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Date : 20211004


Dossier : IMM‑4822‑20

Référence : 2021 CF 1023

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

DHAMMIKA NISHANTHA JAYASINGHE

HENKAWATTHE GEDARA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], dans laquelle il était conclu que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], ni celle de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1) de cette même loi [la décision de la SPR].

II. Les faits

[2] Le demandeur, âgé de 39 ans, est citoyen du Sri Lanka. Il est d’origine ethnique cinghalaise et de religion bouddhiste et il appartient à la fois au groupe ethnique et à la religion de la majorité. Son épouse et ses enfants vivent au Sri Lanka, et il travaillait dans l’entreprise familiale de textile avant d’arriver au Canada.

[3] Dans son formulaire « Fondement de la demande d’asile » [le formulaire FDA] le demandeur dit craindre d’être persécuté aux mains de criminels ayant des accointances politiques, de politiciens, d’extrémistes bouddhistes et d’agents de police au Sri Lanka.

[4] Le demandeur a fait état de trois incidents distincts, survenus entre le 3 février 2018 et le 8 mars 2018, qui l’ont amené à fuir le Sri Lanka.

[5] Le premier incident est survenu le 13 février 2018, quand, selon ses dires, un groupe de six gangsters ayant des accointances politiques sont entrés dans son magasin et lui ont exigé de l’argent en le menaçant. Le deuxième incident a eu lieu le 17 février 2018, quand, selon ses dires, un groupe d’extrémistes bouddhistes a pris d’assaut sa maison pendant la séance de prière chrétienne de son épouse, causant des dommages. Le troisième incident, selon ses dires, a eu lieu le 8 mars 2018, quand un groupe d’extrémistes bouddhistes se sont introduits chez lui pendant qu’il hébergeait son ami musulman (Abubaker), les ont battus son ami et lui, et les ont forcés à se livrer à des activités homosexuelles, qu’ils ont photographiées et filmées. Les extrémistes ont ensuite appelé la police; des agents ont arrêté le demandeur et son ami et les ont amenés au poste, où ils ont continué à les rouer de coups.

[6] Le demandeur a fui le Sri Lanka le 22 juin 2018 et a présenté une demande d’asile à son arrivée au Canada. Sa demande d’asile a été rejetée le 28 juin 2019, la SPR ayant conclu que [TRADUCTION] « les questions déterminantes dans la présente demande d’asile sont la protection de l’État et la crédibilité ». La SAR a confirmé la décision de la SPR de rejeter sa demande d’asile « aux motifs que l’appelant n’était pas crédible et n’a pas réfuté la protection de l’État ».

[7] Je vais examiner les observations que le demandeur a présentées à la SAR, sous l’angle de ses conclusions relatives à la crédibilité, à la section « Analyse » des présents motifs. Essentiellement, il a fait valoir qu’il était digne de foi. Après avoir examiné en détail la question de la crédibilité, la SAR en a décidé autrement.

[8] Le demandeur dit qu’après la mise en état de son appel six hommes se sont présentés chez sa mère le 26 août 2019, ont vandalisé sa maison et l’ont menacée, exigeant qu’elle leur livre le demandeur. Un journaliste a relaté l’incident dans un journal local.

III. La décision faisant l’objet du présent contrôle

[9] La SAR a rejeté l’appel. Elle a confirmé la décision de la SPR de rejeter la demande d’asile du demandeur. À la suite de son évaluation indépendante du dossier, elle a conclu que le demandeur n’était « pas crédible », et qu’il n’était pas parvenu à réfuter la présomption relative à la protection de l’État.

[10] Au sujet de l’incident du 13 février 2018 : la SPR n’a pas tiré de conclusions précises quant à la crédibilité relativement à cet incident. Toutefois, le demandeur a dit à la SAR que son témoignage et ses documents étaient « très crédibles » et « convaincants », des plus « cohérents » et « pertinents ». La SAR a conclu le contraire, jugeant que le demandeur n’avait pas « fourni de preuve claire et convaincante de l’incapacité ou de la réticence de l’État à le protéger », qu’il n’avait pas « réfuté la présomption de protection de l’État » en ce qui a trait à cet incident, et qu’il n’avait pas « établi de façon crédible son profil politique et le fait qu’il était persécuté et avait subi un préjudice étant donné qu’il était identifié comme un ennemi par des politiciens au pouvoir ».

[11] Au sujet de l’incident du 17 février 2018 : la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’était pas parvenu à réfuter la présomption relative à la protection de l’État en ce qui a trait à cet incident. Selon les observations écrites qu’il a présentées à la SAR, son témoignage et ses documents étaient « très crédibles » et « convaincants », des plus « cohérents » et « pertinents ». La SPR avait fait état de [TRADUCTION] « sérieux doutes quant à la crédibilité » concernant la manière dont il avait décrit l’incident et le manque de documents à l’appui. La SAR a conclu que les documents fournis soulevaient d’autres doutes quant à la crédibilité.

A. L’incident du 8 mars 2018

[12] Dans les observations écrites qu’il a présentées à la SAR, le demandeur a soutenu que son témoignage et ses documents étaient « très crédibles » et « convaincants », des plus « cohérents » et « pertinents ». La SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en mettant en doute la crédibilité du demandeur. Elle a convenu que le manque de documents corroborants de la part des voisins qui avaient vu 10 hommes entrer chez lui mettait en doute sa crédibilité. Elle a de plus conclu que le manque de corroboration de l’ami musulman nuisait à la crédibilité du demandeur.

