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Date : 20211006


Dossier : IMM-705-20

Référence : 2021 CF 1033

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

MARTHA INES SARMIENTO FLOREZ

HECTOR ANTONIO TIBADUIZA POVEDA

LAURA CATALINA TIBADUIZA SARMIENTO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, une famille originaire de la Colombie, sont Martha Ines Sarmiento Flores, Hector Antonio Tibaduiza Poveda et leur fille, Laura Catalina Tibaduiza Sarmiento. Ils sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 8 janvier 2020 [la décision] par laquelle la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté leur appel de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [SPR], qui a conclu qu’ils ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention selon l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 [LIPR], ni des personnes à protéger selon l’article 97 de la LIPR.

[2] Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Contexte factuel

[3] La demande d’asile des demandeurs est fondée sur les faits suivants.

[4] Le 29 juin 2017, une femme a accosté Laura dans les toilettes de l’université où elle étudiait et lui a posé des questions personnelles. Laura n’a pas répondu.

[5] Le 6 juillet 2017, alors que Laura se rendait à sa classe, elle a été accostée par un homme armé d’un couteau qui l’a informée qu’il savait où elle habitait, qui était ses parents et où ils travaillaient. Il l’aurait obligée à le suivre dans un endroit peu fréquenté sur le campus où attendait la femme qui avait déjà abordé Laura. La femme a dit à Laura qu’ils recrutaient des membres pour le groupe Los Encapuchados [LE] et a mentionné que ce groupe avait une vision révolutionnaire de la vie. La femme a dit à Laura que, si cette dernière refusait de joindre leurs rangs, elle en subirait les conséquences, et que, si elle parlait de cette rencontre à quelqu’un, ils la tueraient. Laura a pu pousser l’homme et s’échapper. Elle n’a pas raconté à ses parents l’incident pour ne pas les effrayer.

[6] Une semaine plus tard, Laura a été attaquée par plusieurs personnes à sa sortie des cours en soirée. Les agresseurs l’ont poussée par terre, l’ont rouée de coups de pied et lui ont dit qu’elle devait se joindre à leur groupe. Ils lui ont encore une fois conseillé de ne rien dire à personne à défaut de quoi elle et ses parents seraient tués.

[7] Après que Laura eut raconté à ses parents ce qui s’était passé, ceux‑ci ont essayé de la convaincre d’appeler la police et d’aller à l’hôpital, mais elle a refusé par crainte de représailles.

[8] À la fin du mois de juillet 2017, Hector a reçu des appels téléphoniques de personnes qui lui ont dit que, puisque Laura avait refusé devenir membre du groupe LE, il devrait fournir une aide financière au groupe.

[9] C’est pourquoi la famille a décidé de quitter la Colombie. Comme elle n’avait pas l’argent pour quitter le pays ensemble, Hector est parti pour les États-Unis le 9 août 2017, puis Laura et Martha, le 27 décembre 2017.

[10] Le 4 janvier 2018, les demandeurs sont arrivés au Canada et ont présenté une demande d’asile.

[11] Les demandeurs ont témoigné devant la SPR qu’ils avaient appris uniquement après leur arrivée au Canada, à la suite de recherches, que le groupe LE utilisait des méthodes de recrutement forcé et qu'il était affilié aux Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple (FARC), ou à l'Armée de libération nationale (ELN). Ils ont par la suite modifié leur récit et ont déclaré à l’audience que le groupe LE était une cellule de l’ELN.

[12] Dans sa décision datée du 23 avril 2019, la SPR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs après avoir conclu que ces derniers n’étaient pas crédibles et qu’ils n’avaient pas établi, par une preuve claire et convaincante, qu’ils ne pouvaient pas se prévaloir de la protection de l’État.

III. Décision contrôlée

[13] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR à la SAR au motif que la SPR avait commis des erreurs importantes dans l’évaluation de leur crédibilité, qu’elle n’avait pas tenu compte d’éléments de preuve dont elle disposait et qu’elle avait commis une erreur de droit.

[14] La SAR a conclu que les questions déterminantes étaient la protection de l’État et la suffisance d’éléments de preuve crédibles y afférents.

[15] Elle a jugé que, compte tenu des problèmes de crédibilité relevés par la SPR, du profil du demandeur principal, Hector, et de la preuve objective qui ne corroborait pas les allégations de recrutement forcé au sein des universités, les allégations des demandeurs n’étaient pas crédibles dans leur ensemble en ce qui concerne les risques allégués en Colombie.

