas possible de répondre à cette question si la nature de la crainte du demandeur n’a pas été précisément déterminée.

[Non souligné dans l’original.]

[33] Je constate par ailleurs que, dans le jugement Akinola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 1308 au paragraphe 41, le juge Manson a appliqué ces principes dans le cadre du contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la SAR avait rejeté l’argument des demandeurs selon lequel l’agent de persécution, un policier à la retraite et « homme puissant », pouvait utiliser ses contacts pour les retrouver. Le juge Manson a estimé que la SAR n’avait pas raisonnablement tenu compte de la preuve selon laquelle l’agent de persécution était « un homme influent et puissant au sein du gouvernement qui pourrait utiliser ses contacts au sein de la police pour retrouver les demandeurs ».

[34] Je conclus que la SPR a tiré une conclusion déraisonnable sur le premier volet.

C. Second volet : Serait‑il raisonnable pour l’intéressé de chercher refuge au lieu proposé comme PRI eu égard à l’ensemble des circonstances?

[35] À titre subsidiaire, je suis également d’accord avec l’argument de la demanderesse selon lequel la SPR a agi de façon déraisonnable en concluant qu’elle serait en sécurité à condition qu’elle ne signale pas l’agression sexuelle dont elle avait été victime et qu’elle ne fasse rien pour que cela devienne public. La demanderesse invoque l’arrêt Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF) [Thirunavukkarasu] [le juge Linden] au paragraphe 14 pour affirmer qu’on ne peut s’attendre à ce qu’un demandeur d’asile vive dans la clandestinité pour rester en sécurité au lieu proposé comme PRI. Je suis d’accord avec elle pour dire que ce facteur est important lorsqu’on examine la viabilité de la PRI.

[36] Le défendeur rappelle que la demanderesse a décidé de ne pas signaler l’agression aux autorités et que rien ne permet de penser qu’elle avait l’intention ou le désir de la signaler si jamais elle retournait au Zimbabwe. À mon avis, cela ne fait aucune différence, pas plus que le fait que la SPR n’a pas laissé entendre que la demanderesse devrait se cacher au lieu proposé comme PRI; il ressort clairement de sa décision que la SPR était d’avis que la demanderesse serait en sécurité au lieu désigné comme PRI à condition et aussi longtemps qu’elle ne signalerait pas l’agression sexuelle. Cette conclusion n’est pas défendable compte tenu de la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale par laquelle nous sommes liés.

[37] Une telle conclusion est non seulement contraire à la ratio decidendi de l’arrêt Thirunavukkarasu de la Cour d’appel fédérale, mais, en toute déférence, je ne vois aucune raison de considérer l’affaire Thirunavukkarasu comme un cas d’espèce. À mon humble avis, cette jurisprudence s’applique, que le tribunal administratif impose explicitement ou implicitement à la victime d’une agression sexuelle l’obligation de garder le silence, comme c’est le cas en l’espèce, et qu’il oblige ainsi la victime à se cacher ou à garder le silence sur son agression sexuelle. Le principe énoncé dans l’arrêt Thirunavukkarasu s’apparente aux règles qui empêchent la SPR de rejeter une demande d’asile en obligeant expressément ou implicitement le demandeur d’asile à pratiquer sa religion en privé (voir Jasmin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1017 [le juge Russell] au para 20‑21; Husseini c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 177 [le juge Lemieux] au para 20; Fosu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 2003 CFPI 580 [le juge Denault] au para 5).

[38] À mon humble avis, permettre qu’il en soit autrement reviendrait à permettre à nos tribunaux chargés de statuer sur les demandes d’asile de se faire complices d’éventuelles entraves à la justice ou de possibles dénis de justice envers cette victime ou d’autres victimes d’agressions sexuelles.

VII. Conclusions sur la crédibilité

[39] À mon humble avis, la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse a décidé de son propre chef de se prévaloir à nouveau de la protection de son pays en raison du fait qu’elle y est retournée pendant quelques jours pour récupérer des documents et faire ses adieux à sa famille est, sans plus d’explications, tout à fait déraisonnable. Pour citer les propos tenus par le juge Mosley dans le jugement Abawaji c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1065 au paragraphe 15 : « Comme le juge John O’Keefe l’a fait remarquer dans la décision Camargo c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2003 CF 1434, au paragraphe 35, le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (Genève, 1988) énonce que le « réétablissement » et la « réclamation de protection » exigent tous deux un élément d’intention de la part du réfugié avant que la présence physique dans le pays entraîne un refus du statut de réfugié. Un séjour temporaire par le réfugié dans le pays où il craint la persécution, alors qu’il n’a pas l’intention d’y établir sa résidence permanente, ne devrait pas impliquer la perte du statut de réfugié. »

[40] Je refuse de me prononcer sur d’autres conclusions relatives à la crédibilité, étant donné que la présente affaire fera l’objet d’une nouvelle audience.

VIII. Conclusion

[41] À mon humble avis, la demanderesse a démontré que la décision de la SPR est déraisonnable parce qu’elle n’est pas justifiée au vu du dossier, compte tenu des contraintes juridiques.

IX. Question certifiée

[42] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5385‑18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que l’affaire est renvoyée devant la Commission pour être jugée par un autre commissaire, qu’aucune question n’est certifiée et qu’il n’y a pas d’adjudication de dépens.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5385‑18

 

INTITULÉ :

RUTH CHITSINDE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 SEPTEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 13 OCTOBRE 2021

COMPARUTIONS :

Charlotte Cass

POUR LA DEMANDERESSE

Rachel Hepburn Craig

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law Office

Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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