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Date : 20211006


Dossier : T‑304‑20

Référence : 2021 CF 1035

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 octobre 2021

En présence de Madame la juge St‑Louis

ENTRE :

GEORGES KOURIDAKIS

demandeur

et

BANQUE CANADIENNE IMPÉRIALE

DE COMMERCE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] M. Georges Kouridakis, le demandeur, sollicite le contrôle judiciaire de la décision arbitrale sur le montant de l’indemnité [la décision sur le montant] rendue par M. Mark Abramowitz [l’arbitre]. L’arbitre a ordonné à la défenderesse, la Banque canadienne impériale de commerce [la CIBC], de verser à M. Kouridakis une indemnité de départ de 10 250 $ en règlement intégral de ce qu’elle lui devait et a rejeté la demande de M. Kouridakis au titre des dommages moraux et des frais juridiques.

[2] Pour les motifs exposés ci‑après, j’accueille la demande de contrôle judiciaire de M. Kouridakis. En somme, la décision sur le montant ne possède pas selon moi les caractéristiques d’intelligibilité et de cohérence requises en vertu de la norme de la décision raisonnable. En s’appuyant sur les conclusions tirées par l’arbitre, les éléments de preuve, les règles de droit applicables et la norme de contrôle, M. Kouridakis a établi que l’intervention de la Cour est justifiée et que la décision sur le montant doit être annulée.

II. Contexte

[3] Afin de comprendre les observations des parties, il est nécessaire de décrire brièvement le contexte.

[4] M. Kouridakis a travaillé pour la CIBC d’octobre 2000 à juin 2016; il a occupé divers postes et obtenu à de nombreuses reprises des certificats d’appréciation, des augmentations de salaire et des primes. Par contre, il a reçu aussi plusieurs lettres d’avertissement.

[5] Le 6 avril 2016, il y a eu un incident entre M. Kouridakis et sa supérieure. Le 7 avril 2016, M. Kouridakis a consulté un médecin et a pris un congé de maladie. Pendant ce congé, le 14 juin 2016, M. Kouridakis a été congédié. La lettre qu’il a reçue de la CIBC précisait qu’il était [traduction] « congédié pour un motif valable et sans indemnisation, à compter de la date des présentes, pour les motifs dont nous avons discuté avec vous ». Peu après, M. Kouridakis a déposé une plainte de congédiement injuste en vertu de l’article 240 du Code canadien du travail LRC 1985, c L‑2 [le Code].

[6] Le 18 septembre 2018, l’arbitre a rendu une décision sur le fond de la plainte [la décision sur le fond] et conclu que « l’employeur n’a pas suffisamment établi le bien‑fondé du congédiement justifié reposant sur les actes fautifs de M. Kouridakis ». Vu les circonstances particulières de l’affaire, l’arbitre a estimé également que la réintégration n’était pas une option viable et que le congédiement était nécessaire. Il a ajouté qu’une indemnité de départ devait être versée à M. Kouridakis, citant à cette fin les auteurs Brown et Beatty (Canadian Labour Arbitration, 4e éd) sur le versement d’une compensation au lieu de la réintégration dans les fonctions (décision sur le fond au para 49).

[7] M. Kouridakis a demandé le contrôle judiciaire de la décision sur le fond, faisant valoir que les conclusions de l’arbitre, selon lesquelles la réintégration n’était pas une option viable et qu’il avait seulement droit à une indemnité de départ, étaient déraisonnables. Sur ce dernier point, M. Kouridakis a souligné qu’aucun élément de preuve n’avait encore été présenté au sujet du montant de l’indemnité, mais que l’arbitre avait tout de même conclu que seul l’octroi d’une indemnité de départ – par opposition à une indemnité générale – s’imposait.

[8] Le 24 septembre 2019, la Cour a rejeté la demande de contrôle judiciaire de M. Kouridakis (Kouridakis c CIBC, 2019 CF 1226 [Kouridakis 2019]). Elle a confirmé la décision sur le fond et renvoyé l’affaire à l’arbitre pour qu’il statue sur le montant de l’indemnité.