[16] Selon la SAR, la SPR n’a commis aucune erreur en ne tenant pas compte de la preuve documentaire sur l’ELN et les autres organismes militants qui s’adonnent au recrutement forcé dans d’autres parties de la Colombie, car elle a conclu, à juste titre, que les demandeurs n’avaient pas établi que le groupe LE était affilié à l’ELN ou à tout autre organisme militant mentionné dans la preuve documentaire. De plus, rien ne prouvait que le groupe LE était un organisme militant puisque les personnes qui avaient accosté Laura n’avaient jamais mentionné qu’ils étaient affiliés à l’ELN ou à un autre groupe.

[17] La SAR a également souligné qu’il incombait aux demandeurs de réfuter la présomption de protection de l’État au moyen d’une preuve claire et convaincante. Bien que la SAR ait convenu avec les demandeurs que la SPR avait commis une erreur en ne fournissant aucune analyse du caractère satisfaisant des efforts concrets déployés par l’État, elle a conclu qu’il n’y avait pas assez d’éléments de preuve clairs et convaincants concernant l’absence de protection de l’État.

IV. Analyse

[18] Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve dont elle disposait sur une question centrale – à savoir si le groupe LE était un groupe politique/révolutionnaire – et qu’elle s’est livrée à une analyse de la protection de l’État en se fondant sur la prémisse selon laquelle il n’en était pas un, ce qui rend la décision déraisonnable. Je ne suis pas d’accord.

[19] Les parties ne nient pas que la nature de l’agent de persécution – qu’il soit un organisme politique, militant ou révolutionnaire, une cellule secondaire ou un groupe de guérilleros – est pertinente aux fins de l’analyse de la protection de l’État parce que cet élément pourrait avoir une incidence sur la présomption de protection de l’État et le lien unissant le groupe LE et l’ELN ou un autre groupe militant. En l’espèce, la SAR a fourni des motifs détaillés justifiant sa conclusion qu’il n’existait pas de preuve que le groupe LE était un groupe militant ou qu’il avait un lien avec un groupe militant.

[20] Les demandeurs se sont fondés sur un article paru dans El Tiempo, obtenu après qu’ils eurent quitté la Colombie, pour établir que le groupe LE était une cellule primaire de l’ELN. La SAR a souligné, par contre, qu’ils n’avaient pu citer aucun paragraphe faisant état d’un lien entre le groupe LE et l’ELN. Plus précisément, l’article :

  • ne mentionnait pas explicitement le groupe LE;

  • renvoyait plutôt expressément au mouvement étudiant bolivarien;

  • mentionnait expressément que les manifestants « cagoulés » du mouvement étudiant bolivarien avaient des liens avec les FARC plutôt qu’avec l’ELN;

  • décrivait le recrutement ciblé d’individus qui avaient un profil très différent de celui de Laura;

  • décrivait une méthode de recrutement complètement différente de celle utilisée par le groupe LE avec Laura;

  • ne mentionnait aucunement que le groupe LE est une « cellule primaire » de l’ELN comme l’affirmaient les appelants.

[21] Le seul autre élément de preuve sur lequel se fondent les demandeurs pour établir un lien entre le groupe LE et un groupe militant est une déclaration faite par la femme qui avait accosté Laura, selon laquelle le groupe avait une vision révolutionnaire de la vie.

[22] Or, étant donné la nature ambiguë de la déclaration, je ne vois aucune erreur dans la conclusion de la SAR que rien dans les témoignages ne permet de croire que le groupe LE est un « organisme militant », comme l’explique plus en détail la SAR à la page 8 de la sa décision.

Selon la preuve, les personnes qui ont menacé les appelants voulaient leur adresse, que Laura se joigne à elles, extorquer de l’argent et rien de plus. Les personnes n’ont jamais mentionné que Laura devrait se joindre à elles pour mener une action politique ou [traduction] « militante ». Les agresseurs n’ont jamais mentionné qu’ils étaient affiliés à l’ELN ou à un autre groupe. La preuve n’est pas suffisante pour qualifier le groupe LE comme l’un des « organismes militants » décrits dans la preuve.

