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Date : 20211012


Dossier : T‑957‑21

Référence : 2021 CF 1061

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Fredericton (Nouveau‑Brunswick), le 12 octobre 2021

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

DANY FORTIN

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

Aperçu

[1] La demande de contrôle judiciaire modifiée (la demande), déposée par le major‑général Dany Fortin (le mgén Fortin), soulève des questions au sujet de la situation ayant mené à son retrait du poste de vice‑président de la logistique et des opérations à l’Agence de la santé publique du Canada (l’ASPC). Dans l’exercice des fonctions de ce poste, il dirigeait la distribution du vaccin contre la COVID‑19 au Canada. Le mgén Fortin allègue que, le 14 mai 2021, le ministre de la Santé, le ministre de la Défense nationale, le premier ministre du Canada et le greffier du Bureau du Conseil privé (le BCP) avaient décidé de le retirer de ce poste avant la date de fin prévue du 31 octobre 2021. Il soutient que la décision n’avait pas été prise par le chef d’état‑major de la défense par intérim (CEMDI) des Forces armées canadiennes (les FAC) — alors le lieutenant‑général Wayne Eyre (le lgén Eyre), la seule personne de la chaîne de commandement ayant le pouvoir de le faire — mais plutôt par des acteurs politiques. De plus, il allègue que cette décision avait été motivée par un changement dans le [traduction] « calcul politique ».

[2] En réponse à la demande du mgén Fortin, le procureur général (PG) a déposé une requête en radiation de la demande, au motif que les questions qu’elle soulève doivent d’abord être traitées dans le cadre du processus interne de règlement des griefs des FAC prévu à l’article 29 de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N‑5 (la LDN). Le mgén Fortin n’a pas déposé de grief.

[3] Le mgén Fortin indique dans sa demande qu’il souhaite être réintégré au poste qu’il occupait au sein de l’ASPC, ou à un poste correspondant à son grade de major‑général. Subsidiairement, il demande à la Cour de renvoyer l’affaire au CEMDI pour nouvelle décision. Compte tenu des contraintes de temps liées au redressement sollicité visant la réintégration, la demande et la requête ont été instruites de façon accélérée et entendues les 28 et 29 septembre 2021. Les observations sur la requête du PG en radiation ont été présentées en premier, suivies des observations complètes sur la demande.

[4] Ayant examiné en détail la présente affaire, j’accueillerai la requête du PG. À tout moment, y compris pendant qu’il était au service de l’ASPC, le mgén Fortin était un officier de la Force régulière des FAC. Ainsi, il est clair que les questions soulevées dans la demande sont liées au service et que les allégations d’ingérence politique ne sont pas des [traduction] « circonstances exceptionnelles » qui permettraient au mgén Fortin de contourner le processus de règlement des griefs et de solliciter de la Cour un redressement préliminaire.

[5] Par conséquent, comme le mgén Fortin ne s’est pas encore prévalu du processus de règlement des griefs des FAC sur ces questions, la Cour n’examinera pas le bien‑fondé de sa demande, puisqu’elle a été présentée de façon prématurée. La requête du PG en radiation sera accueillie.

Les faits pertinents

[6] Dans l’examen de la requête en radiation, la Cour accepte les faits allégués dans la demande comme étant avérés (Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250 [JP Morgan] au para 52). Les faits qui suivent sont tirés des documents relatifs à la demande.

[7] En octobre 2020, l’ASPC avait demandé l’aide des FAC pour la stratégie de distribution du vaccin contre la COVID‑19. Le 27 novembre 2020, le mgén Fortin avait été détaché pour travailler avec l’ASPC (dans le cadre de l’opération VECTOR), à titre de vice‑président de la logistique et des opérations.

[8] Le 25 février 2021, l’ASPC avait demandé la prorogation du soutien des FAC, y compris le poste occupé par le mgén Fortin, jusqu’au 31 octobre 2021. Cette requête avait été approuvée par le ministre de la Défense nationale sur les conseils du lgén Eyre, qui était alors CEMDI.

[9] Le 17 mars 2021, le lgén Eyre, CEMDI, avait informé le mgén Fortin que le Service national des enquêtes des Forces canadiennes (SNEFC) avait lancé une enquête sur une allégation d’inconduite sexuelle.