[9] Le 28 janvier 2020, dans sa décision sur le montant, l’arbitre a ordonné à la CIBC de verser à M. Kouridakis une indemnité de départ de 10 250 $ en règlement intégral de ce qu’elle lui devait. Cette décision fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

III. La décision sur le montant qui est contestée

[10] À l’audience arbitrale sur le montant de l’indemnité, M. Kouridakis a témoigné pour son propre compte et assigné une représentante de la CIBC comme témoin. La CIBC n’a présenté aucun témoin.

[11] Selon Mme Mona Moussa, qui a témoigné pour la CIBC, M. Kouridakis a demandé à l’arbitre de lui accorder les réparations suivantes :

· Une indemnisation pour sa perte de salaire (moins les 12 000 $ qu’il reconnaît avoir reçus);

· Une indemnité d’un mois de salaire par année de service, pour un total de 16 mois;

· Un montant de 7 500 $ au titre des problèmes de santé qui lui ont été causés;

· Le remboursement de ses frais juridiques.

[12] Dans sa décision sur le montant, l’arbitre a examiné : 1) le contexte du congédiement et le montant de l’indemnité de départ; 2) le montant dû plaignant.

[13] Sous le titre « Contexte du congédiement et montant de l’indemnité de départ », l’arbitre a résumé les 16 années de service de M. Kouridakis à la CIBC ainsi que son salaire et les primes qu’il a touchées. L’arbitre a précisé également, après avoir statué sur le fond, que même si l’incident du 6 avril 2016 n’a pas été considéré comme un motif suffisant pour justifier le congédiement de M. Kouridakis, la preuve a montré que, de toute évidence, la conduite et les critiques continues de M. Kouridakis à l’égard de sa gestionnaire constituaient un comportement insolent et défiant l’autorité. L’arbitre a ensuite souligné que la solution qui consistait à congédier M. Kouridakis s’est imposée pour des raisons administratives, compte tenu du comportement de M. Kouridakis, et que le même raisonnement pouvait être invoqué pour refuser la réintégration dans son poste. L’arbitre a cité des paragraphes de sa décision sur le fond pour déterminer que la dernière question en litige touchait le montant de l’indemnité de départ à verser à M. Kouridakis.

[14] Sous le titre « Analyse sur le montant dû au plaignant », l’arbitre a commencé par définir ce qu’il voulait dire en parlant de l’indemnité de départ dans sa décision sur le fond. Il s’est reporté à la définition de l’indemnité de départ (severance pay) qui se trouve dans le Black’s Law Dictionary.

[15] L’arbitre a cité le paragraphe 94 de l’arrêt Kouridakis 2019 de la Cour fédérale, qui reprend les termes de Wolf Lake Nation v Young, 130 FTR 115. Il a ainsi souligné que le montant de l’indemnité de départ n’est pas limité à ce qui est prévu à l’article 235 du Code et que le paragraphe 242(4) du Code est conçu pour indemniser pleinement un employé qui a été congédié injustement. L’arbitre a repris l’extrait indiquant que le paragraphe 242(4) ne se limite pas à l’indemnité de départ à laquelle l’employé a droit et que la réparation n’est pas calculée en fonction du préavis qui aurait dû être donné à l’employé. Il a ajouté, comme l’énonce la Cour dans Kouridakis 2019, que le paragraphe 242(4) « a pour but de confier à l’arbitre le pouvoir de faire en sorte, dans la mesure du possible, que l’employé lésé n’ait pas à subir de préjudice en matière d’emploi par suite de son congédiement injustifié » (Davidson c Slaight Communications Inc, [1985] 1 CF 253 (CAF)).

[16] Je comprends à la lecture de cet extrait que l’arbitre, bien qu’il ne l’ait pas nommée expressément, faisait référence à l’approche « réparatrice » discutée par les parties à la présente instance et mentionnée par la Cour au paragraphe 93 de Kouridakis 2019.

[17] L’arbitre a confirmé que M. Kouridakis avait effectivement été congédié pour des raisons administratives, plutôt qu’à titre de mesure disciplinaire, et a fait état de la jurisprudence relative au congédiement administratif.

