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Date : 20211012


Dossier : T-1186-20

Référence : 2021 CF 1063

Ottawa (Ontario), le 12 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

CALVIN WAQUAN

demandeur

et

PREMIÈRE NATION CRIE MIKISEW

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Waquan a été défait lors de l’élection de 2020 au Conseil de la Première Nation crie Mikisew [Mikisew]. Le Comité d’appel en matière d’élections [le Comité] a rejeté son appel des résultats de l’élection. M. Waquan sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

[2] Je rejette la demande de M. Waquan. Celui-ci allègue tout d’abord que deux autres candidats, M. Kaskamin et Mme McKenzie, étaient inéligibles parce qu’ils avaient une dette envers la Première Nation Mikisew. Toutefois, selon les renseignements présentés à la Cour, la candidature de M. Kaskamin et de Mme McKenzie a été acceptée uniquement après que le directeur des finances de la Première Nation Mikisew a certifié qu’ils n’avaient aucune dette. Le Comité a rejeté l’appel de M. Waquan parce que les deux candidats avaient [traduction] « eu le feu vert pour se présenter ». Le Comité a également noté qu’ils n’étaient pas au courant de la dette et que celle-ci était liée à une procédure judiciaire en cours.

[3] Je conclus que le Comité s’est raisonnablement fondé sur la certification du directeur des finances et n’avait pas à tirer ses propres conclusions concernant l’existence d’une dette. Exiger une certification du directeur des finances vise à fournir un certain degré de prévisibilité concernant l’existence de la dette et à assurer un traitement équitable aux candidats. M. Waquan n’a présenté aucune preuve d’irrégularité affectant le processus menant à la certification du directeur des finances.

[4] M. Waquan a également contesté le fait que les bureaux de scrutin n’étaient pas situés aux emplacements prévus dans le Règlement sur les élections coutumières. Le Comité a conclu que ce type de changement se faisait depuis longtemps et qu’il était maintenant devenu coutume. À mon avis, la décision du Comité à cet égard est compatible avec la manière dont notre Cour interprète les sources de droit autochtone, y compris la coutume.

[5] Par ailleurs, M. Waquan se plaint de la manière dont le Comité a tenu l’audience. Il affirme avoir été constamment interrompu et dit ne pas avoir été en mesure de présenter ses arguments visant à faire annuler les résultats de l’élection. Cependant, selon la preuve présentée par les deux parties, je conclus que M. Waquan n’a pas été interrompu et qu’il a eu l’occasion de présenter son point de vue au Comité. Il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale.

I. Contexte

[6] Les élections du chef et du Conseil de la Première Nation crie Mikisew se tiennent conformément au Règlement sur les élections coutumières qui a été adopté en 1996 [le Règlement]. Le 2 juillet 2020, le Conseil a adopté une résolution fixant la date de l’élection au 27 août 2020 et l’emplacement des bureaux de scrutin à Fort Chipewyan, Fort McMurray, High Level, Edmonton et Fort Smith.

[7] M. Waquan a été membre du Conseil de 2017 à 2020. En 2020, il a présenté sa candidature au poste de conseiller, mais n’a pas été élu. Le 28 août 2020, le lendemain de l’élection, il a interjeté appel des résultats de celle-ci. Il a allégué que des candidats étaient présents lors du dépouillement des votes, ce qui va à l’encontre de l’article 9.1 du Règlement, et que les bureaux de scrutin n’étaient pas situés aux emplacements prévus à l’article 8.3 puisque Fort Smith a été remplacé par Peace Point et que High Level a été ajouté.

[8] Une audience du Comité d’appel en matière d’élections a été convoquée pour le 3 septembre 2020 afin d’examiner l’appel de M. Waquan et d’autres appels. La veille, M. Waquan a modifié son avis d’appel afin d’alléguer que deux personnes élues au poste de conseiller, M. Kaskamin et Mme McKenzie, étaient inéligibles parce qu’ils devaient de l’argent à la Première Nation Mikisew, ce qui allait à l’encontre de l’alinéa 6.4b) du Règlement.

