Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20210929


Dossier : T‑1359‑07

Référence : 2021 CF 1014

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 29 septembre 2021

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

COMPAGNIE DE CHEMIN DE FER CANADIEN PACIFIQUE

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE LA SASKATCHEWAN

intervenant

JUGEMENT ET MOTIFS

Table des matières

I. Introduction 3

II. Le contexte 11

III. L’exposé conjoint partiel des faits 12

1. Le contexte historique de la construction du chemin de fer transcontinental 12

a) Les Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique de 1871 12

b) Les premières tentatives pour construire le chemin de fer transcontinental 12

c) Le contrat de 1880 14

d) L’Acte concernant le CFCP de 1881 17

e) La délivrance de la Charte relative à la CCFCP et la constitution en société en 1881 19

f) La CCFCP construit et exploite le chemin de fer 21

g) L’histoire subséquente de la société 21

h) Le régime fiscal fédéral au Canada à l’époque du contrat de 1880 22

i) L’extension des frontières du Manitoba en 1881 22

j) La Saskatchewan et l’Alberta se joignent à la Confédération en 1905 23

k) La CCFCP paie certaines charges fiscales ou effectue des paiements en remplacement de charges fiscales 23

l) Les charges fiscales fédérales 24

m) Les charges fiscales provinciales 30

n) Les faits survenus dans les années 1960 32

o) La CCFCP invoque la clause 16 à l’égard des charges fiscales fédérales en 2004 34

IV. Les témoins et les éléments de preuve 38

V. Les questions en litige 40

1. La clause 16 n’a pas force constitutionnelle, mais elle a force législative et contractuelle 43

a) La clause 16 n’a pas force constitutionnelle 43

b) La clause 16 a force législative 75

c) Conclusion sur le statut légal de la clause 16 99

2. La réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet ne s’applique pas en l’espèce 100

a) Les positions des parties 101

b) Analyse 105

c) Conclusion sur la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet 141

3. La clause 16 doit être interprétée en fonction des principes d’interprétation contractuelle et législative 142

a) Le cadre permettant de déterminer la portée de la clause 16 142

b) Conclusion sur les principes d’interprétation qui s’appliquent à la clause 16 155

4. La clause 16 s’applique à l’impôt des grandes sociétés, mais non à l’impôt sur le revenu ou à la taxe sur le combustible 156

a) Les arguments des parties 156

b) Les circonstances : le contexte historique du contrat de 1880 163

c) L’impôt sur le revenu 167

d) La taxe sur le combustible 193

e) L’impôt des grandes sociétés 231

f) Conclusion sur la portée de l’exemption fiscale prévue à la clause 16 237

5. La clause 16 n’a été ni abrogée ni annulée dans les années 1960, ni après la prorogation de la CCFCP en 1984, relativement à la taxation fédérale 237

a) L’effet des discussions et des négociations que les parties ont menées dans les années 1960 239

b) La prorogation sous le régime de la LCSA n’a pas mis fin à la clause 16 258

6. Aucun jugement déclaratoire n’est justifié 271

7. Comme aucune réparation ne peut être accordée, il n’est pas nécessaire d’examiner les moyens de défense en equity qui ont été soulevés 275

JUGEMENT dans le dossier T‑1359‑07 277

Annexe A : Carte de la Ligne principale 280

Annexe B : Article 11 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique 281

Annexe C : Acte concernant le CFCP de 1872 282

Annexe D : Acte concernant le CFCP de 1874 291

Annexe E : Acte concernant le CFCP de 1881, y compris le texte du contrat de 1880 302

Annexe F : Copie de la version originale et signée du contrat de 1880 315

Annexe G : Charte relative à la CCFCP 318

Annexe H : Clauses et certificat de prorogation sous le régime de la LCSA 334

Annexe I : Extraits d’un catalogue illustré des installations de la CCFCP 342

I. Introduction

[1] En l’espèce, il s’agit de savoir s’il convient d’exempter la demanderesse de certaines charges fiscales en raison d’une seule clause inscrite dans le contrat qui a mené à sa création, il y a plus de 140 ans. Le libellé de cette clause est le suivant :

16. Le chemin de fer Canadien du Pacifique et toutes les gares et stations, ateliers, bâtiments, cours et autres propriétés, matériel roulant et dépendances nécessaires et servant à sa construction et à son exploitation, et le capital‑actions de la compagnie, seront à perpétuité exempts des taxes imposées par le Canada ou par aucune province devant être établie ci‑après, ou par aucune corporation municipale de telle province; et les terres de la compagnie dans les territoires du Nord‑Ouest, jusqu’à ce qu’elles soient vendues ou occupées, seront aussi exemptes de taxes pendant vingt ans après la concession faite par la Couronne.

[2] En 1880, un consortium ferroviaire a été formé par George Stephen, qui allait devenir le premier président de la Compagnie du chemin de fer Canadien du Pacifique, plus tard appelée la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique [la CCFCP ou la Compagnie], qui est la demanderesse dans la présente action. Le consortium de M. Stephen [le Consortium Stephen] a signé un contrat avec la défenderesse [le Canada ou la Couronne] en vue de la construction du premier chemin de fer transcanadien [le contrat de 1880].

[3] Le chemin de fer avait été promis à la Colombie‑Britannique aux termes de l’article 11 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique (R‑U), 1871, reproduit dans LRC 1985, annexe II, no 10 [les Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique], et sous le régime desquelles la Colombie‑Britannique s’était jointe à la Confédération près d’une dizaine d’années plus tôt. L’article 11 obligeait le Canada à construire un chemin de fer qui relierait le littoral de la Colombie‑Britannique au réseau ferroviaire canadien dans les dix années suivant l’entrée de la Colombie‑Britannique dans la Confédération [l’engagement relatif à la Colombie‑Britannique].

[4] Aux termes du contrat de 1880, le Canada a offert à la CCFCP un certain nombre de mesures incitatives en vue de s’acquitter de l’engagement relatif à la Colombie‑Britannique, notamment des octrois de fonds et des concessions de terres. L’une de ces mesures incitatives était la clause 16 du contrat de 1880 [la clause 16 ou l’exemption fiscale], reproduite ci‑dessus, qui réside au cœur de la présente action.

[5] L’année suivant celle où les parties ont signé le contrat de 1880, le Canada a adopté une loi habilitante : l’Acte concernant le chemin de fer Canadien du Pacifique (1881), 44 Vict, c 1 [l’Acte concernant le CFCP de 1881]. Cette loi autorisait les octrois de fonds et les concessions de terres que prévoyait le contrat de 1880, l’exemption fiscale, de même que d’autres mesures incitatives accordées à la Compagnie. Elle adoptait également le tracé prévu du chemin de fer, lequel avait été établi dans une loi antérieure intitulée Acte pour pourvoir à la construction du chemin de fer Canadien du Pacifique (1874), 37 Vict, c 14 [l’Acte concernant le CFCP de 1874]. La CCFCP et le Canada [les parties] appellent ce tracé, qui était destiné à remplir l’engagement relatif à la Colombie‑Britannique, la Ligne principale (une carte de la Ligne principale est reproduite à l’annexe A des présents motifs).

[6] Le Parlement a annexé à l’Acte concernant le CFCP de 1881 le contrat de 1880 et les lettres patentes datées du 16 février 1881 [la Charte relative à la CCFCP], qui ont constitué en société la CCFCP. Ces trois instruments, soit le contrat de 1880, l’Acte concernant le CFCP de 1881 et la Charte relative à la CCFCP [collectivement, les instruments relatifs à la CCFCP], comportaient les conditions et les mesures incitatives qui permettraient à la CCFCP de construire la voie ferroviaire transcontinentale jusqu’en Colombie‑Britannique, aidant ainsi le Canada à remplir l’engagement relatif à la Colombie‑Britannique.

[7] La Compagnie a terminé la construction de la Ligne principale à la fin de 1885. Cette réalisation canadienne cruciale a été commémorée par la célèbre photo du directeur de la Compagnie, Donald Smith, enfonçant le dernier crampon cérémonial de la voie dans la matinée du 7 novembre 1885, à Craigellachie, en Colombie‑Britannique. Cette photo a rang d’icône dans l’histoire canadienne, car elle commémore à jamais le rôle central qu’a joué la ligne transcontinentale dans l’édification de la nation canadienne.

[8] La demanderesse soutient que la clause 16 imposait au Canada l’obligation de ne pas taxer la Ligne principale. Selon elle, étant donné que le Parlement a adopté et ratifié le contrat de 1880 par voie législative (au moyen de l’Acte concernant le CFCP de 1881), la clause 16 a non seulement force de loi, mais aussi un statut constitutionnel à cause du rôle qu’elle a joué en aidant à remplir les obligations imposées au Canada par l’article 11 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique.

[9] Dans la présente action, la CCFCP sollicite le recouvrement de trois charges fiscales que le Canada aurait, selon elle, perçues en violation de la clause 16, à savoir i) l’impôt sur le revenu et ii) l’impôt des grandes sociétés, tous deux payés en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e supp) [la LIR], ainsi que iii) la taxe sur le combustible, payée en vertu de la Loi sur la taxe d’accise, LRC 1985, c E‑15 [la LTA] [collectivement, les charges fiscales en cause].

[10] La CCFCP fonde sa demande de recouvrement sur une cause d’action en droit public reconnue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kingstreet Investments Ltd. c Nouveau‑Brunswick (Finances), 2007 CSC 1 [Kingstreet]. Dans l’arrêt Kingstreet, la Cour suprême a supprimé certains obstacles aux demandes de restitution présentées à l’encontre d’autorités publiques.

[11] En plus de solliciter une restitution fondée sur l’arrêt Kingstreet pour les charges fiscales en cause qui auraient selon elle été perçues en violation de la clause 16, la CCFCP demande un certain nombre de déclarations de nature prospective concernant les charges fiscales en cause et la clause 16 en général. Plus précisément, elle sollicite des déclarations portant que :

[12] Comme il est décrit plus loin dans les présents motifs, avant l’audience du 30 avril 2021, la demanderesse a proposé une version révisée de la première déclaration, à savoir que toute prétendue mesure prise par la Couronne fédérale pour fixer ou percevoir des impôts ou des taxes sur le combustible diesel acheté, consommé ou utilisé dans le cadre de la construction ou de l’exploitation de la Ligne principale, sur le revenu gagné par la CCFCP en lien avec l’exploitation de la Ligne principale, ainsi que sur le capital‑actions de la CCFCP, est incompatible avec la clause 16 du contrat de 1880 et donc nulle et sans effet.

[13] Le Canada conteste les arguments de la Compagnie et les mesures de réparation qu’elle sollicite. Il soutient que la clause 16 ne représente rien de plus qu’un droit contractuel établi entre la Compagnie et la Couronne aux termes du contrat de 1880, et que ni la clause 16 ni aucun des instruments relatifs à la CCFCP qui y sont associés ne revêtent un caractère législatif ou constitutionnel. Il ajoute que la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet ne peut pas être invoquée au vu des faits du présent litige, car il n’y a selon lui aucune taxation inconstitutionnelle en l’espèce.

[14] Par ailleurs, bien que le Canada reconnaisse que l’Acte concernant le CFCP de 1881 n’a jamais été directement abrogé, il fait remarquer que la CCFCP a depuis toujours été un contribuable, y compris à l’égard de la Ligne principale. Le Canada soutient qu’il est maintenant impossible à la Compagnie d’obtenir un recouvrement, n’ayant pas invoqué la clause 16 avant le présent litige, et que, de ce fait, elle a perdu le droit de le faire en vertu des moyens de défense en equity fondés sur le manque de diligence, la préclusion, ainsi que la renonciation et l’acquiescement.

[15] Le Canada allègue de plus que la clause 16 a été abrogée dans les années 1960 ou, subsidiairement, qu’elle a cessé de s’appliquer à la CCFCP en 1984, lorsque la Compagnie a été prorogée sous le régime de la Loi sur les sociétés commerciales canadiennes (aujourd’hui la Loi canadienne sur les sociétés par actions, LRC 1985, c C‑44) [la LCSA].

[16] Enfin, le Canada affirme aussi que la Cour fédérale n’est pas le bon tribunal devant lequel contester les charges fiscales en cause, notant que les lois fiscales applicables prévoient des mécanismes qui relèvent de la Cour canadienne de l’impôt et dont la CCFCP aurait dû se prévaloir. De l’avis du Canada, les délais de prescription qui s’appliquent à ces mécanismes sont maintenant expirés.

[17] La CCFCP a signifié aux procureurs généraux un avis de question constitutionnelle en raison des questions constitutionnelles soulevées. Le procureur général de la Saskatchewan est intervenu et a seulement formulé des observations sur la question constitutionnelle.

[18] Enfin, pour ce qui est des actes de procédure, avant que la Cour suprême du Canada rende l’arrêt Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11 [Renvois relatifs à la LTPGES], en mars 2021, la CCFCP a aussi demandé le recouvrement des redevances qu’elle avait payées en vertu de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, LC 2018, c 12, art 186 [la LTPGES]. Cependant, après que la Cour suprême a conclu dans l’arrêt Renvois relatifs à la LTPGES, aux paragraphes 5 et 212 à 219, que les redevances imposées en vertu de la LTPGES étaient des prélèvements de nature réglementaire plutôt que des taxes, la demanderesse a retiré sa demande de recouvrement des paiements effectués sous le régime de la LTPGES, car la clause 16 ne concerne que la taxation. À la suite de l’arrêt Renvois relatifs à la LTPGES, la CCFCP a également retiré une demande de jugement déclaratoire concernant la LTPGES.

[19] L’histoire imprègne non seulement le contexte factuel de la présente affaire, mais l’action elle‑même. La présente instance a vu le jour devant notre Cour en 2007. Depuis lors, plusieurs requêtes ont été déposées et plusieurs mesures procédurales ont été prises au fil des ans, et celles‑ci ont donné lieu à diverses décisions interlocutoires, dont une ordonnance de disjonction du procès en deux volets, le premier portant sur la responsabilité et le second portant sur les dommages‑intérêts. La présente décision concerne le volet portant sur la responsabilité. Des audiences ont eu lieu à distance, d’abord en octobre et en novembre 2020 pour entendre la preuve, puis en février et en mars 2021 pour entendre les arguments juridiques. Une conférence postérieure à l’audience a été tenue le 30 avril 2021.

[20] La présente action n’est pas la seule à examiner en détail la clause 16 et son effet sur la taxation. La CCFCP a également engagé en Alberta, en Saskatchewan et au Manitoba [les provinces des Prairies] des procédures par lesquelles elle conteste certaines charges fiscales provinciales. Ces actions en sont à des étapes différentes. La présente action est la première des quatre affaires connexes à être instruite sur le fond.

[21] Après examen de tous les arguments invoqués, et pour les motifs qui suivent, la CCFCP ne m’a pas convaincu que la clause 16 a un statut constitutionnel. Je conclus également que cette disposition ne s’applique pas à l’impôt sur le revenu ni à la taxe sur le combustible. Il s’ensuit qu’aucun recouvrement ou jugement déclaratoire n’est justifié en lien avec ces deux charges fiscales.

[22] En revanche, je suis d’avis que la clause 16 s’applique à l’impôt des grandes sociétés. Je suis convaincu que cette clause revêt un caractère législatif, qu’elle n’a pas été annulée ou abrogée et qu’elle exempte la Compagnie de l’impôt sur son capital‑actions visé par l’impôt des grandes sociétés. Cependant, je suis également d’avis que la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet – qui, selon moi, est un moyen de recouvrer des montants de taxe ou d’impôt illégalement perçus uniquement en vertu d’une loi inconstitutionnelle – ne s’applique pas aux faits de l’espèce. En outre, comme le Canada a éliminé son impôt des grandes sociétés en 2006, il n’est pas justifié dans les circonstances de rendre un jugement déclaratoire de nature prospective, et tout à fait hypothétique, pour cette charge fiscale ou pour toute autre. La cause d’action de la demanderesse est donc rejetée et celle‑ci n’a pas droit au recouvrement ou au jugement déclaratoire demandés.

[23] Voici maintenant les motifs de ces conclusions. Mais tout d’abord, une revue du contexte de la présente action présente le cadre historique dans lequel s’inscrivent les questions dont notre Cour est saisie.

II. Le contexte

[24] Je signale d’emblée que, bien que certaines des lois citées dans la présente aient été adoptées dans les deux langues officielles et qu’elles fassent tout autant autorité en français qu’en anglais, d’autres textes, dont les instruments relatifs à la CCFCP, ont été rédigés exclusivement en anglais, et la version française, lorsqu’elle est disponible, en est une traduction. Par souci d’uniformité, et parce que la présente affaire a trait à des questions d’interprétation contractuelle et législative des instruments relatifs à la CCFCP – l’intention des rédacteurs et le libellé qu’ils ont choisis sont donc des plus pertinents – je n’inclus des extraits bilingues que dans les cas où les lois elles‑mêmes ont été adoptées dans les deux langues officielles, et où l’on peut donc considérer que le texte français et le texte anglais font pareillement autorité.

[25] Avant le début du procès, les parties ont présenté à la Cour un exposé conjoint partiel des faits; ce document incontesté résume de grandes parties de l’historique pertinent de la présente action. Je reproduis l’exposé conjoint partiel des faits ci‑dessous, avec l’accord des parties. J’en ai retiré la partie qui se rapporte à la LTPGES. J’ai aussi retiré les termes définis qui ont été établis ci‑dessus, inclus des renvois aux annexes des présents motifs, le cas échéant, et ajouté les références qui manquaient.

III. L’exposé conjoint partiel des faits

[26] La CCFCP est une société commerciale initialement constituée par lettres patentes sous le grand sceau du Canada, datées du 16 février 1881.

1. Le contexte historique de la construction du chemin de fer transcontinental

a) Les Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique de 1871

[27] La Colombie‑Britannique s’est jointe à la Confédération canadienne le 20 juillet 1871, conformément aux Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique.

[28] En vertu de l’article 11 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique, le gouvernement fédéral s’est engagé à commencer, dans les deux ans de la date de l’union, et à achever, dans les dix ans de la date de l’union, la construction d’un chemin de fer qui relierait le littoral de la Colombie‑Britannique au réseau ferroviaire du Canada. (Le texte intégral de l’article 11 est reproduit à l’annexe B des présents motifs.)

b) Les premières tentatives pour construire le chemin de fer transcontinental

[29] En juin 1872, le Parlement a adopté une loi visant à faciliter la construction du chemin de fer transcontinental par une entreprise privée : l’Acte concernant le chemin de fer Canadien du Pacifique, SC 1872, 35 Vict, c 71 [l’Acte concernant le CFCP de 1872] (reproduit à l’annexe C des présents motifs).

[30] L’Acte concernant le CFCP de 1872 autorisait notamment le gouvernement fédéral à accorder une subvention d’un montant maximal de 30 millions de dollars et une superficie maximale de 50 millions d’acres de terres des deux côtés de la ligne principale d’un futur chemin de fer, ainsi que d’autres subventions en vue de l’acquisition de terres pour des lignes d’embranchement.

[31] Le Parlement a adopté deux autres lois en 1872 :

  • a) l’Acte pour incorporer la compagnie du chemin de fer du Pacifique du Canada, SC 1872, 35 Vict, c 73, une société différente de la demanderesse, dirigée par Hugh Allan;

  • b) l’Acte pour incorporer la compagnie du chemin de fer Interocéanique du Canada, SC 1872, 35 Vict, c 72, un consortium dirigé par David MacPherson.

[32] Les travaux de construction du chemin de fer par le secteur privé qui sont exposés dans l’Acte concernant le CFCP de 1872 n’ont pas commencé à cause du « scandale du Pacifique » de 1873, qui mettait en cause des allégations de versement de pots‑de‑vin au gouvernement conservateur du premier ministre John A. Macdonald.

[33] Le gouvernement libéral qui est arrivé au pouvoir en 1873 n’est pas parvenu à réunir les capitaux privés requis pour la construction du chemin de fer transcontinental et a décidé par la suite de construire le chemin de fer à titre d’entreprise gouvernementale.

[34] En 1874, le Parlement du Canada a adopté l’Acte concernant le CFCP de 1874 (reproduit à l’annexe D des présents motifs). Cette loi a notamment abrogé l’Acte concernant le CFCP de 1872, fait état de l’échec de la construction du chemin de fer par le secteur privé et autorisé la construction du chemin de fer transcontinental à titre d’entreprise publique du gouvernement fédéral. L’Acte concernant le CFCP de 1874 a également défini le « Chemin de fer Canadien du Pacifique » en faisant référence à son emplacement physique ainsi qu’aux lignes d’embranchement qui y seraient incluses.

[35] En 1878, les conservateurs ont repris le pouvoir et ont poursuivi la construction du chemin de fer transcontinental à titre d’entreprise gouvernementale. Toutefois, les progrès étaient lents et les dépenses liées à ce projet étaient en train d’épuiser le Trésor national. Comme le délai de dix ans mentionné dans les Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique arrivait bientôt à expiration, le gouvernement fédéral a décidé une fois de plus que le chemin de fer serait construit et exploité par le secteur privé.

[36] En 1880, le Consortium Stephen a été créé en vue de la construction et de l’exploitation du chemin de fer transcontinental. Ce consortium était formé de George Stephen et de Duncan McIntyre (de Montréal), de John S. Kennedy (de New York), de Richard B. Angus et de James J. Hill (de St. Paul, au Minnesota), de Morton, Rose & Co. (de Londres, en Angleterre), et de Kohn, Reinach et Cie. (de Paris, en France).

c) Le contrat de 1880

[37] Le contrat de 1880, qui concernait le transfert du tronçon existant, la construction du tronçon restant et l’exploitation à perpétuité du « chemin de fer Canadien du Pacifique » a été conclu entre le Consortium Stephen et le gouvernement fédéral le 21 octobre 1880. (Une copie originale du contrat de 1880 est reproduite à l’annexe F des présents motifs, et le contrat est annexé à l’Acte concernant le CFCP de 1881, qui figure à l’annexe E des présents motifs).

[38] Le contrat de 1880 a été signé par le ministre des Chemins de fer et Canaux, Sir Charles Tupper, pour le compte du gouvernement fédéral, ainsi que par les membres du Consortium Stephen.

[39] L’exemption fiscale qui est en litige dans la présente demande constitue la clause 16 du contrat de 1880 :

Le chemin de fer Canadien du Pacifique et toutes les gares et stations, ateliers, bâtiments, cours et autres propriétés, matériel roulant et dépendances nécessaires et servant à sa construction et à son exploitation, et le capital‑actions de la compagnie, seront à perpétuité exempts des taxes imposées par le Canada ou par aucune province devant être établie ci‑après, ou par aucune corporation municipale de telle province; et les terres de la compagnie dans les territoires du Nord‑Ouest, jusqu’à ce qu’elles soient vendues ou occupées, seront aussi exemptes de taxes pendant vingt ans après la concession faite par la Couronne.

[40] La clause 1 décrit les deux parties au contrat de 1880 (le consortium, appelé dans le contrat « la compagnie », et le gouvernement fédéral) et elle indique de plus que le chemin de fer porterait le nom de « chemin de fer Canadien du Pacifique », tel qu’il est décrit dans l’Acte concernant le CFCP de 1874 (c’est‑à‑dire la Ligne principale).

[41] En vertu de la clause 7 :

  • a) le gouvernement fédéral a convenu de transférer à la compagnie certaines parties du tronçon déjà construites ou à construire;

  • b) la compagnie devait « à perpétuité entretenir, exploiter et mettre en opération d’une manière efficace » la Ligne principale.

[42] Aux termes de la clause 9, le gouvernement fédéral a accordé à la compagnie une subvention de 25 millions de dollars et 25 millions d’acres de terres.

[43] Aux termes de la clause 10, le gouvernement fédéral a convenu de concéder les terres qui étaient nécessaires pour la construction du chemin de fer, y compris « les terrains dont elle aura besoin pour la voie du dit chemin de fer, les gares et stations et leurs dépendances, les ateliers, les bassins et abords aux termini sur les eaux navigables, les édifices, cours et autres dépendances nécessaires à la construction et à l’exploitation efficaces du chemin de fer, en tant que ces terrains seront la propriété du gouvernement », et a autorisé l’entrée en franchise au Canada du matériel devant servir à la construction « première » du chemin de fer.

[44] Aux termes de la clause 14, le gouvernement fédéral a accordé à la compagnie le pouvoir de construire des lignes d’embranchement supplémentaires.

[45] Aux termes de la clause 15, le gouvernement fédéral a conféré à la compagnie, pour une période de vingt ans, le droit exclusif d’exploiter un chemin de fer dans la région.

[46] L’annexe A du contrat de 1880 prescrit la forme d’un acte de constitution en corporation, ou projet de charte, devant être accordé au Consortium Stephen et constituant en société la « Compagnie du chemin de fer Canadien du Pacifique ».

[47] Le 10 décembre 1880, le gouvernement fédéral a déposé le contrat de 1880 devant la Chambre des communes et a introduit des résolutions visant à affecter les 25 millions de dollars et les 25 millions d’acres de terres. Les résolutions ont été débattues par le Parlement du Canada et le Sénat, et adoptées le 27 janvier 1881.

d) L’Acte concernant le CFCP de 1881

[48] L’Acte concernant le CFCP de 1881 (qui inclut le texte du contrat de 1880, reproduit à l’annexe E des présents motifs) a ensuite été présenté au Parlement et adopté. Il a reçu la sanction royale le 15 février 1881.