[18] L’arbitre a cité le paragraphe 20.3.1 de l’ouvrage de doctrine Le congédiement en droit québécois en matière de contrat individuel de travail, 3e édition, des auteurs Audet, Bonhomme, Gascon et Le François [Le congédiement en droit québécois], qui décrit la situation où le congédiement a eu lieu sans cause juste et suffisante, mais où la faute de l’employé devait être prise en considération dans l’évaluation de l’indemnité.

[19] Je constate que le paragraphe 20.3.1 de l’ouvrage Le congédiement en droit québécois se trouve dans la partie II, elle‑même consacrée à l’article 124 de la loi québécoise intitulée Loi sur les normes du travail, LRQ c N‑1.1. L’arbitre ne se reporte pas aux chapitres concernant le Code canadien du travail, à la partie VI, ni aux réparations prévues au paragraphe 242(4) du Code qui sont soulignées au chapitre 43 dans cette partie VI. L’arbitre n’explique pas pourquoi il s’appuie sur l’article 124 de la loi québécoise ni comment cet article se compare à l’article 242 du Code.

[20] Ici…L’arbitre a analysé la situation de M. Kouridakis et les efforts qu’il a déployés pour réduire sa perte à un an de salaire, et non pas aux 16 mois qui étaient réclamés. À cet égard, l’arbitre 1) a émis l’opinion qu’il n’était pas déraisonnable de laisser entendre qu’il n’aurait pas dû être difficile pour M. Kouridakis de se trouver un nouvel emploi dans une ville aussi grande que Montréal, où l’économie est généralement considérée comme florissante; 2) a souligné que M. Kouridakis avait posé en vain sa candidature pour travailler dans deux banques et dans un bureau de poste; 3) a mentionné aussi que M. Kouridakis a fait du tutorat auprès d’étudiants; 4) a précisé qu’aucun élément de preuve documentaire de demandes d’emploi ou de réponses connexes n’a été produit par M. Kouridakis. Selon l’arbitre, on restait avec l’impression que M. Kouridakis a déployé des efforts minimes pour trouver un autre emploi et qu’il se contentait apparemment de toucher les prestations d’assurance emploi qu’il a commencé à recevoir après son congédiement.

[21] L’arbitre a pris en considération les arguments de M. Kouridakis, c'est‑à‑dire 1) qu’il incombe à l’employeur d’établir que d’autres emplois, dont le plaignant aurait dû profiter, étaient disponibles (Red Deer College c Michaels, [1976] 2 RCS 124, [Red Deer College]) et que la représentante de la CIBC ne pouvait pas s’exprimer sur l’existence de telles possibilités d’emploi; et 2) que l’employeur ne s’était pas acquitté de son fardeau, de sorte qu’il était impossible de conclure que les efforts du plaignant pour atténuer le préjudice étaient insuffisants.

[22] L’arbitre a rejeté l’argument de M. Kouridakis fondé sur Red Deer College, car 1) on pouvait raisonnablement présumer que, dans une ville de la taille de Montréal, dont l’économie est dynamique, des emplois administratifs ordinaires étaient probablement facilement accessibles et 2) la situation décrite dans l’arrêt Red Deer College se distinguait de la situation à Montréal. L’arbitre a conclu que M. Kouridakis n’avait pas respecté son obligation légale d’atténuer le préjudice.

[23] L’arbitre a mentionné une fois de plus le fait que M. Kouridakis avait réclamé un an de salaire, au lieu de 16 mois, et a conclu que cette demande ne pouvait être acceptée. Il a cité en exemple les indemnités dont il est question à l’annexe IX de l’ouvrage Le congédiement en droit québécois pour fixer l’indemnité à 6 mois de salaire. Il a ensuite réduit cette somme de 50 %, vu l’inconduite de M. Kouridakis et ses efforts minimes pour atténuer le préjudice. L’arbitre a donc accordé en fin de compte 3 mois de salaire à M. Kouridakis comme indemnité de départ, soit 10 250 $.