[9] L’audience a eu lieu le 3 septembre 2020. Il n’y a aucun enregistrement ni aucune transcription. La preuve relative à la manière dont la procédure s’est déroulée sera abordée plus loin dans les présentes. Le Comité a rendu sa décision le lendemain, le 4 septembre 2020. Il a rejeté l’appel de M. Waquan. Après avoir examiné les observations reçues, le Comité a résumé ses conclusions ainsi :

[traduction]
Concernant l’appel relatif aux bureaux de scrutin, le Comité conclut que :

- La résolution du conseil de bande [RCB] est contraire à ce que prévoit le règlement électoral. Cependant, la RCB indique clairement qu’elle établit une exception à l’égard de la question des bureaux de scrutin.

- La RCB a été signée par un quorum du Conseil, y compris M. Waquan.

- À chaque élection, une RCB similaire est adoptée afin d’établir l’emplacement des bureaux de scrutin et elle est signée par le Conseil, et ce, depuis de nombreuses années (cette pratique semble être coutumière).

- Ce changement concernant les bureaux de scrutin vise à permettre à un plus grand nombre de membres de voter aux élections de la Première Nation Mikisew.

Concernant les autres irrégularités alléguées, le Comité conclut que :

- Les allégations d’autres irrégularités, notamment que M. Kaskamin et Mme McKenzie devaient de l’argent à la Première Nation, auraient dû être présentées plus tôt et non la veille de l’audience.

- L’appel relatif à M. Kaskamin et Mme McKenzie semble concerner une affaire en cours devant les tribunaux; il n’est pas manifeste qu’il y a bel et bien une dette. Comme ils n’ont pas reçu la lettre et l’ordonnance, ils ne pouvaient pas être au courant. Dans tous les cas, ils ont eu le feu vert pour se présenter.

- Quelques-unes des questions soulevées ne sont pertinentes pour aucun des appels. La preuve n’a démontré aucune autre irrégularité.

[10] M. Waquan demande maintenant le contrôle judiciaire de la décision du Comité.

II. Analyse

[11] M. Waquan conteste le caractère raisonnable du fond de la décision du Comité ainsi que le processus ayant mené à cette décision. J’examinerai ces deux aspects à tour de rôle.

A. Le caractère raisonnable

[12] Lorsque nous sommes appelés à examiner des décisions prises par des décideurs autochtones, nous appliquons le cadre établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt de principe Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. En résumé, les tribunaux doivent faire preuve de retenue envers les décideurs administratifs et doivent s’abstenir de substituer leur propre opinion à celle des décideurs. Ils ne doivent intervenir que sur démonstration du caractère déraisonnable de la décision.

[13] Ce cadre a une résonnance particulière dans le contexte autochtone. La retenue favorise l’autonomie gouvernementale des Autochtones en veillant à ce que les décisions touchant la gouvernance d’une Première Nation soient prises au sein des communautés, dans la mesure du possible : Pastion c. Première Nation Dene Tha’, 2018 CF 648, au paragraphe 23, [2018] 4 RCF 467.

[14] Plus particulièrement, les organes décisionnels autochtones sont bien placés pour interpréter les lois électorales des Premières Nations. Comme ils sont souvent composés de membres de la communauté, ils sont mieux positionnés que les tribunaux pour comprendre comment les lois écrites sont appliquées et comment elles sont liées aux pratiques coutumières ou aux principes de gouvernance autochtones. Au paragraphe 27 de l’arrêt Porter v Boucher-Chicago, 2021 CAF 102, le juge Yves de Montigny de la Cour d’appel fédérale a résumé cette idée ainsi :

[traduction]
La retenue est particulièrement à propos lorsque la Cour fédérale contrôle des décisions des organes d’appel en matière d’élections des Premières Nations, et encore plus lorsque ces décisions concernent l’interprétation d’un code électoral. Comme la Cour l’a déclaré dans plusieurs affaires, l’interprétation d’un code électoral doit se faire à la lumière des coutumes sur lequel il est fondé et à la lumière de la compréhension générale de la collectivité, qui sait pourquoi elle peut s’écarter des coutumes à certains égards [...].