[49] Le contrat de 1880, y compris le projet de charte qui y était annexé, a été joint en tant qu’annexe à l’Acte concernant le CFCP de 1881.

[50] L’Acte concernant le CFCP de 1881 portait sur la construction et l’exploitation permanente du chemin de fer. Ses attendus sont ainsi libellés, en partie :

CONSIDÉRANT que par les termes et conditions de l’admission de la Colombie‑Britannique dans l’Union avec la Puissance du Canada, le gouvernement fédéral s’est chargé de l’obligation de faire construire un chemin de fer reliant le littoral de la Colombie‑Britannique au réseau des chemins de fer du Canada;

Et considérant que le parlement du Canada a maintes et maintes fois déclaré sa préférence pour la construction et l’exploitation de ce chemin de fer au moyen d’une compagnie constituée, aidée par des octrois de terre et d’argent, plutôt que par le gouvernement, et que certains statuts ont été passés pour permettre de suivre ce système, mais que leurs dispositifs n’ont pu jusqu’ici être mis à effet;

Et considérant que certaines sections du dit chemin de fer ont été construites par le gouvernement et que d’autres sont en voie de construction, mais que la plus grande partie de la ligne principale de ce chemin n’a pas encore été commencée ni donnée à l’entreprise; et qu’il est nécessaire, pour le développement des territoires du Nord‑Ouest et pour maintenir la bonne foi du gouvernement dans l’accomplissement de ses obligations, qu’il soit pris des mesures immédiates pour faire terminer et exploiter le dit chemin de fer en son entier;

Et considérant que, conformément au désir formellement exprimé par le parlement, il a été passé un contrat pour la construction de la dite portion de la ligne principale du dit chemin de fer, et pour l’exploitation permanente de toute la ligne, lequel contrat, accompagné de son annexe, a été soumis à la ratification du parlement, et dont copie se trouve ci‑annexée; et qu’il est opportun d’approuver et ratifier le dit contrat et de prendre des mesures pour le faire exécuter : […]

[51] Voici un résumé des dispositions de l’Acte concernant le CFCP de 1881 :

  • a) Aux termes de l’article premier, le contrat de 1880 a été approuvé et ratifié, et le gouvernement fédéral a été autorisé à en exécuter les conditions.

  • b) L’article 2 :

    1. permettait au gouverneur en conseil de délivrer au Consortium Stephen, en conformité avec le contrat de 1880, et sous la dénomination sociale de la Compagnie du chemin de fer Canadien du Pacifique, « une charte [lui] conférant les immunités, priviléges [sic] et pouvoirs énoncés dans l’annexe du dit contrat et attachée au présent acte »;

    2. prévoyait que cette charte, après sa publication dans la Gazette du Canada, « aura la même force et le même effet que si elle était un acte du parlement du Canada, et sera réputée un acte d’incorporation, selon l’intention du [contrat de 1880] ».

  • c) L’article 3 permettait au gouvernement fédéral de verser des fonds et de concéder des terres à la Compagnie en vue de la construction du chemin de fer. Il était en partie libellé ainsi :

Lors de l’organisation de la compagnie et […] en considération de l’achèvement et de l’exploitation efficace et perpétuelle du dit chemin de fer par la dite compagnie, tel que stipulé au [contrat de 1880], le gouvernement pourra octroyer à la compagnie une subvention de vingt‑cinq millions de piastres en argent, et de vingt‑cinq millions d’acres de terres, qui sera payée et transportée à la compagnie de la manière et dans les proportions, et aux termes et conditions stipulées au dit contrat. Et il pourra aussi concéder à la compagnie les terrains nécessaires à la voie, aux stations et autres objets, et tels autres privilèges prévus au dit contrat.

  • d) L’article 4 permettait au gouvernement fédéral d’accorder l’entrée en franchise des matériaux nécessaires à la construction du chemin de fer, et notamment :

[…] tous rails d’acier, éclisses et autres attaches, carvelles, boulons et écrous, fils de fer, bois de construction, et […] tous matériaux pour les ponts qui serviront à la construction première du dit chemin de fer Canadien du Pacifique […]

  • e) L’article 5 autorisait le transfert à la compagnie des tronçons déjà construits de la ligne de chemin de fer, ainsi que des tronçons que le gouvernement fédéral était encore en voie de construire.

e) La délivrance de la Charte relative à la CCFCP et la constitution en société en 1881

[52] Conformément à l’article 2 de l’Acte concernant le CFCP de 1881, la Charte relative à la CCFCP qui constituait la demanderesse en une société appelée « Compagnie du chemin de fer Canadien du Pacifique » a été émise par le gouverneur en conseil le 16 février 1881 (le texte de la Charte est reproduit à l’annexe G des présents motifs).

[53] La Charte relative à la CCFCP revêt la forme présentée à l’annexe A du contrat de 1880. Cette Charte, notamment :

  • a) fait état de la signature du contrat de 1880 et en énonce les conditions;

  • b) indique que le projet de charte joint en tant qu’annexe A au contrat de 1880 était énoncé dans l’Acte concernant le CFCP de 1881;

  • c) reproduit les attendus de l’Acte concernant le CFCP de 1881 et indique que le contrat de 1880 et le projet de charte qui y est joint ont été approuvés et ratifiés par l’Acte concernant le CFCP de 1881;

  • d) fait état des pouvoirs accordés au gouvernement fédéral par les articles 1 et 2 de l’Acte concernant le CFCP de 1881;

  • e) accorde des lettres patentes de constitution en corporation au Consortium Stephen, et ce, aux mêmes conditions que celles que renferme le projet de charte joint à l’Acte concernant le CFCP de 1881.

[54] L’article 4 de la Charte relative à la CCFCP prévoit que la Compagnie peut se prévaloir de la totalité des droits que lui confère le contrat de 1880. Il est ainsi libellé :

Toutes les immunités et tous les pouvoirs nécessaires ou utiles à la compagnie pour qu’elle remplisse, exécute, fasse exécuter et se prévale de chaque condition, stipulation, obligation, devoir, droit, recours, privilège et avantage convenus, mentionnés ou énoncés dans le [contrat de 1880], sont par le présent conférés à la compagnie. Et les dispositions spéciales ci‑après établies ne seront pas censées porter atteinte ou déroger à la généralité des immunités et pouvoirs qui lui sont par le présent ainsi conférés.

[55] La Charte relative à la CCFCP a été publiée dans la Gazette du Canada le 19 février 1881.

f) La CCFCP construit et exploite le chemin de fer

[56] La CCFCP a terminé la construction de la Ligne principale en 1885. Depuis lors, la Compagnie exploite la Ligne principale et des lignes d’embranchement supplémentaires sur le territoire canadien.

g) L’histoire subséquente de la société

[57] Le 3 juillet 1971, la Compagnie du chemin de fer Canadien du Pacifique a changé de nom et est devenue « Canadien Pacifique Limitée ».

[58] Le 2 mai 1984, Canadien Pacifique Limitée s’est vu accorder un certificat de prorogation en vertu de l’article 181 de la LCSA. Ce certificat prévoyait que la société Canadien Pacifique Limitée était prorogée aux conditions énoncées dans les clauses de prorogation qui y étaient jointes. (Les clauses et le certificat de prorogation sont reproduits à l’annexe H des présents motifs.)

[59] Le 4 juillet 1996, la Compagnie a encore une fois changé de nom et est devenue la « Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique ».

[60] En 2004, la CCFCP a transféré des tronçons de la Ligne principale à une filiale en propriété exclusive, Mount Stephen Properties Inc. La CCFCP continue d’exploiter le service ferroviaire qui est assuré sur ces tronçons de la Ligne principale.

h) Le régime fiscal fédéral au Canada à l’époque du contrat de 1880

[61] En 1880, le gouvernement fédéral n’imposait pas directement le revenu des particuliers ou des sociétés. Il existait un régime fiscal fédéral indirect, qui comportait, notamment, des droits de douane (imposés sur le charbon, les huiles, les produits pétroliers et le bois) et une taxe d’accise (imposée sur l’alcool et le tabac).

[62] En 1880, il n’y avait aucune taxation directe de la part d’une administration municipale ou scolaire quelconque dans les Territoires du Nord‑Ouest.

i) L’extension des frontières du Manitoba en 1881

[63] La province du Manitoba a été établie en 1870 sur un territoire surnommé le « Timbre‑Poste ». En juillet 1881, le gouvernement fédéral a élargi les frontières initiales du Manitoba en y intégrant des terres qui faisaient auparavant partie des Territoires du Nord‑Ouest.

[64] Cette extension du Manitoba a été prévue dans une loi intitulée Acte ayant pour objet de pourvoir à l’extension des limites de la province de Manitoba, SC 1881, 44 Vict, c 14 [l’Acte concernant les limites du Manitoba]. L’alinéa 2b) de cette loi est ainsi libellé :

Les limites ainsi étendues et le territoire ajouté à la province de Manitoba, en conséquence de cet agrandissement, seront soumis à l’effet de toutes dispositions qui ont pu ou pourront être portées relativement au chemin de fer canadien du Pacifique et aux terres qui seront accordées à titre d’aide pour l’exécution de ce chemin.

j) La Saskatchewan et l’Alberta se joignent à la Confédération en 1905

[65] Le 20 juillet 1905, les provinces de l’Alberta et de la Saskatchewan ont été créées et sont devenues des provinces du Canada en vertu de l’Acte de l’Alberta, SC 1905, 4‑5 Edw VII, c 3, et de l’Acte de la Saskatchewan, SC 1905, 4‑5 Edw VII, c 42.

[66] L’Acte de la Saskatchewan et l’Acte de l’Alberta contiennent tous deux le même article 24, dont le texte est le suivant :

Les pouvoirs par la présente loi conférés à la dite province s’exerceront subordonnément aux dispositions de l’article 16 du [contrat de 1880] dont une traduction forme la « cédule » du chapitre 1er des statuts de 1881, intitulé Acte concernant le chemin de fer Canadien du Pacifique [l’Acte concernant le CFCP de 1881].

k) La CCFCP paie certaines charges fiscales ou effectue des paiements en remplacement de charges fiscales

[67] Depuis que la CCFCP a été établie, des paliers de gouvernement différents ont introduit de nouvelles charges fiscales. Ces dernières comprennent l’impôt fédéral et provincial sur le revenu, l’impôt fédéral et provincial sur le capital, les taxes d’affaires provinciales, les taxes de vente provinciales, les taxes fédérale et provinciale sur le combustible, la taxe fédérale sur les produits et services et la taxe de vente harmonisée, ainsi que les cotisations sociales. La CCFCP a payé ces charges fiscales ou en a supporté le fardeau économique. Dans certains cas, elle a effectué des paiements en remplacement de charges fiscales sans préjudice aux droits que lui confère la clause 16.

l) Les charges fiscales fédérales

i) La Première Guerre mondiale

[68] En 1916, le gouvernement fédéral a adopté la Loi taxant les Profits d’affaires pour la guerre, 1916, SC 1916, c 11, dans le but de recueillir des fonds pour soutenir l’effort militaire des forces armées canadiennes pendant la Première Guerre mondiale.

[69] Cette loi a frappé d’un impôt les bénéfices des sociétés, y compris les entreprises de transport, et cet impôt a été perçu jusqu’à la fin de 1920.

[70] Avant l’adoption de la Loi taxant les Profits d’affaires pour la guerre, 1916, la CCFCP avait présenté au gouvernement fédéral une requête faisant valoir que la loi proposée ne s’appliquait pas à elle à cause de la clause 16. En même temps, elle a déclaré qu’elle serait disposée à payer cette charge fiscale sans que cela porte préjudice aux droits que lui garantissait la clause 16.

[71] Le gouvernement fédéral a exprimé l’avis que le projet de loi ne contrevenait pas à la clause 16 et que la CCFCP était assujettie à la charge fiscale prévue par la loi proposée.

[72] La CCFCP et le gouvernement fédéral ont finalement conclu une entente qui a été constatée dans un décret approuvé le 31 mai 1916.

[73] Le décret du 31 mai 1916 a confirmé que les paiements que la CCFCP ferait sous le régime de la Loi taxant les Profits d’affaires pour la guerre, 1916 seraient acceptés par le gouvernement fédéral sans que cela porte préjudice à la position de la CCFCP selon laquelle la clause 16 s’appliquait.

[74] En 1917, le gouvernement fédéral a adopté la Loi de l’Impôt de Guerre sur le Revenu, 1917, SC 1917, 7‑8 Geo V, c 28, qui est le précurseur de la LIR que nous connaissons aujourd’hui.

[75] Sous le régime d’une loi distincte, soit la Loi des mesures de guerre, 1914, SC 1914, 5 Geo V, c 2, le gouvernement fédéral, par un décret daté du 14 mars 1918, a exigé de la CCFCP qu’elle paie des impôts spéciaux sur ses gains et a déclaré que ce paiement dégagerait la CCFCP de son assujettissement à la Loi taxant les Profits d’affaires pour la guerre, 1916, ainsi qu’à toute autre loi de nature semblable, et à la Loi de l’Impôt de Guerre sur le revenu, 1917, et ce, à compter du 1er janvier 1918.

[76] La position du gouvernement fédéral était que ces charges fiscales spéciales n’entraient pas en conflit avec la clause 16. La CCFCP a nié que la Loi des mesures de guerre, 1914 autorisait le gouvernement à imposer ces charges fiscales spéciales et a affirmé que leur imposition contrevenait à la clause 16. En même temps, la CCFCP s’est dite disposée à payer les charges fiscales spéciales sans préjudice des droits que lui conférait la clause 16. Les positions des parties sont exposées dans un décret daté du 29 octobre 1918 (et approuvé le 30 octobre 1918).

[77] Par un décret daté du 20 décembre 1919, le gouvernement fédéral a abrogé les ordonnances et les règlements établis sous le régime de la Loi des mesures de guerre, 1914 en date du 1er janvier 1920. Cette mesure visait les décrets susmentionnés, datés du 14 mars 1918 et du 29 octobre 1918.

ii) L’impôt fédéral sur le revenu entre 1920 et 1947

[78] La CCFCP a payé ou accumulé des montants d’impôt fédéral sur le revenu sous le régime de la Loi de l’Impôt de Guerre sur le revenu, 1917 pour les années d’imposition 1920 à 1947.

[79] Aucune information disponible n’indique que la CCFCP a contesté son obligation fiscale (dans la mesure où il en existait une) sous le régime de la Loi de l’Impôt de Guerre sur le revenu, 1917 pour la période de 1920 à 1947 en invoquant la clause 16.

iii) Les impôts sous le régime de la LIR depuis 1948

a. L’impôt sur le revenu en vertu de la partie I de la LIR

[80] La Loi de l’Impôt de Guerre sur le revenu, 1917 est demeurée en vigueur jusqu’en 1948, date à laquelle elle a été remplacée par la Loi de l’impôt sur le revenu, SC 1948, c 52.

[81] Depuis ce temps, la CCFCP a payé de l’impôt fédéral sur le revenu, ou des montants relatifs à cet impôt, en vertu de la partie I de la LIR pour les années où elle bénéficiait d’un revenu imposable net.

[82] Aucune information disponible n’indique que la CCFCP a produit depuis 1948 des déclarations de revenus fédérales dans lesquelles elle s’est prévalue de l’exemption fiscale à l’égard de ses revenus ou de ses gains attribuables à la Ligne principale.

[83] Dans les six années précédant le début de la présente action, en 2007, et jusqu’à l’année d’imposition 2014 inclusivement, la CCFCP n’a pas fait l’objet d’une cotisation d’impôt sur le revenu en vertu de la partie I.

[84] Après le début de la présente action, la CCFCP a fait l’objet d’une cotisation et a payé de l’impôt sur le revenu pour les années d’imposition 2015, 2016, 2017, 2018 et 2019.

b. L’impôt des grandes sociétés prévu à la partie I.3 de la LIR

[85] En 1990, la partie I.3 a été ajoutée à la LIR. Cette mesure a créé un impôt des grandes sociétés, calculé en fonction du passif à long terme, du capital‑actions et des bénéfices non répartis des grandes sociétés.

[86] La CCFCP a payé l’impôt des grandes sociétés au gouvernement fédéral de 1990 à 2005. Comme il est décrit ci‑après, la CCFCP a demandé à partir de 2004 le remboursement d’une partie de ces paiements en se fondant sur l’exemption fiscale prévue à la clause 16.

[87] L’impôt des grandes sociétés a été abrogé le 1er janvier 2006.

iv) Autres charges fiscales fédérales non liées au revenu

a. Taxes de vente

[88] La Loi spéciale des Revenus de guerre, 1915, SC 1915, 5 Geo V, c 8, qui est le précurseur de la LTA, a été adoptée en 1915. En 1920, une taxe d’accise sur les ventes a été adoptée et, en 1923, elle a été modifiée pour devenir une « taxe de consommation ou de vente » à payer par le « producteur ou [le] fabricant » des biens.

[89] En 1947, la Loi spéciale des Revenus de guerre a été rebaptisée Loi sur la taxe d’accise. L’imposition d’une taxe de vente fédérale sous le régime de la Loi spéciale des Revenus de guerre a été maintenue à la partie VI de la LTA.

[90] En 1972, la CCFCP a discuté à l’interne de la possibilité de demander une exemption de la taxe de vente fédérale au titre de la clause 16 sur le matériel fabriqué par elle pour son propre usage. Aucune information disponible n’indique que la CCFCP a effectivement présenté une telle demande.

b. La taxe d’accise sur le combustible diesel

[91] La partie III de la LTA a été modifiée en 1986 en vue d’imposer une taxe d’accise aux fabricants de combustible diesel à compter du 3 septembre 1985.

[92] Entre 1986 et 1990, tant la taxe de vente fédérale (en vertu de la partie VI de la LTA) que la taxe d’accise (en vertu de la partie III de la LTA) ont été imposées à l’égard du combustible diesel.

[93] En 1991, la taxe de vente fédérale sur le combustible diesel a été remplacée par la taxe sur les produits et services prévue à la partie IX de la LTA. La taxe d’accise imposée en vertu de la partie III de la LTA sur le combustible diesel – la taxe sur le combustible – s’applique toujours.

[94] La taxe sur le combustible est payable i) par un fabricant de combustible diesel sur sa première vente au pays et ii) par un importateur de combustible diesel au moment de l’importation au Canada.

[95] Pour ce qui est des ventes ultérieures de combustible diesel au pays, un fournisseur recouvre le montant de la taxe sur le combustible applicable qu’il a payé en incluant un montant sur la facture qu’il remet à l’acheteur du combustible. Ce montant peut être indiqué séparément ou non.

[96] La CCFCP achète du combustible diesel pour s’en servir dans le cadre de ses activités auprès de plusieurs fournisseurs. Les factures ou les reçus que reçoit la CCFCP en lien avec ses achats de combustible diesel comportent un montant relatif à la taxe sur le combustible qui est perçue en vertu de la partie III de la LTA pour ce combustible.

[97] La CCFCP a payé à ses fournisseurs des montants pour acheter du combustible diesel sans faire référence à la clause 16.

[98] Comme il est indiqué plus en détail ci‑après, en 2004, la CCFCP a déposé des demandes de remboursement de taxes et interjeté des appels prévus par la loi auprès du gouvernement fédéral à l’égard du combustible diesel utilisé dans le cadre de ses activités sur la Ligne principale, et ce, en se fondant sur la clause 16.

m) Les charges fiscales provinciales

[99] En ce qui concerne les charges fiscales provinciales, la CCFCP a invoqué la clause 16, notamment dans les cas suivants.

i) L’Accord de 1909 conclu avec le gouvernement de la Saskatchewan pour effectuer des paiements en remplacement de la taxe sur les gains bruts

[100] En 1908, sous le régime de la loi intitulée The Railway Taxation Act, RSS 1909, c 40, le gouvernement de la Saskatchewan a perçu une taxe sur les gains bruts des compagnies de chemin de fer qui exploitaient leurs activités dans cette province.

[101] La CCFCP a contesté cette mesure et a fait valoir que le paiement de la taxe contrevenait à la clause 16. Quoi qu’il en soit, en 1909, une entente a été conclue entre la CCFCP et le gouvernement de la Saskatchewan pour que la CCFCP effectue des paiements en remplacement de la taxe sans qu’elle renonce à son droit à l’exemption fiscale.

[102] La CCFCP et le gouvernement de la Saskatchewan ont convenu du montant à payer en remplacement de la taxe chaque année jusqu’en 1935, date à laquelle le gouvernement de la Saskatchewan a refusé de conclure une autre entente. La CCFCP a effectué ces paiements, tout en se fondant sur son droit à l’exemption fiscale.

[103] La CCFCP a payé des montants ou accumulé des montants payables au gouvernement de la Saskatchewan relativement à la taxe sur ses gains bruts entre 1934 et 1941.

[104] La Railway Taxation Act a été suspendue en 1941 conformément à une entente conclue entre le gouvernement de la Saskatchewan et le gouvernement fédéral.

ii) La taxe sur les ventes au détail du Manitoba

[105] En juin 1971, la CCFCP a demandé un remboursement de la taxe sur les ventes au détail du Manitoba à l’égard de certains articles précis pour les années 1967 à 1970, en se fondant sur l’exemption fiscale. En juillet 1972, le Manitoba a approuvé la demande (avec de légers rajustements) et a accordé le remboursement.

iii) La taxe de vente de la Saskatchewan

[106] Dans les années 1970, la CCFCP, invoquant la clause 16, a contesté le fait que la Saskatchewan était en droit de lui imposer une taxe de vente sous le régime de la loi intitulée Education and Health Tax Act, RSS 1965, c 66.

[107] En 1975, la CCFCP a convenu de payer dorénavant certains montants de taxe de vente sans que cela porte préjudice à sa position selon laquelle elle en était exemptée en vertu de la clause 16.

n) Les faits survenus dans les années 1960

[108] En 1964, les gouvernements de l’Alberta, du Manitoba et de la Saskatchewan ont fait pression sur le gouvernement fédéral pour qu’il élimine la clause 16, laquelle interdisait aux municipalités de ces provinces de frapper d’une taxe ou d’un impôt la Ligne principale et les biens connexes.

[109] Le 29 août 1966, à la suite d’un échange de lettres entre les parties, le président de la CCFCP, Ian Sinclair, a écrit ce qui suit au ministre des Transports Pickersgill :

[traduction]

Je me reporte à des conversations que nous avons eues ces derniers mois et au cours desquelles il a été question de la manière dont le Pacifique‑Canadien pourrait aider à rationaliser la loi canadienne relative aux transports, en renonçant à l’exemption perpétuelle d’impôts municipaux prévue à la clause 16 de son contrat du 21 octobre 1880, qui constitue l’Annexe de la loi sur la Compagnie de chemin de fer du Pacifique‑Canadien, SC 1881, c 1.

Cette exemption d’impôts municipaux s’applique à la ligne principale du Pacifique‑Canadien située à l’extérieur des limites initiales de la province du Manitoba et traversant le territoire de la Saskatchewan et de l’Alberta. Elle jouit d’une validité contractuelle, statutaire et constitutionnelle.

J’ai étudié la question avec les membres du conseil d’administration de la compagnie qui m’ont autorisé à déclarer qu’en vertu des modalités exposées ci‑après, la compagnie est disposée à renoncer volontairement à l’exemption perpétuelle d’impôts municipaux à l’égard de notre ligne principale dans les provinces des Prairies, en trois étapes égales : un tiers pour l’année commençant le 1er janvier après que le Parlement aura adopté une loi modernisant et rationalisant la loi actuelle et tenant compte, entre autres, des changements qui ont été apportés à la fixation des tarifs‑marchandises; un autre tiers l’année suivante; le solde la troisième année à compter du début de la période indiquée.

Le Pacifique‑Canadien propose que le gouvernement du Canada s’informe auprès des municipalités en cause du montant d’impôts municipaux qui aurait été payable, sous réserve des procédures statutaires relatives aux appels pouvant être interjetés relativement à la cotisation, si l’exemption n’avait pas été accordée. Lorsque le montant en question aura été déterminé, le Pacifique‑Canadien versera à Sa Majesté la reine du chef du Canada un montant égal devant être distribué aux municipalités en cause, de la manière que le gouvernement du Canada jugera de temps à autre approprié.

En tout temps après l’expiration de la période susmentionnée, le Pacifique‑Canadien n’aura aucune objection à ce que des mesures soient prises en vue de modifier la constitution et la loi de façon à mettre fin à l’exemption perpétuelle d’impôts municipaux en question.

Il vous est loisible de rendre publique la position du Pacifique‑Canadien si vous le jugez souhaitable dans l’intérêt public.

[110] Le ministre des Transports Pickersgill a répondu à la CCFCP par une lettre datée du 2 septembre 1966.

[111] Le 8 septembre 1966, le ministre des Transports Pickersgill s’est adressé à la Chambre des communes et a lu la lettre du 29 août 1966.

[112] Le 9 février 1967, après l’adoption de la Loi nationale sur les transports, SC 1966‑67, c 69, la CCFCP a fait savoir au gouvernement fédéral qu’il pouvait informer le Parlement que la CCFCP exécuterait les propositions exposées dans la lettre du 29 août 1966.