[24] L’arbitre n’a accordé aucune indemnisation au titre des souffrances et dommages moraux, puisqu’ils découlaient du congédiement et qu’il n’y avait pas eu de malveillance, de mauvaise foi ou de comportement vexatoire de la part de la CIBC (Wallace c United Grain Growers [1997] 3 RCS 701 [Wallace]; Taxis Coop Québec c Proulx, [1994] RJQ 603; Banque nationale du Canada c Gignac, [1995] JQ n1134).

[25] En dernier lieu, l’arbitre n’a pas indemnisé M. Kouridakis pour les frais juridiques engagés. Il s’est reporté à Banca Nazionale del lavoro of Canada Ltd c Lee‑Shanok (CAF), [1988] ACF no 594 et à d’autres décisions ainsi qu’aux pages 20 à 39 de l’ouvrage Le congédiement en droit québécois. Encore une fois, ces pages se trouvent dans la section qui porte sur l’article 128 de la Loi sur les normes du travail et non pas dans celle qui concerne l’article 240 du Code. L’arbitre a conclu que, étant donné l’absence d’élément de preuve d’abus, de malveillance, de mauvaise foi, de témérité, de caprice ou de tactiques dilatoires liés à la décision de congédier M. Kouridakis, la demande de remboursement des frais juridiques ne pouvait être accueillie.

[26] En résumé, comme je le mentionne plus haut, l’arbitre a ordonné à la CIBC de verser à M. Kouridakis une indemnité de départ de 10 250 $ en règlement intégral de ce qu’elle lui devait.

IV. Points soulevés devant la Cour et positions des parties

[27] Devant la Cour, M. Kouridakis présente quatre arguments. Il affirme que l’arbitre 1) a omis d’exercer sa compétence; 2) a tiré des conclusions déraisonnables au sujet de son droit à une indemnité de départ compte tenu des circonstances; 3) a négligé d’appliquer les principes établis par la Cour suprême dans Red Deer College relativement à l’atténuation des dommages et au fardeau de la preuve; 4) a tiré des conclusions en ce qui a trait aux dommages pour souffrances morales et aux frais juridiques qui ne sont pas raisonnables, sensées et logiques.

[28] Premièrement, M. Kouridakis fait valoir que l’arbitre n’a pas exercé sa compétence 1) en énonçant de façon erronée et en ignorant ses demandes, présentées clairement; 2) en écartant sa réclamation au titre de la perte de salaire et d’avantages fondée sur l’alinéa 242(4)a) du Code; 3) en écartant sa demande d’indemnisation au titre de la perte de son emploi, à raison d’un mois de salaire pour chaque année de service (au lieu de la réintégration), en vertu de l’alinéa 242(4)c) du Code; et 4) en omettant de façon générale d’appliquer le principe de l’indemnisation intégrale et en traitant ses demandes d’indemnisation comme s’il s’agissait d’une action pour congédiement illégal et non pas d’une plainte pour congédiement injuste prévue au Code (Wilson c Énergie Atomique du Canada Ltée [2016] 1 RCS 770). Selon M. Kouridakis, la décision de l’arbitre ne repose sur aucun raisonnement, aucune justification ni aucune logique.

[29] Deuxièmement, M. Kouridakis soutient que la mention du droit à une indemnité de départ est déraisonnable puisque 2) même dans la décision sur le fond, l’arbitre a précisé que le demandeur avait droit seulement à l’indemnité de départ; 2) le chapitre de l’ouvrage de Brown et Beatty, sur lequel l’arbitre semble fonder sa décision sur le montant, ne concerne que la réintégration, c'est‑à‑dire l’alinéa 242(4)b) du Code, non pas la totalité de l’indemnisation, et le renvoi au dictionnaire juridique Black’s Law Dictionary plutôt qu’à l’article 242 du Code est mal avisé; 3) l’arbitre mentionne quand même l’indemnité de départ qui doit être versée; et 4) le tableau dont se sert l’arbitre ne s’applique pas à un employé congédié après 16 années de service, et la plupart des décisions qui y sont citées révèlent que les arbitres n’ont pas été appelés à appliquer le principe de l’indemnisation intégrale.