[15] Le cadre établi dans l’arrêt Vavilov exige également que les tribunaux fassent une lecture charitable des motifs donnés par les décideurs administratifs : Vavilov, aux paragraphes 91 à 94. Pour comprendre la logique de la décision, une cour de révision peut devoir tenir compte de la preuve dont le décideur disposait, des arguments présentés par les parties et du contexte général.

[16] En l’espèce, l’article 12.8 du Règlement exige que le Comité rende une décision dans les trois jours suivant l’audience. L’objectif évident est le règlement rapide des conflits électoraux. Par conséquent, on ne devrait pas s’attendre à ce que le Comité rédige de longs motifs.

[17] En gardant cela à l’esprit, nous pouvons maintenant passer aux arguments soulevés par M. Waquan pour contester la décision du Comité concernant l’éligibilité de M. Kaskamin et de Mme McKenzie et concernant la question de l’emplacement des bureaux de scrutin. Devant la Cour, M. Waquan ne conteste plus la présence des candidats lors du dépouillement des votes.

(1) L’éligibilité

[18] M. Waquan soutient que la décision du Comité de rejeter son appel concernant l’éligibilité de M. Kaskamin et de Mme McKenzie est déraisonnable. Selon lui, une preuve non contredite démontrait que ces deux personnes devaient de l’argent à la Première Nation Mikisew et ne pouvaient donc pas se présenter aux élections. Par conséquent, il affirme que le Comité a omis d’appliquer le Règlement.

[19] Pour bien comprendre la question, il est nécessaire d’expliquer les origines de la dette alléguée. La Première Nation Mikisew a intenté, à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, une action en dommages-intérêts d’un montant de 150 000 $ contre certains de ses membres, dont M. Kaskamin et Mme McKenzie. La preuve concernant les motifs de cette poursuite est mince et se résume à la déclaration de Mme McKenzie selon laquelle l’affaire est liée à sa suspension du conseil, que notre Cour a déclarée illégale dans l’affaire McKenzie c Première Nation crie Mikisew, 2020 CF 1184. Aucune des parties n’a présenté au Comité les actes de procédure ou d’autres renseignements à cet égard. Il semble que les défendeurs aient été déclarés en défaut de plaider et qu’ils aient ensuite demandé à la Cour d’être relevés de ce défaut. Le 1er novembre 2019, le juge Poelman a rejeté leur demande et a condamné les défendeurs, y compris M. Kaskamin et Mme McKenzie, à payer les dépens de 1 500 $ à la Première Nation Mikisew.

[20] Lorsque M. Waquan a modifié son avis d’appel pour contester l’éligibilité de M. Kaskamin et de Mme McKenzie, il a présenté au Comité l’ordonnance rendue par le juge Poelman, qui ne porte que sur les dépens, ainsi que des lettres et des courriels des avocats de la Première Nation Mikisew concernant la poursuite. Parmi ces lettres et courriels se trouvaient un avis juridique mentionnant que M. Kaskamin et Mme McKenzie étaient inéligibles au Conseil, ainsi qu’une ébauche de lettre que le Conseil devait envoyer aux défendeurs dans la poursuite afin de les informer de leur inéligibilité. L’un des courriels laisse entendre que la dette principale n’a pas été liquidée et que d’autres éléments de preuve sont nécessaires pour obtenir un jugement contre les défendeurs.

[21] Par conséquent, la seule preuve d’une dette exigible qui a été présentée au Comité était l’ordonnance sur les dépens de 1 500 $. La position de M. Kaskamin et de Mme McKenzie à cet égard est qu’ils n’ont jamais été mis au courant de l’ordonnance sur les dépens avant l’audience devant le Comité. Ils affirment également qu’ils n’ont jamais reçu de communication de la part du Conseil relativement à leur inéligibilité. En effet, rien ne prouve que l’ébauche de lettre rédigée par les avocats de la Première Nation Mikisew a été envoyée.

[22] La décision du Comité a été reproduite plus haut. En résumé, elle affirmait que M. Waquan n’aurait pas dû soulever la question de l’éligibilité la veille de l’audience; que M. Kaskamin et Mme McKenzie n’étaient pas au courant de l’ordonnance sur les dépens ni de la correspondance entre la Première Nation Mikisew et ses avocats; et que dans tous les cas, ils avaient [traduction] « eu le feu vert pour se présenter ».