[13] Le principal document qui a été déposé pour corroborer cet incident est une lettre d’une mosquée, datée du 8 juin 2018 et faisant état de son appréciation pour la protection que le demandeur avait assurée à l’ami musulman. Cependant, cette lettre ne comportait aucun détail précis sur cet ami et elle était vague en ce qui avait trait aux détails entourant l’incident. La SAR n’a accordé aucun poids à cette lettre pour ce qui était de corroborer les événements du 8 mars 2018.

[14] La SAR a apprécié la preuve et a également convenu avec la SPR que les faits suivants étaient peu plausibles :

  • les extrémistes bouddhistes ont appelé la police tout juste après avoir commis plusieurs infractions criminelles;

  • quatre policiers ont dispersé un gang d’extrémistes bouddhistes qui brandissaient des armes en leur « demandant simplement de quitter les lieux »;

  • les policiers ont décidé de fermer les yeux sur les infractions criminelles évidentes commises par le gang bouddhiste en échange de l’arrestation du demandeur sur la foi du simple soupçon qu’il était homosexuel.

[15] Après avoir examiné la totalité des éléments de preuve, et tenu compte de ses doutes quant à la crédibilité, la SAR a conclu que les allégations centrales concernant l’incident n’avaient pas été établies par une preuve crédible ou digne de foi suffisante pour arriver à une décision favorable sous le régime de l’article 96 ou du paragraphe 97(1) de la LIPR.

B. La nouvelle preuve

[16] Le demandeur a présenté les documents suivants à titre de nouveaux éléments de preuve, conformément à l’article 29 des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257 : 1) un affidavit du demandeur daté du 28 octobre 2019, 2) un affidavit de la mère du demandeur daté du 27 septembre 2019, 3) un affidavit du voisin du demandeur daté du 7 octobre 2019, 4) un article de journal sur l’incident vécu par sa mère et daté du 28 août 2019, et 5) une enveloppe postale dans laquelle de nouveaux éléments de preuve avaient été reçus du Sri Lanka.

[17] Le demandeur a fait valoir que les éléments de preuve étaient nouveaux, qu’ils étaient postérieurs à la date à laquelle la SPR avait rendu sa décision, qu’ils touchaient à l’essentiel de ses allégations, et qu’ils réfutaient la conclusion de la SPR selon laquelle il n’était pas digne de foi.

[18] La SAR a admis les nouveaux éléments de preuve du demandeur, conformément au paragraphe 110(4) de la LIPR.

[19] Cependant, la SAR a jugé que l’affidavit de la mère du demandeur manquait de crédibilité, car son affirmation selon laquelle les assaillants appartenaient au mouvement Bodu Bala Sena était conjecturale, il n’y avait aucun rapport de police disponible pour corroborer l’incident, et le demandeur n’avait pas mentionné que, depuis son départ, sa mère avait été menacée. La SAR a aussi accordé peu de poids à l’article de journal, parce que le tribunal n’avait rien en main pour en établir la fiabilité et que les informations fournies quant à la manière dont le journal avait pris connaissance de l’incident étaient minimes. La SAR a conclu, dans l’ensemble, que les nouveaux éléments de preuve n’aidaient pas à établir l’existence d’un risque prospectif ou à surmonter les problèmes de crédibilité.

C. La demande d’audience

[20] Le demandeur a demandé la tenue d’une audience. Lorsque la SAR a admis de nouveaux éléments de preuve en vertu du paragraphe 110(4), elle a examiné s’il y avait lieu de tenir une audience sur le fondement du paragraphe 110(6) de la LIPR, mais elle a conclu en fin de compte que cela était impossible, car ces nouveaux éléments n’étaient ni essentiels ni déterminants quant à une question soulevée dans l’appel, de sorte qu’ils ne répondaient donc pas aux exigences du paragraphe 110(6).

D. L’analyse de la demande d’asile présentée sur place

[21] La SAR a convenu avec la SPR que le demandeur n’était pas exposé à une possibilité sérieuse d’être persécuté s’il revenait au Sri Lanka en tant que demandeur d’asile débouté. Elle a également conclu que la SPR avait eu raison de rejeter sa demande d’asile présentée sur place, parce qu’il n’y avait aucune preuve établissant qu’il avait été inculpé sous le régime du Prevention of Terrorism Act [la Loi sur la prévention du terrorisme du Sri Lanka]. Le demandeur a produit une lettre de son avocat au Sri Lanka, qui disait qu’il avait été arrêté sous le régime de cette loi [la lettre de l’avocat]; cependant, la SAR a jugé que ce document manquait de crédibilité parce qu’il y était indiqué que le demandeur avait demandé l’aide de la police après le deuxième incident, alors qu’il avait lui‑même déclaré ne pas l’avoir fait. Il n’y avait donc pas assez d’éléments pour établir que le demandeur était inscrit sur une liste de surveillance à l’aéroport le rendant susceptible de faire l’objet d’une surveillance accrue.

IV. Les questions en litige

[22] Le demandeur soutient que les questions en litige sont les suivantes :

  1. La SAR a‑t‑elle omis d’aviser le demandeur avant de soulever des questions de crédibilité nouvelles et déterminantes que la SPR n’avait pas relevées?