[10] Le 18 mars 2021, le mgén Fortin avait informé Iain Stewart — le président de l’ASPC — de l’allégation. Bien que M. Stewart lui eût indiqué que, dans un premier temps, son poste ne changerait pas, il lui avait fait savoir que le cabinet du ministre de la Santé et celui du premier ministre pourraient changer d’avis plus tard. M. Stewart avait conseillé au mgén Fortin de se préparer [traduction] « pour le moment où ils décideraient de [le] congédier », et de [traduction] « faire [ses] bagages ».

[11] Le 19 avril 2021, un enquêteur du SNEFC avait avisé le mgén Fortin qu’il faisait l’objet d’une enquête pour un cas d’inconduite sexuelle remontant à plus de 30 ans.

[12] Le 11 mai 2021, le lgén Eyre, CEMDI, avait signé un rapport sur le rendement recommandant la promotion immédiate du mgén Fortin.

[13] Le 13 mai 2021, M. Stewart avait indiqué au mgén Fortin que le ministre de la Santé et le ministre de la Défense nationale souhaitaient qu’il soit retiré de son poste à l’ASPC. M. Stewart lui avait également dit de [traduction] « prend[re] un congé de maladie [le lendemain] ». Ce soir‑là, le lgén Eyre, CEMDI, avait appelé le mgén Fortin et l’avait informé qu’ils travailleraient sur une transition le jour suivant. Le lgén Eyre avait également mentionné que, selon le BCP, il allait devoir être retiré.

[14] Le 14 mai 2021, le CEMDI avait avisé le mgén Fortin que son détachement à l’ASPC prenait fin et qu’une déclaration serait communiquée au public. Le mgén Fortin n’a reçu aucune confirmation écrite de cette décision, mais croit comprendre que celle‑ci avait été prise conjointement par le ministre de la Santé, le ministre de la Défense nationale, le premier ministre et le greffier du Bureau du Conseil privé.

[15] Le mgén Fortin affirme qu’il est sans affectation aux FAC depuis le 14 mai 2021, et qu’il a été de facto relevé de ses fonctions militaires.

[16] L’enquête du SNEFC sur l’allégation d’inconduite sexuelle concernant le mgén Fortin avait par la suite été renvoyée devant le Directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec le 19 mai 2021.

La question en litige

[17] En ce qui concerne la requête, la question en litige est de savoir si la demande doit être radiée, au motif qu’elle a été présentée de façon prématurée. Autrement dit, le mgén Fortin doit‑il d’abord présenter un grief à l’interne avant de solliciter l’intervention de la Cour?

Analyse

Le critère juridique

[18] Dans l’examen de la requête en radiation, les principes applicables suivants sont énoncés aux paragraphes 31 et 32 de l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 (le juge Stratas) :

La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif […] De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire […] Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles […]

[19] La Cour n’accepte de radier une demande que lorsqu’il y a un vice fondamental qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande (JP Morgan, au para 47). Dans le cadre de cette analyse, la Cour doit faire une « appréciation réaliste » de la « nature essentielle » de la demande (JP Morgan, au para 50).

[20] Le mgén Fortin allègue que les faits, tels qu’ils ont été décrits ci‑dessus, permettent d’établir que les décideurs politiques ont entravé les pouvoirs et les fonctions du CEMDI et ont empêché celui‑ci de l’affecter à un autre poste correspondant à son grade. Dans sa demande, il soulève des questions sur le caractère déraisonnable de la décision (aux para 39, 40); l’atteinte à sa réputation (aux para 41, 43, 44); l’ingérence indue dans la chaîne de commandement militaire (au para 42); le manquement à l’équité procédurale (aux para 46, 47).

[21] À titre de mesures de redressement, le mgén Fortin sollicite dans sa demande une ordonnance annulant la décision (au para 1), ainsi que le rétablissement de son détachement à l’ASPC et/ou une affectation à un poste correspondant à son grade (au para 2). Subsidiairement, il demande une ordonnance renvoyant l’affaire au CEMDI pour nouvelle décision immédiate, conforme aux motifs de la Cour (au para 3).