[113] Le 10 février 1967, le ministre des Transports Pickersgill en a informé la Chambre des communes.

[114] Au printemps et à l’été de 1967, les parties se sont échangé des lettres à propos des subventions volontaires que ferait la CCFCP en remplacement des taxes municipales, et de la manière dont on traiterait ces subventions aux fins de l’impôt fédéral sur le revenu. La CCFCP a demandé, et reçu, des garanties du gouvernement fédéral que les paiements seraient considérés comme des dépenses d’entreprise déductibles.

o) La CCFCP invoque la clause 16 à l’égard des charges fiscales fédérales en 2004

[115] À partir de 2004, la CCFCP a invoqué la clause 16 à l’égard des charges fiscales fédérales dans divers avis d’opposition afin de :

  • a) recouvrer l’impôt des grandes sociétés perçu en vertu de la partie I.3 de la LIR;

  • b) recouvrer les montants liés à la taxe d’accise imposée sur le combustible diesel et perçue en vertu de la partie III de la LTA.

i) La demande de la CCFCP en vue d’obtenir le remboursement des montants d’impôt sur le capital payés en vertu de la partie I.3 de la LIR

[116] L’Agence du revenu du Canada [l’ARC] a établi à l’endroit de la CCFCP une cotisation à l’égard de l’impôt des grandes sociétés prévu par la partie I.3 de la LIR pour ses années d’imposition 2000, 2001, 2002, 2003, 2004 et 2005.

[117] La CCFCP a payé des montants au titre de l’impôt des grandes sociétés pour chacune de ces six années d’imposition.

[118] La CCFCP a déposé des avis d’opposition en vue de recouvrer une partie de l’impôt des grandes sociétés qu’elle avait payée à l’égard de son « capital‑actions » pour chacune des années d’imposition 2003, 2004 et 2005.

[119] Le fondement des demandes de la CCFCP était que la clause 16 s’appliquait de manière à exclure le montant de son capital‑actions de l’élément « capital imposable » de la formule qui servait à calculer son assujettissement à l’impôt des grandes sociétés en vertu de la partie I.3 of la LIR.

[120] En réponse aux demandes de la CCFCP, l’ARC lui a remboursé une somme d’environ 9,1 millions de dollars en impôt de la partie I.3 de la LIR pour les années d’imposition 2001, 2002, 2003 et 2004, plus les intérêts.

[121] L’ARC a remboursé à la CCFCP les montants suivants :

Année

Principal

Intérêts

Total

2001

2 333 377 $

555 190,39 $

2 888 567,39 $

2002

2 333 377 $

633 533,48 $

2 966 910,48 $

2003

2 333 377 $

241 989,43 $

2 575 366,43 $

2004

2 074 113 $

108 844,70 $

2 182 957,70 $

Total :

9 074 244 $

1 539 558 $

10 613 802 $

ii) L’année d’imposition 2000

[122] Pour l’année d’imposition 2000, l’assujettissement de la CCFCP à l’impôt des grandes sociétés a fait l’objet d’une cotisation d’un montant de 8 769 426 $ le 26 juillet 2001.

[123] La CCFCP a payé ce montant. L’ARC ne lui a remboursé aucun montant au titre de l’impôt des grandes sociétés pour l’année d’imposition 2000, et c’est ce montant d’impôt des grandes sociétés qui est en litige dans la présente action.

iii) L’année d’imposition 2005

[124] En produisant sa déclaration au titre de la partie I.3 pour l’année d’imposition 2005, la CCFCP a exclu la somme de 1 814 849 $ de ses calculs concernant l’impôt des grandes sociétés exigible, en se fondant sur la clause 16.

[125] Par la suite, par la voie d’un avis de nouvelle cotisation daté du 8 juin 2010, la CCFCP s’est vu imposer un montant supplémentaire de 1 822 157 $ au titre de l’impôt des grandes sociétés, plus des intérêts sur arriérés de 610 718 $.

[126] La CCFCP a payé ces montants supplémentaires.

[127] Le 2 septembre 2010, la CCFCP a déposé un avis d’opposition à la nouvelle cotisation du 8 juin 2010, avis par lequel elle souhaitait recouvrer ces montants.

[128] L’opposition de la CCFCP concernant l’année d’imposition 2005 est toujours en instance. L’ARC n’a remboursé aucun montant à la CCFCP au titre de l’impôt des grandes sociétés pour l’année d’imposition 2005.

iv) La demande de la CCFCP en vue d’obtenir le remboursement de la taxe sur le combustible

[129] Entre le 31 mai 2005 et le 14 mars 2007, la CCFCP a déposé auprès de l’ARC, en se fondant sur la clause 16, des demandes de remboursement de la taxe sur le combustible sous le régime de la loi. Ces demandes concernaient la période de juin 2003 à mars 2007.

[130] L’ARC a rejeté ces demandes et la CCFCP s’est opposée à ces décisions de la manière prévue par la loi.

[131] Par des avis de décision datés du 15 mars 2007, l’ARC a rejeté les objections de la CCFCP.

[132] Conformément aux procédures d’appel prévues par la loi, la CCFCP a déposé par la suite six déclarations auprès de la Cour fédérale en juin 2007.

[133] Le 19 septembre 2007, après l’introduction de la présente action, la CCFCP s’est désistée de ces déclarations.

IV. Les témoins et les éléments de preuve

[134] Une partie des difficultés que présente la nature historique du présent litige est la pénurie d’éléments de preuve de source première. En fait, le 140e anniversaire de l’Acte concernant le CFCP de 1881 a eu lieu pendant le présent procès. Aucun témoin de cette période cruciale ne peut comparaître en l’espèce. Même un grand nombre des points litigieux plus récents sont survenus il y a plus d’un demi‑siècle, comme les négociations menées dans les années 1960. Aucun témoin de fait n’a déposé non plus sur ces faits historiques. En conséquence, une bonne partie des éléments de preuve produits dans le cadre de la présente action découlent des opinions de sept témoins experts et de la déposition d’un témoin de fait. La liste qui suit présente le nom et le champ de compétence des sept témoins experts, par ordre de comparution (les quatre premiers ont été appelés par la demanderesse, les trois derniers par la défenderesse) :

  1. M. David Hanna – Histoire et géographie des chemins de fer canadiens, opinion et réplique à M. Regehr;
  2. M. Sean M. Kammer – Histoire juridique des chemins de fer aux États‑Unis, en réponse à M. Ely;
  3. M. Kurt Klein – Subventions et réglementation concernant les chemins de fer canadiens, en réponse à M. Urban;
  4. M. Matthew Aharonian – Analyse économique et financière, en réponse à M. Urban;
  5. M. Theodore D. Regehr – Histoire et géographie des chemins de fer canadiens, en réponse à M. Hanna;
  6. M. James W. Ely, fils – Histoire juridique des chemins de fer aux États‑Unis, opinion et réplique à M. Kammer;
  7. M. Frank Urban – Subventions et réglementation concernant les chemins de fer canadiens.

[135] Quatre de ces experts ont été l’objet de contestations lors des étapes préparatoires au présent procès au moyen d’une requête déposée par la demanderesse et, plus tard, d’une requête déposée par la défenderesse. Ni l’une ni l’autre des requêtes n’a été accueillie (voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada, 2019 CF 1531, et Chemin de fer Canadien Pacifique c Canada, 2020 CF 690). Cependant, je signale aussi qu’aucune des deux parties ne s’est opposée aux qualités professionnelles des experts avant ou pendant le procès.

[136] En fait, je suis d’avis que tous les témoins experts ont d’impressionnantes références en tant qu’universitaires de premier plan ou de professionnels de l’industrie réputés, ou les deux. Tous ont fourni des rapports détaillés et éclairants, et ils ont annexé des bibliographies et des documents de référence considérables. Tant lors de leur interrogatoire que de leur contre‑interrogatoire, les experts ont témoigné au procès de manière éloquente et convaincante, et dans tous les cas d’une manière qui concordait avec leur rapport. Ils ont également reconnu et corrigé les erreurs administratives qui avaient été commises de temps à autre dans ces rapports.

[137] M. Urban est un fonctionnaire fédéral de longue date, aujourd’hui à la retraite, qui, pendant sa carrière, s’est spécialisé dans le domaine de la réglementation et de la détermination des coûts au sein du secteur ferroviaire. M. Aharonian est actuellement au service d’un important cabinet de consultation et il a donné des cours universitaires en économie et en finances. Les cinq autres experts sont des professeurs (actuels ou émérites) de grandes universités, qui ont publié de nombreux documents et qui ont également agi comme consultants auprès de l’industrie ou ont déjà comparu comme témoins experts.

[138] Les mêmes commentaires concernant la fiabilité globale des témoignages s’appliquent au seul témoin de fait qui a comparu. Appelé par la demanderesse, Victor Wong a témoigné sur les pratiques fiscales de la CCFCP et les documents qui ont été déposés depuis qu’il est entré au service de la Compagnie, soit en 1991. M. Wong exerce à l’heure actuelle les fonctions de vice‑président adjoint, Fiscalité, et il est la personne qui, à la CCFCP, occupe le rang le plus élevé dans le secteur de la fiscalité.

[139] Enfin, je signale que les parties en l’espèce ont également déposé un nombre considérable d’éléments de preuve historique, dont des lettres, des articles, des extraits d’ouvrage, des textes, des photos, des cartes, des documents d’entreprise tels que des états financiers, des rapports annuels et des déclarations fiscales, de même que des documents gouvernementaux, dont des décrets, des extraits de débats parlementaires publiés dans le Hansard ainsi que des textes de loi.

V. Les questions en litige

[140] La CCFCP cherche à recouvrer des montants qu’elle a payés au titre de trois types de charge fiscale. Comme je l’ai indiqué plus tôt, au paragraphe 9, les trois charges fiscales en cause sont : i) l’impôt sur le revenu, ii) l’impôt des grandes sociétés et iii) la taxe sur le combustible. La CCFCP soutient que les charges fiscales en cause imposées à l’égard de la Ligne principale sont contraires à la clause 16 du contrat de 1880. Plus précisément, comme il est résumé au paragraphe 11 du mémoire des faits et du droit établi par la demanderesse pour le procès [le mémoire de la demanderesse] et énoncé au paragraphe 1 de la troisième version de la déclaration modifiée du 5 décembre 2019, la CCFCP cherche à recouvrer : i) les montants d’impôt sur le revenu payés à compter de 2015, ii) les montants d’impôt des grandes sociétés payés pour les années d’imposition 2000 à 2005 et iii) les montants de la taxe sur le combustible payés à compter de 2001. Comme il a aussi été mentionné ci‑dessus, la CCFCP cherche de plus à obtenir un certain nombre de déclarations de nature prospective concernant les charges fiscales en cause et la clause 16.

[141] Avant le procès, les parties ont présenté un exposé conjoint des questions en litige, dans lequel ils ont laissé entendre que notre Cour avait quatre grandes questions à régler :

  1. La clause 16 du contrat de 1880 est‑elle juridiquement contraignante pour les parties, et, dans l’affirmative, jusqu’à quel point?
  2. La clause 16 du contrat de 1880 s’applique‑t‑elle à :
    1. l’impôt des grandes sociétés prévu par la partie I.3 de la LIR;
    2. l’impôt sur le revenu prévu par la partie I de la LIR;
    3. la taxe sur le combustible prévue par la LTA?
  3. Est‑il interdit à la CCFCP de se fonder sur la clause 16 du fait de sa conduite?
  4. La CCFCP a‑t‑elle droit à la réparation recherchée dans la troisième version de la déclaration modifiée du 5 décembre 2019 [ci‑après, la déclaration]?

[142] Lors de la présentation des arguments juridiques, chaque partie a suggéré une méthode à suivre pour examiner ces questions. J’ai prélevé des éléments de la méthode proposée par chaque partie en adoptant pour les présents motifs la structure suivante, comme l’illustrent les sept questions qui suivent, et les réponses connexes :

R. La clause 16 n’a pas force constitutionnelle, mais elle a force législative et contractuelle.

  • Q2. La réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet s’applique‑t‑elle?

R. La réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet ne s’applique pas dans les présentes circonstances.

  • Q3. Quels sont les principes d’interprétation qui s’appliquent à la clause 16?

R. La clause 16 doit être interprétée en fonction des principes d’interprétation à la fois contractuelle et législative.

  • Q4. La clause 16 s’applique‑t‑elle aux charges fiscales en cause?

R. La clause 16 s’applique à l’impôt des grandes sociétés, mais pas à l’impôt sur le revenu ou à la taxe sur le combustible.

  • Q5. La clause 16 s’applique‑t‑elle encore aujourd’hui à l’égard des charges fiscales fédérales?

R. Oui, elle s’applique à l’égard des charges fiscales fédérales. La clause 16 n’a été ni abrogée ni annulée dans les années 1960 ou après la prorogation de la CCFCP en 1984.

  • Q6. La CCFCP a‑t‑elle droit au jugement déclaratoire demandé?

R. Aucun jugement déclaratoire n’est justifié.

  • Q7. Les moyens de défense reconnus en equity s’appliquent‑ils et empêchent‑ils la CCFCP d’invoquer les droits que lui garantit la clause 16?

R. La CCFCP n’ayant droit à aucune réparation, il n’est pas nécessaire de traiter des moyens de défense reconnus en equity.

[143] Je passe maintenant à l’analyse de chacune de ces sept questions.

1. La clause 16 n’a pas force constitutionnelle, mais elle a force législative et contractuelle

a) La clause 16 n’a pas force constitutionnelle

[144] La nature de la clause 16 a d’importantes répercussions sur un certain nombre de questions qui sont en litige en l’espèce. Par exemple, le fait de savoir si cette clause a force constitutionnelle ou législative a une incidence sur la question de savoir si la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet peut être accordée, et si des moyens de défense reconnus en equity peuvent s’appliquer de manière à éviter tout recouvrement.

i) Les arguments des parties

a. La demanderesse, la CCFCP

[145] La CCFCP soutient que la clause 16 a force constitutionnelle. Elle fait valoir que l’engagement relatif à la Colombie‑Britannique était une obligation constitutionnelle d’une grande portée et que le contrat de 1880 prescrivait le moyen précis par lequel le Canada avait décidé de s’acquitter de cette obligation. Elle ajoute que le contrat de 1880 – et la clause 16 – ont acquis un statut constitutionnel parce qu’ils ont joué un rôle central et direct dans l’exécution de l’engagement relatif à la Colombie‑Britannique, qui était de nature constitutionnelle.

[146] La CCFCP invoque l’arrêt Colombie‑Britannique (Procureur général) c Canada (Procureur général); Acte concernant le chemin de fer de l’Île de Vancouver (Re), [1994] 2 RCS 41, [1994] ACS no 35 (QL) [Dunsmuir no 2], à l’appui de la thèse voulant que les ententes ultérieures qui se rapportent à l’exécution d’obligations constitutionnelles peuvent elles‑mêmes acquérir un caractère constitutionnel.

[147] Dans un argument parallèle concernant le statut constitutionnel de la clause 16, la CCFCP fait valoir que cette clause a acquis un statut constitutionnel par son inclusion dans les lois en vertu desquelles les provinces des Prairies se sont jointes à la Confédération. Ces lois – l’Acte de l’Alberta et l’Acte de la Saskatchewan – incluent toutes deux la clause 16. De plus, la Compagnie signale que ces deux lois figurent à l’annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11, et qu’elles font donc partie de la Constitution en application de l’alinéa 52(2)b).

[148] La CCFCP soutient également la même chose pour le Manitoba, l’Acte concernant les limites du Manitoba de 1881 intégrant expressément la clause 16 par l’entremise de l’alinéa 2b). La demanderesse signale que la Cour suprême du Canada a confirmé à deux reprises que le territoire élargi du Manitoba (hors des limites du « Timbre‑Poste ») est assujetti à la clause 16, citant les arrêts The Rural Municipality of Cornwallis v The Canadian Pacific Railway Co. (1891), 19 SCR 702 au para 8, 1891 CanLII 66, et North Cypress v Can Pac Ry Co (1905), 35 SCR 550 aux para 9‑11, 30‑31, 1905 CanLII 49.

b. La défenderesse, Sa Majesté la Reine représentée par le procureur général du Canada

[149] En revanche, le Canada souligne que même si l’Acte concernant le CFCP de 1881, la Charte relative à la CCFCP et le contrat de 1880 étaient nécessaires pour donner un sens et un effet à l’engagement relatif à la Colombie‑Britannique, ni le contrat de 1880 ni sa clause 16 n’ont acquis de ce fait un statut constitutionnel. De plus, il soutient qu’à la fin du XIXe siècle une modification constitutionnelle valide exigeait la participation du Parlement britannique et n’aurait donc pas pu être apportée unilatéralement par le Canada. Le Canada, pour étayer son argument, fournit une interprétation de l’arrêt Dunsmuir no 2 qui diffère de celle de la CCFCP.

[150] Dans l’ensemble, le Canada soutient que la clause 16 n’a eu force contractuelle qu’en vertu du contrat de 1880, lequel s’est éteint soit par suite de son abandon dans les années 1960, soit par suite de la prorogation de la Compagnie en application de la LCSA en 1984.

c. L’intervenant, le procureur général de la Saskatchewan

[151] La Saskatchewan reprend la position du Canada selon laquelle la clause 16 n’a aucun statut constitutionnel. Elle aussi souligne que le Parlement canadien n’avait pas le pouvoir – de concert avec la CCFCP – de modifier unilatéralement la Constitution du Canada sans la participation du Parlement du Royaume‑Uni. Sans l’intervention des Britanniques, aucun statut constitutionnel ne pouvait être conféré au contrat de 1880, ni à ses instruments contraignants.

ii) Le contexte historique du contrat de 1880 et de la clause 16

[152] Pour déterminer le statut juridique de la clause 16, il me faut examiner le contexte historique dans lequel a été signé le contrat de 1880, y compris son lien avec l’engagement relatif à la Colombie‑Britannique. Les deux parties ont produit une preuve d’expert sur le contexte historique de la clause 16. M. Hanna était l’expert de la demanderesse et M. Regehr celui de la défenderesse. Les deux experts étaient généralement d’accord sur les faits qui ont mené à la signature du contrat de 1880.

a. La vulnérabilité de la colonie britannique aux intérêts territoriaux américains au XIXe siècle

[153] MM. Hanna et Regehr ont convenu que le Canada est devenu une nouvelle nation à une époque où les États‑Unis appliquaient une politique étrangère agressive et expansionniste, et que la Ligne principale était un aspect crucial de la stratégie de la Grande‑Bretagne – et, plus tard, du Canada – pour contrer les menaces américaines contre l’intégrité territoriale canadienne.

[154] M. Hanna a déclaré que, depuis toujours, la population et l’économie américaines sont environ dix fois supérieures à celles du Canada. Les États‑Unis possédaient plus de ressources et disposaient d’un réseau ferroviaire plus développé dans l’Ouest américain à la fin du XIXe siècle, et ils étaient capables de déplacer en quelques jours des troupes vers la côte du Pacifique. Pour la Couronne britannique cependant, la même opération nécessitait un délai de quatre à six mois, car sa flotte navale devait parcourir de longues distances pour atteindre le même territoire. Au XIXe siècle, la Grande‑Bretagne avait également sollicité à l’excès ses ressources militaires en envoyant des troupes combattre en Asie, en Océanie, en Afrique et au Moyen‑Orient, vulnérabilisant ainsi ses intérêts en Amérique du Nord.

[155] La politique étrangère agressive et expansionniste que les États‑Unis ont appliquée pendant tout le XIXe siècle aggravait la situation et menaçait également les intérêts britanniques dans la région. À titre d’exemple, au début du XIXe siècle, les traités territoriaux entre ces deux pays n’ont pas empêché les États‑Unis de mettre la main sur un territoire situé au sud de ce qui allait être plus tard la Colombie‑Britannique, un territoire que la Grande‑Bretagne avait revendiqué. Au milieu du siècle, la perspective de trouver de l’or a attiré des milliers d’Américains à l’intérieur des terres de la Colombie‑Britannique, et un grand nombre d’entre eux ont fait montre de peu de soutien envers les revendications territoriales des Britanniques.

[156] M. Hanna a ensuite expliqué dans son rapport que les États‑Unis ont une fois de plus surpris la Grande‑Bretagne en achetant de manière subite et inattendue l’Alaska à la Russie en 1867. Cet achat est venu aggraver encore davantage le sentiment de vulnérabilité de la Grande‑Bretagne dans la région, car la Grande‑Bretagne s’était intéressée elle aussi à l’acquisition de ce territoire. Or, les États‑Unis contrôlaient maintenant des territoires à la fois au nord et au sud de la Colombie‑Britannique moderne, ce qui menaçait l’accès de la Grande‑Bretagne à la côte du Pacifique, et donc à ses colonies en Asie et en Océanie. De plus, dans le sud‑est du Canada, des loyalistes républicains irlandais menaient ce que l’on a appelé plus tard les « raids des Fenians » depuis le nord‑est des États‑Unis, principalement en Nouvelle‑Écosse et dans le Haut‑Canada (l’actuelle province de l’Ontario), ce qui ajoutait aux pressions géopolitiques.

[157] Cette combinaison de menaces a servi de moteur à la stratégie, adoptée par la Grande‑Bretagne, de construire son propre chemin de fer transcontinental afin de protéger ses intérêts en Amérique du Nord.

b. Le chemin de fer transcanadien en tant que moyen de contrer les menaces territoriales des États‑Unis

[158] La construction du chemin de fer transcontinental canadien offrait une solution viable pour dissiper les menaces américaines, tout en créant un moyen de stimuler la colonisation dans l’Ouest peu peuplé, aidant ainsi à favoriser le développement économique et à accroître les ressources économiques du Dominion. Ces deux objectifs étaient considérés comme importants du point de vue existentiel, tant aux yeux du gouvernement de la Grande‑Bretagne qu’à ceux du gouvernement du Dominion du Canada.

c. L’engagement relatif à la Colombie‑Britannique oblige le Canada à construire le chemin de fer jusqu’à la Colombie‑Britannique dans un délai de dix ans

[159] En 1871, quand la Colombie‑Britannique a adhéré à la Confédération, la promesse d’un chemin de fer transcanadien était écrite noir sur blanc dans les Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique, et elle est devenue une condition essentielle de l’entrée de la Colombie‑Britannique dans le Canada, comme je l’ai expliqué aux paragraphes 27 et 28 des présents motifs. L’article 11 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique est libellé en ces termes :

Le gouvernement de la Puissance s’engage à faire commencer simultanément, dans les deux années de la date de l’Union, la construction d’un chemin de fer du Pacifique aux Montagnes‑Rocheuses, et du point qui pourra être choisi, à l’est des Montagnes‑Rocheuses, jusqu’au Pacifique, pour relier la côte maritime de la Colombie‑Britannique au réseau des chemins de fer canadiens, et de plus à faire achever ce chemin de fer dans les dix années de la date de l’Union. […]

[160] L’engagement relatif à la Colombie‑Britannique présente des similitudes avec les engagements qui ont été donnés à la Nouvelle‑Écosse et au Nouveau‑Brunswick quand ils se sont joints à la Confédération quatre ans plus tôt, dans leurs ententes constitutionnelles respectives conclues sous le régime de la Loi constitutionnelle de 1867 (R‑U), 30 & 31 Vict, c 3, reproduite dans LRC 1985, annexe II, no 5 [la Loi constitutionnelle de 1867] (adoptée initialement sous le nom d’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867 et rebaptisée en 1982). Le Canada avait déjà convenu de construire une autre ligne ferroviaire s’étendant jusqu’à la côte est [le chemin de fer intercolonial], reliant ainsi les quatre provinces originales qui s’étaient jointes à la Confédération en 1867 (la province du Canada, soit l’Ontario et le Québec, le Nouveau‑Brunswick et la Nouvelle‑Écosse). Le texte de l’article 145 de la Loi constitutionnelle de 1867 est le suivant :

Considérant que les provinces du Canada, de la Nouvelle‑Écosse et du Nouveau‑Brunswick ont, par une commune déclaration, exposé que la construction du chemin de fer intercolonial était essentielle à la consolidation de l’union de l’Amérique du Nord britannique, et à son acceptation par la Nouvelle‑Écosse et le Nouveau‑Brunswick, et qu’elles ont en conséquence arrêté que le gouvernement du Canada devait l’entreprendre sans délai : à ces causes, pour donner suite à cette convention, le gouvernement et le parlement du Canada seront tenus de commencer, dans les six mois qui suivront l’union, les travaux de construction d’un chemin de fer reliant le fleuve St‑Laurent à la cité d’Halifax dans la Nouvelle‑Écosse et de les terminer sans interruption et avec toute la diligence possible.

[161] La construction du chemin de fer intercolonial a duré de 1870 à 1876, sans retard. Par contraste, les efforts faits pour construire une ligne ferroviaire transcanadienne menant à la côte de la Colombie‑Britannique, une ligne qui allait devenir la Ligne principale, ne se sont pas déroulés aussi aisément.

d. Les obstacles à la construction de la Ligne principale

[162] MM. Hanna et Regehr étaient en général d’accord sur les obstacles qui ont empêché de construire la ligne transcanadienne dans le délai prescrit (c’est‑à‑dire, au plus tard en 1881). Premièrement et fondamentalement, le projet du chemin de fer canadien du Pacifique était d’une complexité sans précédent et le terrain était extrêmement difficile au nord du lac Supérieur et dans les montagnes Rocheuses de la Colombie‑Britannique et de l’Alberta. Les compagnies ferroviaires ont eu de la difficulté à obtenir du financement pour cette entreprise risquée. Entre‑temps, les ressources gouvernementales étaient très minces, particulièrement parce que la construction du chemin de fer intercolonial était déjà en cours.