[23] M. Waquan soutient que la décision du Comité n’est pas compatible avec la preuve. Cette contestation est toutefois fondée sur sa propre vision de la façon dont la règle relative aux dettes doit être interprétée et mise en œuvre. Selon lui, le Comité avait l’obligation de trancher la question de l’existence de toute dette que pouvaient avoir les candidats et de déclarer inéligible tout candidat qui avait une dette en souffrance depuis plus de 90 jours. Le critère étant objectif, le fait que les candidats ne soient pas au courant de la dette ne serait pas pertinent. De même, le Comité ne pourrait pas se fonder sur la décision du président d’élection d’accepter un dossier de mise en candidature.

[24] Le Comité n’était pas de cet avis. La preuve montre que la règle relative aux dettes est appliquée par le biais d’un processus par lequel les candidats doivent demander au directeur des finances de la Première Nation Mikisew de confirmer s’ils doivent de l’argent à celle-ci. Si c’est le cas, ils peuvent rembourser leur dette avant de présenter leur candidature. De toute évidence, le Comité faisait référence à ce processus lorsqu’il a conclu que M. Kaskamin et Mme McKenzie avaient [traduction] « eu le feu vert pour se présenter ».

[25] Je ne vois rien de déraisonnable dans la décision du Comité. Il lui était loisible de donner à la règle relative aux dettes une interprétation qui diffère de celle que M. Waquan préconise maintenant. Le Comité est composé d’aînés de la Première Nation Mikisew qui doivent connaître la manière dont les élections se tiennent et dont la règle relative aux dettes est mise en œuvre. Il était raisonnable pour le Comité de se fonder sur un processus bien connu qui informe les candidats de toute dette qu’ils peuvent avoir et qui leur offre l’occasion de la rembourser, et au terme duquel une certification impartiale est donnée. Bien que ce processus ne soit pas décrit en détail dans le Règlement, le Comité avait le droit de prendre connaissance de son existence et de se fonder sur son résultat. M. Waquan n’a pas attiré mon attention sur une disposition quelconque du Règlement qui serait incompatible avec l’approche adoptée par le Comité.

[26] M. Waquan soutient néanmoins que le Comité avait l’obligation de trancher la question de l’existence d’une dette et de fournir des motifs détaillés pour justifier sa conclusion. Je ne suis pas d’accord. Je souligne à nouveau que dans le cadre d’un contrôle judiciaire, le rôle de la Cour n’est pas d’imposer sa propre interprétation du Règlement (ni celle du demandeur). Si la règle relative aux dettes a toujours été mise en œuvre par le biais du processus décrit précédemment, le rôle du Comité était de s’assurer que le processus a été suivi et non de mener sa propre enquête concernant l’existence d’une dette.

[27] À l’appui de son argument selon lequel le Comité avait l’obligation de tirer ses propres conclusions concernant l’existence d’une dette, M. Waquan invoque les affaires Felix c Sturgeon Lake First Nation, 2014 CF 911, et Première Nation Cowessess No 73 c Pelletier, 2017 CF 692. Dans ces affaires, les décideurs avaient déclaré des candidats inéligibles en se fondant sur des condamnations aux dépens contre ceux-ci. Les dépens n’avaient toutefois pas encore été établis. La Cour a jugé que ces conclusions étaient déraisonnables parce que les décideurs n’avaient pas tenu compte du fait que la dette n’était pas encore exigible. Bref, si le décideur entreprend de trancher lui-même la question de l’existence d’une dette, il doit le faire de manière raisonnable. Ces affaires n’appuient cependant pas la proposition selon laquelle un comité d’appel en matière d’élections doit décider lui-même si un candidat a une dette plutôt que de se fonder sur la certification d’un représentant de la Première Nation. Elles ne sont pas utiles en l’espèce.