[22] Pour examiner si la demande est prématurée, la Cour doit se demander si : a) un recours est possible ailleurs, maintenant ou plus tard; b) le recours est approprié et efficace; c) les circonstances sont d’une nature inhabituelle ou exceptionnelle reconnue par la jurisprudence ou présentent des caractéristiques analogues (Picard v Canada (Attorney General), 2019 CanLII 97266 (CF) [Picard] au para 24; JP Morgan, au para 91).

[23] J’aborderai ces facteurs ci‑dessous.

a) L’existence d’un recours — le processus de règlement des griefs des FAC

[24] Le paragraphe 29(1) de la LDN prévoit :

Droit de déposer des griefs

Right to grieve

29 (1) Tout officier ou militaire du rang qui s’estime lésé par une décision, un acte ou une omission dans les affaires des Forces canadiennes a le droit de déposer un grief dans le cas où aucun autre recours de réparation ne lui est ouvert sous le régime de la présente loi.

29 (1) An officer or non‑commissioned member who has been aggrieved by any decision, act or omission in the administration of the affairs of the Canadian Forces for which no other process for redress is provided under this Act is entitled to submit a grievance.

[25] L’étendue des griefs visés par cette disposition a été discutée aux paragraphes 9 et 10 de la décision Jones c Canada, [1994] ACF No 1742, et réitérée au paragraphe 35 de la décision Bernath c Canada, 2005 CF 1232 :

[traduction]

[…] c’est le libellé le plus large possible [de l’article 29 de la Loi] qui englobe toute formule, toute tournure, toute expression d’injustice, d’iniquité, de discrimination ou de quoi que ce soit. Ça englobe tout. Ça n’écarte rien, [sic] Ça comprend absolument tout […] Il n’existe, dans aucune autre loi du Canada, de disposition équivalente à l’article 29 et s’appliquant, comme lui, à toute une gamme de torts, effectifs, présumés ou imaginés, et permettant à une personne d’en obtenir réparation quelle qu’en soit la cause. Voilà la différence entre un civil et un militaire.

[26] Compte tenu de l’application générale du paragraphe 29(1) de la LDN, l’allégation selon laquelle les décideurs politiques ont entravé les pouvoirs et les fonctions du CEMDI constituerait, à mon avis, « un acte ou une omission » de la part du CEMDI, au sens de cette disposition. À cet égard, je tiens à souligner le paragraphe 18(2) de la LDN : « Sauf ordre contraire du gouverneur en conseil, tous les ordres et directives adressés aux Forces canadiennes pour donner effet aux décisions et instructions du gouvernement fédéral ou du ministre émanent, directement ou indirectement, du chef d’état‑major de la défense. » Cette disposition indique clairement que le chef d’état‑major de la défense (le CEMD; le CEMDI en l’espèce) est l’autorité compétente lorsque les FAC exécutent les instructions du gouvernement du Canada. Si ce mandat législatif n’a pas été respecté, comme l’affirme le mgén Fortin, ou s’il y a eu défaut ou omission, de la part du CEMDI, de remplir ce mandat, ces manquements peuvent et doivent être traités conformément au paragraphe 29(1) de la LDN.

[27] Le processus même de règlement des griefs est décrit dans les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (les ORFC) et prévoit deux paliers de grief. Au premier palier, un grief est déposé auprès de l’autorité initiale (l’AI). Le grief peut ensuite être acheminé à l’autorité de dernière instance (l’ADI), soit le CEMD (ORFC, art 7.14, 7.16; LDN, art 29.11).

[28] Dans le cas du mgén Fortin, puisque la question concerne « un acte ou une omission » du CEMDI, en raison du fait qu’il n’a pas pris de décision ou en a pris une fondée sur une influence politique, le processus de règlement des griefs exige que le CEMD renvoie le grief au Comité externe d’examen des griefs militaires (le Comité des griefs). Cet aspect du processus est décrit à l’alinéa 7.21e) des ORFC :

7.21 — CATÉGORIES DE GRIEFS DEVANT ÊTRE RENVOYÉS AU COMITÉ DES GRIEFS

Pour l’application du paragraphe 29.12(1) de la Loi sur la défense nationale, l’autorité de dernière instance renvoie au Comité des griefs tout grief qui a trait à l’une ou l’autre des questions suivantes :

e) toute décision, tout acte ou toute omission du chef d’état‑major de la défense à l’égard d’un officier ou militaire du rang en particulier.