  2. La SAR a‑t‑elle tiré des conclusions déraisonnables quant à la crédibilité à propos de l’incident du 8 mars 2018?

  3. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en mettant en doute les nouveaux éléments de preuve et en ne tenant pas d’audience?

  4. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le demandeur n’était pas parvenu à réfuter la présomption relative à la protection de l’État?

  5. La SAR a‑t‑elle analysé de manière déraisonnable la demande d’asile présentée sur place?

[23] À mon humble avis, les questions en litige sont les suivantes :

  1. La SAR a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale?

  2. La décision de la SPR était‑elle raisonnable?

V. La norme de contrôle applicable

A. Le principe de l’équité procédurale

[24] Pour ce qui est de la première question en litige, les questions d’équité procédurale sont contrôlées selon la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, le juge Binnie, au para 43. Cela dit, je signale que dans l’arrêt Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, le juge Stratas, au paragraphe 69, la Cour d’appel fédérale a déclaré qu’il peut être nécessaire de procéder à un contrôle fondé sur la décision correcte « en se montrant “respectueux [des] choix [du décideur]” et en faisant preuve d’un “degré de retenue” : Ré: Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, 455 N.R. 87, au paragraphe 42 ». Mais, voir l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [le juge Rennie]. À cet égard, je signale l’arrêt récent dans lequel la Cour d’appel fédérale a décrété que le contrôle judiciaire des questions d’équité procédurale se fait selon la norme de la décision correcte : Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, le juge de Montigny [les juges Near et LeBlanc y ont souscrit] :

[35] Ni l’arrêt Vavilov ni, à ce sujet, l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, n’ont abordé la question de la norme applicable pour déterminer si le décideur a respecté l’obligation d’équité procédurale. Dans ces circonstances, je préfère m’en remettre à l’abondante jurisprudence, de la Cour suprême et de notre Cour, selon laquelle la norme de contrôle concernant l’équité procédurale demeure celle de la décision correcte.

[25] Je signale également ce qu’enseigne la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23, à savoir que l’équité procédurale fait l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte :

[23] Lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond (c.‑à‑d. le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle qu’elle applique doit refléter l’intention du législateur sur le rôle de la cour de révision, sauf dans les cas où la primauté du droit empêche de donner effet à cette intention. L’analyse a donc comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[26] Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 50, la Cour suprême du Canada explique ainsi ce qui est exigé de la cour de révision lorsqu’elle procède à un contrôle fondé sur la norme de la décision correcte :

[50] La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

B. Le caractère raisonnable

[27] En ce qui concerne le caractère raisonnable de la décision de la SAR, la norme de contrôle appropriée est la décision raisonnable : voir l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35.

[28] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, motifs des juges de la majorité rédigés par le juge Rowe, [Société canadienne des postes], un arrêt rendu au même moment que l’arrêt Vavilov de la Cour suprême du Canada, les juges majoritaires expliquent ce qui est exigé pour qu’une décision soit raisonnable, et surtout pour les besoins de la présente affaire, ce que doit faire une cour de révision qui procède à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[29] Comme l’a écrit la Cour suprême du Canada dans Vavilov, la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient » :

[104] De même, la logique interne d’une décision peut également être remise en question lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel — comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde. Il ne s’agit pas d’inviter la cour de révision à assujettir les décideurs administratifs à des contraintes formalistes ou aux normes auxquelles sont astreints des logiciens érudits. Toutefois, la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient ».

[105] En plus de la nécessité qu’elle soit fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent, une décision raisonnable doit être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents : Dunsmuir, par. 47; Catalyst, par. 13; Nor‑Man Regional Health Authority, par. 6. Les éléments du contexte juridique et factuel d’une décision constituent des contraintes qui ont une influence sur le décideur dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont délégués.

[Non souligné dans l’original.]

[30] Dans Vavilov, la Cour suprême du Canada écrit, au paragraphe 86 : « il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » et elle conseille que la cour de révision rende sa décision en se basant sur le dossier qui lui est soumis :

[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle‑ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : par. 48.

[Non souligné dans l’original.]

[31] Par ailleurs, il ressort clairement de Vavilov que notre Cour n’a pas à apprécier à nouveau la preuve à moins de « circonstances exceptionnelles » :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41‑42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15‑18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original.]

VI. Analyse

A. La SAR a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale?

(1) L’omission de donner avis avant de soulever de nouveaux doutes quant à la crédibilité

[32] Le demandeur soutient que la SAR a manqué à l’obligation d’équité en soulevant des doutes quant à la crédibilité que la SPR n’avait pas relevés. À mon avis, cet argument est sans fondement, et ce, pour deux raisons. Premièrement, il ressort de la jurisprudence que la SAR, sans qu’il soit nécessaire d’en donner avis, peut examiner et trancher des problèmes de crédibilité qui découlent du dossier si la question de la crédibilité a été examinée et tranchée par la SPR. Deuxièmement, au vu des faits de la présente affaire, une comparaison entre les observations que le demandeur a présentées à la SAR et les conclusions que celle‑ci a tirées quant à la crédibilité m’amène à conclure que le demandeur lui‑même a demandé à la SAR d’examiner un grand nombre, sinon la plupart, des évaluations de la crédibilité de la SAR dont il se plaint maintenant. Ayant demandé à la SAR d’évaluer sa crédibilité, le demandeur ne peut pas se présenter devant notre Cour et soutenir qu’il n’a pas eu avis de ce qu’il avait demandé à la SAR de faire. Sans vouloir manquer de respect envers le demandeur, cela n’a absolument aucun sens.