[30] Troisièmement, M. Kouridakis ajoute qu’il est erroné de parler de l’atténuation du préjudice quand on évalue l’indemnisation au titre de la perte d’un emploi visée à l’alinéa 242(4)c) du Code, mais que le principe devrait être pris en considération dans le calcul de la perte du salaire et des avantages dont il est question à l’alinéa 242(4)a).

[31] Selon M. Kouridakis, les principes juridiques sur l’atténuation des dommages en droit du travail ont été énoncés dans Red Deer College, et l’arbitre a inversé le fardeau de la preuve lorsqu’il a imposé la totalité de la responsabilité de la preuve à l’employé alors que la CIBC n’a présenté aucun élément de preuve. M. Kouridakis ajoute que l’arbitre a aussi omis de prendre en considération le fait qu’il avait concentré ses efforts sur sa réintégration et, en dernier lieu, que l’arbitre n’avait pas le pouvoir de conclure que l’économie était florissante et qu’il était facile de se trouver un emploi en l’absence de toute preuve de la part de la CIBC en ce sens.

[32] M. Kouridakis estime que l’arbitre a eu tort de mentionner des éléments de preuve favorables à la CIBC sur le marché du travail à Montréal, étant donné que les parties n’avaient présenté aucune preuve à ce sujet.

[33] En dernier lieu, M. Kouridakis soutient que l’analyse de la preuve, le raisonnement et la décision de l’arbitre ne sont pas solides, qu’ils présentent des erreurs et sont déraisonnables, étant donné que le demandeur a prouvé la conduite de mauvaise foi, le traitement inéquitable, la perte d’estime de soi et la conduite abusive de la part de la CIBC (Wallace). M. Kouridakis énumère 11 éléments de preuve qui, selon lui, justifient l’octroi de dommages‑intérêts pour souffrances morales.

[34] En ce qui concerne les frais juridiques, M. Kouridakis affirme que le Code ne prescrit ni ne dispose que les frais juridiques soient remboursés uniquement dans des situations extrêmes et que les frais juridiques qu’il a engagés découlent directement de son congédiement illégal.

[35] La CIBC répond 1) que l’arbitre a correctement exercé le pouvoir discrétionnaire que lui accordent le Code, la doctrine et la jurisprudence; et 2) que la décision sur le montant ne renferme aucune erreur susceptible de révision.

[36] Premièrement, la CIBC soutient qu’il est généralement établi dans la doctrine et la jurisprudence que le paragraphe 242(4) du Code confère à l’arbitre le pouvoir discrétionnaire d’imposer une des trois mesures de réparation qui y sont énumérées, séparément ou collectivement. Elle ajoute que le principe de l’indemnisation intégrale n’oblige pas qu’un redressement soit accordé pour chacun des paragraphes de l’article 242. La CIBC s’appuie sur de la doctrine pour faire valoir que la plupart des arbitres vont accorder soit une indemnité au titre de la perte de salaire, conformément à l’alinéa 242(4)a), soit une indemnité équivalant au délai raisonnable prévu en droit civil ou en common law (l’ouvrage Le congédiement en droit québécois est cité au paragraphe 42 du mémoire de la CIBC).

[37] Selon la CIBC, la mention de la doctrine et des arrêts par l’arbitre montre en plus que ce dernier a tenu compte des demandes de M. Kouridakis. La CIBC est d’avis que l’erreur commise par l’arbitre quand il a parlé de l’année de salaire réclamée par M. Kouridakis, au lieu de 16 mois, n’est pas importante et qu’en vertu de sa clause privative, l’arbitre avait le droit de commettre des erreurs (CAIMAW c Paccar of Canada Ltd, [1989] 2 RCS 983, à la p 453).

[38] En fin de compte, d’après la CIBC, les motifs détaillés montrent que l’arbitre a compris que son pouvoir d’accorder des dommages‑intérêts n’était pas limité au montant de l’indemnité de départ visée à l’article 235 du Code et qu’il s’est reporté comme il se doit à la décision rendue par la Cour dans Kouridakis 2019.