[29] Les fonctions du Comité des griefs sont décrites aux paragraphes 29.2(1) et (2) de la LDN :

Fonctions

Duties and functions

29.2 (1) Le Comité des griefs examine les griefs dont il est saisi et transmet, par écrit, ses conclusions et recommandations au chef d’état‑major de la défense et au plaignant.

29.2 (1) The Grievances Committee shall review every grievance referred to it by the Chief of the Defence Staff and provide its findings and recommendations in writing to the Chief of the Defence Staff and the officer or non‑commissioned member who submitted the grievance.

Obligation d’agir avec célérité

Duty to act expeditiously

(2) Dans la mesure où les circonstances et l’équité le permettent, il agit avec célérité et sans formalisme.

(2) The Grievances Committee shall deal with all matters before it as informally and expeditiously as the circumstances and the considerations of fairness permit.

[30] L’article 29.21 prévoit que le Comité des griefs a le pouvoir d’assigner des témoins et de les contraindre à témoigner sous serment, ainsi qu’à produire les documents nécessaires.

[31] Par conséquent, tout grief déposé par le mgén Fortin serait renvoyé au Comité des griefs, conformément à l’alinéa 7.21e) des ORFC. Le Comité des griefs présente ses conclusions et ses recommandations au CEMD, qui, bien qu’il ne soit pas lié par les recommandations, doit motiver sa décision lorsqu’il s’en écarte (LDN, art 29.13). Cette décision du CEMD, rendue à la suite du processus de règlement des griefs, est celle qui est susceptible de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale (LDN, art 29.15).

[32] L’article 7.06 des ORFC aborde la question du délai et prévoit une période de trois mois pour déposer un grief visant une décision, un acte ou une omission. Toutefois, il existe un pouvoir discrétionnaire permettant de déposer des griefs au‑delà de ce délai de trois mois. Concernant la question du délai, je tiens à souligner que, en poursuivant sa demande devant la Cour, le mgén Fortin a démontré son intention de solliciter un redressement et a agi sans tarder. Par conséquent, je suis persuadée que tout grief qu’il déposera sera examiné même s’il est déposé après la période de trois mois. Quoi qu’il en soit, si l’AI ou l’ADI refusait d’entendre le grief en raison d’un retard, des motifs devraient être transmis par écrit (ORFC, art 7.06(3)), et ceux‑ci seraient susceptibles de contrôle judiciaire.

[33] Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincue que le mgén Fortin dispose de recours par l’entremise du processus de règlement des griefs des FAC en ce qui concerne les questions soulevées dans sa demande.

b) Le recours est‑il approprié et efficace?

[34] Le mgén Fortin fait valoir que le processus de règlement des griefs ne peut fournir un redressement approprié, car les acteurs politiques qui avaient pris la décision ne faisaient pas partie de la chaîne de commandement des FAC. Il soutient également que la nature extraordinaire de son congédiement et les dommages causés à sa réputation ne peuvent être redressés de façon appropriée par le processus de règlement des griefs.

[35] Le mgén Fortin invoque des décisions où la Cour fédérale a autorisé la poursuite de demandes de contrôle judiciaire, malgré la disponibilité du processus de règlement des griefs. Dans la décision Gayler c Canada (Directeur de l’Administration des carrières (PNO), Quartier général de la Défense nationale) (1re inst), [1995] 1 FC 801 [Gayler], la requérante avait été avisée par un colonel agissant sous l’autorité du CEMD qu’elle allait être astreinte au régime de mise en garde et surveillance pendant douze mois et qu’elle allait devoir se soumettre à des analyses d’urine. Elle avait sollicité un contrôle judiciaire avant d’épuiser le processus interne de règlement des griefs, qui aurait commencé par le dépôt d’une plainte auprès de son commandant. La Cour a jugé que cela ne constituait pas un obstacle au contrôle judiciaire, notant au paragraphe 14 :

[…] Si le commandant ne fait pas droit à la plainte, elle doit la poursuivre à plusieurs échelons d’autorité : (1) le commandant de formation; (2) l’officier général commandant le commandement; (3) le chef d’état‑major de la défense; (4) le ministre; et (5) le gouverneur en conseil. Les avocats des deux parties ont cependant confirmé que seul le chef d’état‑major de la défense est habilité à infirmer la décision prise en son nom. Les échelons inférieurs n’ont que le pouvoir de lui soumettre une recommandation. […]

[36] Le raisonnement dans la décision Gayler a été expliqué au paragraphe 25 de la décision Brown c Canada (Procureur général), [1998] ACF No 523 [Brown] : « L’aspect pertinent de la décision Gayler […] c’est que la lenteur propre à une série d’appels inutiles portés d’un échelon à l’autre de la chaîne de commandement peut suffire à inciter la Cour à entendre discrétionnairement une demande, même si elle court‑circuitait, ce faisant, la procédure de grief […] ».