[23] Je souligne que, pour les besoins de l’analyse de la protection de l’État, la SAR a tenu pour avérés les faits qu’on lui avait présentés concernant les interactions des demandeurs avec le groupe LE. La SAR n’a pas jugé nécessaire d’examiner les observations des demandeurs selon lesquelles la SPR a commis une erreur dans l’évaluation de leur crédibilité relativement à des questions qui ne concernent pas la protection de l’État. Dans son analyse, la SAR s’est à juste titre demandé si des éléments de preuve clairs et convaincants permettaient de réfuter la présomption de la protection de l’État.

[24] Les demandeurs soutiennent qu’en éliminant le contexte politique de leur demande, la SAR a rendu une décision déraisonnable en ce qui a trait à la question de la protection de l’État. Je ne suis pas d’accord. Considérant que les demandeurs n’avaient pas réussi à établir que le groupe LE était associé avec l’ELN ou tout autre groupe militant, la SAR a, à juste titre, conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en écartant la preuve documentaire selon laquelle des groupes armés et narcoparamilitaires, comme l’ELN, s’étaient infiltrés dans des établissements de l’État, y compris la police et le bureau du procureur général.

[25] Les demandeurs n’ont pas contesté, et ils ont même reconnu, qu’ils n’avaient pas demandé la protection de l’État à Bogotá ou ailleurs en Colombie. La SAR a consigné le témoignage des demandeurs sur le sujet comme suit au paragraphe 31 :

[31] Les appelants n’ont pas porté plainte aux autorités. Hector a déclaré qu’il voulait porter plainte, mais que sa fille avait insisté sur le fait qu’il ne devait pas le faire, même si, à ce moment-là, ils ne croyaient pas encore que les personnes qu’ils craignent avaient des liens avec l’ELN.

[26] Cette admission s’est avérée fatale pour la demande d’asile des demandeurs.

[27] Enfin, j’aimerais aborder une question d’équité procédurale soulevée par les demandeurs qui, à mon avis, n’est tout simplement pas fondée.

[28] Avant l’audience de la SAR, les demandeurs ont été avisés par écrit que le membre qui analyserait le dossier utiliserait la version mise à jour du cartable national de documentation [CND] sur la Colombie datée du 31 mai 2019 de façon générale [traduction] « et, plus particulièrement, l’onglet 7.8 : République de Colombie : Situation sécuritaire. COI Focus. (7 juin 2019) ». Les demandeurs ont été invités à formuler des observations écrites à propos de ce document en particulier.

[29] Les demandeurs font valoir que le but de l’avis n’était pas clair et que, pour être équitable, la SAR aurait dû être plus précise. Toutefois, je remarque que le conseil représentant les demandeurs a fourni des observations écrites sur le point 7.8, dans lesquelles il a, de façon générale, indiqué que, bien que la violence à Bogotá soit à la baisse, elle demeurait un problème, et que l’ELN continuait de s’adonner au recrutement de force et à l’extorsion. Personne ne s’est plaint à ce moment que l’avis ou son but n’était pas clair.

[30] Si les demandeurs souhaitaient que la SAR s’intéresse davantage au rapport du CND, il leur incombait de mettre en évidence les passages du document qui étayaient leur position que la présomption de la protection adéquate de l’État pouvait être réfutée. En fin de compte, la SAR et les demandeurs ont convenu que la violence à Bogotá était à la baisse, selon le rapport.

[31] Dans les circonstances, je conclus qu’il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale, que les demandeurs ont eu la possibilité de présenter, entièrement et équitablement, leurs arguments et que la décision rendue l’a été à l’issue d’un processus équitable, impartial et ouvert.

V. Conclusion

[32] Pour les motifs énoncés ci-dessus, je conclus que la décision de la SAR présente toutes les caractéristiques d’une décision raisonnable – justification, transparence et intelligibilité – et qu’elle ne justifie aucune intervention de la Cour.

[33] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[34] Il n’y a pas de question à certifier.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-705-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de questions à certifier.

« Roger R. Lafreniѐre »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-705-20

 

INTITULÉ :

MARTHA INES SARMIENTO FLOREZ, HECTOR ANTONIO TIBADUIZA POVEDA, LAURA CATALINA TIBADUIZA SARMIENTO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1er SeptembrE 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 OctobrE 2021

 

COMPARUTIONS :

Jack Martin

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Hillary Adams

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jack Martin

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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