[39] Deuxièmement, la CIBC plaide que la décision sur le montant ne renferme pas d’erreur susceptible de révision, parce que a) la décision est claire et intelligible; b) l’arbitre a correctement exercé sa compétence en tenant compte de l’inconduite contributive du demandeur lorsqu’il a évalué ses demandes; c) l’arbitre a correctement exercé sa compétence quand il a conclu que le demandeur n’avait pas atténué son préjudice; et d) l’arbitre a correctement exercé sa compétence quand il a refusé d’accorder une indemnité au titre des souffrances morales alléguées et des frais juridiques.

[40] Tout d’abord, la CIBC fait valoir que la décision sur le montant est claire et intelligible et souligne notamment que l’arbitre s’est reporté à la doctrine et à la jurisprudence pertinentes en cas de congédiement injuste, mais elle ajoute que la faute contributive de l’employé doit être prise en considération dans le calcul de l’indemnité (mémoire de l’intimée au para 61). La CIBC souligne également que l’arbitre a expliqué pourquoi il a conclu que les efforts du demandeur pour se trouver un autre emploi étaient minimes et que cette conclusion est fondée sur la preuve présentée par le demandeur (décision sur le montant au para 12).

[41] La CIBC a répondu aux préoccupations exprimées par la Cour du fait que l’arbitre s’était reporté à la doctrine relative à l’article 124 de la Loi sur les normes du travail et non à l’article 242 du Code lorsqu’il a tenu compte de la faute contributive de l’employé dans l’évaluation de l’indemnité et du droit à la réintégration (qui n’était pas l’objet de la décision sur le montant). La CIBC a ainsi fait valoir que la faute contributive peut être prise en considération et que les mêmes principes sont appliqués dans la jurisprudence fédérale lorsque le contexte est le même. Curieusement, la CIBC invoque alors seulement de la doctrine et des arrêts qui ont trait à l’incidence de la faute de l’employé lorsqu’il faut décider d’ordonner la réintégration ou pas. Or, l’arbitre n’avait pas à se prononcer sur cet aspect dans la décision sur le montant.

[42] La CIBC a soutenu que l’arbitre n’a pas commis d’erreur de droit en se reportant à ces extraits de doctrine puisque les ouvrages et les décisions montrent constamment que les mêmes principes sont applicables. Elle ajoute que toute erreur de droit commise par l’arbitre, le cas échéant, n’est pas déterminante parce que, encore une fois, les principes sont les mêmes et que les erreurs en question ne répondent pas aux critères appropriés justifiant l’intervention de la Cour, particulièrement en raison de la clause privative.

[43] Ensuite, la CIBC estime que l’arbitre a correctement exercé sa compétence quand il a pris en considération l’inconduite contributive du demandeur dans l’évaluation de la demande de ce dernier. Encore une fois, la CIBC affirme qu’il est bien établi dans la doctrine et la jurisprudence que des dommages‑intérêts peuvent être réduits et cite à cette fin le bon chapitre de l’ouvrage Le congédiement en droit québécois.

[44] De plus, pour ce qui est de l’absence d’atténuation des dommages par le demandeur, la CIBC répond qu’il est bien établi que l’employé injustement congédié a l’obligation d’atténuer ses dommages et que ce principe est appliqué par les arbitres nommés en vertu de l’article 242 du Code (Le congédiement en droit québécois au para 43.3.7).

[45] Selon la CIBC, l’arbitre n’a pas ignoré ni omis d’appliquer le précédent Red Deer College, car il a expressément analysé cette décision et établi une distinction avec la présente affaire. En outre, l’argument présenté par M. Kouridakis avait déjà été examiné et rejeté par la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale, qui ont affirmé toutes deux que les employeurs ne sont pas tenus de produire des éléments de preuve spécifiques pour établir l’existence d’emplois qui assureraient à l’employé un certain salaire. En fait, le propre témoignage du demandeur suffit pour permettre à l’arbitre de statuer (Bauer c Seaspan International Ltd, 2004 CF 1441, conf par 2005 CAF 292).