[37] Une conclusion similaire a été tirée dans la décision Loiselle c Canada (Procureur général), 1998 CanLII 8810 (CF) [Loiselle], dans laquelle la demande de libération volontaire et de transfert du demandeur avait finalement été rejetée par un sous‑ministre adjoint, au nom du ministre de la Défense nationale. La Cour a autorisé la poursuite de la demande de contrôle judiciaire et a conclu : « [Le capitaine Loiselle a], en fait, une décision, encore qu’informelle, du ministre de la Défense nationale et que lui a communiquée le lieutenant‑général Kinsman, sous‑ministre adjoint (Personnel), au nom du ministère de la Défense nationale. Le forcer à passer par les paliers successifs de la procédure militaire de règlement des plaintes serait un exercice coûteux et long, et dénué de sens » (au para 18).

[38] Dans les décisions Gayler et Loiselle, la Cour a autorisé la poursuite des demandes, parce qu’elle a pris acte du fait que le processus de règlement des griefs à ce moment‑là exigeait que les demandeurs passent par une série de paliers inférieurs de réexamen avant d’atteindre la personne ayant autorité — qui avait essentiellement déjà rendu la décision. Toutefois, le processus de règlement des griefs a changé depuis et, de toute façon, le processus mis à la disposition du mgén Fortin est différent. Son grief serait renvoyé directement au Comité des griefs, conformément à l’alinéa 7.21e) des ORFC, parce qu’il concerne « un acte ou une omission » de la part du CEMDI. Le Comité des griefs présente ses conclusions et recommandations au CEMD. Compte tenu du fait que le grief du mgén Fortin serait renvoyé directement au Comité des griefs et qu’il ne serait pas tenu de passer d’abord par un certain nombre de paliers inférieurs de réexamen, le processus dont dispose le demandeur ne peut être considéré comme étant « dénué de sens », comme il a été conclu dans les décisions Gayler et Loiselle.

[39] Bien que le mgén Fortin affirme que sa situation [traduction] « échappe » à la compétence des FAC, un certain nombre de décisions judiciaires démontrent la vaste gamme de questions qui, selon les tribunaux, relèvent du processus de règlement des griefs, y compris :

  • les décisions refusant la libération volontaire (Bast c Canada (Procureur général), [1998] ACF No 1250; Brown);

  • les contestations à la libération des FAC (Donoghue c Canada (Ministre de la Défense nationale), 2004 CF 733; Moodie c Canada (Défense nationale), 2008 CF 1233 [Moodie]);

  • les manquements allégués aux obligations prévues par la loi et aux obligations fiduciaires, l’atteinte à des droits constitutionnels et la négligence dans le contexte de l’exclusion de la prise en compte pour des postes dans les FAC (Sandiford c Canada, 2007 CF 225);

  • les contestations liées à l’avancement et aux processus de sélection (Graham c Canada, 2007 CF 210);

  • les manquements allégués à la Charte et les cas de conduite délictuelle liés à l’emploi dans les FAC (Kleckner v Canada (Attorney General), 2017 ONSC 322);

  • le refus d’autoriser un membre à renoncer à sa libération volontaire du service actif, ainsi que les allégations de harcèlement et de discrimination (Chua c Canada (Forces canadiennes), 2014 CF 285).

[40] Dans l’ensemble, je conclus que le processus de règlement des griefs défini dans la LDN et les ORFC constitue le moyen approprié par lequel le mgén Fortin peut et doit solliciter un redressement. Il est suffisamment large pour tenir compte de la situation du demandeur relativement à son retrait du poste à l’ASPC, de l’ingérence politique alléguée, du défaut prétendu du CEMDI de prendre une décision, et du défaut des FAC d’affecter le demandeur à un autre poste correspondant à son grade.