[33] Pour ce qui est de la jurisprudence, le demandeur invoque la décision Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684 [le juge Hughes] au para 10 :

[10] Le fait est que si la SAR décide de se plonger dans le dossier afin de tirer d’autres conclusions de fond, elle devrait prévenir les parties et leur donner la possibilité de formuler des observations.

[34] Le demandeur invoque également la décision Fu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1074 [Fu] [le juge Diner] au para 14 :

[14] La Section d’appel des réfugiés a l’obligation de permettre aux parties de répondre à de nouvelles questions cruciales qui n’ont pas été soulevées par la Section de la protection des réfugiés (Ehondor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1253, aux paragraphes 13 et 14). Dans la décision Ortiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 180, le juge Shore a reproché à la Section d’appel des réfugiés d’avoir exprimé des doutes quant à l’authenticité d’un rapport de police, une question qui n’avait pas été examinée par la Section de la protection des réfugiés et qui n’avait pas non plus été présentée au demandeur (au paragraphe 22). Dans une autre affaire, le juge Hughes a conclu que « si la SAR décide de se plonger dans le dossier afin de tirer d’autres conclusions de fond, elle devrait prévenir les parties et leur donner la possibilité de formuler des observations » (Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684, au paragraphe 10).

[Non souligné dans l’original.]

[35] Je signale, au sujet de Fu, que, dans cette affaire, la SPR a effectivement évoqué la question de la crédibilité. Quoi qu’il en soit, et ceci étant dit avec égards, la prépondérance de la jurisprudence établit que la SAR est en droit de tirer des conclusions indépendantes quant à la crédibilité dans les cas où la crédibilité était en litige devant la SPR, où les conclusions de la SPR sont contestées en appel, lorsque les doutes de la SAR quant à la crédibilité sont liés aux observations présentées par le demandeur en appel, et que les conclusions de la SAR découlent du dossier de preuve. Cela est particulièrement le cas lorsqu’un demandeur affirme à la SAR qu’il est digne de foi dans l’ensemble et qu’il affirme de manière générale que son témoignage était « très crédible » et « convaincant », des plus « cohérents » et « pertinent ». Ces observations du demandeur ont amené la SAR à examiner le dossier dans son ensemble – ce que la SAR se doit de faire de toute façon.

[36] À cet égard, je commence par l’arrêt R c Mian, 2014 CSC 54 [le juge Rothstein] au para 30 :

[30] Une question est nouvelle lorsqu’elle constitue un nouveau fondement sur lequel on pourrait s’appuyer — autre que les moyens d’appel formulés par les parties — pour conclure que la décision frappée d’appel est erronée. Les questions véritablement nouvelles sont différentes, sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel soulevés par les parties (voir Quan c. Cusson, 2009 CSC 62, [2009] 3 R.C.S. 712, par. 39) et on ne peut pas raisonnablement prétendre qu’elles découlent des questions formulées par les parties. Vu cette définition, dans le cas de nouvelles questions, il faudra aviser les parties à l’avance pour qu’elles puissent en traiter adéquatement.

[37] De plus, j’ai relevé dans la décision Smith c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1472, des décisions jurisprudentielles qui établissent que la SAR peut tirer des conclusions indépendantes à propos de la crédibilité si la question de la crédibilité a été soulevée devant la SAR, et ce, aux paragraphes 31‑32 (ce point a été également souligné dans la décision Fu) :

[31] De plus, comme il a été souligné dans la décision Nuriddinova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1093, la juge Walker, aux par. 47 et 48, la SAR aurait de toute façon eu le droit de tirer des conclusions indépendantes quant à la crédibilité à l’endroit d’un appelant lorsque la crédibilité était en cause devant la SPR, que les conclusions de la SPR étaient contestées en appel et que les conclusions additionnelles de la SAR découlaient du dossier de preuve :

[47] Dans le cadre du présent appel, le rôle de la SAR consiste à examiner le dossier dont disposait la SPR et à réviser la décision rendue par la SPR compte tenu des points soulevés par l’appelant, et du principe fondamental de l’équité procédurale voulant que toute partie doit se voir offrir la possibilité de s’exprimer au sujet des nouvelles questions et préoccupations qui auront une incidence sur une décision la concernant (Tan, au paragraphe 32). La SAR ne peut soulever une nouvelle question sans en aviser les parties, mais elle peut formuler des conclusions défavorables indépendantes quant à la crédibilité d’un appelant lorsque la crédibilité était en cause devant la SPR, que les conclusions de la SPR sont contestées dans le cadre d’un appel et que les conclusions additionnelles de la SAR découlent du dossier de preuve (Adeoye, aux paragraphes 12 et 13, citant la décision Sary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 178, aux paragraphes 27 à 32). Ce principe a été reconnu dans Kwakwa, décision citée par les demandeurs, où le juge Gascon a déclaré qu’une nouvelle question est une question qui « constitue un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’appuie un décideur, autre que les moyens d’appel soulevés par le demandeur pour soutenir le caractère valide ou erroné de la décision portée en appel » (Kwakwa, au paragraphe 24).