[46] La CIBC souligne de surcroît que l’arbitre n’a pas présenté de nouveaux éléments de preuve et avait le droit de prendre connaissance d’office du fait que l’économie de Montréal était généralement qualifiée de « florissante » et que des emplois administratifs ordinaires étaient probablement facilement accessibles.

[47] En dernier lieu, la CIBC répond que l’arbitre a correctement appliqué les principes énoncés dans la jurisprudence, soit que des indemnités pour dommages moraux ne peuvent être accordées que dans la mesure où on a établi la mauvaise foi, l’abus, la malveillance ou un comportement vexatoire (Wallace). La CIBC ajoute que des dépens avocat‑client ne devraient être ordonnés que dans des circonstances clairement exceptionnelles.

V. Norme de contrôle

[48] Il est nécessaire tout d’abord de confirmer la norme de contrôle applicable. Je souscris à la position des parties, soit que la décision arbitrale sur le montant doit être révisée en fonction de la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 6 [Vavilov]; Banque de Montréal c Li, 2020 CAF 22 aux para 23-24 (demande d’autorisation du pourvoi à la Cour suprême du Canada refusé); Bell Canada c Hussey, 2020 CF 795).

[49] Selon la norme de la décision raisonnable, le rôle de la cour de révision consiste à examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et à déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La cour de révision doit tenir compte « du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov au para 15). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov au para 99, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] aux para 47, 74 et Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).

[50] Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (Vavilov au para 86). Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse à la fois au résultat de la décision et au raisonnement à l’origine de ce résultat (Vavilov au para 83). Lors de la révision, l’accent doit être mis sur la décision effectivement rendue, y compris la justification ou la raison d’être de celle‑ci, et non sur la conclusion à laquelle le tribunal lui‑même serait parvenu.

[51] Dans Vavilov, la Cour suprême a confirmé les indications qu’elle avait antérieurement données dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], selon lesquelles les cours de révision ne doivent pas émettre des hypothèses lorsque les motifs sont insuffisants : elles doivent être en mesure de « relier les points » :

En effet, l’arrêt Newfoundland Nurses est loin d’établir que la justification donnée par le décideur à l’appui de sa décision n’est pas pertinente. Cet arrêt nous enseigne plutôt qu’il faut accorder une attention particulière aux motifs écrits du décideur et les interpréter de façon globale et contextuelle. L’objectif est justement de comprendre le fondement sur lequel repose la décision. Nous souscrivons aux observations suivantes du juge Rennie dans l’affaire Komolafe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 431, par. 11 :

L’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés, ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C’est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. Il est ironique que l’arrêt Newfoundland Nurses, une affaire qui concerne essentiellement la déférence et la norme de contrôle, soit invoqué comme le précédent qui commanderait au tribunal ayant le pouvoir de surveillance de faire le travail omis par le décideur, de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées. C’est appliquer la jurisprudence à l’envers. L’arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de contrôle de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées […] (Vavilov au para 97).

[52] Comme le souligne la CIBC, la norme de la décision raisonnable n’est pas une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur et ne constitue pas la recherche de la perfection. Cependant, la cour de révision doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’« [un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, [...] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait ».

[53] Cependant, la Cour doit prendre garde de ne pas élaborer ses propres motifs pour appuyer la décision administrative (Vavilov au para 96) et de ne pas établir non plus son propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait l’administrateur (Vavilov au para 83). Je suis appelée à décider seulement du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif – ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu.

[54] En dernier lieu, je conviens que la retenue est particulièrement la norme quand la loi habilitante renferme une clause privative étanche comme l’article 243 du Code au sujet des décisions rendues par des arbitres nommés sous le régime de l’article 242 du Code.