[28] Bien entendu, si le directeur des finances avait approuvé un candidat malgré le fait qu’une dette était enregistrée dans le système financier de la Première Nation Mikisew ou en se fondant sur de fausses déclarations faites par le candidat, le Comité aurait dû intervenir. La situation serait alors la même que dans l’affaire Jacko c Cold Lake First Nations, 2014 CF 1108. Cependant, rien ne prouve qu’une telle chose se soit produite. Dans son affidavit, M. Kaskamin déclare plutôt que le directeur des finances n’a pas fait mention d’une dette liée à l’ordonnance sur les dépens. Pourtant, celui-ci l’a informé d’une autre dette d’un montant de 7 000 $, qu’il a remboursée avant que sa candidature soit acceptée. Il est donc logique d’inférer que, peu importe la raison, la dette découlant de l’ordonnance sur les dépens n’avait pas été enregistrée dans le système financier de la Première Nation Mikisew. Je ne dispose d’aucun renseignement expliquant pourquoi il en est ainsi, et il n’y a aucune preuve que le directeur des finances a agi de manière inappropriée. D’après le dossier, aucune preuve à ce sujet n’a été présentée au Comité non plus. Dans les circonstances, il était raisonnable pour le Comité de se fonder sur le fait que M. Kaskamin et Mme McKenzie avaient [traduction] « eu le feu vert pour se présenter ».

[29] M. Waquan conteste également les affirmations du Comité selon lesquelles M. Kaskamin et Mme McKenzie n’étaient pas au courant de l’ordonnance sur les dépens. Selon lui, l’existence d’une dette serait une question objective que le Comité doit trancher et qui ne dépend pas de l’état d’esprit du débiteur. La connaissance devient toutefois pertinente si l’on accepte que la règle relative aux dettes est appliquée au moyen de la certification accordée aux candidats par le directeur des finances. Ce processus permet d’assurer un traitement équitable aux candidats en les informant de leurs dettes envers la Première Nation et en leur donnant l’occasion de les rembourser. De plus, le fait que le directeur des finances doive confirmer qu’un candidat n’a pas de dette donne au processus un caractère de certitude et d’objectivité. Dans ce contexte, l’absence de connaissance est un facteur pertinent à prendre en considération, car il tend à démontrer que personne n’a agi de manière inappropriée dans le processus et, plus particulièrement, que les candidats n’ont pas fait de fausses déclarations dans le but de tromper le directeur des finances. Il serait injuste et contraire à l’objectif du processus de déclarer des candidats inéligibles pour une dette dont ils n’étaient pas au courant et qu’ils n’ont pas eu l’occasion de rembourser.

[30] À cet égard, M. Waquan laisse entendre que les déclarations de M. Kaskamin et de Mme McKenzie selon lesquelles ils n’étaient pas au courant de l’ordonnance sur les dépens n’étaient pas crédibles. Je constate cependant qu’il n’y a aucune preuve du contraire et qu’ils n’ont pas été contre-interrogés. Leurs déclarations ne sont pas intrinsèquement invraisemblables. Je n’ai aucune raison d’écarter leurs déclarations ou de douter du caractère raisonnable de la conclusion du Comité selon laquelle ils n’étaient pas au courant de l’ordonnance sur les dépens.

[31] M. Waquan s’en prend aussi à un commentaire du Comité, à savoir qu’il n’était pas certain qu’il existait une dette puisque celle-ci était liée à une poursuite en cours. À ce propos, M. Waquan a remis au Comité une copie de l’ordonnance sur les dépens, mais ses notes d’allocution n’en font aucunement état. Celles-ci mentionnent plutôt à plusieurs reprises une poursuite en cours qui pourrait donner lieu à une condamnation pouvant aller jusqu’à 150 000 $ contre M. Kaskamin, Mme McKenzie et d’autres personnes. Si, devant le Comité, M. Waquan a mis l’accent sur la poursuite en cours et a omis de parler de l’ordonnance sur les dépens de 1 500 $, il ne peut pas, lors du contrôle judiciaire, se plaindre que le Comité n’a pas tenu compte du fait qu’une petite partie de la dette était devenue exigible. Dans tous les cas, comme je l’ai mentionné précédemment, le Comité a conclu qu’il pouvait se fonder sur la certification du directeur des finances, ce qui veut dire qu’il n’avait pas à statuer sur l’existence de la dette en soi.