[48] Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que la question de la crédibilité est très large et que la SAR n’a pas carte blanche pour cerner une nouvelle question quelconque relative à la crédibilité. Cependant, les demandeurs ont soulevé en termes généraux la question du témoignage de Mme Nurridinova, affirmant qu’il était [traduction] « cohérent, irréfuté, plausible et corroboré ». La SAR a répondu de manière précise à ce moyen d’appel, soulignant les incohérences entre son formulaire FDA, son témoignage et celui de M. Nurridinov, qui découlaient des questions posées par la SPR. Par conséquent, j’estime que la SAR n’a pas soulevé une nouvelle question dans sa décision et qu’elle n’a pas enfreint le droit à l’équité procédurale des demandeurs.

[Non souligné dans l’original.]

[32] À cet égard, il convient de souligner que le demandeur a soulevé la question de la crédibilité dans ses observations à la SAR, dans lesquelles il a également fait valoir que la SAR devrait convenir que [traduction] « nous devons alors présumer que [la mère] était crédible et que son témoignage était véridique ».

[38] En conséquence, et ceci étant dit avec égards, j’ai conclu que la SAR était en droit de tirer de nouvelles conclusions quant à la crédibilité à partir du dossier qu’elle a examiné, parce que la SPR avait fondé sa conclusion sur la crédibilité et non seulement sur la présomption relative à la protection de l’État.

[39] Par ailleurs, j’ai conclu que le demandeur lui‑même a demandé à la SAR de faire les évaluations de la crédibilité dont il se plaint maintenant. Il n’avait pas besoin que la SAR l’avise qu’elle allait examiner les questions de crédibilité qu’il a soulevées.

[40] Par exemple, en ce qui concerne l’incident du 13 février 2018, la SPR n’a pas tiré de conclusions précises à l’égard de la crédibilité en ce qui a trait à cet incident. Cependant, le demandeur a affirmé à la SAR que son témoignage et ses documents étaient « très crédibles » et « convaincants », des plus « cohérents » et « pertinents ». La SAR a reconnu qu’il a fait cette demande, et, comme demandé, elle a effectivement tiré d’autres conclusions relatives à la crédibilité que la SPR n’avait pas tirées. Dans les circonstances, et en ce qui concerne cet aspect de la présente demande en général, il ne s’agissait pas là, selon moi, d’une iniquité sur le plan procédural.

[41] Au sujet de l’incident du 17 février 2018, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR, à savoir que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État en ce qui a trait à cet incident. La SPR avait de sérieux doutes quant à la crédibilité en ce qui concerne la manière dont le demandeur avait décrit l’incident et au manque de documents à l’appui. La SAR a reconnu ce fait et a relevé d’autres doutes quant à la crédibilité à partir des documents soumis. Le demandeur soutient qu’il était inéquitable du point de vue procédural que la SAR soulève ces nouvelles questions sans l’en aviser. Cependant, après avoir passé en revue les observations que le demandeur a présentées à la SAR, j’ai conclu qu’il a demandé à celle‑ci d’examiner sa crédibilité, et il n’avait donc pas besoin d’avis.

[42] À mon humble avis, les prétentions du demandeur au sujet de diverses conclusions que la SAR a tirées à propos des incidents du 13 et du 18 février 2018 sont simplement des arguments sur la manière dont le demandeur aurait évalué les éléments de preuve en sa faveur. La SAR a exprimé son désaccord, et a conclu que le demandeur et ses preuves n’étaient pas dignes de foi ou qu’il convenait de leur accorder moins de poids, avec des motifs détaillés. Cela ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale, mais cela témoigne simplement d’un désaccord avec les conclusions de la SAR quant à la crédibilité et au caractère suffisant des éléments de preuve, conclusions qui se situent au cœur même de sa compétence, d’après l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Giron c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1992] ACF no 481 (CAF) au para 1.

B. Le défaut de tenir une audience en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR

[43] Le demandeur soutient que la SAR a manqué à l’équité en ne tenant pas d’audience en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR :

Audience

Hearing

110(6) La section peut tenir une audience si elle estime qu’il existe des éléments de preuve documentaire visés au paragraphe (3) qui, à la fois :

110(6) The Refugee Appeal Division may hold a hearing if, in its opinion, there is documentary evidence referred to in subsection (3)

a) soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause;

(a) that raises a serious issue with respect to the credibility of the person who is the subject of the appeal;

b) sont essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile;

(b) that is central to the decision with respect to the refugee protection claim; and

c) à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas

(c) that, if accepted, would justify allowing or rejecting the refugee protection claim

[44] Le paragraphe 110(3) dispose :

Fonctionnement

Procedure

110(3) Sous réserve des paragraphes (3.1), (4) et (6), la section procède sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la Section de la protection des réfugiés, mais peut recevoir des éléments de preuve documentaire et des observations écrites du ministre et de la personne en cause ainsi que, s’agissant d’une affaire tenue devant un tribunal constitué de trois commissaires, des observations écrites du représentant ou mandataire du Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et de toute autre personne visée par les règles de la Commission.

110(3) Subject to subsections (3.1), (4) and (6), the Refugee Appeal Division must proceed without a hearing, on the basis of the record of the proceedings of the Refugee Protection Division, and may accept documentary evidence and written submissions from the Minister and the person who is the subject of the appeal and, in the case of a matter that is conducted before a panel of three members, written submissions from a representative or agent of the United Nations High Commissioner for Refugees and any other person described in the rules of the Board.