[163] L’instabilité politique qui régnait au sein du gouvernement fédéral au cours de la première moitié des années 1870 – il en est question aux paragraphes 32 et 33 des présents motifs – est venue ajouter des complications politiques aux difficultés que présentait, sur le plan de la géographie et des ressources, la construction d’une ligne transcontinentale jusqu’en Colombie‑Britannique. Les défis de construction étaient d’une ampleur telle que l’ancien premier ministre Alexander Mackenzie a déclaré en 1876 : [traduction] « [t]ous les pouvoirs des hommes et tout l’argent de l’Europe ne permettraient vraisemblablement pas de terminer le chemin de fer du Pacifique en dix ans » (déclaration du témoin expert David Hanna, datée du 12 septembre 2019 [le rapport Hanna], à la p 12).

[164] Enfin, les années 1870 ont aussi été caractérisées par une période de ralentissement économique prolongée, appelée la « longue dépression ». Cette période a sérieusement restreint la capacité du gouvernement canadien d’obtenir les crédits voulus pour financer le chemin de fer au sein des marchés financiers intérieurs et internationaux. Ce ralentissement n’a fléchi qu’à la fin de la décennie.

[165] Dans ce contexte difficile, la construction du chemin de fer transcontinental avant 1881 est devenue une affaire d’importance existentielle pour le Canada. La dissension a pris de l’ampleur en Colombie‑Britannique. Sans aucune ligne encore posée à l’intérieur du territoire de la Colombie‑Britannique à la fin des années 1870, M. Hanna a dit de la province qu’elle était [traduction] « ouvertement en révolte » contre la lenteur avec laquelle le Canada s’acquittait de ses obligations constitutionnelles (rapport Hanna, à la p 15).

e. Le Canada et la CCFCP signent le contrat de 1880 moins d’un an avant l’expiration du délai prévu pour s’acquitter de l’engagement relatif à la Colombie‑Britannique

[166] Le Consortium Stephen a négocié avec le gouvernement fédéral pour entreprendre le projet de construction. Certains des détails de l’entente conclue entre le Canada et le Consortium Stephen (qui est plus tard devenu la CCFCP) sont inclus aux paragraphes 37 à 47 des présents motifs. Les parties ont signé en fin de compte un contrat (le contrat de 1880) qui comportait les conditions auxquelles la construction du chemin de fer transcanadien devait être assujetti, y compris les promesses clés mentionnées dans les clauses 1, 7, 9, 10 et 14 à 16, résumées plus tôt, et reproduites intégralement à l’appendice accompagnant l’annexe E des présents motifs.

[167] En bref, après maints faux départs et efforts infructueux, le Canada avait finalement trouvé une solution pour rompre l’impasse dans laquelle se trouvait la construction de son chemin de fer transcontinental : le Canada et la CCFCP ont signé le contrat de 1880 moins d’un an avant l’expiration du délai prescrit pour s’acquitter de l’engagement relatif à la Colombie‑Britannique. Le Parlement a approuvé et ratifié le contrat de 1880 dans le cadre de l’Acte concernant le CFCP de 1881, ce qui a facilité l’achèvement de la Ligne principale à la fin de 1885, un événement mémorable.

[168] Après cette revue du contexte historique et des défis auxquels le Canada était confronté pour exécuter son engagement relatif à la Colombie‑Britannique, et donc le contrat de 1880, voyons maintenant si la clause 16 a un statut constitutionnel ou non.

f. L’arrêt Dunsmuir n2

[169] J’ai déjà mentionné que la demanderesse et la défenderesse invoquent toutes deux l’arrêt Dunsmuir n2 dans leur argumentation respective concernant le statut juridique de la clause 16. La demanderesse est d’avis que la clause 16 a acquis un statut constitutionnel en étant l’un des moyens par lesquels le Canada s’est acquitté de l’engagement relatif à la Colombie‑Britannique. Elle soutient que l’arrêt Dunsmuir n2 étaye la thèse selon laquelle les ententes ultérieures qui sont liées à l’exécution d’obligations constitutionnelles peuvent elles‑mêmes acquérir un caractère constitutionnel. La défenderesse n’est pas d’accord, tout comme moi.

[170] L’arrêt Dunsmuir n2 est un arrêt de la Cour suprême du Canada dont les circonstances sont quelque peu semblables à celles du contrat de 1880. Il y était question de la construction d’un chemin de fer sur l’île de Vancouver, en Colombie‑Britannique. Le gouvernement fédéral et la Colombie‑Britannique ont signé une entente en 1883 [la convention de 1883] aux termes de laquelle le Canada s’engageait à contribuer des fonds et la Colombie‑Britannique s’engageait à concéder des terres pour la construction du chemin de fer sur l’île de Vancouver. En plus du Canada et de la Colombie‑Britannique, une tierce partie – le consortium ferroviaire Dunsmuir [le Consortium Dunsmuir] – avait participé de près aux négociations qui s’étaient soldées par la convention de 1883.

[171] Le même jour où il a ratifié la convention de 1883, le Canada a également signé un contrat avec le Consortium Dunsmuir [la convention Dunsmuir], dans le cadre duquel ce dernier a convenu, à l’article 3, de « tracer, construire, achever, équiper, entretenir et exploiter sans interruption une ligne de chemin de fer » sur l’île de Vancouver. À l’article 9, le Consortium Dunsmuir a convenu également d’exploiter ce chemin de fer « sans interruption et de bonne foi ». Comme on le constatera clairement ci‑après, il y a entre la convention Dunsmuir et le contrat de 1880 de nombreuses similitudes qui aident à interpréter le statut juridique de ce dernier.

[172] Un siècle après la signature de la convention Dunsmuir, la Commission canadienne des transports a déclaré dans deux décisions que le service de trains de voyageurs sur la ligne de l’île de Vancouver était « non rentable ». Ces décisions ont mené à deux décrets, dont le dernier a mis fin au service de trains de voyageurs entre Nanaimo et Courtenay.

[173] La Colombie‑Britannique a contesté l’ordonnance de suppression du service, la considérant comme ultra vires au motif que l’article 11 imposait au Canada l’obligation constitutionnelle perpétuelle de maintenir le service ferroviaire sur l’île de Vancouver. En d’autres termes, la province faisait valoir que le gouvernement fédéral avait non seulement l’obligation constitutionnelle de construire le chemin de fer, mais aussi celle d’en assurer l’exploitation à perpétuité. La Colombie‑Britannique a fait valoir qu’étant donné que l’article 11 était une disposition « sommaire » et que la convention de 1883 et la convention Dunsmuir ajoutaient toutes deux les détails nécessaires pour réaliser l’article 11, la convention Dunsmuir avait force constitutionnelle.

[174] La convention Dunsmuir était semblable au contrat de 1880, en ce sens que ces deux ententes conclues avec le gouvernement comportaient des dispositions qui engageaient les compagnies privées visées à exploiter à tout jamais (« sans interruption » dans le cas de la convention Dunsmuir et « à perpétuité » dans le cas du contrat de 1880) la ligne ferroviaire. Les ententes étaient également semblables en ce sens qu’elles ont toutes deux été ratifiées par une loi fédérale et annexées à celles‑ci. Dans le cas de la convention Dunsmuir, cette loi était l’Acte concernant le chemin de fer de l’Île de Vancouver, le bassin de radoub d’Esquimalt, et certaines terres de chemin de fer de la province de la Colombie‑Britannique cédées au Canada, SC 1884, c 6 [la Loi fédérale de 1884]. Dans le cas qui nous occupe, cette loi était l’Acte concernant le CFCP de 1881.

g. L’article 11 comporte l’obligation de construire le chemin de fer, mais pas de l’exploiter

[175] Le juge Iacobucci n’a pas souscrit à l’argument de la Colombie‑Britannique, considérant que l’article 11 n’était sommaire que « dans la mesure où on ne pouvait pas savoir en 1871 quel serait le parcours ou le terminus du chemin de fer proposé » et « parce qu’il fallait délimiter physiquement la zone de chemin de fer » (Dunsmuir n2, aux p 83, 87). Il a toutefois conclu que l’article 11 n’était pas « sommaire », en ce sens que les parties pouvaient simplement ajouter des termes qui étaient absents de son libellé.

[176] Un aspect clé de la décision du juge Iacobucci était le principe selon lequel, bien que les dispositions constitutionnelles doivent être susceptibles d’évoluer, « l’interprétation en la matière doit néanmoins commencer par l’examen du texte de la loi ou de la disposition constitutionnelle en cause » (Dunsmuir n2, à la p 88). Le juge Iacobucci a souligné que « l’art. 11 ne fait nullement état d’exploitation de chemin de fer continue, perpétuelle ou autre » (Dunsmuir n2, à la p 82, souligné dans l’original). Il a conclu que même si la convention de 1883 conférait à l’article 11 un « sens précis », elle ne pouvait pas étendre la portée de cette disposition au‑delà de son texte même (Dunsmuir n2, aux p 87‑88).

[177] Pour déterminer la portée des obligations prévues à l’article 11, le juge Iacobucci a aussi comparé cette disposition aux conditions régissant les entreprises ferroviaires énoncées dans les Conditions de l’adhésion de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, reproduites dans LRC 1985, annexe II, no 12, aux termes desquelles la province de l’Île‑du‑Prince‑Édouard s’est jointe à la Confédération en 1873. En particulier, ces conditions prévoyaient expressément un « service » ferroviaire. Le juge Iacobucci a affirmé qu’« [o]n ne peut soutenir que le Canada ou la Colombie‑Britannique ignorait, en 1871, la distinction qui existe entre la construction et l’exploitation d’un chemin de fer [ou, autrement dit, la fourniture d’un service ferroviaire] » (Dunsmuir n2, à la p 87, souligné dans l’original).

[178] Pour arriver à cette conclusion, le juge Iacobucci a cité une décision antérieure qu’il avait rendue, soit la décision Île‑du‑Prince‑Édouard (Ministre des Transports et des Travaux publics) c Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (1990), [1991] 1 CF 129 (CA) [Î.‑P.‑É. c CCFN], à l’appui de la thèse selon laquelle, lorsque le libellé à l’étude est clair, il n’est nul besoin de recourir aux règles d’interprétation des lois, aux éléments de preuve extrinsèques ou aux antécédents législatifs (Dunsmuir n2, aux p 89‑90; Î.‑P.‑É. c CCFN, au para 12). Il a également donné l’explication suivante dans l’arrêt Dunsmuir n2, à la page 88 :

Dans l’arrêt La Reine du chef du Canada c. La Reine du chef de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, précité, la Cour d’appel fédérale a effectivement tenu pour acquis que cette disposition imposait clairement au Canada une obligation d’assurer un service, et la cour a seulement déterminé comment « continu » devait être ce service. Il existe un contraste frappant entre cette disposition et l’art. 11 applicable à la Colombie‑Britannique : où trouve‑t‑on dans l’art. 11 le renvoi à l’exploitation d’un service ferroviaire?

[Souligné dans l’original.]

[179] Le juge Iacobucci a conclu que, pour que la convention de 1883 ait eu force constitutionnelle, il aurait fallu que l’article 11 soit plus clair au sujet du « service ». L’article 11 était bel et bien clair à première vue; cependant, il a conclu que cette disposition imposait au Canada une obligation de construire et non une obligation d’exploiter (Dunsmuir n2, à la p 90).

[180] Dans un certain nombre d’arrêts plus récents, la Cour suprême du Canada a de nouveau entériné une méthode d’interprétation constitutionnelle axée sur le texte en premier, décrétant que même si l’interprétation de dispositions constitutionnelles devrait permettre à celles‑ci d’évoluer, le texte de l’instrument en question occupe une place centrale dans l’exercice d’interprétation. Un certain nombre de ces arrêts citent l’arrêt Dunsmuir n2 à l’appui du raisonnement adopté.

[181] Par exemple, dans l’arrêt Caron c Alberta, 2015 CSC 56 [Caron], une affaire de droits linguistiques, la Cour a affirmé, au paragraphe 38, « [qu’]il faut évaluer les arguments des appelants en examinant le sens ordinaire des mots employés dans chaque document, le contexte historique ainsi que la philosophie ou les objectifs qui sont à la base des termes et des garanties ». La Cour a également souligné la primauté du texte écrit de la Constitution, en faisant référence aux observations du juge Iacobucci dans l’arrêt Dunsmuir n2 (Caron, aux para 36‑37).

[182] L’affaire R c Blais, 2003 CSC 44 [Blais], est une affaire de droit autochtone dans laquelle l’arrêt Dunsmuir n2 a aussi été invoqué, dans le contexte de l’interprétation de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11. Dans l’arrêt Blais, la Cour a émis l’opinion que même si le principe de l’« arbre vivant » était un précepte fondamental d’interprétation constitutionnelle, les tribunaux n’avaient « pas pour autant carte blanche pour inventer de nouvelles obligations sans rapport avec l’objectif original de la disposition en litige », signalant au paragraphe 40 que « [l]’analyse doit être ancrée dans le contexte historique de la disposition ».

[183] Tout récemment, dans l’arrêt Québec (Procureure générale) c 9147‑0732 Québec inc., 2020 CSC 32 [Québec inc.], la Cour suprême du Canada a répété, au paragraphe 8, qu’elle avait « une fois de plus confirmé que la première étape de l’interprétation d’un droit garanti par la Charte consiste à analyser le texte de la disposition », citant là encore l’arrêt Dunsmuir n2. Cela s’explique par le fait que l’interprétation constitutionnelle, étant celle du texte de la Constitution, doit être réalisée d’abord et avant tout en se reportant à ce texte, et être circonscrite par celui‑ci (Québec inc., au para 9).

[184] En gardant ce contexte jurisprudentiel à l’esprit, j’examinerai maintenant le statut juridique du contrat de 1880 et de la clause 16.

h. Incidence de l’arrêt Dunsmuir n2 sur la détermination du caractère juridique de la clause 16

[185] Premièrement, je signale que l’importance de la future Ligne principale pour la formation du Canada en tant que fédération unifiée et nouvelle en 1867 n’est pas contestée. Il est clair que la CCFCP a joué un rôle crucial dans l’histoire du Canada en construisant le chemin de fer transcontinental et que, sans le contrat de 1880, l’histoire du Canada aurait pu prendre une tournure radicalement différente.

[186] Cependant, c’est le statut juridique de la clause 16 qui est en litige, et non l’importance historique du contrat de 1880. Autrement dit, l’importance historique ne garantit pas le caractère constitutionnel. Comme la Cour suprême du Canada l’a déclaré au sujet de l’article 11 dans l’arrêt Dunsmuir n2, à la page 92 :

[R]econnaître que la création du pays était en cause revient à reconnaître un fait historique et non un fait de nature constitutionnelle. Toutes les modifications constitutionnelles peuvent forcément être considérées comme des actes de création d’un pays. Cependant, tous les actes de création d’un pays n’acquièrent pas forcément un statut constitutionnel.

[187] Il ne fait aucun doute que les Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique, y compris son article 11, ont un statut constitutionnel. Avant 1949, le Parlement britannique était le seul organe législatif habilité à modifier la Constitution du Canada, sauf dans les cas où celle‑ci accordait expressément cette latitude au gouvernement du Dominion. L’article 146 de la Loi constitutionnelle de 1867 a permis au Cabinet britannique d’admettre la Colombie‑Britannique dans la Confédération en 1871 par la voie d’un décret. Celui‑ci a été adopté, et il a été réputé, en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867, avoir la même force et le même effet que s’il avait été promulgué par le Parlement britannique, faisant ainsi de l’admission de la Colombie‑Britannique une modification constitutionnelle valide.

[188] Deuxièmement, comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir n2, à la page 82, dans la mesure où le statut de l’article 11 n’était pas clair avant le rapatriement de la Constitution du Canada en 1982, l’inclusion des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique à l’annexe de la Loi constitutionnelle de 1982 a écarté tout doute quant au statut constitutionnel de l’article 11.

[189] Dans la présente affaire, les parties ne contestent pas le statut constitutionnel de l’article 11. Cependant, comme il a été signalé dans l’arrêt Dunsmuir n2, aux pages 92 et 93, le caractère constitutionnel de cette condition ne s’étend pas automatiquement à un contrat privé qui prévoyait la manière dont le gouvernement fédéral allait s’acquitter de l’engagement relatif la Colombie‑Britannique. La question principale consiste à savoir si l’on peut dire que la clause 16 et le contrat de 1880 ont été « spécifiquement envisagés » par le libellé de l’article 11.

[190] La CCFCP propose un critère à trois volets, fondé sur son interprétation de l’arrêt Dunsmuir n2, pour décider si la clause 16 a acquis un « caractère constitutionnel ». Les volets de ce critère sont les suivants :

  1. il existe une obligation constitutionnelle reconnue;
  2. pour donner un sens et un effet à cette obligation, il faut que des arrangements ultérieurs aient été conclus;
  3. ces arrangements ultérieurs sont « axés sur » l’exécution de l’obligation et sont indispensables à ce résultat.

[191] Pour appliquer le critère qu’elle propose, la CCFCP commence par le statut constitutionnel de l’article 11. Elle affirme que la CCFCP a hérité de l’obligation constitutionnelle par l’entremise du contrat de 1880 – plus précisément de la clause 16 – que la Couronne a adopté au moyen de l’Acte concernant le CFCP de 1881 et incorporé par le truchement de la Charte relative à la CCFCP.

[192] En suivant cette approche, la CCFCP établit un lien indirect entre la clause 16 et une obligation constitutionnelle. Je ne puis souscrire à ce raisonnement, car il s’agit précisément du genre d’approche que la Cour suprême du Canada a rejetée dans l’arrêt Dunsmuir n2, à la page 89 :

Le processus d’interprétation proposé par la Colombie‑Britannique rejette le principe simple selon lequel il faut d’abord tenir compte du texte de la disposition à interpréter. Selon la Colombie‑Britannique, puisque certains aspects de l’art. 11 sont sommaires, il faut considérer comme ambiguë la totalité de l’obligation en matière ferroviaire. J’ai déjà fait remarquer que l’art. 11 n’est « sommaire » que dans un sens fort limité. Mais, même si une conception plus large était acceptable, ce que la Colombie‑Britannique nous invite à faire est d’aller au‑delà du texte de l’art. 11 de la Convention fédérale‑provinciale de 1883, pour examiner la Loi fédérale et ensuite la convention Dunsmuir dans laquelle on finit par trouver une obligation d’exploiter.

[193] De la même façon, je ne suis pas convaincu par l’argument de la CCFCP selon lequel le contrat de 1880 et ses dispositions, la clause 16 comprise, ont acquis un statut constitutionnel parce qu’ils représentaient le moyen par lequel le Canada s’acquitterait de l’obligation que lui imposait l’article 11. Je suis d’avis que ni l’article 11 en particulier ni les Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique dans leur ensemble ne précisaient de quelle façon le chemin de fer devait être construit, ou ne faisaient état d’une exemption fiscale pour la partie qui le construisait – ou, quant à cela, des autres mesures incitatives prévues par le contrat de 1880, dont certaines concessions de terres, des importations en franchise de droits ainsi qu’une clause de monopole.

[194] Je ne puis convenir avec la demanderesse que l’ampleur de son entreprise ferroviaire, qui à l’époque était sans précédent, justifie une interprétation élargie de l’article 11. Certes, les efforts extraordinaires qui ont été déployés pour construire la Ligne principale font partie intégrante du marché que les parties ont conclu et ils ont donné forme à leurs négociations, mais le Consortium Stephen a reçu une contrepartie pour ses efforts par le biais des diverses mesures incitatives que contient le contrat de 1880.

[195] La portée de l’article 11 est nettement plus étroite : elle envisage simplement que le Canada doit construire un chemin de fer. Les détails relatifs à la manière dont le Canada a résolu de s’acquitter de cet engagement figurent dans le contrat de 1880 et ses instruments connexes, à savoir la Charte relative à la CCFCP et l’Acte concernant le CFCP de 1881, et non dans les Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique.

[196] L’arrêt Dunsmuir n2 est sans équivoque : une interprétation textuelle de l’article 11 ne va pas au‑delà de la construction d’un chemin de fer et ne s’étend pas jusqu’au contrat. Si la convention Dunsmuir ne pouvait pas modifier le sens des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique, le contrat de 1880 ne le pouvait pas non plus. Seuls le Dominion et la Colombie‑Britannique sont parties aux obligations constitutionnelles énoncées à l’article 11, c’est‑à‑dire à l’engagement relatif à la Colombie‑Britannique.

[197] En bref, la demanderesse soutient qu’une entente qui est fondamentale et directement liée à une obligation constitutionnelle devient elle‑même constitutionnelle. Cependant, cet argument illustre précisément ce que le juge Iacobucci a dit qu’il ne devrait pas arriver. Le contrat de 1880 ne peut pas créer des obligations constitutionnelles accessoires qui dérogent au libellé de l’obligation constitutionnelle principale. Les parties, à l’époque, connaissaient la différence entre l’« exploitation » et la « construction » d’un chemin de fer.

i. Les commentaires du ministre des Transports Pickersgill

[198] La CCFCP souligne également des extraits des débats parlementaires (Débats de la Chambre des communes, 27e législature, 1re session, vol 8 (6 septembre 1966), à la p 8211). Dans un passage, le ministre fédéral des Transports J. W. Pickersgill, qui a mené des négociations sur une réforme législative dans les années 1960, a déclaré à la Chambre des communes :

[I]l semble, sur la foi des meilleurs conseils juridiques accessibles au gouvernement, que cette exemption fiscale perpétuelle accordée au Pacifique‑Canadien pour sa ligne principale, fait partie de la constitution du Canada et aussi des constitutions du Manitoba, de la Saskatchewan et de l’Alberta. Le Parlement n’a pas le pouvoir, de par la constitution actuelle, d’apporter ce changement. Il faudrait aussi modifier la constitution de ces provinces. Il est donc impossible et au Parlement et aux assemblées législatives provinciales d’assujétir [sic] la ligne principale du Pacifique‑Canadien à l’impôt.

[199] La CCFCP souligne également que le ministre Pickersgill a fait une déclaration semblable dans ses mémoires, qui datent de 1993 (JW Pickersgill, Seeing Canada Whole: A Memoir, Markham, Fitzhenry & Whiteside, 1994, aux p 711‑712) :

[traduction]
L’exemption perpétuelle de l’impôt local sur sa Ligne principale historique a été incluse dans le contrat de 1880 entre la Compagnie et la Couronne. Le meilleur avis juridique que le gouvernement ait reçu était que le contrat de 1880 faisait partie de la constitution du Canada et des constitutions du Manitoba, de la Saskatchewan et de l’Alberta et qu’il ne pouvait être changé que par le Parlement britannique.

[200] De telles opinions, formulées a posteriori, ne peuvent changer l’effet du libellé de l’article 11, qui, comme je l’ai déjà conclu, n’inclut pas d’obligations allant au‑delà de la construction du chemin de fer.

[201] Dans les années 1960, le ministre Pickersgill aurait certes eu sa propre opinion sur la question, mais il ne faisait pas partie du Parlement chargé du contrat de 1880. Quoi qu’il en soit, tout parlementaire – et même tout ministre de premier plan – ne s’exprime pas forcément au nom du gouvernement ou du Parlement (j’analyse ce point plus en détail aux paragraphes 513 à 515 des présents motifs). Comme l’a fait remarquer le juge Iacobucci dans l’arrêt Dunsmuir n2, l’article 11 imposait au Canada une obligation de construction, pas une obligation d’exploitation. Face à un libellé clair, comme le juge Iacobucci l’avait déclaré dans l’arrêt Î.‑P.‑É. c CCFN, au paragraphe 12, « point n’est besoin de recourir aux règles d’interprétation des lois, aux éléments de preuve extrinsèques ou aux antécédents législatifs lorsque le libellé à l’étude est clair ».

[202] Compte tenu de la jurisprudence et du libellé clair de l’article 11, notre Cour ne peut que donner effet aux obligations constitutionnelles que contient cette condition, et elle ne peut pas les « créer » (Dunsmuir n2, à la p 90; Caron, au para 203).

j. Le Parlement ne pouvait pas modifier unilatéralement la Constitution

[203] En examinant la portée des obligations énoncées à l’article 11 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique, le juge Iacobucci a fait remarquer, à la page 92 de l’arrêt Dunsmuir n2, que, à la fin du XIXe siècle, la Colombie‑Britannique et le Canada ne pouvaient ni modifier la Constitution par eux‑mêmes ni conclure par ailleurs une entente revêtant une « nature constitutionnelle » qui n’était pas envisagée de manière précise par la loi, vu qu’il était nécessaire d’avoir le consentement du Parlement impérial.