[32] Puisque je conclus que la décision du Comité concernant l’éligibilité était raisonnable, je n’ai pas besoin de déterminer s’il était raisonnable pour le Comité de statuer que M. Waquan n’aurait pas dû soulever ce motif d’appel à la dernière minute.

(2) L’emplacement des bureaux de scrutin

[33] Le deuxième moyen invoqué par M. Waquan pour contester la décision du Comité est le changement d’emplacement des bureaux de scrutin. Il soutient que le Conseil ne pouvait pas simplement adopter une résolution pour modifier la disposition du Règlement qui fixe l’emplacement des bureaux de scrutin. Pour effectuer un tel changement, il aurait fallu suivre le processus formel énoncé à l’article 17. Il nie le fait qu’une coutume différente puisse avoir émergé, car le Règlement serait exhaustif.

[34] Le Comité a cependant conclu que la pratique de changer l’emplacement des bureaux de scrutin au moyen d’une résolution du Conseil [traduction] « existe depuis longtemps (et semble être devenue coutume) ». Je ne vois rien de déraisonnable dans cette conclusion.

[35] Dans sa décision, le Comité a pris note des observations relatives à la pratique adoptée par la Première Nation Mikisew concernant l’emplacement des bureaux de scrutin. Il n’est pas contesté que les bureaux de scrutin étaient situés à Fort Chipewyan, Fort McMurray, High Level, Edmonton et Fort Smith depuis au moins les quatre dernières élections, sur une période de vingt ans, et que personne ne s’en est plaint jusqu’à ce que M. Waquan interjette appel devant le Comité.

[36] Au paragraphe 36 de l’affaire Francis c Mohawk Council of Kanesatake, 2003 CFPI 115, [2003] 4 FC 1133, [Francis], mon collègue le juge Luc Martineau a décrit le critère permettant d’établir la coutume ainsi :

Pour qu’une règle devienne une coutume, la pratique se rapportant à une question ou situation donnée qui est visée par cette règle doit être fermement établie, généralisée et suivie de manière uniforme et délibérée par une majorité de la communauté, ce qui démontrera un « large consensus » quant à son applicabilité.

[37] Par conséquent, comme la preuve dont le Comité disposait n’était pas contestée, sa conclusion selon laquelle la pratique [traduction] « semble être devenue coutume » est compatible avec l’interprétation de notre Cour, qui considère la coutume comme une source de droit autochtone.

[38] Invoquant des arrêts comme Première Nation de Fort McKay c Orr, 2012 CAF 269, et Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 732, [2019] 4 RCF 217 [Whalen], M. Waquan affirme néanmoins qu’une coutume ne peut écarter les règles prévues dans le Règlement, car ce dernier serait exhaustif. Les lois autochtones positives ou écrites, comme le Règlement, l’emporteraient sur la coutume, même lorsque la coutume est plus récente.

[39] Cependant, comme je l’ai expliqué au paragraphe 40 dans l’affaire Whalen, l’approche que notre Cour adopte est plus nuancée :

Les Premières Nations qui choisissent délibérément de donner une forme écrite à leurs principes de gouvernance ne doivent pas être privées de la certitude associée au droit écrit simplement parce que ce droit n’est pas strictement respecté. Cependant, il peut arriver qu’une Première Nation décide clairement de changer ses façons de faire sans prendre la peine de modifier sa loi écrite. Dans un tel cas, la Cour ne rendrait pas justice si elle insistait pour que la loi écrite soit strictement respectée.

[40] Il ne s’agit pas d’une invitation à ignorer les dispositions des codes électoraux ou à tenter de les modifier sans suivre le processus de modification prescrit. Évidemment, les conseils des Premières Nations sont assujettis à la primauté du droit, y compris celle du droit autochtone. Or, les sources du droit autochtone incluent autant la coutume que les lois écrites (ou le droit positif). L’adoption d’un code électoral comprenant une formule de modification n’empêche pas l’émergence subséquente d’une coutume. Néanmoins, la tâche de prouver l’existence d’une coutume dans ces circonstances est un lourd fardeau : voir par exemple, Bacon St-Onge c Conseil des Innus de Pessamit, 2017 CF 1179, au paragraphe 72, confirmé par 2019 CAF 13. Par contre, lorsqu’une pratique qui s’écarte d’une loi écrite est suivie depuis plusieurs cycles électoraux, on ne peut pas simplement l’ignorer : voir par exemple Bertrand c Première Nation Acho Dene Koe, 2021 CF 287 au paragraphe 52.