[45] Le demandeur soutient que [TRADUCTION] « la SAR était obligée de tenir une audience », car les nouveaux éléments de preuve soulevaient des questions importantes à propos de sa crédibilité, des questions qui étaient essentielles à la décision de la SAR; voir la décision Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 911 [juge O’Reilly] au para 11 :

[11] À mon avis, la même chose devrait s’appliquer en l’espèce. Lorsque les conditions relatives à la tenue d’une audience sont présentes, la SAR devrait généralement être tenue d’en convoquer une. Évidemment, la SAR conserve un pouvoir discrétionnaire à cet égard, mais elle doit exercer ce pouvoir discrétionnaire de manière raisonnable dans les circonstances. En particulier, le simple fait qu’une partie n’a pas demandé la tenue d’une audience ne sera généralement pas une raison suffisante pour justifier le refus d’en convoquer une lorsque la situation semble l’exiger. Les Règles de la SAR autorisent un appelant à demander la tenue d’une audience, mais, en fait, la LIPR n’impose pas le fardeau de demander la tenue d’une audience ou de convaincre la SAR que les circonstances le justifient (voir les Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257, sous‑alinéa 5(2)d)(iii)). Le fardeau incombe à la SAR d’examiner et d’appliquer de manière raisonnable les critères prévus par la loi.

[46] Je signale que, contrairement à Zhou, dans laquelle il n’y avait pas eu d’audience parce que le demandeur n’en avait pas demandé, dans la présente affaire, le demandeur a demandé la tenue d’une audience et la SAR a expliqué pourquoi les exigences connexes n’étaient pas remplies.

[47] Je ne souscris pas aux observations du demandeur. À mon avis, il était raisonnable de la part de la SAR de ne pas tenir d’audience en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR. Je ne relève non plus aucune iniquité sur le plan procédural, au vu de la jurisprudence suivante :

  • a) Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96, le juge de Montigny a établi que la « règle de base est à l’effet que la SAR “procède sans tenir d’audience” […] » [para 51] et qu’une audience n’est tenue que dans les cas où un nouvel élément de preuve « justifier[ait] une réévaluation de la crédibilité globale d’un demandeur et de son récit » [para 44] [Singh],

  • b) Dans l’arrêt Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, le juge Rennie a conclu que la décision de la SAR de tenir une audience en vertu du paragraphe 110(6) est discrétionnaire. [para 43]

[48] Dans l’affaire qui nous occupe, la SAR a expliqué pourquoi les nouveaux éléments de preuve présentaient des problèmes en soi et par rapport à d’autres éléments de preuve. Il était raisonnable de sa part de considérer que les nouveaux éléments de preuve fournis n’auraient pas changé les conclusions quant à la crédibilité ni « justifi[é] une réévaluation de la crédibilité globale [du] demandeur » [Singh].

[49] À mon humble avis, il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale, et la décision de ne pas tenir d’audience n’était pas déraisonnable dans les circonstances, compte tenu surtout de cette jurisprudence restreignante.

C. La décision de la SAR était‑elle déraisonnable?

(1) Les conclusions quant à la crédibilité qui se rapportent à l’incident du 8 mars 2018

[50] La corroboration des voisins : La SAR a conclu que le demandeur avait omis de fournir des déclarations écrites de ses voisins pour corroborer cet incident. Elle a considéré que ce fait était suspect, car le demandeur alléguait qu’une foule de voisins s’était regroupée devant sa maison. Le demandeur soutient que la SAR s’est méprise sur son témoignage, car il a déclaré que ses voisins avaient été témoins de l’incident du 17 février 2018, mais non de celui du 8 mars 2018 :

COMMISSAIRE : Alors la dernière fois que les extrémistes bouddhistes se sont rendus à votre maison, les voisins se sont rassemblés devant votre maison. Les voisins s’étaient‑ils rassemblés cette fois?

DEMANDEUR D’ASILE : La dernière fois, ils ne sont pas venus devant notre maison, mais ils regardaient depuis leur jardin. Mais cette fois, je n’ai vu personne.

[51] Je signale que le défendeur dit que le témoignage du demandeur révèle que les voisins ont vu l’incident antérieur depuis l’avant de leur maison, mais que, dans le cas de l’incident du 8 mars 2018, ils ont été témoins de l’incident depuis leur jardin. Cet argument est inexact, car la transcription montre que le demandeur a déclaré : [traduction] « [l]a dernière fois […] ils regardaient depuis leur jardin » et [traduction] « cette fois, je n’ai vu personne ». Les voisins se trouvaient dans leur jardin dans le cas de l’incident du 17 février 2018, et personne n’a été témoin de l’incident du 8 mars 2018.

[52] Je conviens donc qu’il était déraisonnable de la part de la SAR de s’attendre à une corroboration des voisins sur ce point.

[53] La corroboration de l’ami musulman : La SAR a estimé que le manque de documents corroborants de la part de l’ami musulman du demandeur amoindrissait la crédibilité du demandeur. Ce dernier soutient avoir perdu contact avec cet homme après l’arrestation et n’avoir plus jamais eu de nouvelles de lui, et qu’il était déraisonnable de la part de la SAR de présumer que le demandeur aurait pu entrer en contact avec lui pour obtenir des éléments de preuve, ou qu’il aurait été en mesure ou désireux de le faire après le traumatisme que les deux avaient subi.