[204] À l’appui de sa conclusion selon laquelle la convention de 1883 n’avait pas force constitutionnelle, le juge Iacobucci a fait remarquer que la Colombie‑Britannique a pu renoncer à des concessions de terres à la suite de changements à l’itinéraire du chemin de fer sans l’intervention du Parlement britannique (Dunsmuir n2, à la p 83). Le juge Iacobucci a également fait remarquer que le Canada jouissait d’une certaine autonomie pour ce qui était d’introduire des modifications constitutionnelles, tant avant qu’après 1949 (Dunsmuir n2, aux p 91‑92) :

La manière dont la Constitution canadienne aurait pu être modifiée en 1883 est bien connue en droit ou devrait l’être. Il va sans dire que, de nos jours, le gouvernement fédéral et tout gouvernement provincial concerné peuvent, en vertu de l’art. 43 de la Loi constitutionnelle de 1982, s’entendre sur des modifications de la Constitution qui ne touchent aucune autre province. De même, après 1949, il était possible de modifier la Loi constitutionnelle de 1867 sans le consentement du Parlement impérial s’il s’agissait d’une modification touchant un pouvoir purement fédéral : Acte de l’Amérique du Nord britannique (no 2), 1949 (R.‑U.), 13 Geo. 6, ch. 81 (reproduit dans L.R.C. (1985), App. II, no 33), abrogé par la Loi constitutionnelle de 1982, par. 53(1), et annexe, no 22; voir Renvoi : Compétence du Parlement relativement à la Chambre haute, 1979 CanLII 169 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 54. Mais de toute évidence, avant 1949, les modifications de la Constitution nécessitaient la participation du Parlement impérial puisque la Loi constitutionnelle de 1867 (alors l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867) était une loi de ce parlement.

[Souligné dans l’original.]

[205] De plus, la Loi constitutionnelle de 1871 (R‑U), 34‑35 Vict, c 28, reproduite dans LRC 1985, annexe II, no 11, autorisait le Parlement à adopter de manière autonome des dispositions ayant force constitutionnelle, c’est‑à‑dire sans la participation du Parlement britannique. L’article 2 de la Loi constitutionnelle de 1871 indique que le Parlement « pourra de temps à autre établir de nouvelles provinces dans aucun des territoires faisant alors partie de la Puissance du Canada, mais non compris dans aucune province de cette Puissance, et il pourra, lors de cet établissement, décréter des dispositions pour la constitution et l’administration de toute telle province et pour la passation de lois concernant la paix, l’ordre et le bon gouvernement de telle province […] » (non souligné dans l’original).

[206] De même, l’article 3 de la Loi constitutionnelle de 1871 prévoit que le Parlement « pourra de temps à autre augmenter, diminuer ou autrement modifier les limites de telle province, à tels termes et conditions qui pourront être acceptés par la dite législature, et il pourra de même avec son consentement établir les dispositions touchant l’effet et l’opération de cette augmentation, diminution ou modification de territoire de toute province qui devra la subir ».

[207] C’est en vertu de ce pouvoir qu’ont été adoptés l’Acte de la Saskatchewan et l’Acte de l’Alberta. Ces deux lois, conformément à la Loi constitutionnelle de 1871, ont été adoptées par le Parlement sans la participation du Parlement britannique. Toutes deux figurent à l’annexe de la Loi constitutionnelle de 1982 et font partie de la Constitution du Canada. C’est donc dire que le Parlement s’est vu déléguer le pouvoir exceptionnel de modifier la Constitution sans la participation du Parlement britannique dans ce cas. Pour de plus amples commentaires sur la question, voir les paragraphes 223 à 227, 649 et 650 des présents motifs.

[208] En l’espèce, cependant, le gouvernement fédéral n’agissait pas en vertu d’un tel pouvoir délégué lorsqu’il a conclu le contrat de 1880, accordant à la Compagnie la Charte relative à la CCFCP et adoptant l’Acte concernant le CFCP de 1881.

[209] Je conviens toutefois avec le Canada que le gouvernement du Dominion n’aurait pas pu modifier unilatéralement les Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique et qu’il n’aurait pas pu y ajouter des dispositions qui ne s’y trouvaient pas déjà. En 1880, pour modifier les Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique, le Parlement aurait eu besoin de l’intervention du Parlement britannique.

[210] Dans ce contexte, je signale également les observations du Canada et de la Saskatchewan selon lesquelles le Parlement a modifié le contrat de 1880 après sa ratification dans l’Acte concernant le CFCP de 1881, et ce, sans que les modifications soient sanctionnées par le Parlement britannique, ce qu’il n’aurait pas pu faire si cette loi avait bel et bien revêtu un caractère constitutionnel. Deux exemples en particulier méritent d’être mentionnés.

[211] Premièrement, en 1884, le Parlement a adopté l’Acte à l’effet de modifier « l’Acte concernant le chemin de fer Canadien du Pacifique, » et à d’autres fins, SC 1884, 47 Vict, c 1 [l’Acte concernant le CFCP de 1884]. Comme il est indiqué dans le préambule de l’Acte concernant le CFCP de 1884, la demanderesse a demandé qu’il soit apporté « certaines modifications au [contrat de 1880] ». L’Acte concernant le CFCP de 1884 a autorisé le gouvernement fédéral à fournir à la CCFCP un prêt supplémentaire d’un montant maximal de 22,5 millions de dollars. L’article 12 a également abrogé certaines clauses du contrat de 1880 qui étaient incompatibles avec l’Acte concernant le CFCP de 1884.

[212] Deuxièmement, en 1888, le Parlement a adopté l’Acte concernant une certaine convention entre le gouvernement du Canada et la Compagnie du chemin de fer Canadien du Pacifique, SC 1888, 51 Vict, c 32 [l’Acte concernant le CFCP de 1888], qui, une fois de plus, a modifié les conditions du contrat de 1880 par abrogation de la clause 15 (la clause de monopole; voir le paragraphe 45 des présents motifs). Le Canada a convenu de procurer à la CCFCP une aide financière sous la forme d’obligations d’une valeur de 15 millions de dollars à titre de contrepartie (rapport établi par T.D. Regehr, en date du 3 septembre 2019 [le rapport Regehr], au para 63).

[213] Voici ce que le juge Iacobucci a écrit dans l’arrêt Dunsmuir n2, aux pages 91 et 92, au sujet de l’incapacité du Canada, à l’époque, de modifier unilatéralement des garanties constitutionnelles :

Je ne fais pas abstraction de l’affirmation […] que les arrangements de 1883 étaient l’aboutissement d’efforts de création d’un pays. Toutefois, je dois carrément affirmer que ces arrangements ne pouvaient créer des obligations de nature constitutionnelle, sauf si elles étaient déjà spécifiquement envisagées par le texte de l’art. 11. Prétendre le contraire revient à soutenir que la Colombie‑Britannique et le Canada pouvaient, en 1883, s’entendre unilatéralement sur une modification de la Constitution et la mettre à exécution. […]

Je suis quelque peu déconcerté par l’argument selon lequel le Canada et la Colombie‑Britannique auraient pu, en 1883, conclure unilatéralement une entente de « nature constitutionnelle » qui n’était pas spécifiquement nécessaire à la clarification du texte sommaire de l’art. 11.

[214] Étant établi que le Canada n’agissait pas en vertu du pouvoir de modifier la Constitution dans le cadre des pouvoirs qui lui étaient délégués par la Loi constitutionnelle de 1871, la même logique que celle qui est exposée dans l’extrait ci‑dessus ne permet pas de conclure que le Canada et le Consortium Stephen ont déclenché une modification constitutionnelle par le contrat de 1880.

[215] Dans l’arrêt Dunsmuir n2, la Cour a affirmé que des arrangements ultérieurs, qui ajoutaient des détails nécessaires aux dispositions constitutionnelles, pouvaient revêtir une dimension constitutionnelle dans certaines circonstances, par exemple, si elles faisaient partie intégrante de la manière dont la disposition constitutionnelle était mise en pratique. Cependant, comme l’a déclaré le juge Iacobucci, bien que les dispositions constitutionnelles doivent être susceptibles d’évoluer, « l’interprétation en la matière doit néanmoins commencer par l’examen du texte de la loi ou de la disposition constitutionnelle en cause » (Dunsmuir n2, à la p 88).

[216] J’ai déjà conclu que l’article 11 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique ne visait pas l’exploitation du chemin de fer, et rien n’y était dit à propos d’une exemption fiscale. Les parties, agissant seules, n’auraient pas pu adopter une modification constitutionnelle dans ce contexte.

k. L’inclusion de l’Acte de l’Alberta et de l’Acte de la Saskatchewan à l’annexe de la Loi constitutionnelle de 1982 ne confère pas à la clause 16 un pouvoir constitutionnel

[217] Enfin, la demanderesse fait valoir que le statut constitutionnel de la clause 16 est étayé en plus par le fait qu’elle a été incluse dans l’Acte de l’Alberta et l’Acte de la Saskatchewan, lesquels, je le répète, font partie de la Constitution du Canada en raison de leur inclusion à l’annexe de la Loi constitutionnelle de 1982. On se rappellera que, quand l’Alberta et la Saskatchewan se sont joints à la Confédération en 1905, l’article 24 de l’Acte de l’Alberta et de l’Acte de la Saskatchewan prévoyait que « [l]es pouvoirs par la présente loi conférés à la dite province s’exerceront subordonnément aux dispositions de l’article 16 du [contrat de 1880] ».

[218] Dans le même ordre d’idées, l’Acte concernant les limites du Manitoba de 1881 a élargi la superficie du Manitoba au‑delà de sa taille initiale (le « Timbre‑Poste »). L’alinéa 2b) de cet Acte dispose que le territoire élargi du Manitoba « ser[a] soumis à l’effet de toutes dispositions qui ont pu ou pourront être portées relativement au chemin de fer canadien du Pacifique et aux terres qui seront accordées à titre d’aide pour l’exécution de ce chemin ». Il a plus tard été décidé, à la suite d’un litige, que la clause 16 était une « disposition » au sens de l’alinéa 2b), et donc une limite aux pouvoirs législatifs du territoire élargi du Manitoba (voir The Attorney General for Manitoba v Canadian Pacific Railway et al, [1958] SCR 744, 15 DLR (2e) 449 [Renvoi relatif au Manitoba] aux p 754‑755 et 771‑772).

[219] Cependant, ni l’article 24 de l’Acte de l’Alberta et de l’Acte de la Saskatchewan, ni l’alinéa 2b) de l’Acte concernant les limites du Manitoba de 1881 ne disent quoi que ce soit à propos du pouvoir fédéral de taxation. L’article 24 de l’Acte de l’Alberta et de l’Acte de la Saskatchewan limite explicitement le « pouvoir provincial » à la clause 16. De la même façon, l’alinéa 2b) de l’Acte concernant les limites du Manitoba indique que les pouvoirs du territoire élargi du Manitoba « seront soumis à l’effet de toutes les dispositions qui ont pu ou pourront être portées relativement au chemin de fer canadien du Pacifique […] ». Pour dire les choses simplement, chacune de ces dispositions ne se rapporte qu’au pouvoir provincial de taxation. Je signale que, dans la présente action, la CCFCP ne conteste pas de charges fiscales provinciales.

[220] Étant donné qu’aucune de ces dispositions n’impose une contrainte constitutionnelle quelconque au pouvoir fédéral de taxation, l’argument de la Compagnie selon lequel ces dispositions confirment le statut constitutionnel de la clause 16, relativement à la taxation fédérale.

[221] Comme M. Klein l’a expliqué, les limites qu’imposent aux pouvoirs législatifs provinciaux l’article 24 et l’alinéa 2b) se sont révélées impopulaires en Alberta, en Saskatchewan et au Manitoba, car elles entravaient la capacité des provinces et des municipalités de percevoir des charges fiscales. Après tout, le paragraphe 92(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 avait accordé aux provinces une compétence exclusive sur les questions relatives à « [l]a taxation directe dans les limites de la province, dans le but de prélever un revenu pour des objets provinciaux ». Comme la clause 16 restreignait les pouvoirs conférés par voie constitutionnelle aux provinces, celles‑ci ont fait valoir que les dispositions en question outrepassaient la compétence du Parlement et qu’elles étaient donc inopérantes.

[222] La Saskatchewan et le Manitoba ont porté la question devant les tribunaux, mais leurs arguments ont été rejetés devant les plus hautes instances. Tant la Cour suprême du Canada que le Comité judiciaire du Conseil privé de la Grande‑Bretagne ont confirmé que les dispositions contestées étaient valides et dans les limites de la compétence du Parlement (CPR v AG for Saskatchewan (1950), [1951] SCR 190, [1951] 1 DLR 721 [Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC], conf par Reference re Taxation of Canadian Pacific Railway, [1953] 3 DLR 785 (CJCP) [Renvoi relatif à la Saskatchewan CJCP]; et Renvoi relatif au Manitoba).

[223] Dans ces arrêts, les tribunaux ont conclu que la Loi constitutionnelle de 1871 avait délégué au Canada le pouvoir de créer de nouvelles provinces, d’étendre les limites des provinces existantes et d’adopter des lois en vue de leur administration. Les tribunaux ont conclu que, dans le cadre de ces pouvoirs délégués, le Canada était habilité à imposer les limites qu’elle avait fixées aux pouvoirs de taxation des provinces. En conséquence, la limite que la clause 16 imposait au pouvoir de taxation des provinces a été considérée comme valide, malgré le paragraphe 92(2) de la Loi constitutionnelle de 1867, qui dispose que, selon le partage des pouvoirs, la taxation directe dans les limites de la province, dans le but de prélever un revenu, est l’apanage des provinces.

[224] Pour rejeter les arguments des provinces, la Cour suprême du Canada et le Comité judiciaire du Conseil privé se sont fondés en grande partie sur la Loi constitutionnelle de 1871, qui conférait au Parlement le pouvoir de créer de nouvelles provinces et d’étendre les limites des provinces existantes.

[225] Je reviens brièvement à la contestation de la constitutionnalité de la clause 16 présentée par la Saskatchewan dans le contexte de son pouvoir de taxation. La Cour suprême du Canada a confirmé le pouvoir qu’avait le Canada d’adopter l’article 24 de l’Acte de la Saskatchewan, car elle a conclu que le Canada avait le pouvoir délégué d’adopter de telles modifications sous le régime de la Loi constitutionnelle de 1871. Le Comité judiciaire du Conseil privé, qui, à l’époque, était le plus haut tribunal du Canada, a confirmé à son tour le Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC, confirmant que l’article 24 était une limite valide au pouvoir de taxation de la Saskatchewan, en suivant la même logique.

[226] Le Comité judiciaire du Conseil privé a conclu que si la Loi constitutionnelle de 1871 n’avait pas conféré au Parlement le pouvoir de restreindre le droit d’une nouvelle province d’imposer des charges fiscales, et qu’elle avait voulu plutôt accorder à toutes les provinces les mêmes pouvoirs, il s’ensuivait que le libellé de l’article 2 autorisant « la passation de lois concernant la paix, l’ordre et le bon gouvernement » serait superflu (Renvoi relatif à la Saskatchewan CJCP, aux p 791‑792). La limite imposée au pouvoir de taxation de la Saskatchewan qui figurait à l’article 24 de l’Acte de la Saskatchewan créée par l’inclusion de la clause 16 a été jugée valide, car elle se rapportait à la taxation provinciale.

[227] Dans le même ordre d’idées, dans l’affaire Renvoi relatif au Manitoba, le Manitoba a contesté la capacité du Parlement de lier la province à l’exemption fiscale prévue à la clause 16 dans les limites de son territoire élargi. La Cour suprême du Canada a conclu une fois de plus, comme dans l’arrêt Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC, que l’intégration de l’exemption fiscale prévue à la clause 16 dans l’Acte concernant les limites du Manitoba se situait dans les limites de la compétence du Parlement. Le juge Rand, se fondant sur l’arrêt Renvoi relatif à la Saskatchewan CJCP, a confirmé que la clause 16 était une limite valide au pouvoir de taxation du Manitoba dans les limites de son territoire élargi. Le juge Rand a également conclu, à la page 754, que l’alinéa 2b) de l’Acte concernant les limites du Manitoba préservait les obligations constitutionnelles qu’imposait l’article 11 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique :

[traduction]
Il est allégué qu’il était hors de la compétence du Parlement de faire obstacle au pouvoir de taxation que le paragraphe 92(2) de la loi de 1867 procurait à la province. Il a déjà été conclu par le Comité judiciaire, dans l’arrêt Attorney General of Saskatchewan v Canadian Pacific Railway Company, confirmant la décision Reference re Constitutional Validity of section 17 of the Alberta Act, que dans le cas de la Constitution de la Saskatchewan, qui, à cet égard, est identique à celle de l’Alberta, une réserve à cet effet était valide; ces deux provinces ont été constituées en vertu des pouvoirs conférés au Parlement par l’article 2 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1871. Cette disposition prévoit l’attribution aux nouvelles provinces du pouvoir d’adopter des lois pour « la paix, l’ordre et le bon gouvernement »; l’article 3 permet de modifier les limites provinciales aux « tels termes et conditions qui pourront être acceptés ». Le fait que ces conditions englobent la préservation de l’une des conditions de la réalisation d’une obligation constitutionnelle aussi cruciale que celle qui a été exécutée en 1881 m’apparaît trop claire pour que l’on en débatte.

[Non souligné dans l’original.]

iii) Conclusion

[228] Compte tenu des observations qui précèdent, je ne suis pas d’avis que la clause 16 a acquis un statut constitutionnel en vertu des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique. Le Parlement canadien n’avait pas le pouvoir d’accorder unilatéralement un statut constitutionnel au contrat de 1880 en raison de l’absence de tout pouvoir explicitement délégué à cette fin (comme dans le cas, par exemple, des articles 2 et 3 de la Loi constitutionnelle de 1871). L’obligation constitutionnelle que l’article 11 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique imposait au Canada consistait à construire un chemin de fer qui relierait le réseau ferroviaire canadien au littoral de la Colombie‑Britannique. L’article 11 n’obligeait pas le Canada à construire ce chemin de fer d’une manière particulière, pas plus qu’elle ne lui imposait l’obligation d’accorder une exemption fiscale à l’entreprise choisie. Les ententes mises en place pour donner effet à des obligations constitutionnelles n’acquièrent pas elles‑mêmes un caractère constitutionnel, sauf si les instruments constitutionnels le prévoient clairement. En l’espèce, ce n’était pas le cas.

b) La clause 16 a force législative

[229] Pour déterminer si la clause 16 a force législative ou non, le point de départ consiste à vérifier si cette disposition a jamais bénéficié de ce statut, ou si elle a juste été appliquée à titre de condition d’un contrat.

i) Les arguments des parties

[230] La CCFCP soutient que l’article 2 de l’Acte concernant le CFCP de 1881, la Charte relative à la CCFCP et la jurisprudence de common law établissent la nature législative du contrat de 1880 et, par extension, de la clause 16. L’article 2 de l’Acte concernant le CFCP de 1881 autorisait le Canada à délivrer à la Compagnie la Charte relative à la CCFCP par voie de lettres patentes. Lorsqu’elle a été publiée dans la Gazette du Canada, la Charte relative à la CCFCP a acquis une force législative, comme s’il s’agissait d’une loi fédérale. D’après la CCFCP, étant donné que la Charte relative à la CCFCP avait force législative et qu’elle conférait à la Compagnie les « immunités, priviléges [sic] et pouvoirs » énoncés dans le contrat de 1880, la force législative de la Charte relative à la CCFCP s’étendait du même coup au contrat de 1880 et, partant, à la clause 16.

[231] À l’appui de ces arguments, la CCFCP se fonde dans une large mesure sur l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba, dans lequel la Cour suprême du Canada a conclu que la clause 16 prouvait l’existence d’une limite légale valide au pouvoir de taxation du Manitoba. La CCFCP fait valoir que les motifs du juge Rand dans cet arrêt représentent le dernier mot de la Cour suprême sur le sujet, et qu’il y est précisé qu’en tant que loi fédérale la Charte relative à la CCFCP conférait à la clause 16 un effet législatif.

[232] En revanche, la défenderesse soutient que la clause 16 n’est rien de plus qu’une condition contractuelle et elle fonde ses arguments sur l’arrêt Dunsmuir n2. La ratification par le Canada du contrat de 1880 en tant qu’annexe jointe à l’Acte concernant le CFCP de 1881, sans plus, dénote que le Parlement n’a jamais eu l’intention que l’accord acquière une force législative. Selon le Canada, le fait qu’aucune des clauses pertinentes du contrat de 1880 n’exigeait une mesure législative pour prendre effet renforce la nature contractuelle de l’accord.

[233] L’intervenant, le procureur général de la Saskatchewan, a soutenu dans sa documentation écrite que l’Acte concernant le CFCP de 1881 n’a conféré aucune force législative au contrat de 1880. Le Parlement l’a plutôt adopté pour deux raisons. Premièrement, pour permettre au Parlement de consentir par voie législative au contrat de 1880, un instrument privé. Deuxièmement, pour conférer un effet juridique aux dispositions du contrat de 1880 qui débordaient le cadre du droit privé et qui nécessitaient la prise d’une mesure législative, à savoir l’octroi de terres et de fonds, la clause 15 (la clause de monopole) et la clause 16.

[234] Cependant, dans sa plaidoirie, le procureur général de la Saskatchewan a précisé que les mesures législatives donnant effet juridique aux clauses 15 et 16 ne sont pas allées jusqu’à conférer une force législative aux clauses elles‑mêmes, disant plutôt que, dans la mesure où le Parlement n’avait pas exprimé explicitement d’une autre façon son intention de conférer une force législative, les clauses continuaient d’être des conditions du contrat conclu entre la CCFCP et le gouvernement fédéral.

[235] Je signale qu’en fait les parties et l’intervenant ne contestent pas que la clause 16 a une force contractuelle, si elle est toujours en vigueur (et n’a pas été annulée, comme le soutient le Canada). Le désaccord a plutôt trait à la question de savoir si cette force a été élevée au point d’acquérir un statut législatif ou constitutionnel, ainsi qu’à celle de savoir si elle demeure valide de nos jours. Comme la question du statut constitutionnel de la clause 16 a été écartée plus tôt, je passe maintenant à la question de savoir si cette dernière a le statut d’une loi fédérale. Je suis d’avis que non.

ii) Analyse

a. Le Parlement entendait‑il donner force de loi au contrat de 1880?

[236] La question de savoir si le Parlement avait l’intention d’accorder à la clause 16 la force d’une loi est une question d’interprétation législative, ce qui nous oblige à examiner les termes utilisés dans l’Acte concernant le CFCP de 1881 et la Charte relative à la CCFCP à la lumière des textes dans leur ensemble, et en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec leur esprit et leur objet (Dunsmuir n2, à la p 68; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd, (Re), [1998] 1 RCS 27 au para 21 [Rizzo]).

[237] En fin de compte, pour pouvoir conclure que la clause 16 a acquis une force législative, par opposition à une force simplement contractuelle, il doit y avoir quelque chose dans l’Acte concernant le CFCP de 1881 ou la Charte relative à la CCFCP qui oblige à conclure qu’une force législative a bel et bien été conférée au contrat de 1880 (Première Nation Carcross/Tagish c Canada, 2001 CAF 231 au para 20; Dunsmuir n2, à la p 111). Comme nous le verrons ci‑dessous, cette conclusion découle en fait de l’interaction des trois instruments relatifs à la CCFCP des années 1880, de pair avec l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba de la Cour suprême du Canada. Pour expliquer le fondement de cette conclusion, je reviens au contexte et au régime législatif qu’ont créé deux des instruments relatifs à la CCFCP, soit l’Acte concernant le CFCP de 1881 et la Charte relative à la CCFCP.

[238] Même si l’article 11 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique imposait au gouvernement du Dominion l’obligation constitutionnelle de construire un chemin de fer reliant le littoral de la Colombie‑Britannique au réseau ferroviaire canadien au plus tard en 1881 (l’engagement relatif à la Colombie‑Britannique), il ne prescrivait pas le processus à suivre ni le moyen par lequel le gouvernement fédéral devait remplir son obligation.

[239] Ce moyen était prévu par les trois instruments relatifs à la CCFCP : le contrat de 1880, l’Acte concernant le CFCP de 1881 et la Charte relative à la CCFCP. Au paragraphe 33 de la décision Canada (Attorney General) v Canadian Pacific Ltd, 2000 BCSC 933, conf par 2002 BCCA 478 [Squamish], le juge Saunders de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a traité de l’importance de l’Acte concernant le CFCP de 1881, en citant un arrêt rendu par la Cour suprême du Canada en 1905 :

[traduction]
[33] Dans l’arrêt Canadian Pacific Railway v James Bay Railway (1905), 36 SCR 42 (CSC), le juge Girouard a passé en revue l’historique exceptionnel du CFCP et il a fait remarquer ce qui suit, à la page 72 :

Le chemin de fer Canadien du Pacifique ne doit pas son existence à l’ambition d’aventuriers individuels, mais à la politique nationale du Canada, exprimée dans plusieurs lois de son Parlement. Le préambule même de l’Acte qu’il nous est maintenant demandé d’examiner, 44 Vict, c 1 [l’Acte concernant le CFCP], déclare que, de par les conditions d’admission de la Colombie‑Britannique dans le Dominion du Canada :

[« ] le gouvernement fédéral s’est chargé de l’obligation de faire construire un chemin de fer reliant le littoral de la Colombie‑Britannique au réseau des chemins de fer du Canada[. »]

En résumant l’historique, le juge Girouard a passé en revue les initiatives de 1872 et de 1874 qui avaient échoué, il a décrit le plan de 1880 et il a ensuite écrit, à la page 74 :

En raison de ce qui s’était passé antérieurement, des pouvoirs des plus étendus et, en fait, sans précédent, ont été exigés et obtenus. Pour ce faire, il a fallu mettre de côté la politique tout entière du pays, telle qu’exprimée dans l’Acte des chemins de fer de 1879, et en adopter une qui était à la fois nouvelle et exceptionnelle.