[41] À cet égard, l’affaire Angus c Première Nation des Chipewyans des Prairies, 2008 CF 932, sur laquelle s’appuie M. Waquan, se distingue facilement des faits de l’espèce. Dans cette affaire, un conseil nouvellement élu avait tenté de révoquer le président d’élection, ce qui avait eu pour effet de déjouer le processus d’appel dans le cadre duquel leur propre élection était contestée. Mon collègue le juge James Russell a conclu que rien dans le code électoral ne permettait au conseil de révoquer le président d’élection. Aucune preuve ne démontrait l’existence d’une pratique de longue date en ce sens. Cette affaire n’appuie donc pas l’argumentaire de M. Waquan.

[42] Étant donné ce qui précède, je n’ai pas besoin d’aborder l’argument de la Première Nation Mikisew selon lequel M. Waquan tente de contester indirectement la résolution du Conseil établissant l’emplacement des bureaux de scrutin, allant ainsi à l’encontre de la règle 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

B. L’équité procédurale

[43] Enfin, M. Waquan conteste la manière dont le Comité a tenu l’audience. Il affirme que, pendant qu’il présentait ses arguments au Comité, d’autres personnes l’ont constamment interrompu, ce qui l’a empêché de présenter sa cause pleinement. Il se plaint également de la présence, dans la salle d’audience, de nombreuses autres personnes n’ayant pas d’intérêt direct à l’égard de l’appel.

[44] Personne ne conteste que l’équité procédurale exigeait que M. Waquan ait une occasion véritable de présenter ses observations au Comité. La question en litige porte sur ce qui s’est vraiment passé à l’audience devant le Comité.

[45] Le récit des faits de M. Waquan ne correspond pas aux affidavits souscrits par M. Powder, qui a été élu chef, et par M. Kaskamin et Mme McKenzie. Plus précisément, M. Kaskamin et Mme McKenzie déclarent que M. Waquan n’a pas été interrompu lors de sa présentation au Comité. Ce serait plutôt lui qui a constamment tenté d’interrompre les autres personnes qui prenaient la parole. Ils ajoutent que M. Waquan est celui qui a parlé le plus.

[46] Il incombe à M. Waquan de faire la preuve du manquement à l’équité procédurale qu’il allègue. Le Comité n’était pas tenu d’enregistrer les débats ni de fournir une transcription. En l’absence d’une transcription, M. Waquan doit présenter une preuve convaincante de son incapacité à présenter ses observations. Pour ce faire, il se fonde uniquement sur son affidavit. Il n’a pas contre-interrogé les autres déposants.

[47] Je suis conscient que le fait de ne pas contre-interroger un déposant ne signifie pas que l’on reconnaît la véracité du contenu de l’affidavit : Exeter c Canada (Procureur général), 2015 CAF 260, au paragraphe 9. Néanmoins, en l’espèce, trois personnes ont souscrit des affidavits dans lesquels ils déclarent que la version des faits de M. Waquan est inexacte. M. Waquan a choisi de ne pas les contre-interroger. À mon avis, vu les circonstances de la présente affaire, cette omission jette un doute sur sa propre preuve. Autrement dit, si l’audience s’est déroulée comme l’a décrit M. Waquan, il est difficile de comprendre pourquoi il n’a pas tenté de contester les affirmations contraires des trois déposants.

[48] En outre, M. Waquan n’a jamais demandé au Comité de prendre des mesures correctives, ni lors de l’audience ni après. Par exemple, il aurait pu écrire au Comité pour se plaindre de la manière dont l’audience s’est déroulée. Il aurait également pu envoyer ses notes d’allocution au Comité. Le fait qu’il ne se soit pas plaint de la situation est difficile à réconcilier avec sa description de la réunion.