[54] À mon avis, il s’agit là d’une question d’appréciation et d’évaluation de la preuve, ce que notre Cour ne devrait pas faire selon Vavilov, au paragraphe 125 précité.

[55] La vraisemblance de l’intervention de la police : La SAR a jugé peu vraisemblable que le gang bouddhiste eût appelé la police après avoir commis plusieurs infractions, que la police eût dispersé les extrémistes armés en « leur demandant simplement de quitter les lieux » et que la police eût arrêté le demandeur parce qu’elle le soupçonnait d’être homosexuel. Le demandeur soutient que la police ne l’avait pas arrêté parce qu’elle le soupçonnait d’être homosexuel, mais plutôt parce qu’il était accusé d’homosexualité et qu’il avait été pris à avoir « hébergé un djihadiste musulman ». D’après la preuve documentaire sur la situation dans le pays, les actes homosexuels sont illégaux au Sri Lanka et peuvent mener à une peine d’emprisonnement de 10 ans. Le demandeur cite de plus un rapport du Home Office de la Grande‑Bretagne datant de 2018, où il est écrit qu’au Sri Lanka les LGBT sont victimes de voies de fait et d’extorsion de la part d’agents de police, qui se servent des lois pour détenir illégalement les membres d’une minorité sexuelle.

[56] À mon avis, la SAR avait des doutes concernant la vraisemblance à cause du fait que des extrémistes bouddhistes avaient pris le risque d’appeler la police alors qu’ils se livraient eux‑mêmes à des actes criminels et en raison de comptes rendus objectifs d’arrestations effectuées en réponse à la violence exercée contre les musulmans. Je signale qu’il y a eu des comptes rendus objectifs de centaines d’arrestations effectuées en réponse à la violence exercée contre les musulmans, dont celle d’un dirigeant d’une organisation bouddhiste extrémiste, et que ces individus n’ont pourtant subi aucune répercussion ou arrestation, malgré les graves crimes allégués.

[57] Je signale que les conclusions relatives à la vraisemblance ne doivent être tirées que dans les cas les plus manifestes. Voir Valtchev c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CFPI 776 au para 7. En l’espèce, cette conclusion relative à la vraisemblance aurait pu être tirée dans un sens ou dans l’autre, c’est‑à‑dire qu’elle appartenait aux issues possibles acceptables. Selon moi, tout bien considéré, il était loisible à la SAR d’arriver à cette conclusion.

[58] La lettre de la mosquée : La SAR a conclu que la lettre de la mosquée était trop vague pour être crédible. Le demandeur soutient qu’il s’agissait là d’une erreur, car la lettre indiquait : [traduction] « (i) l’entreprise familiale du demandeur était située sur un terrain appartenant à la mosquée, (ii) en mars 2018, le conflit entre les Cinghalais et les musulmans à Kandy a éclaté, et des musulmans ont été attaqués et leurs maisons détruites par des bouddhistes, (iii) un groupe d’extrémistes cinghalais se sont rendus à la maison du demandeur, ont agressé Abubaker et lui, les ont forcés à “se comporter comme des homosexuels” et ont accusé le demandeur de trahir la nation et la bouddhisme, (iv) le demandeur est parti se cacher et a fui le Sri Lanka ».

[59] À mon avis, il s’agit là aussi d’une question d’appréciation et d’évaluation de la preuve, ce que notre Cour ne devrait pas faire selon Vavilov, au paragraphe 125 [précité].

(2) La protection de l’État

[60] Dans la décision Dawidowicz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 258 au para 10, ainsi que dans les affaires qui y sont citées, la Cour a décrété que le critère juridique qui s’applique à la présomption relative à la protection de l’État est celui de savoir si cette protection est adéquate au niveau opérationnel.

[61] En ce qui concerne l’incident du 13 février 2018, la SAR a conclu que le demandeur n’était pas parvenu à réfuter la présomption de protection de l’État, parce qu’il avait déclaré avoir signalé l’incident à la police, ce qui s’était soldé peu après par l’arrestation de l’un des voyous. Un surintendant l’avant ensuite aidé en ordonnant que l’on fasse enquête sur sa plainte. C’est donc dire que la protection de l’État au niveau opérationnel s’était traduite non seulement par des efforts de l’État, mais aussi par résultats concrets. Le demandeur n’avait pas donné suite à sa plainte et n’avait donc aucun moyen de savoir l’étendue de la protection de l’État dont il pouvait se réclamer.

[62] Pour ce qui est de l’incident du 17 février 2018, la SAR a conclu que le demandeur n’était pas parvenu à réfuter la présomption de protection de l’État parce qu’il n’avait pas signalé l’incident aux autorités. Le demandeur a expliqué que c’était parce qu’il n’avait pas été impressionné par l’enquête policière sur le premier incident. Ceci étant dit avec égards, cela ne suffit pas.

[63] Dans la décision Moya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 315 [la juge Kane] au para 73, il a été établi que « [s]i la perfection n’est pas la norme, pour qu’elle soit adéquate, la protection de l’État doit présenter un certain niveau d’efficacité et l’État doit être à la fois disposé à offrir une protection et capable de le faire ». En l’espèce, il est possible que le demandeur n’ait pas été impressionné par l’enquête policière sur le premier incident, mais son explication n’est pas suffisante pour réfuter la présomption relative à la protection de l’État.