Et, à la page 76, il a fait remarquer :

[…] Le Parlement et le pays, il me semble – car ses actes ont été sanctionnés par la population l’année suivante – étaient disposés à accorder presque tout pour répondre à son obligation envers la Colombie‑Britannique.

[34] Dans la même décision, le juge Nesbitt a écrit, à la page 93 :

[…] Je ne fais référence à ce dernier fait que pour montrer que l’entreprise était considérée comme à ce point risquée que des privilèges exceptionnels ont été jugés nécessaires pour inciter les entrepreneurs de 1880 à se lancer dans celle‑ci […].

[240] L’importance cruciale de l’Acte concernant le CFCP de 1881 pour la construction du chemin de fer transcontinental ressort également de son préambule (reproduit ci‑dessus, au paragraphe 50) :

CONSIDÉRANT que par les termes et conditions de l’admission de la Colombie‑Britannique dans l’Union avec la Puissance du Canada, le gouvernement fédéral s’est chargé de l’obligation de faire construire un chemin de fer reliant le littoral de la Colombie‑Britannique au réseau des chemins de fer du Canada;

Et considérant que le parlement du Canada a maintes et maintes fois déclaré sa préférence pour la construction et l’exploitation de ce chemin de fer au moyen d’une compagnie constituée, aidée par des octrois de terre et d’argent, plutôt que par le gouvernement, et que certains statuts ont été passés pour permettre de suivre ce système, mais que leurs dispositifs n’ont pu jusqu’ici être mis à effet;

Et considérant que certaines sections du dit chemin de fer ont été construites par le gouvernement et que d’autres sont en voie de construction, mais que la plus grande partie de la ligne principale de ce chemin n’a pas encore été commencée ni donnée à l’entreprise; et qu’il est nécessaire, pour le développement des territoires du Nord‑Ouest et pour maintenir la bonne foi du gouvernement dans l’accomplissement de ses obligations, qu’il soit pris des mesures immédiates pour faire terminer et exploiter le dit chemin de fer en son entier;

Et considérant que, conformément au désir formellement exprimé par le parlement, il a été passé un contrat pour la construction de la dite portion de la ligne principale du dit chemin de fer, et pour l’exploitation permanente de toute la ligne, lequel contrat, accompagné de son annexe, a été soumis à la ratification du parlement, et dont copie se trouve ci‑annexée; et qu’il est opportun d’approuver et ratifier le dit contrat et de prendre des mesures pour le faire exécuter : […]

b. Le régime législatif

[241] Conformément à l’article 2 de l’Acte concernant le CFCP de 1881, le gouvernement fédéral a délivré la Charte relative à la CCFCP par la voie de lettres patentes datées du 16 février 1881 :

Dans le but de constituer en corporation les personnes mentionnées dans le dit contrat, et celles qui leur seront associées dans l’exécution de l’entreprise, et de leur conférer les pouvoirs nécessaires pour leur permettre de remplir ce contrat suivant ses termes et conditions, le Gouverneur pourra leur accorder, en conformité du dit contrat, sous le nom de corporation de Compagnie du chemin de fer Canadien du Pacifique, une charte leur conférant les immunités, priviléges [sic] et pouvoirs énoncés dans l’annexe du dit contrat et attachée au présent acte; et la dite charte, après avoir été publiée dans la Gazette du Canada avec tout arrêté ou tous arrêtés du conseil s’y rattachant, aura la même force et le même effet que si elle était un acte du parlement du Canada, et sera réputée un acte d’incorporation, selon l’intention et la teneur du dit contrat.

[Non souligné dans l’original.]

[242] Quand elle a été publiée dans la Gazette du Canada le 19 février 1881, la Charte relative à la CCFCP a acquis, pour reprendre les termes de l’article 2 susmentionné, « la même force et le même effet que si elle était un acte du parlement du Canada », et elle pouvait conférer à la Compagnie les « immunités, priviléges [sic] et pouvoirs » énoncés à l’annexe du contrat de 1880.

[243] D’après ses propres termes, la Charte relative à la CCFCP confère à la Compagnie les droits que renferme le contrat de 1880 :

Clause 3 :

Dès que cinq millions de piastres du capital social de la compagnie auront été souscrits, et que trente pour cent de cette somme auront été versés, et qu’un dépôt d’un million de piastres aura été fait entre les mains du ministre des finances du Canada, en argent ou en effets publics acceptés par le Gouverneur en conseil, pour l’objet et conformément aux conditions stipulées dans le précédent contrat, le dit contrat deviendra et sera transféré à la compagnie sans qu’il soit nécessaire d’exécuter aucun acte ou instrument à cet effet; et ces conditions une fois remplies, la compagnie sera investie de tous les droits des entrepreneurs nommés dans le dit contrat, et elle sera tenue à l’exécution et assujétie [sic] à la responsabilité résultant de tous leurs devoirs et obligations, dans la même mesure et de la même manière que si le dit contrat eût été consenti par elle et non par les dits entrepreneurs […].

[Non souligné dans l’original.]

Clause 4 :

Toutes les immunités et tous les pouvoirs nécessaires ou utiles à la compagnie pour qu’elle remplisse, exécute, fasse exécuter et se prévale de chaque condition, stipulation, obligation, devoir, droit, recours, privilége [sic] et avantage convenus, mentionnés ou énoncés dans le dit contrat, sont par le présent conférés à la compagnie. Et les dispositions spéciales ci‑après établies ne seront pas censées porter atteinte ou déroger à la généralité des immunités et pouvoirs qui lui sont par le présent ainsi conférés.

[Non souligné dans l’original.]

[244] À tout le moins, donc, la Charte relative à la CCFCP accorde à la Compagnie le droit législatif de se prévaloir des avantages convenus dans le contrat de 1880. Ce qui est moins clair, c’est si cela confère un statut législatif à la clause 16. La CCFCP fait valoir que la Cour suprême du Canada a déjà répondu à la question par l’affirmative dans l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba.

c. L’arrêt Renvoi relatif au Manitoba

[245] Dans l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba, la Cour suprême du Canada a affirmé que la clause 16 avait acquis un statut législatif par suite de l’adoption de la Charte relative à la CCFCP. À titre de rappel, en élargissant les limites territoriales du Manitoba, au‑delà du territoire surnommé le « Timbre‑Poste », l’alinéa 2b) de l’Acte concernant les limites du Manitoba prévoyait que les nouvelles terres seraient « soumis[es] à l’effet de toutes les dispositions qui ont pu ou pourront être portées relativement au chemin de fer canadien du Pacifique et aux terres qui seront accordées à titre d’aide pour l’exécution de ce chemin ». Pour contourner cette disposition, le Manitoba a soutenu que la clause 16 était une condition contractuelle, et non une « disposition » au sens de l’alinéa 2b).

[246] Le juge Rand a rejeté cet argument. Il a conclu qu’en vertu des clauses 3 et 4 de la Charte relative à la CCFCP, la Compagnie avait hérité de [traduction] « tous les droits des entrepreneurs » ainsi que de la possibilité de se fonder sur les droits et les autres avantages intégrés au contrat de 1880 (Renvoi relatif au Manitoba, à la p 751). Au nombre de ces droits, la clause 16 conférait une exemption par rapport aux charges fiscales que pourrait imposer une législature quelconque à l’égard de la Ligne principale de la Compagnie ainsi que des terres concédées non incluses dans le territoire d’une province existante.

[247] Le juge Rand a expliqué que du fait de la force législative de la Charte relative à la CCFCP et du fait que cette dernière conférait à la Compagnie les droits et les privilèges énoncés dans le contrat de 1880 – y compris ceux des entrepreneurs de 1880 eux‑mêmes – la clause 16 acquérait un caractère législatif (Renvoi relatif au Manitoba, aux p 751‑752) :

[traduction]
Me Hoskin [l’avocat principal du Manitoba] a fait valoir qu’en vertu de ces dispositions [les articles 2 et 3 de l’Acte concernant le CFCP de 1881] l’exemption se limite à « toutes les dispositions qui ont pu ou pourront être portées » relativement au chemin de fer ou aux terres connexes et que ce dont la compagnie dispose n’est qu’une condition d’un contrat qui n’est pas une « disposition portée ». La clause 3 de la charte a dévolu à la compagnie « tous les droits des entrepreneurs », et la clause 4 lui a conféré :

[t]outes les immunités et tous les pouvoirs nécessaires ou utiles à la compagnie pour qu’elle remplisse, exécute, fasse exécuter et se prévale de chaque condition, stipulation, […] droit, recours, privilége [sic] et avantage convenus, mentionnés ou énoncés dans le dit contrat[.]

Quel était le « droit » prévu à la clause 16? Hormis les taxes imposées par le Dominion dans les provinces existantes, il s’agissait d’une exemption de toute taxe imposée par un organe législatif fédéral ou provincial quelconque à l’égard de la Ligne principale du chemin de fer et des terres concédées à la Compagnie, qui, en date du 15 février 1881, n’étaient pas incluses dans le territoire d’une province. L’effet de la charte en tant que loi a été de déclarer cette exemption par voie législative; dans la structure législative d’une telle entreprise nationale, à moins que le libellé n’autorise aucune autre interprétation, il n’y a pas lieu de considérer que ce caractère déclaratoire a été omis. La dévolution expresse du droit faisait plus que donner effet à une novation contractuelle; cela avait été accompli de manière suffisante en substituant la compagnie aux entrepreneurs individuels. Au vu de cette disposition législative, ni le Parlement ni le délégué législatif dans les Territoires n’auraient donc pu imposer validement des taxes sans abroger l’exemption en tant que disposition législative en vigueur dans les Territoires ou sans entrer en conflit avec elle. En tant que droit contractuel, l’application de l’exemption ne pouvait strictement se faire que par voie d’injonction.

[En italique dans l’original; non souligné dans l’original.]

[248] Le juge Rand a ajouté que le contrat de 1880 avait acquis une force législative parce qu’il permettait au Dominion d’exécuter son intention législative (Renvoi relatif au Manitoba, à la p 752) :

[traduction]
Par une exemption qu’on pourrait appeler « in rem », le pouvoir de taxation est lui‑même modifié, et quand un droit contractuel de cette nature devient l’objet d’un investissement par la loi dans une compagnie, pour pouvoir exécuter l’intention législative prévue, il faut nécessairement y attribuer les caractéristiques d’une disposition législative.

[249] La CCFCP soutient que la Cour suprême du Canada a répondu sans équivoque à la même question que celle dont notre Cour est actuellement saisie. Le législateur entendait conférer force de loi à la clause 16.

[250] Le Canada remet en question l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba, soutenant que la Cour suprême a commis un certain nombre d’erreurs. Il fait valoir principalement que l’arrêt Dunsmuir n2, que la Cour suprême a rendu quelque 36 ans après l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba, sert aujourd’hui de baromètre pour ce qui est de déterminer si un accord conclu entre le gouvernement fédéral et une entité privée a force de loi.

[251] En bref, le Canada est d’avis que la CCFCP n’est pas parvenue à établir que la clause 16 a acquis force de loi et il soutient que l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba a été supplanté par la décision du juge Iacobucci dans l’affaire Dunsmuir n2. Je ne suis pas d’accord, et je conclus pour les raisons qui suivent que les deux affaires peuvent coexister et qu’elles coexistent effectivement en tant qu’expression du droit en vigueur.

d. L’examen, dans l’arrêt Dunsmuir n2, de la question de la force législative

[252] Dans l’arrêt Dunsmuir n2, la Cour suprême du Canada a examiné la question de savoir si le gouvernement fédéral pouvait mettre fin unilatéralement aux services de trains de voyageurs sur l’île de Vancouver sans violer les obligations constitutionnelles que lui imposait l’article 11 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique. J’ai déjà résumé cet arrêt, mais en mettant l’accent sur ses conséquences sur le plan constitutionnel. La discussion qui suit porte sur les parties de la décision qui ont trait à l’analyse législative.

[253] Dans l’arrêt British Columbia (Attorney General) v Canada (Attorney General) (1991), 59 BCLR (2e) 280, 84 DLR (4e) 385 (CA) [Dunsmuir n2 CA], la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a souscrit à la décision antérieure de la Cour suprême de cette province selon laquelle il existait une obligation constitutionnelle de faire construire et d’exploiter le chemin de fer. Dans ce contexte, la Cour d’appel a convenu que le décret ordonnant la cessation du service ferroviaire était ultra vires du gouverneur en conseil.

[254] La Cour d’appel a également conclu, subsidiairement, que si le législateur pouvait ordonner constitutionnellement la cessation du service ferroviaire, il devait le faire par la voie d’une loi spéciale, car la Loi fédérale de 1884 – et, par extension, la convention Dunsmuir – étaient considérées comme des [traduction] « lois spéciales ».

[255] La Cour d’appel a considéré que la convention Dunsmuir faisait partie intégrante de la convention de 1883, de sorte qu’il devait être [traduction] « voulu qu’elle ait force de loi », compte tenu surtout de l’importance constitutionnelle de l’entreprise et de la [traduction] « non‑rentabilité potentiellement évidente » du chemin de fer (Dunsmuir n2 CA, au para 164). La Cour d’appel s’est également fondée sur une loi de 1905 (l’Acte concernant la Compagnie du chemin de fer d’Esquimalt à Nanaïmo, SC 1905, 4‑5 Edw, c 90), qui déclarait que la ligne ferroviaire était une entreprise « à l’avantage général du Canada », et qui préservait expressément les droits et les obligations de la Compagnie et de la province. De l’avis de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, il paraissait donc [traduction] « tout à fait raisonnable que le Parlement ait voulu incorporer dans la loi fédérale les obligations d’entretenir la ligne et de l’exploiter » (Dunsmuir n2 CA, au para 163).

[256] La Cour suprême du Canada a exprimé son désaccord au sujet de la question de la force législative. Le juge Iacobucci a précisé que la question pertinente ne consistait pas à savoir s’il aurait été raisonnable que le Parlement confère force de loi au contrat de 1880, mais plutôt « si, en réalité, il existe quoi que ce soit au sujet de la [Loi fédérale de 1884] qui oblige à conclure que pareille force a vraiment été conférée » (Dunsmuir n2, à la p 111). Il a examiné la Loi fédérale de 1884, par laquelle la convention Dunsmuir a été « approuvée et ratifiée, et [par laquelle] le Gouverneur en conseil [a été] autorisé à en mettre les stipulations à effet suivant leur teneur » (Loi fédérale de 1884, art 2). À son avis, ce libellé était en soi insuffisant pour conférer force de loi (Dunsmuir n2, à la p 111).

[257] Le juge Iacobucci s’est également fondé sur l’arrêt Ottawa Electric Railway Co. v The City of Ottawa (1944), [1945] SCR 105, 57 CRTC 273, dans lequel la Cour suprême du Canada a statué qu’une entente n’avait pas acquis force de loi par l’effet d’une ratification et d’une confirmation législatives, signalant, aux pages 109 et 110, que [traduction] « la ratification et la confirmation d’un traité en annexe ne suffiront généralement pas en soi pour conclure que ce traité fait partie de la loi même ».

[258] Enfin, le juge Iacobucci a cité l’arrêt de la Cour d’appel du Manitoba Winnipeg (City) v Winnipeg Electric Railway (1921), 31 Man R 131, 59 DLR 251 (CA), dans lequel la Cour a écrit, à la page 277, que [traduction] « pour qu’un traité annexé à une loi fasse partie de la loi elle‑même, il ne suffit pas de trouver dans la loi des termes qui ne font que confirmer et valider ce traité; il faut trouver des termes qui permettent de déduire qu’on a voulu l’incorporer dans la loi ».

[259] Bien que le juge Iacobucci ait précisé qu’il n’était pas nécessaire qu’une loi fasse expressément état d’une intention d’intégrer une annexe dans sa portée législative, pour qu’une telle intégration ait lieu il serait néanmoins nécessaire de déterminer cette intention par voie d’interprétation législative : la simple « ratification » ou « confirmation » d’une entente annexée, sans plus, serait insuffisante et « équivoque pour ce qui est de déceler l’intention requise du législateur » (Dunsmuir n2, à la p 110).

[260] Passant à la Loi fédérale de 1884, le juge Iacobucci n’a rien trouvé d’autre que l’article 2 de cette loi pour démontrer l’intention requise. Il s’agissait là d’une conclusion déterminante, car l’article 2 révélait un certain nombre d’intentions possibles, dont aucune ne conférait force de loi à la convention Dunsmuir (Dunsmuir n2, à la p 111) :

À mon avis, il n’est pas difficile d’imaginer la raison d’être de cette disposition. Par exemple, si cela avait été nécessaire, l’art. 2 aurait pu prévenir les arguments voulant que la convention Dunsmuir excède les pouvoirs de l’exécutif. Cependant, compte tenu de ce que je viens de dire, je ne crois pas que l’art. 2 confère en soi force de loi à cette convention.

[261] Le juge Iacobucci a trouvé un appui supplémentaire dans le fait que nombre des dispositions de la convention Dunsmuir avaient été reproduites dans la Loi fédérale de 1884 et que, de ce fait, la loi de ratification ne pouvait pas montrer l’intention du législateur d’intégrer la convention Dunsmuir dans cette loi, ni lui conférer un effet législatif, ainsi qu’il est expliqué dans l’arrêt Dunsmuir n2, à la page 111 :

[…] La Loi fédérale ne fait que confirmer et ratifier la convention Dunsmuir; elle autorise le gouverneur en conseil à exécuter le contrat et reprend spécifiquement, dans plusieurs de ses dispositions, des clauses de ce contrat (art. 4, 5, 6, 8 et 9). Si on avait voulu que la convention Dunsmuir ait force de loi, je jugerais inexplicable cette répétition de dispositions du contrat dans la Loi fédérale.

e. L’arrêt Renvoi relatif au Manitoba et l’arrêt Dunsmuir n2 peuvent coexister

[262] Les parties ont des points de vue opposés sur la relation qui existe entre l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba et l’arrêt Dunsmuir n2.

[263] De l’avis du Canada, l’arrêt Dunsmuir n2 impose à la CCFCP le difficile fardeau d’établir que le Parlement avait l’intention de conférer un statut législatif au contrat de 1880. Pour ce faire, la CCFCP doit indiquer « quelque chose de plus » qu’une simple ratification et confirmation. Le Canada fait valoir que la CCFCP ne s’est pas acquittée de ce fardeau parce qu’elle n’a pas orienté notre Cour vers un élément quelconque dans le libellé de l’Acte concernant le CFCP de 1881 et de la Charte relative à la CCFCP, ni dans les circonstances de la ratification, qui constituerait le « quelque chose de plus » qui est nécessaire pour révéler l’intention législative requise.

[264] La CCFCP répond que deux dispositions expriment l’intention législative requise : l’article 2 de l’Acte concernant le CFCP de 1881, qui autorisait le Dominion à conférer à la Compagnie, par l’intermédiaire de la Charte relative à la CCFCP, les avantages prévus par le contrat de 1880, et la clause 4 de la Charte relative à la CCFCP, qui permettait à la Compagnie de se prévaloir de tous les avantages conférés par le contrat de 1880. Selon la CCFCP, à partir du moment où la Charte relative à la CCFCP a acquis force de loi, le Dominion a hérité de l’obligation législative d’accorder l’exemption prévue à la clause 16 en application du contrat de 1880 et de l’Acte concernant le CFCP de 1881.

[265] Je ne vois pas de conflit dans les justifications ou les résultats des arrêts Dunsmuir n2 et Renvoi relatif au Manitoba. Par ailleurs, l’arrêt Dunsmuir n2 – l’arrêt ultérieur – ne mentionne pas et, encore moins, n’infirme pas l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba. Ces deux décisions explicitent une thèse commune : un accord ratifié par une loi n’aura force de loi que s’il y a quelque chose, hormis la ratification, qui démontre l’intention claire du législateur de lui conférer force de loi.

[266] Les deux arrêts adoptent un raisonnement semblable, mais les faits qui leur sont propres sont différents. Comme il a été expliqué plus tôt, dans l’arrêt Dunsmuir n2 la Cour suprême du Canada a conclu que le libellé de l’article 2 de la Loi fédérale de 1884, par laquelle la convention Dunsmuir a été « approuvée et ratifiée », ne révélait pas suffisamment l’intention requise du législateur. En outre, plusieurs dispositions de la convention se sont retrouvées dans la loi, ce qui donne à penser que le législateur avait expressément indiqué lesquelles de ces dispositions tombaient sous le coup de la loi.

[267] À l’inverse, dans l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba, la Cour suprême du Canada a statué que le libellé des clauses 3 et 4 de la Charte relative à la CCFCP révélait une intention de conférer un statut législatif puisque ces deux dispositions attribuaient à la Compagnie la totalité des droits et des avantages intégrés au contrat de 1880. L’attribution expresse de droits, par l’intermédiaire de la Charte relative à la CCFCP, était plus qu’une simple [traduction] « novation contractuelle », parce que [traduction] « cela avait été fait de manière suffisante en substituant la compagnie aux entrepreneurs individuels » (Renvoi relatif au Manitoba, à la p 752). Autrement dit, l’attribution des avantages à la Compagnie en plus du transfert du contrat de 1880 révélaient l’intention que ces droits acquièrent force de loi. C’était le « quelque chose de plus » qui manquait dans l’affaire Dunsmuir n2.

[268] Le Canada soutient que les clauses 7, 9 et 10 du contrat de 1880 sont reproduites ou par ailleurs intégrées dans l’Acte concernant le CFCP de 1881 (aux articles 3, 4 et 5). Il ajoute que ce fait montre l’intention du législateur de soustraire la clause 16 – qui, elle‑même, n’est pas reproduite dans l’Acte concernant le CFCP de 1881 – à la force législative de cette loi.

[269] À l’appui de cet argument, le Canada renvoie à la décision Squamish, précitée, dans laquelle la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a conclu que le contrat de 1880 n’avait pas force de loi (Squamish, aux para 50‑52). Dans cette affaire, la Cour a fait remarquer brièvement que la question de savoir si le contrat de 1880 avait force de loi ou non avait été réglée par l’arrêt Dunsmuir n2, précisément au motif qu’un grand nombre des dispositions de la convention avaient été reproduites dans l’Acte concernant le CFCP de 1881.

[270] Je ne suis pas d’accord pour dire que la décision Squamish aide la cause de la défenderesse, car il fait abstraction d’un point important dans l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba. Dans ce dernier, le juge Rand a relevé l’intention requise du législateur dans le libellé de la Charte relative à la CCFCP, pas dans l’Acte concernant le CFCP de 1881. Je signale également que les commentaires que fait la Cour aux paragraphes 50 à 52 de la décision Squamish constituaient une opinion incidente, parce qu’ils n’étaient pas déterminants quant aux questions qui étaient en litige devant la Cour.

[271] Le Canada soutient également que l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba soulève des questions de redondance à propos de la Charte relative à la CCFCP parce que la clause 4 confère à la CCFCP non pas les droits qui figurent dans le contrat de 1880 mais plutôt les immunités et privilèges qui sont nécessaires pour exécuter et faire appliquer les dispositions du contrat de 1880. De l’avis du Canada, il est redondant de considérer que le mot « immunités » à la clause 4 inclut les exemptions fiscales, car l’objet de l’immunité est de permettre à la CCFCP de faire valoir ses droits contractuels, ce qui inclut la clause 16.

[272] Le Canada fait également valoir que le fait que le juge Rand ait inclus les exemptions fiscales dans la définition des « immunités » s’écartait d’autres décisions jurisprudentielles pertinentes, qui avaient expressément exclu ces exemptions.

[273] Je ne suis pas d’accord. Le juge Rand a conclu que l’attribution de [traduction] « tous les droits des entrepreneurs de 1880 », par l’intermédiaire de la clause 3 de la Charte relative à la CCFCP, était la source première de la force législative de la clause 16, car cette dernière était intégrée dans ces [traduction] « droits » (Renvoi relatif au Manitoba, à la p 751). Par mesure de précaution, il a indiqué qu’on arrivait au même résultat en examinant le mot « immunités » à la clause 4 de la Charte qui, selon lui, inclurait l’immunité législative contre toutes charges fiscales (Renvoi relatif au Manitoba, à la p 752). Quoi qu’il en soit, la question de savoir si une exemption fiscale pouvait être considérée à juste titre comme une immunité n’était d’aucune conséquence parce que le libellé de la clause 3 faisait état d’une intention législative suffisante, d’après le juge Rand.

[274] Le Canada soulève un autre point de divergence avec l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba. Il fait valoir que l’article 2 de l’Acte concernant le CFCP de 1881 n’autorisait le Dominion, par l’intermédiaire de la Charte relative à la CCFCP, qu’à conférer à la Compagnie les avantages intégrés à l’annexe du contrat de 1880. La Charte relative à la CCFCP ne pouvait donc pas conférer force législative à la clause 16, car il s’agit d’une disposition du contrat de 1880, et non d’une annexe de ce dernier.