[41] En ce qui concerne l’efficacité du processus de règlement des griefs, le mgén Fortin fait valoir que celui‑ci est chronophage et lent. Il invoque le rapport du juge Fish (le rapport Fish), daté du 30 avril 2021, qui décrit le système de règlement des griefs des FAC comme étant « brisé » et déclare :

[…] Au milieu de l’année 2020, au moins 1 304 griefs demeuraient en suspens dans les FAC, presqu’également réparties entre l’autorité initiale et l’autorité de dernière instance. Au moins 200 griefs remontaient à il y a plus de trois ans, dont 11 qui dataient de six à 10 ans. Au 21 février 2021, le nombre de griefs non résolus s’élevait à 1350 : 654 au niveau de l’autorité initiale, 696 au niveau de l’autorité de dernière instance.

[42] Cependant, le rapport Fish note également une directive du CEMD, émise le 3 mars 2021, qui reconnaît les retards inacceptables dans le processus de règlement des griefs et propose un plan d’action pour remédier au problème. Bien que le juge Fish ait exprimé un doute quant à la possibilité « [d’]atteindre les aspirations établies dans la directive du CEMD sans ressources supplémentaires », il a également écrit ceci : « Je suis convaincu que la direction actuelle des FAC a la volonté d’améliorer de façon significative son système de justice profondément enraciné. »

[43] Bien que la célérité de l’autre recours soit un facteur que la Cour doit soupeser, les arguments selon lesquels le processus de règlement des griefs est chronophage ne sont pas, à eux seuls, suffisants. Dans un certain nombre de décisions, la Cour a rejeté les arguments fondés sur les retards dans les cas où aucune preuve directe ne démontrait que le processus de règlement des griefs était excessivement lent (Rose c Canada (Procureur général), 2011 CF 1495 aux para 28‑30; Picard, aux para 41‑45; Xanthopoulos c Canada (Procureur général), 2020 CF 401 aux para 21, 24). Dans la décision Picard, par exemple, le demandeur s’est appuyé sur des données statistiques pour faire valoir que le processus d’appel interne de la GRC serait excessivement lent. Toutefois, la Cour a fait remarquer qu’aucun élément de preuve ne démontrait que le demandeur s’était renseigné sur le délai estimé de son appel (au para 41). Par conséquent, la Cour a jugé que la preuve était insuffisante pour établir que la procédure d’appel de la GRC était inappropriée (au para 44).

[44] En revanche, dans la décision Caruana c Canada (Procureur général), 2006 CF 1355 [Caruana], la Cour a autorisé le demandeur — détenu à l’établissement de Bath — à contourner le processus de règlement des griefs du Service correctionnel du Canada (SCC) relativement à la décision du directeur de l’établissement de maintenir sa cote de sécurité moyenne. Le demandeur a déposé un grief contre la décision au deuxième palier de la procédure de règlement des griefs du SCC. Il a fallu plus de huit mois après le dépôt du grief pour que le demandeur reçoive une décision. Plutôt que de passer au troisième palier de la procédure de règlement des griefs, le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire. Compte tenu de la preuve directe du retard, la Cour a jugé « qu’il [n’était] pas du tout surprenant que le demandeur ait décidé de s’adresser à elle au lieu de poursuivre son grief au troisième palier […] » (au para 42), et a ensuite examiné le bien‑fondé de la demande.

[45] Contrairement aux faits dans l’affaire Caruana, le mgén Fortin n’a pas encore déposé de grief, et il n’y a aucune preuve directe de la rapidité du processus disponible dans sa situation particulière. Par conséquent, ses plaintes au sujet du processus sont, à ce stade‑ci, purement spéculatives. Comme l’a noté la Cour dans la décision Moodie, « [i]l est tout simplement prématuré de présumer qu’une réparation ne pourrait pas être accordée à la faveur des procédures administratives alors que le demandeur a omis de s’en prévaloir » (au para 38).

[46] En fin de compte, les questions soulevées par le mgén Fortin concernent son service militaire, sa réputation professionnelle et sa carrière militaire. Les mesures de redressement qu’il sollicite peuvent être fournies dans le cadre du processus de règlement des griefs des FAC. Le contexte militaire est unique et hautement spécialisé, et il vaut mieux que les questions soulevées soient examinées par le Comité des griefs, qui a la capacité de faire des recommandations au CEMDI. Celui‑ci a, en fin de compte, la capacité d’accorder les mesures de redressement demandées par le mgén Fortin.