(3) L’analyse de la demande présentée sur place

[64] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en concluant qu’à titre de demandeur d’asile débouté il ne s’exposerait pas à des risques prospectifs. Il ressort de la preuve, soutient‑il, que les autorités sri lankaises le considèrent comme un criminel et qu’il a été inculpé sous le régime de la loi sur la prévention du terrorisme du Sri Lanka. Cependant, je signale que la seule preuve de l’inculpation du demandeur est la lettre de l’avocat, qui, d’après la SAR, manquait de crédibilité, parce qu’elle indiquait que le demandeur avait demandé l’aide de la police après le deuxième incident, alors qu’il avait déclaré ne pas l’avoir fait. Je ne suis pas convaincu que cette évaluation est déraisonnable, et je signale une fois de plus qu’il s’agit là d’une question d’appréciation et d’évaluation d’une preuve, ce que notre Cour ne devrait pas faire selon Vavilov au para 125 [précité].

[65] Le défendeur fait valoir qu’aucun document de la police n’a été soumis à la SAR à l’appui de l’affirmation selon laquelle le demandeur a été inculpé d’une infraction, mais cette affirmation n’est corroborée que par la lettre de l’avocat, document auquel on n’a attribué avec raison aucun poids.

[66] Je ne suis pas convaincu que cette analyse de la protection de l’État est déraisonnable.

VII. Conclusion

[67] En toute déférence, le demandeur n’a pas établi que la décision était déraisonnable ou qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale. Selon moi, la décision est transparente, intelligible et justifiée au vu des faits et du droit dont disposait le décideur. La présente demande sera donc rejetée.

VIII. Une question certifiée

[68] Le demandeur a déclaré d’entrée de jeu que ni l’une ni l’autre des parties ne proposait de question de portée générale à certifier, mais l’avocat du demandeur a plus tard demandé du temps pour pouvoir proposer une telle question après l’audience, et j’ai fait droit à sa demande. Voici la question qu’il a proposée :

[traduction]
Lorsqu’une décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui repose, en partie, sur des conclusions défavorables précises quant à la crédibilité, est portée en appel devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR), la SAR manque‑t‑elle à l’équité procédurale lorsqu’elle tire d’autres conclusions défavorables quant à la crédibilité qui n’avaient pas été tirées par la SPR en se fondant sur le dossier de l’instance devant la SPR sans aviser d’abord l’appelant de son intention de faire une telle chose?

[69] Je refuse de certifier cette question.

[70] Premièrement, la prépondérance de la jurisprudence citée plus tôt, au paragraphe 47, tranche ce point par la négative, de sorte que l’affaire a déjà été réglée.

[71] Deuxièmement, en l’espèce, un grand nombre, sinon la plupart, des évaluations de la crédibilité que la SAR a faites ont en fait été soulevées ou suggérées par le demandeur lui‑même. Nul n’a soutenu qu’il fallait aviser le demandeur d’évaluations de la crédibilité que le demandeur lui‑même avait demandé à la SAR de faire. C’est donc dire que la réponse à la question, au vu des faits de la présente demande, n’est pas survenue et, de toute façon, une réponse n’aurait pas tranché la présente affaire.

[72] À cet égard, le défendeur soutient, et je suis d’accord avec lui, que :

[traduction]
Comme l’a signalé la Cour d’appel fédérale, les observations formulées par le demandeur devant le décideur administratif doivent être examinées par rapport à celles qu’il a formulées devant la Cour fédérale. [Canada (Procureur général) c Herrera‑Morales, 2017 CAF 163 au para 65.] La question que propose le demandeur est théorique et de la nature d’un renvoi, ce qui ne règle pas l’affaire. [Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178 au para 35; Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au para 46.]

Au vu des observations que le demandeur a soumises à la SAR, ce qui constituerait une nouvelle question en appel qui obligerait à en aviser les parties est également une affaire réglée [Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178 au para 36; Torre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 48 au para 3; Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 au para 39] par l’arrêt de la Cour suprême du Canada Mian [R c Mian, 2014 CSC 54 au para 30], qui fait jurisprudence :

Une question est nouvelle lorsqu’elle constitue un nouveau fondement sur lequel on pourrait s’appuyer — autre que les moyens d’appel formulés par les parties — pour conclure que la décision frappée d’appel est erronée. Les questions véritablement nouvelles sont différentes, sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel soulevés par les parties (voir Quan c. Cusson, 2009 CSC 62, [2009] 3 R.C.S. 712, par. 39) et on ne peut pas raisonnablement prétendre qu’elles découlent des questions formulées par les parties. Vu cette définition, dans le cas de nouvelles questions, il faudra aviser les parties à l’avance pour qu’elles puissent en traiter adéquatement.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4822‑20

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, qu’aucune question n’est certifiée et qu’aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4822‑20

 

INTITULÉ :

DHAMMIKA NISHANTHA JAYASINGHE HENKAWATTHE GEDARA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 SEPTEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 4 OCTOBRE 2021

COMPARUTIONS :

Michael Korman

POUR LE DEMANDEUR

Bradley Bechard

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Korman & Korman LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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