[49] Par conséquent, je conclus que M. Waquan ne s’est pas acquitté de son fardeau de prouver qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale.

[50] Je ne comprends pas non plus le grief de M. Waquan concernant la présence d’autres personnes dans la salle. La partie de son appel qui contestait l’emplacement des bureaux de scrutin touchait tous les candidats élus, car la validité de leur élection était en péril. Eux aussi avaient droit à l’équité procédurale, ce qui inclut le droit d’être présent à l’audience. Le fait que le Comité ait supposément omis de suivre ses propres lignes directrices concernant la COVID-19 ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale.

III. Observations finales

[51] Même si ce qui précède est suffisant pour trancher l’affaire, je ne peux passer sous silence un aspect troublant de celle-ci. Des éléments sérieux indiquent que M. Waquan est à l’origine des situations dont il se plaint maintenant.

[52] Premièrement, M. Waquan était membre du Conseil lorsque la résolution établissant l’emplacement des bureaux de scrutin a été adoptée. La résolution porte sa signature. À l’audience devant moi, l’avocat de M. Waquan a laissé entendre qu’il est possible que son client ait voté contre la résolution, même s’il a signé le document confirmant la décision qui a été prise. Si c’était le cas, je me serais attendu à ce que M. Waquan le mentionne dans son affidavit. Je conclus que M. Waquan a participé à la décision concernant l’emplacement des bureaux de scrutin, et qu’on ne devrait pas pouvoir contester nos propres décisions si aisément.

[53] Deuxièmement, puisqu’il était membre du Conseil avant l’élection, M. Waquan était au courant des faits sous-jacents à son assertion selon laquelle M. Kaskamin et Mme McKenzie étaient inéligibles. Plus précisément, il affirme dans son affidavit qu’il était au courant, avant l’élection, d’un avis juridique en ce sens et d’une ébauche de lettre à envoyer aux candidats inéligibles.

[54] Il est à tout le moins curieux que le Conseil n’ait pas tenté de percevoir la dette de 1 500 $ de M. Kaskamin et de Mme McKenzie et qu’il ait plutôt choisi de demander un avis juridique concernant les conséquences de la dette de ces deux candidats sur leur éligibilité à l’élection à venir.

[55] Il est tout aussi curieux que le Conseil ait demandé qu’une ébauche de lettre soit rédigée pour informer les personnes concernées de leur inéligibilité, mais qu’il n’ait pas envoyé cette lettre.

[56] Bien que la preuve ne révèle rien de plus que ce que je viens de relater, il est évident qu’à tout le moins, M. Waquan est resté silencieux alors qu’il était au courant des motifs qu’il avance maintenant pour contester l’éligibilité de M. Kaskamin et de Mme McKenzie. Il est aussi évident que le fait d’aviser M. Kaskamin et Mme McKenzie de l’existence de la dette les aurait presque certainement incités à la rembourser, ce qui aurait ainsi privé M. Waquan ou d’autres personnes d’un motif permettant de contester les résultats de l’élection. Tout ce que je peux dire, c’est que si quelqu’un avait voulu concevoir un stratagème pour contester l’élection d’un concurrent, il n’aurait pas agi différemment. Tolérer un tel comportement ne peut que nuire à la confiance que le public porte au processus électoral.

[57] Si j’avais conclu que la décision du Comité était déraisonnable, ces faits m’auraient fort probablement incité à exercer mon pouvoir discrétionnaire de n’accorder aucune mesure de réparation.

IV. Décision

[58] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune raison de s’écarter de la pratique habituelle d’adjuger les dépens à la partie ayant eu gain de cause.


JUGEMENT dans le dossier T-1186-20

LA COUR STATUE :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Le demandeur est condamné à payer les dépens à la défenderesse.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1186-20

 

INTITULÉ :

CALVIN WAQUAN c PREMIÈRE NATION CRIE MIKISEW

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 SEPTEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 12 octobre 2021

COMPARUTIONS :

Sean Jones

Katelyn Jones

Pour le demandeur

 

Evan C. Duffy

Maura McDowell

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MLT Aikins LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour le demandeur

 

Parlee McLaws LLP

Edmonton (Alberta)

Pour la défenderesse

 

 

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