[47] Pour finir, je tiens à souligner le commentaire de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, où elle a déclaré que ce qui est garanti pour les parties n’est pas un autre recours parfait, mais plutôt un recours approprié (au para 59). En l’espèce, le recours dont dispose le mgén Fortin n’est peut‑être pas parfait, mais il est néanmoins approprié.

c) Existe‑t‑il des circonstances exceptionnelles?

[48] Le mgén Fortin fait valoir qu’il existe des circonstances exceptionnelles dans son cas, parce que les acteurs politiques qui ont pris la décision ne font pas partie de la chaîne de commandement des FAC. Il soutient que le processus de règlement des griefs conférerait effectivement l’immunité aux véritables décideurs. Cependant, je souligne que, malgré les allégations d’ingérence politique, le mgén Fortin ne cherche pas à obtenir un redressement contre les décideurs [traduction] « politiques ». Le mgén Fortin sollicite plutôt une ordonnance annulant la décision, ainsi que le rétablissement de son détachement à l’ASPC et/ou une affectation à un poste correspondant à son grade. Subsidiairement, il demande une ordonnance renvoyant l’affaire au CEMDI pour nouvelle décision, conforme aux motifs de la Cour. Ces mesures de redressement peuvent être accordées dans le cadre du processus de règlement des griefs.

[49] À mon avis, la nature très visible du poste qu’occupait le mgén Fortin et les allégations d’ingérence politique ne sont pas des circonstances exceptionnelles qui lui permettent de contourner le processus interne de règlement des griefs. La décision de le retirer de son poste au sein de l’ASPC appartenait au CEMDI. Si ce n’a pas été le cas, le processus de règlement des griefs peut remédier à ce manquement. De même, la demande de réintégration présentée par le mgén Fortin serait plus adéquatement examinée par les FAC, et non par les tribunaux. Le mgén Fortin est et a toujours été membre des FAC, et la nature essentielle des questions qu’il soulève fait en sorte que celles‑ci sont clairement liées au service et devraient être traitées à l’interne.

[50] En somme, le mgén Fortin n’a pas démontré que la décision de le retirer de son poste à l’ASPC ne pourrait être redressée par le processus de règlement des griefs des FAC. Par conséquent, il doit se prévaloir du processus de règlement des griefs avant de présenter une demande de contrôle judiciaire.

Conclusion

[51] Comme l’a énoncé la Cour suprême du Canada, « bien que les tribunaux disposent du pouvoir discrétionnaire d’entendre une demande de contrôle judiciaire avant que le processus administratif soit terminé et que les mécanismes d’appel soient épuisés, ils doivent faire preuve de retenue avant de l’exercer » (Tran c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50 au para 22; voir aussi Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 aux para 35, 36).

[52] Je conclus qu’il est approprié pour la Cour de faire preuve de retenue en l’espèce. Le mgén Fortin doit épuiser le processus interne de règlement des griefs avant de solliciter de la Cour un redressement.

[53] Par conséquent, j’accueillerai la requête du PG visant à radier la demande de contrôle judiciaire.

[54] Les parties peuvent présenter des observations écrites sur les dépens dans les dix jours suivant la date de la présente ordonnance, à défaut de quoi la Cour les adjugera.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T‑957‑21

LA COUR ORDONNE :

1. La requête du défendeur est accueillie;

2. La demande de contrôle judiciaire est radiée dans son intégralité;

3. Les parties peuvent présenter des observations écrites sur les dépens dans les dix jours suivant la date de la présente ordonnance, à défaut de quoi la Cour les adjugera.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑957‑21

 

INTITULÉ :

DANY FORTIN c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 28 et 29 septembre 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DE L’ORDONNANCE

ET DES MOTIFS :

Le 12 octobre 2021

 

COMPARUTIONS :

Thomas G. Conway

Natalia Rodriguez

Julie Mouris

Abdalla Barqawi

 

Pour le demandeur

Elizabeth Richards

Helen Gray

Suzanne Wladysiuk

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Conway Baxter Wilson LLP/s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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