[275] Cependant, cet argument fait également abstraction des sources véritables de la force législative, relativement à la clause 16, selon l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba – qui sont les clauses 3 et 4 de la Charte relative à la CCFCP – et non l’article 2 de l’Acte concernant le CFCP de 1881. Ces dispositions législatives attribuent clairement à la Compagnie les droits et les privilèges intégrés au contrat de 1880, lesquels incluent l’exemption fiscale visée à la clause 16.

f. L’arrêt Renvoi relatif au Manitoba demeure toujours valide en droit

[276] Le Canada cite également l’arrêt Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC, où la Cour suprême a statué, à la page 202, que l’Acte concernant le CFCP de 1881 ne conférait [traduction] « rien de plus » qu’un effet légal au contrat de 1880.

[277] Dans l’arrêt Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC, la Cour suprême du Canada a été appelée à décider si un renvoi fait à la clause 16, à l’article 24 de l’Acte de la Saskatchewan, empêchait de taxer le chemin de fer par l’intermédiaire de règlements municipaux adoptés dans les années 1940. Décrivant la relation entre l’Acte concernant le CFCP de 1881 et le contrat de 1880, le juge en chef Rinfret a écrit aux pages 198 et 199 que l’Acte concernant le CFCP de 1881 ne faisait rien de plus que ratifier le contrat de 1880 :

[traduction]
[…] Il est donc évident que la Loi [l’Acte concernant le CFCP de 1881] a été adoptée en fait pour approuver et ratifier le contrat sans y ajouter quoi que ce soit et que c’est vers le contrat, et non la Loi, qu’il faut se tourner pour répondre aux questions qui ont été soumises à la Cour.

La différence est importante, car une condition d’un contrat est une tout autre chose qu’une disposition d’exemption dans une loi fiscale.

[Non souligné dans l’original; renvoi omis.]

Parlant du rôle de la clause 16 en tant qu’élément de la contrepartie du Dominion, le juge en chef Rinfret a ajouté, à la page 199 :

[traduction]
[…] Les exemptions que demande l’appelante sont le résultat d’un quid pro quo, la compagnie recevant ces exemptions en contrepartie du fait qu’elle a entrepris la construction et l’exploitation du chemin de fer d’un bout à l’autre du Canada. À cet égard, la Loi n’a rien ajouté à la contrepartie accordée par le gouvernement; les dispositions qui s’y rapportent sont entièrement contenues dans le contrat.

[Non souligné dans l’original.]

Au sujet du rôle de la Charte relative à la CCFCP dans l’attribution de droits en vertu du contrat de 1880, le juge en chef a affirmé, aux pages 202 et 203 :

[traduction]
Aux termes de l’article 4 de l’annexe A, jointe au contrat [la Charte relative à la CCFCP] et mentionnée à l’article 21 [de l’Acte concernant le CFCP de 1881], tous les avantages convenus, contenus ou décrits dans le contrat de 1880 ont été « conférés à la compagnie », mais, bien sûr, on ne peut pas considérer que cela a étendu l’exemption fiscale. Ce que la compagnie a acquis de ce fait était l’exemption décrite à l’article 16 du contrat, et rien de plus.

C’est ce que renforce le libellé de l’Acte concernant le chemin de fer Canadien du Pacifique [l’Acte concernant le CFCP de 1881]. Par cette loi, le contrat a été approuvé et ratifié et il y était prévu que, pour incorporer les personnes mentionnées dans le contrat et celles qui seraient associées à elles dans l’entreprise, le gouverneur pouvait leur accorder en conformité avec le contrat, sous la dénomination sociale de la Compagnie du chemin de fer Canadien du Pacifique, une charte leur conférant les immunités, privilèges et pouvoirs énoncés dans l’annexe.

Cela précisait l’intention du Parlement que l’exemption fiscale contenue à la clause 16 était conférée à la compagnie exactement de la manière décrite dans cette clause. L’objet consistait uniquement à préciser que l’exemption devait s’appliquer à l’entité ou à la personne morale, mais uniquement à l’égard des biens décrits à la clause 16.

[Souligné dans l’original; renvois omis.]

[278] Cette déclaration paraît certes catégorique et, à première vue, elle semble aller à l’encontre de l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba, précité. Cependant, les questions en litige dans les deux affaires étaient bien différentes. Dans l’arrêt Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC, la Cour avait à décider si, en créant une nouvelle province, le gouvernement fédéral avait la capacité de limiter le pouvoir fiscal de sa propre création et si des taxes d’« affaires » municipales tombaient sous le coup de la clause 16 et s’appliquaient aux biens situés sur des lignes d’embranchement.

[279] La principale question dont la Cour était saisie dans l’arrêt Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC consistait donc à déterminer la portée appropriée de la clause 16. La déclaration du juge en chef Rinfret à la page 199 de l’arrêt, à savoir que l’Acte concernant le CFCP de 1881 [traduction] « n’ajoutait rien » au contrat de 1880, traduisait simplement son opinion qu’il fallait déterminer la portée de l’entente – et de la clause 16 – en tenant compte de son texte, parce que l’entente reflétait le mieux l’avantage que les parties avaient voulu tirer de l’exemption. En ce sens, à part un effet légal, l’Acte concernant le CFCP de 1881 n’apportait rien à la portée de la clause 16.

[280] Il s’agit là d’une question nettement différente de celle dont la Cour était saisie dans l’affaire Renvoi relatif au Manitoba, qui exigeait explicitement que la Cour précise la nature du contrat de 1880 et de la clause 16 et qu’elle détermine si cette clause était juste une condition contractuelle ou une disposition législative adoptée par le Parlement.

[281] Cette distinction explique pourquoi le juge Rand s’est fondé sur l’attribution de droits dans la Charte relative à la CCFCP pour déduire que le Parlement entendait conférer une force législative à la clause 16. Si, dans l’affaire Renvoi relatif au Manitoba, la Cour avait été tenue de déterminer la portée de la clause 16, comme elle l’avait fait dans l’arrêt Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC, le juge Rand aurait vraisemblablement fait référence au libellé du contrat de 1880.

[282] Il vaut également la peine de signaler ce qu’a déclaré le juge en chef Rinfret dans l’arrêt Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC, aux pages 194 et 195, en décrivant de quelle façon le contrat de 1880 avait été intégré à la Charte relative à la CCFCP :

[traduction]
Le contrat [de 1880] que la Cour est appelée à interpréter a été conclu entre la Couronne du chef du Dominion du Canada et [le Consortium Stephen] et il a été daté du 21 octobre 1880. Il a été joint en tant qu’annexe [à l’Acte concernant le CFCP de 1881], et il a été ratifié par cette loi; le libellé du contrat a été intégré dans les lettres patentes.

[Non souligné dans l’original.]

[283] C’est donc dire que, dans la mesure où le juge en chef Rinfret s’est prononcé sur la nature de la clause 16 dans l’arrêt Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC, ces déclarations n’étaient pas déterminantes quant aux questions qui lui étaient soumises, et qu’elles constituent donc une opinion incidente. On ne peut se servir, comme l’affirme la défenderesse, de ces déclarations pour miner les conclusions déterminantes qui ont été tirées dans l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba, lequel a été rendu près de dix ans plus tard.

[284] Enfin, le Canada se fonde sur l’arrêt Canadian Pacific Railway Company v The Town of Estevan, [1957] SCR 365, 7 DLR (2e) 657 [Estevan CSC], dans lequel la Cour suprême du Canada a appliqué, à la page 373, des principes d’interprétation contractuelle pour déterminer si certains biens tombaient sous le coup de la clause 16.

[285] Comme nous le verrons plus loin, déchiffrer l’intention des parties quant à la portée du contrat de 1880 requiert effectivement un travail d’interprétation contractuelle. Cette conclusion concorde avec les arrêts Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC et Renvoi relatif à la Saskatchewan CJCP [collectivement, les arrêts Renvoi relatif à la Saskatchewan]. Néanmoins, le fait que la portée des droits soit déterminée par voie d’interprétation contractuelle ne déroge pas au caractère législatif que le Parlement entendait leur conférer. En réalité, comme dans les arrêts Renvoi relatif à la Saskatchewan, dans l’arrêt Estevan CSC, la question de savoir si le contrat de 1880 revêtait un caractère législatif n’était pas un aspect fondamental, encore moins déterminant. Dans chaque affaire, les tribunaux se sont prononcés non pas sur le statut, mais plutôt sur la portée de la clause 16, une clause qui constitue maintenant, une fois de plus, une question fondamentale relativement au fait de savoir si les trois charges fiscales que la CCFCP conteste bénéficient bel et bien de l’exemption que prévoit la clause 16.

c) Conclusion sur le statut légal de la clause 16

[286] Les parties ont demandé à notre Cour de répondre à une question déjà enchevêtrée dans un long débat judiciaire. Malgré l’invitation de la défenderesse à décider le contraire en s’appuyant sur une interprétation de l’arrêt Dunsmuir n2, je conclus que la Cour suprême du Canada a déjà conclu que le contrat de 1880 avait force de loi, ayant examiné carrément la question dans l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba. Cet arrêt de 1958 n’a pas été infirmé. Ni l’une ni l’autre des parties n’ont signalé une source ou présenté un argument quelconque qui obligerait notre Cour à s’écarter de cette conclusion.

[287] Cela ne veut pas dire que l’arrêt Dunsmuir n2 ne s’applique pas en l’espèce : en fait, je me suis déjà fondé sur cet arrêt pour conclure que le contrat de 1880 n’a pas force constitutionnelle. Cependant, dans cet arrêt, la Cour suprême s’est prononcée sur un contrat, une loi et un ensemble de faits différents.

[288] Au regard de l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba et de l’arrêt Dunsmuir n2, je conclus que la clause 16 a acquis force de loi en vertu des clauses 3 et 4 de la Charte relative à la CCFCP. Ces clauses montrent que le Parlement entendait conférer force de loi aux droits et aux privilèges du contrat de 1880 et de ses entrepreneurs, que la Charte relative à la CCFCP a attribués à la Compagnie. Les termes que le Parlement a employés dans la Charte pour conférer ces droits vont au‑delà de la simple approbation et de la simple ratification énoncées dans l’Acte concernant le CFCP de 1881.

2. La réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet ne s’applique pas en l’espèce

[289] Ayant décidé que la clause 16 a force législative mais non constitutionnelle, je vais maintenant déterminer si la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet s’applique. La principale question à laquelle notre Cour doit répondre est celle de savoir si cette réparation peut s’appliquer dans des cas qui ne mettent pas en cause la taxation inconstitutionnelle par une autorité publique.

[290] Dans l’arrêt Kingstreet, la Cour suprême du Canada a doté la common law canadienne d’une nouvelle cause d’action et d’une nouvelle réparation qui étaient distinctes des catégories établies en matière de restitution. La « réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet », comme on l’appelle souvent, est le fondement réparatoire qui convient pour le remboursement de « taxes ultra vires » et elle est « fondée, à titre de recours de droit public, sur un principe constitutionnel qui découle des plus anciennes tentatives de la démocratie pour circonscrire le pouvoir du gouvernement dans le cadre de la primauté du droit » (Kingstreet, aux para 31, 40).

[291] Bien que la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet ait changé le droit en matière de restitution vis‑à‑vis des autorités publiques, il est important de reconnaître que la Cour suprême du Canada l’a établie dans un but bien précis. La décision traite de la question de la suprématie constitutionnelle, en cherchant à confirmer le principe que le gouvernement ne peut pas imposer de charges fiscales contraires à la Constitution, et qu’il ne peut pas conserver de charges fiscales perçues de manière inconstitutionnelle (Kingstreet, aux para 15‑16, 20, 27). C’est donc dire que dans cet arrêt la Cour suprême a créé un mécanisme de réparation qui concerne les charges fiscales qui ont été perçues inconstitutionnellement.

[292] Dans la présente action, la CCFCP demande la restitution des charges fiscales en cause qu’elle a versées au gouvernement pour certaines des années d’imposition 2000 à 2006 en se fondant uniquement sur la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet. Elle n’a pas sollicité de réparation fondée sur une autre cause d’action, comme un enrichissement sans cause ou une rupture de contrat. En conséquence, si l’arrêt Kingstreet ne s’applique pas aux circonstances dont il est ici question, aucun recouvrement n’est possible en l’espèce.

a) Les positions des parties

[293] La demanderesse fait valoir que l’arrêt Kingstreet reconnaît le droit constitutionnel de recouvrer des charges fiscales qui ont été imposées sans pouvoir légal. Elle affirme dans son mémoire que ce droit s’applique dans les cas où des charges fiscales ont été perçues en violation de la Constitution ou alors sans autorisation « au sens du droit administratif », c’est‑à‑dire au‑delà du pouvoir conféré par une loi constitutionnellement valide. La demanderesse fait donc valoir que l’on peut se prévaloir de la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet, que la clause 16 ait force constitutionnelle ou législative ou non.

[294] La demanderesse soutient que la clause 16, indépendamment de la question de savoir si elle a force constitutionnelle ou législative ou non, a éliminé à perpétuité la capacité du gouvernement fédéral de taxer la Ligne principale et les biens énumérés; il s’ensuit que toutes les charges fiscales qui lui ont été imposées sont ultra vires et, donc, susceptibles de recouvrement sur le fondement de l’arrêt Kingstreet.

[295] Par souci de clarté, la demanderesse ne soutient pas que la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet s’applique dans les cas où une demande est fondée sur l’application erronée d’une loi fiscale, où le pouvoir d’imposer la charge fiscale n’est pas en litige. Comme la demanderesse l’a fait valoir dans son mémoire en réplique [la réplique de la demanderesse] et dans ses observations orales, la clause 16 a changé la [traduction] « capacité [du gouvernement fédéral] d’imposer des charges fiscales en vertu des lois fiscales qui, au départ, vont à l’encontre de la clause 16 » (réplique de la demanderesse, au para 106).

[296] La demanderesse avance cette conception large au motif que la Cour suprême du Canada a fondé l’arrêt Kingstreet sur le principe constitutionnel fondamental qui interdit toute taxation sans représentation. La Compagnie allègue qu’il s’ensuit que l’arrêt Kingstreet interdit à la Couronne de conserver les charges fiscales perçues sans autorisation légale, sous réserve des délais de prescription.

[297] La CCFCP cite deux affaires qui, selon elle, suivent un raisonnement semblable : i) Barbour v University of British Columbia, 2009 BCSC 425 [Barbour], inf pour d’autres motifs par 2010 BCCA 63, et ii) TimberWest Forest Corp v Campbell River (City), 2009 BCSC 1862 [TimberWest]. Elle reconnaît également qu’un autre courant jurisprudentiel a circonscrit l’application de l’arrêt Kingstreet à la restitution de charges fiscales – par opposition à toute somme perçue illégalement – mais n’a pas, selon elle, contredit l’applicabilité générale de l’arrêt Kingstreet aux charges fiscales illégales perçues en vertu d’une loi valide. Il s’agit de l’arrêt Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24 [Elder Advocates], et de la décision Steam Whistle Brewing Inc v Alberta Gaming and Liquor Commission, 2018 ABQB 476 [Steam Whistle BR], inf pour d’autres motifs par 2019 ABCA 468 [Steam Whistle CA]. J’analyserai plus loin ces affaires en détail.

[298] Subsidiairement à son argument de nature constitutionnelle, la demanderesse invoque la règle d’interprétation législative de l’exception implicite pour établir que les charges fiscales en cause ont été perçues sans autorisation légale, c’est‑à‑dire illégalement au sens du droit administratif. La CCFCP soutient que, selon cette règle, la clause 16 est une loi précise qui doit l’emporter sur les lois fiscales générales qui sont en litige, à savoir la LIR et la LTA. De ce fait, le pouvoir, quel qu’il soit, dont le gouvernement fédéral pourrait disposer par ailleurs pour soumettre les biens énumérés à la taxation doit être interprété de façon atténuée dans la mesure où il est incompatible avec la clause 16. En ce sens, les charges fiscales en cause ont été perçues « sans autorisation légale » et elles donnent lieu à la cause d’action établie dans l’arrêt Kingstreet.

[299] Le Canada, en revanche, met de l’avant une interprétation nettement plus étroite et soutient que la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet s’applique uniquement dans les cas où une loi fiscale est inconstitutionnellement ultra vires. Il soutient que la Cour suprême du Canada entendait que la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet s’applique uniquement aux situations dans lesquelles une charge fiscale était perçue de manière inconstitutionnelle, ce qui, selon lui, a été confirmé dans l’arrêt Elder Associates.

[300] Le Canada fait valoir aussi que l’arrêt Kingstreet est soumis à des restrictions légales concernant les droits de recouvrement, dont des restrictions imposées au ministre pour ce qui est du paiement de remboursements et des limites de compétence énoncées dans les lois pertinentes. Le Canada ajoute que la Cour suprême du Canada a statué que les législatures ne peuvent pas adopter de lois qui visent à faire obstacle à toutes les causes d’action découlant d’une loi ultra vires (Amax Potash Ltd. c Saskatchewan, [1977] 2 RCS 576). Parallèlement, il soutient que la Cour suprême du Canada a également reconnu l’importance particulière des procédures et des limites énoncées dans les lois fiscales (Canada c Addison & Leyen Ltd., 2007 CSC 33 [Addison] au para 11).

[301] Le Canada appuie par ailleurs son argument sur des décisions des tribunaux de l’Ontario et de la Cour d’appel fédérale. Il fait valoir que dans l’arrêt BC Ferry Corp. c Canada (Ministre du Revenu national), 2001 CAF 146, et dans l’arrêt Merchant Law Group c Agence du revenu du Canada, 2010 CAF 184 [Merchant], la Cour d’appel fédérale a décrété que le régime législatif prévu par la LTA était suffisamment exhaustif pour exclure les réparations de common law comme celle fondée sur l’arrêt Kingstreet.

[302] Le Canada se fonde également dans une large mesure sur la décision Sorbara v Canada (Attorney General) (2008), 93 OR (3e) 241, [2008] OJ No 4739 (CSJ) [Sorbara CS], conf par 2009 ONCA 506 [Sorbara CA], autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée par [2009] CSCR no 299, une affaire dans laquelle la Cour supérieure de l’Ontario a conclu que la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet n’était offerte que s’il y avait une possibilité que le ministre ne se conforme pas à l’issue d’un appel prévu par la loi.

[303] Enfin, le Canada soutient que si notre Cour venait à souscrire à l’argument général de la CCFCP selon lequel l’arrêt Kingstreet permet de recouvrer n’importe quelle charge fiscale perçue sans autorisation, cela aurait pour effet d’écarter les dispositions législatives qui autorisent un recouvrement. Le Canada ajoute que les mécanismes législatifs adoptés dans les lois fiscales (la LIR et la LTA) ont pour but d’englober toutes les erreurs que peut commettre l’autorité fiscale dans le cadre de l’administration du régime fiscal, qu’elles soient ancrées dans des circonstances constitutionnelles, législatives ou factuelles. Dans le même ordre d’idées, le Canada souligne que les arrêts Sorbara CA et Merchant ont tous deux interprété l’arrêt Kingstreet de manière stricte – et correcte – de sorte que la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet ne s’applique pas dans les cas où des charges fiscales sont perçues en vertu d’une loi valide.

[304] Le Canada conclut que l’interprétation de l’arrêt Kingstreet par la demanderesse exclurait tous les mécanismes d’appel que le législateur a prévus dans la législation fiscale, ce qui autoriserait en fait les contribuables à contourner l’intention du législateur, et qu’il en serait de même pour toutes les limites aux mesures de recouvrement qui sont énoncées dans les diverses lois fiscales.

b) Analyse

i) L’interprétation restrictive et l’interprétation large de l’arrêt Kingstreet

[305] La question de l’applicabilité de l’arrêt Kingstreet à la présente action est complexe, comme l’illustre l’interprétation diamétralement opposée que font les parties de sa portée. Ces deux interprétations découlent de qualifications contraires de cet arrêt qui méritent de plus amples explications.

[306] Je signale au départ que la Constitution du Canada habilite le gouvernement fédéral à percevoir des taxes et des impôts. Pour appliquer ce pouvoir, il faut que le gouvernement obtienne l’accord du législateur fédéral sous la forme de lois constitutionnellement adoptées (voir la Loi constitutionnelle de 1867, art 53; Succession Eurig (Re), [1998] 2 RCS 565 à la p 581, 165 DLR (4e) 1 aux para 32‑36). Les deux parties soutiennent que la reconnaissance de la réparation que prévoit l’arrêt Kingstreet est ancrée dans le principe constitutionnel qui empêche toute taxation sans représentation, ce qui est envisagé à l’article 53 de la Loi constitutionnelle de 1867. Ni l’une ni l’autre ne conteste que la Cour suprême du Canada a reconnu que la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet est un moyen de recouvrer des charges fiscales qui ont été perçues illégalement. Le fondement de leur désaccord réside dans la question de savoir ce que la Cour suprême du Canada entend, dans l’arrêt Kingstreet, par un organisme public qui prélève des charges fiscales « illégalement ».

[307] Deux interprétations prédominent. Selon la première, plus étroite celle‑là, le prélèvement illégal de charges fiscales, dans le sens où l’entend l’arrêt Kingstreet, signifie qu’un organisme public a perçu des charges fiscales d’une manière contraire aux pouvoirs qui lui sont délégués par la Constitution du Canada. Autrement dit, le pouvoir légal sur lequel se fonde le gouvernement pour prélever les charges fiscales est inconstitutionnel, car il vise à permettre à ce gouvernement d’exercer un pouvoir législatif que la Constitution ne prévoit pas expressément. Ce genre de prélèvement est ultra vires ou illégal « au sens du droit constitutionnel ».

[308] La seconde interprétation de l’arrêt Kingstreet étoffe la première en définissant le mot « illégal » comme tout prélèvement de charges fiscales pour lequel il n’existe aucun fondement légal approprié. Selon cette seconde interprétation, un organisme public qui applique erronément une loi fiscale constitutionnellement valide, et qui, de ce fait, déborde le cadre de cette loi, a perçu illégalement des charges fiscales. Autrement dit, conclure qu’un prélèvement est illégal et assujetti à l’arrêt Kingstreet ne dépend pas forcément de la question de savoir si l’organisme public a outrepassé les pouvoirs qui lui sont constitutionnellement délégués, encore que cette conclusion suffirait. Au lieu de cela, il faut seulement que l’organisme public ait outrepassé une loi intra vires ou constitutionnelle. Ce genre de prélèvement serait ultra vires l’organisme public « au sens du droit administratif ». C’est donc dire que, selon la seconde interprétation, l’arrêt Kingstreet s’applique aux charges fiscales illégales ou ultra vires, et ce, tant au sens du droit constitutionnel qu’au sens du droit administratif.

[309] L’ancien professeur Patrick J. Monahan (aujourd’hui juge) a décrit de manière utile ces deux sens de l’expression « ultra vires », quoique ses explications aient été données dans le contexte du contrôle judiciaire (Constitutional Law, 5e éd., Toronto, Irwin Law, 2017 à la p 151) :

[traduction]
Quand des organismes publics outrepassent les pouvoirs qui leur sont conférés, les décisions sont dites invalides ou ultra vires et seront déclarées invalides par les tribunaux. […]

Une personne qui cherche à contester une mesure gouvernementale pourrait invoquer deux genres d’arguments distincts. Premièrement, elle pourrait faire valoir que la loi qui autorise censément les mesures que prend l’organisme public est incompatible avec une disposition de la Constitution canadienne [argument fondé sur le droit constitutionnel]. Deuxièmement, en présumant que la loi applicable est constitutionnellement valide, cette personne pourrait faire valoir que l’organisme public a outrepassé les pouvoirs que la loi lui confère [argument fondé sur le droit administratif].

[310] Le Canada plaide en faveur de la première approche, plus étroite, à l’égard de l’arrêt Kingstreet, qui est généralement celle qui est exposée dans les commentaires judiciaires et doctrinaux. La demanderesse se fonde pour sa part sur la seconde approche, plus large celle‑là.

[311] Je conviens avec le Canada que l’arrêt Kingstreet ne s’applique que dans le contexte d’une loi inconstitutionnelle, et ce, pour les raisons que j’explique ci‑après.

ii) Dans l’arrêt Kingstreet, la cause d’action résultait d’une loi inconstitutionnelle

[312] Dans l’affaire Kingstreet, les propriétaires de boîtes de nuit situées à Fredericton et à Moncton, au Nouveau‑Brunswick, achetaient les boissons alcooliques destinées à leurs établissements auprès de la Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, qui leur facturait, en plus du prix de vente au détail, une « redevance d’exploitation » de 5 à 11 %, prescrite par un règlement provincial.

[313] Les demanderesses dans cette affaire (les appelantes devant la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick et la Cour suprême du Canada) ont contesté la constitutionnalité de cette redevance d’exploitation, demandant le remboursement de toutes les sommes payées au fil des ans, plus les intérêts. Elles ont tout d’abord soutenu que la redevance était assimilable à une taxe indirecte inconstitutionnelle, parce que le paragraphe 92(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 ne conférait à la province qu’un pouvoir de taxation directe et non un pouvoir de taxation indirecte.