VI. Décision

[55] Après un examen attentif et respectueux, à la lumière des directives énoncées par la Cour suprême et la Cour d’appel fédérale sur la norme de contrôle, je suis d’avis que la décision arbitrale sur le montant est déraisonnable. Je n’ai pas décelé dans cette décision une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle. La CIBC demande essentiellement à la Cour en l’instance d’analyser la doctrine et la jurisprudence qui viennent appuyer les motifs de l’arbitre.

[56] Tout d’abord, je suis d’avis que le traitement du principe de l’indemnisation intégrale de l’arbitre est incohérent. L’arbitre décrit son interprétation du principe au paragraphe 7 de la décision sur le montant. Ainsi, d’après lui, le paragraphe 242(4) « a pour but de confier à l’arbitre le pouvoir de faire en sorte, dans la mesure du possible, que l’employé lésé n’ait pas à subir de préjudice en matière d’emploi par suite de son congédiement injustifié ». Cependant, une fois qu’il fait état de ce principe déterminant, il n’y revient jamais. Nous devons donc essentiellement deviner s’il a appliqué le principe en question ou pas. Il se peut bien que le principe selon lequel il faut « faire en sorte, dans la mesure du possible, que l’employé lésé n’ait pas à subir de préjudice en matière d’emploi par suite de son congédiement injustifié » s’assortisse d’exceptions ou de nuances. Il se peut que l’arbitre ait le pouvoir discrétionnaire d’accorder chacune des trois mesures de réparation énumérées dans le Code, séparément ou collectivement, mais il ne s’y est pas attardé. Je trouve qu’il n’est pas cohérent que l’arbitre souligne le principe de l’indemnisation intégrale et, en même temps, sans explication, qu’il omette de placer le plaignant dans la même situation que celle dans laquelle il se serait trouvé n’eut été du congédiement injuste (Kouridakis 2019). La décision elle‑même ne permet pas de concilier le principe déterminant et l’indemnisation qui a été réellement accordée à M. Kouridakis.

[57] Ensuite, l’arbitre s’appuie sur la doctrine et la jurisprudence fondées sur la Loi sur les normes du travail sans indiquer en quoi elles sont équivalentes à celles qui ont trait à l’article 242 du Code. Afin de « relier les points », la Cour et les parties doivent effectuer leurs propres recherches et procéder à leur propre analyse puis les comparer avec celles de l’arbitre. Cette démarche est contraire à la tâche qui est confiée à la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire : elle oblige la Cour à appuyer les motifs de l’arbitre en fonction des arguments présentés par l’intimée. En supposant que la doctrine et la jurisprudence relatives aux deux textes législatifs soient interchangeables, comme le plaide la CIBC, la Cour ne peut confirmer que l’arbitre en était conscient ou qu’il a analysé ce fait alors que les principes sur lesquels il s’est fondé en lien avec la loi provinciale résidaient au cœur de sa décision.

[58] Je conviens avec la CIBC que le fait que l’arbitre ait mentionné deux fois la réclamation d’un an de salaire de M. Kouridakis, au lieu de 16 mois, ne constituait pas une erreur déterminante en soi. Cependant, à la lumière des autres erreurs qui ont été relevées, elle ajoute une part d’incertitude quant à savoir si l’arbitre a effectivement analysé toutes les questions soulevées par le demandeur.

[59] Je ne peux conclure que la décision sur le montant se fonde sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » ni qu’elle possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité.

[60] Je renvoie donc l’affaire à l’arbitre pour une nouvelle décision.


JUGEMENT dans le dossier T‑304‑20

LA COUR statue :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à l’arbitre pour une nouvelle décision.

  3. Les dépens sont accordés en faveur du demandeur.

« Martine St‑Louis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑304‑20

INTITULÉ :

GEORGE KOURIDAKIS c BANQUE CANADIENNE IMPÉRIALE DE COMMERCE

LIEU DE L’AUDIENCE :

montréal (québec) – PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 AVRIL 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST‑LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 6 OCTOBRE 2021

COMPARUTIONS :

Me Raphael Levy

POUR LE DEMANDEUR

MMagali Cournoyer‑Proulx

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levytsotsis Avocats

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Fasken Martineau DuMoulin LLP

Montréal (Québec)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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