[314] Cependant, la veille du procès, les demanderesses ont changé de cap, alléguant plutôt que la redevance était une taxe directe illégalement imposée par voie de règlement plutôt que par la législature. Aux termes des articles 53 et 90 de la Loi constitutionnelle de 1867, les taxes ne peuvent être perçues qu’avec l’autorisation du Parlement ou de la législature.

[315] Les demanderesses ont fait valoir de plus que la redevance d’exploitation, s’il était jugé qu’elle constituait une taxe, était ultra vires au sens du droit administratif, parce que la législation autorisait seulement l’imposition d’une redevance. Cet argument, comme l’a conclu la Cour d’appel (Kingstreet Investments Ltd. c Nouveau‑Brunswick (Ministère des Finances), 2005 NBCA 56 au para 16 [Kingstreet CA]), visait à présenter l’imposition de la redevance comme une application erronée d’une loi par ailleurs valide – c’est‑à‑dire que cette mesure était ultra vires au sens du droit administratif – l’objectif étant de contourner la règle générale interdisant le recouvrement de taxes ultra vires (la « règle de l’immunité de la Couronne » proposée par le juge La Forest dans l’arrêt Air Canada c Colombie‑Britannique, [1989] 1 RCS 1161 [Air Canada]). Selon la règle de l’immunité que le juge La Forest a formulée, les fonds payés à tort à des autorités publiques en application d’une loi ultra vires ou inconstitutionnelle ne peuvent pas être recouvrés en vertu de la réparation fondée sur l’enrichissement sans cause et le droit en matière de restitution, et ce, pour des raisons d’intérêt public. Cela découle d’une interdiction de longue date contre toute restitution auprès d’une autorité publique pour cause d’application erronée, ou d’« erreur de droit », ce que j’explique plus en détail ci‑après.

[316] Au procès, la Cour du Banc de la Reine a décidé que la redevance d’exploitation constituait bel et bien une taxe indirecte et elle a déclaré que le règlement contesté était ultra vires la législature provinciale au sens du droit constitutionnel (Kingstreet Investments Ltd c Nouveau‑Brunswick (Ministère des Finances), 2004 NBBR 84 au para 55). La province du Nouveau‑Brunswick n’a pas porté cette conclusion en appel, et les deux parties ont convenu devant la Cour d’appel que la redevance était une taxe illégale (Kingstreet CA, au para 1). La seule question en litige devant la Cour suprême du Canada consistait donc à savoir si les fonds payés à une autorité publique en application d’une loi inconstitutionnelle pouvaient être recouvrés et, dans l’affirmative, sur quel fondement (Kingstreet, aux para 5, 12‑13). Autrement dit, l’arrêt Kingstreet était fondé sur des charges fiscales ultra vires au sens du droit constitutionnel.

[317] Dans l’affaire Kingstreet, les propriétaires de boîtes de nuit, à titre d’appelantes devant la Cour suprême du Canada, ont plaidé leur cause dans le cadre d’une action pour enrichissement sans cause. Bien que la province ait avancé que la règle de l’immunité du juge La Forest faisait obstacle au recouvrement de la redevance d’exploitation, les propriétaires ont fait valoir que cette règle ne faisait pas partie de la décision de la majorité dans l’arrêt Air Canada. Ils se sont plutôt fondés sur l’opinion dissidente de la juge Wilson dans cette affaire, ainsi que sur la décision unanime de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Air Canada c Ontario (Régie des alcools), [1997] 2 RCS 581, soulignant que le fardeau de veiller à l’applicabilité et à la constitutionnalité d’une loi appartient à l’autorité fiscale et non aux contribuables (Kingstreet, au para 6).

[318] La province s’est également appuyée sur les motifs du juge La Forest dans l’arrêt Air Canada pour faire valoir que, étant donné que les propriétaires des boîtes de nuit avaient transféré le fardeau de la redevance ultra vires à leurs clients, un remboursement aux propriétaires entrerait en conflit avec les motifs sous‑jacents du droit en matière de restitution en donnant lieu à un profit fortuit – c’est ce qu’on appelle le « moyen de défense fondé sur le transfert de la perte » (Kingstreet, au para 5).

[319] Dans ses motifs, le juge Bastarache a souligné que l’affaire portait sur les « conséquences de l’injustice qui est créée lorsqu’un gouvernement tente de conserver des taxes perçues d’une façon inconstitutionnelle » (Kingstreet, au para 13; non souligné dans l’original). Le souci premier de la Cour était de garantir le respect des principes constitutionnels et de veiller à la constitutionnalité de la législation fiscale (Kingstreet, aux para 12, 14). Comme le juge Bastarache l’a écrit au paragraphe 15 :

Lorsque le gouvernement perçoit et conserve une taxe en vertu d’une loi ultra vires, il sape la primauté du droit. En permettant à la Couronne de conserver une taxe ultra vires, on se trouverait à accepter une atteinte à ce principe constitutionnel absolument fondamental. C’est pourquoi le citoyen qui a fait un paiement en vertu d’une loi ultra vires a droit à la restitution[.]

[Non souligné dans l’original; renvoi omis.]

[320] En fait, le juge Bastarache se prononçait sur une loi fiscale provinciale qui avait été reconnue comme inconstitutionnelle. Les faits de l’affaire Kingstreet ne concernaient pas des charges fiscales perçues « sans autorisation » en vertu d’une loi intra vires, c’est‑à‑dire « au sens du droit administratif ». Le juge Bastarache a plutôt fait remarquer qu’« [i]l s’agi[ssait] essentiellement de déterminer si les sommes versées à une autorité publique en vertu d’une loi ultra vires peuvent être recouvrées » (Kingstreet, au para 5; non souligné dans l’original).

[321] En conséquence, dans la mesure où le juge Bastarache fait référence à des charges fiscales perçues « sans autorisation légale » et à des « taxes ou lois ultra vires », la décision découle de la conclusion selon laquelle la loi fiscale sous‑jacente est inconstitutionnelle. Il convient de noter que le juge Bastarache a explicitement reconnu, aux paragraphes 3 et 4, que les faits de l’affaire Kingstreet n’avaient pas trait à la notion d’inconstitutionnalité au sens du droit administratif :

Les appelantes ont également tenté de faire valoir que la redevance d’exploitation, s’il était jugé qu’elle constitue une taxe, était ultra vires au sens du droit administratif. […]

Le juge de première instance a estimé que la redevance d’exploitation était une taxe indirecte […] Le juge Robertson a rejeté les tentatives faites par les appelantes pour plutôt qualifier la redevance d’exploitation de taxe directe ne pouvant être imposée par voie de règlement ou de taxe ultra vires au sens du droit administratif. Je suis d’accord avec lui : la décision du juge de première instance, à savoir que la redevance d’exploitation constitue une taxe indirecte inconstitutionnelle, doit être confirmée.

[Non souligné dans l’original.]

[322] Après avoir rejeté la règle de l’immunité de la Couronne proposée dans l’arrêt Air Canada, le juge Bastarache a précisé que les règles relatives à l’enrichissement sans cause se prêtaient mal au règlement des demandes de recouvrement de fonds payés en vertu d’une loi inconstitutionnelle. Se reportant au critère relatif à l’enrichissement sans cause qui a été énoncé dans l’arrêt Garland c Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25 [Garland], il a conclu que les considérations d’intérêt public qu’étaient la préservation des fonds publics et le fait d’assurer le fonctionnement efficace des régimes fiscaux – lesquelles sous‑tendaient la position du juge La Forest en faveur de la règle de l’immunité dans l’arrêt Air Canada – n’étaient pas des considérations d’intérêt public acceptables visées par le critère énoncé dans l’arrêt Garland, qui porte davantage sur les grands principes d’équité (Kingstreet, aux para 36‑38).

[323] Le juge Bastarache a conclu de ce fait que les principes ordinaires de l’enrichissement sans cause ne s’appliquaient pas dans le contexte d’une loi fiscale inconstitutionnelle, signalant que, dans ce contexte, la distinction entre les erreurs de droit et les erreurs de fait n’étaient plus pertinentes. Les charges fiscales prélevées en application d’une loi inconstitutionnelle exigeaient plutôt une catégorie distincte et nouvelle de restitution, basée sur des principes constitutionnels qui circonscrivent le pouvoir du gouvernement dans le cadre du principe de la primauté du droit (Kingstreet, au para 40). Cette nouvelle catégorie constitue la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet.

[324] Le juge Bastarache a reconnu que la teinte constitutionnelle fondamentale de cette nouvelle mesure de restitution était à l’abri de certaines doctrines faisant obstacle aux actions pour enrichissement sans cause classiques. Premièrement, il a statué que le moyen de défense « fondé sur le transfert de la perte » était inapplicable dans le contexte des lois ultra vires (Kingstreet, au para 51).

[325] Le juge Bastarache a également examiné l’applicabilité de la doctrine du paiement fait sous toutes réserves et sous la contrainte. Ce faisant, il a élargi son analyse de manière à englober les situations dans lesquelles les charges fiscales sont ultra vires au sens du droit constitutionnel et au sens du droit administratif, notamment en situation d’« erreur de droit ». Toutefois, il est essentiel de reconnaître que cette analyse élargie ne s’applique pas à l’affaire Kingstreet dans son ensemble, mais qu’elle se limite uniquement à l’applicabilité de cette doctrine en tant qu’exception au moyen de défense fondé sur le transfert de la perte. Le juge Bastarache avait explicitement rejeté, aux paragraphes 42 à 54, à la fois le moyen de défense fondé sur la perte et la doctrine du paiement fait sous toutes réserves et sous la contrainte à titre d’exception à ce moyen de défense, dans le contexte d’une loi ultra vires – ce contexte étant celui de l’affaire Kingstreet.

[326] Dans la mesure où il subsiste un doute quelconque quant à l’applicabilité des commentaires relatifs à la doctrine du paiement fait sous toutes réserves et sous la contrainte dans le contexte de l’affaire Kingstreet, je signale les propos suivants, au paragraphe 52, qui servent de préambule à l’analyse :

[…] Comme j’ai rejeté le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte, le jugeant d’une manière générale inapplicable dans le contexte de taxes ultra vires, je n’ai pas à traiter de la doctrine du paiement fait sous toutes réserves et sous la contrainte. Je pense néanmoins que quelques observations de nature générale seront utiles.

[327] Analysant toujours la doctrine du paiement fait sous toutes réserves et sous la contrainte, le juge Bastarache a expliqué pourquoi cette doctrine était inapplicable dans les circonstances de l’affaire (Kingstreet, au para 53) :

À mon avis, la doctrine du paiement fait sous toutes réserves et sous la contrainte est tout simplement inapplicable dans des causes comme celle‑ci. Cela découle du fondement constitutionnel du droit à la restitution en l’espèce : la Couronne ne devrait pas avoir la possibilité de conserver des taxes qui ne sont pas valides. Il importe peu, par conséquent, que le contribuable les ait ou non payées sous toutes réserves et sous la contrainte. Si la loi s’avère invalide, le contribuable ne devrait pas être tenu de prouver qu’il a fait ses paiements sous toutes réserves […] Le droit d’obtenir la restitution de taxes payées en vertu de dispositions ultra vires ne dépend pas des actes accomplis par chaque partie, mais bien du fait que la taxe a été exigée sans l’autorisation requise, ce qui est une considération objective.

[Non souligné dans l’original.]

[328] Il a ensuite expliqué pourquoi la doctrine est également problématique dans le contexte d’une loi intra vires (Kingstreet, aux para 54‑55) :

J’ai aussi des doutes quant à l’applicabilité de la doctrine du paiement fait sous toutes réserves et sous la contrainte dans les affaires où la taxe, quoique perçue en vertu de dispositions valides, n’a pas été appliquée correctement à l’égard du contribuable. […]

[…] À mon avis, cependant, l’absence de contrainte pour le contribuable ne devrait pas constituer un facteur important. Il n’incombe pas au contribuable, mais bien à la partie qui adopte et applique la loi, de veiller à ce que celle‑ci soit valide et applicable (voir aussi Ontario (Régie des alcools)). Je suis d’accord avec ces observations de la juge Wilson dans Air Canada :

[D]es paiements effectués en vertu d’une loi inconstitutionnelle ne sont pas « volontaires » dans un sens qui devrait préjudicier au contribuable. […] Tout contribuable qui acquitte des impôts exigés par une loi, quand il n’a aucune raison de douter de sa validité, devrait être considéré comme ayant payé [sic] en raison d’une obligation légale de le faire. […]

Bien que faites dans le contexte d’une loi ultra vires, les observations de la juge Wilson s’appliquent tout autant à la situation dans laquelle un contribuable est tenu de payer une charge en raison d’une application incorrecte de la loi. Dans les deux cas, il n’y a pas lieu d’exiger que le paiement ait été fait sous toutes réserves.

[Non souligné dans l’original.]

[329] Le juge Bastarache a fait remarquer au paragraphe 57 que la doctrine du paiement fait sous toutes réserves et sous la contrainte ne s’applique ni dans le contexte d’une loi inconstitutionnelle ni dans celui de l’application erronée d’une loi valide. La CCFCP se fonde sur le paragraphe 57 pour avancer que la Cour suprême a reconnu explicitement que n’importe quelle charge fiscale prélevée illégalement est assujettie à la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet, et ce, sans réserve. Plus précisément, elle invoque les propos soulignés qui suivent :

[…] Une fois la règle d’immunité rejetée, il n’est pas nécessaire d’établir une distinction entre les cas relatifs à une loi inconstitutionnelle et ceux où une disposition de nature réglementaire est simplement ultra vires au sens du droit administratif. Dans tous ces cas, le paiement ne devrait pas être considéré comme volontaire dans un sens qui porterait préjudice au contribuable. Au contraire, le demandeur a le droit de se fonder sur la présomption de validité des dispositions en cause et sur le fait que l’autorité publique chargée de les administrer les a présentées comme applicables.

[Non souligné dans l’original.]

[330] Cependant, la CCFCP a pris ces propos hors contexte. Lu dans son juste contexte, le juge Bastarache expliquait simplement que la doctrine du paiement fait sous la contrainte et sous toutes réserves est inapplicable dans le contexte des taxes prélevées illégalement. Selon le principe sous‑jacent, un contribuable ne devrait pas supporter le coût de l’erreur que commet le gouvernement en administrant une taxe – que l’erreur ait été commise par l’adoption d’une loi inconstitutionnelle ou par l’application erronée d’une loi valide – juste parce que ce contribuable n’a pas exprimé de réserves au sujet de la légalité des mesures du gouvernement. Le contribuable devrait plutôt pouvoir se fonder sur la présomption de validité des dispositions en cause, ou sur le fait que l’autorité publique les a présentées comme applicables, selon le cas (Kingstreet, au para 57).

[331] La CCFCP invoque également un certain nombre de déclarations faites dans l’arrêt Kingstreet au sujet des charges fiscales prélevées « sans autorisation légale » (plus précisément, aux paragraphes 33, 40 et 53), soutenant que ces déclarations étendent la portée de la décision aux taxes perçues sans autorisation législative. Je note, une fois de plus, que l’affaire Kingstreet portait sur une taxe qui avait été jugée contraire à la division constitutionnelle des pouvoirs, et qui était donc inconstitutionnelle et ultra vires la législature provinciale.

[332] Dans l’ensemble, le juge Bastarache a fait valoir que le fait de permettre que des autorités publiques conservent des charges fiscales prélevées en vertu d’une loi ultra vires reviendrait à fermer les yeux sur un manquement au principe constitutionnel fondamental de la primauté du droit (Kingstreet, au para 15). Pourtant, il n’a pas créé une nouvelle cause d’action constitutionnelle visant à restituer, à même les fonds publics, tous les fonds prélevés sans autorisation; il a simplement admis que les catégories traditionnelles de restitution ne tenaient pas suffisamment compte du fait que les taxes sous‑jacentes étaient inconstitutionnelles, et il a donc reconnu une nouvelle catégorie en matière de restitution qui en tenait dûment compte (voir Merchant, au para 20, analysé ci‑après).

[333] Il est donc évident que si la cause d’action formulée dans l’arrêt Kingstreet est reconnue de plein droit par le droit constitutionnel, elle n’est néanmoins déclenchée que dans le cas où le gouvernement prélève des taxes en vertu d’une loi inconstitutionnelle (voir aussi Peter D Maddaugh et John D McCamus, The Law of Restitution, Toronto, Thomson Reuters, 2003 (feuilles mobiles, version révisée en 2021), ch 22:10 [McCamus]).

iii) La jurisprudence ultérieure milite en faveur d’une approche restreinte à l’égard de l’arrêt Kingstreet

[334] Les opinions contradictoires des parties sur la bonne interprétation de l’arrêt Kingstreet – celle du Canada qui limite la cause d’action aux taxes illégales au sens du droit constitutionnel et celle de la CCFCP qui inclut aussi les taxes illégales au sens du droit administratif – ont toutes deux fait l’objet de commentaires judiciaires depuis que cet arrêt a été rendu, il y a près de 15 ans. Toutefois, la grande majorité des décisions qui ont été rendues depuis étayent l’interprétation étroite de l’arrêt Kingstreet, soit celle que préconise le Canada.

a. L’interprétation restrictive de l’arrêt Kingstreet
i. L’arrêt Elder Advocates

[335] Un argument important en faveur d’une interprétation restrictive de l’arrêt Kingstreet émane de l’arrêt Elder Advocates, où la Cour suprême du Canada elle‑même a statué que l’arrêt Kingstreet n’excluait pas les demandes présentées à l’encontre d’une autorité publique pour des fonds payés à tort, mais qui ne constituaient pas des taxes perçues en vertu d’une loi inconstitutionnelle.

[336] Dans l’affaire Elder Advocates, des pensionnaires d’établissements de soins de longue durée de l’Alberta ont lancé un recours collectif contre l’Alberta, alléguant que le gouvernement avait artificiellement gonflé les frais d’hébergement en vue de financer les frais médicaux. De par la loi, l’Alberta prenait à sa charge les frais de santé des pensionnaires; cependant, la loi permettait aux établissements de facturer à leurs pensionnaires des [traduction] « frais d’hébergement » pour défrayer le coût de leur logement et de leurs repas. Les demandeurs ont intenté leur poursuite en invoquant des violations de la Charte canadienne des droits et libertés, un manquement à l’obligation fiduciaire, de la négligence, de la mauvaise foi et un enrichissement sans cause (aussi appelé enrichissement injustifié et enrichissement injuste dans cet arrêt).

[337] L’Alberta a déposé une requête visant à faire radier les allégations et annuler le recours collectif. Devant la Cour suprême du Canada, la seule question en litige était celle de savoir si les causes d’action invoquées étaient justifiables en droit (Elder Advocates, au para 4). Après avoir radié les autres allégations, la juge en chef McLachlin a analysé l’allégation d’enrichissement sans cause.

[338] L’argument était simple : en facturant aux pensionnaires des frais d’hébergement et de repas excédentaires, le gouvernement se servait illégalement de cet argent pour compenser certaines des obligations que lui imposait le régime prévu par la loi. L’Alberta alléguait que l’enrichissement sans cause ne s’appliquait pas aux autorités publiques dans un cas comme celui qui le concernait, faisant valoir que le gouvernement ne devrait pas être tenu de « justifier indéfiniment la perception des frais effectuée conformément à des lois ou des règlements valides » (Elder Advocates, au para 83).

[339] La juge en chef McLachlin a expliqué que, selon les règles classiques de common law, les paiements effectués en vertu d’une loi intra vires étaient potentiellement recouvrables, tandis que ceux qui étaient effectués en vertu d’une loi ultra vires ne jouissaient pas nécessairement du même avantage (Elder Advocates, au para 84). Faisant remarquer que les règles classiques donnaient lieu à des résultats incohérents et inéquitables, elle a passé en revue un certain nombre de décisions qui en ont restreint la portée, dont l’arrêt Kingstreet.

[340] Dans son analyse de l’arrêt Kingstreet, la juge en chef McLachlin a présenté sans équivoque la ratio de cet arrêt comme étant liée aux taxes perçues en vertu d’une loi inconstitutionnelle ou ultra vires (Elder Advocates, au para 89) :

Tout récemment, dans [Kingstreet], le juge Bastarache a conclu au nom de notre Cour que les taxes perçues par les autorités publiques sur le fondement d’une loi ultra vires sont recouvrables lorsque la loi est jugée inconstitutionnelle. Il est généralement possible « d’invoquer les règles relatives à la restitution pour recouvrer des sommes perçues en vertu de dispositions législatives ultérieurement déclarées ultra vires » : par. 12. Le juge Bastarache a indiqué que si la demande vise des taxes inconstitutionnelles, elle doit être intentée sur le fondement des principes de droit public et non des règles de droit privé en matière d’enrichissement injuste. Toutefois, il a ajouté que les « actions en enrichissement sans cause contre le gouvernement peuvent tout de même être indiquées dans certains cas » : par. 34.

[Non souligné dans l’original, renvoi omis.]

[341] La juge en chef McLachlin a rejeté l’argument de l’Alberta selon lequel l’arrêt Kingstreet empêchait qu’une action en enrichissement sans cause soit engagée contre un organisme public, expliquant que le juge Bastarache avait reconnu l’existence du recours précisément pour contrer la taxation illégale au sens constitutionnel (Elder Advocates, aux para 90 et 91) :

L’Alberta prétend que selon l’arrêt Kingstreet, une action en enrichissement injustifié ne peut être intentée contre le gouvernement. Selon la province, la seule voie de recours relève des principes de droit public, par exemple une demande fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique. Le groupe de demandeurs rétorque que l’Alberta interprète l’arrêt Kingstreet de manière trop restrictive. Il se fonde sur la déclaration du juge Bastarache selon laquelle les « actions en enrichissement sans cause contre le gouvernement peuvent tout de même être indiquées dans certains cas ».

À mon sens, la Cour a indiqué dans l’arrêt Kingstreet que les recours de droit public, plutôt que l’action en enrichissement injustifié, constituent la démarche à suivre pour présenter une demande de restitution de taxes perçues en vertu d’une loi ultra vires parce que le cadre de l’enrichissement injustifié n’est pas approprié s’il faut traiter les questions que soulève le caractère ultra vires d’une mesure. […]

[Non souligné dans l’original.]

[342] Elle a également expliqué que l’arrêt Kingstreet ne faisait pas obstacle à l’action en enrichissement sans cause contre une autorité publique dont elle était saisie, parce que les fonds illégaux que l’Alberta avait perçus n’étaient pas assimilables à des taxes inconstitutionnelles (Elder Advocates, au para 91) :

[…] Toutefois, l’arrêt Kingstreet n’écarte pas la possibilité d’une action en enrichissement injustifié dans d’autres circonstances. En l’espèce, on ne réclame pas des taxes payées en vertu d’une loi ultra vires. La décision de notre Cour dans l’arrêt Kingstreet ne fait donc pas obstacle à la demande. Il y a lieu de permettre que la demande fasse l’objet d’un procès, et le bien‑fondé de l’allégation d’enrichissement injustifié pourra y être examiné de façon plus approfondie en fonction de la preuve présentée.

[Non souligné dans l’original.]

[343] En conséquence, même si l’arrêt Kingstreet n’était pas déterminant dans l’arrêt Elder Advocates, la juge en chef McLachlin a confirmé sa portée étroite. Elle a fait une distinction d’avec l’arrêt Kingstreet en faisant remarquer qu’il était question dans celui‑ci d’une loi fiscale inconstitutionnelle.

[344] En l’espèce, je note que tant la CCFCP que le Canada ont cité les commentaires formulés par les professeurs McInnes et McCamus au sujet des arrêts Elder Advocates et Kingstreet (Mitchell McInnes, The Canadian Law of Unjust Enrichment and Restitution, Toronto, LexisNexis, 2014, ch 24, partie II, F [McInnes]; et McCamus, ch 22, 22:300.50). Dans les deux sources citées, les auteurs conviennent en général que la jurisprudence étaye le plus souvent l’interprétation restrictive de l’arrêt Kingstreet et que l’arrêt Elder Advocates confirme la portée restreinte de l’arrêt Kingstreet.

[345] La CCFCP fait valoir que les professeurs McInnes et McCamus ont mal interprété l’arrêt Elder Advocates en disant que celui‑ci limite l’arrêt Kingstreet au sens constitutionnel de l’expression ultra vires. De l’avis de la CCFCP, ces deux auteurs ont importé le mot « inconstitutionnel » dans les conclusions de la juge en chef McLachlin selon lesquelles l’arrêt Kingstreet s’applique à une « loi ultra vires » dans les commentaires qu’elle a faits au paragraphe 91 de l’arrêt Elder Advocates. Aux dires de la CCFCP, l’interprétation appropriée est beaucoup plus large et englobe aussi une disposition fiscale qui est ultra vires au sens du droit administratif.

[346] Je conviens avec les professeurs McInnes et McCamus que, dans l’arrêt Elder Advocates, la Cour suprême du Canada voulait que ce soit une loi inconstitutionnelle qui déclenche la nouvelle réparation prévue dans l’arrêt Kingstreet. Il y a amplement de commentaires contextuels dans les arrêts Elder Advocates et Kingstreet pour inférer que les références faites par la Cour suprême du Canada à une « loi ultra vires » étaient destinées à s’appliquer exclusivement au sens du droit constitutionnel.

[347] Un élément d’une importance fondamentale est que ni l’arrêt Kingstreet ni l’arrêt Elder Advocates n’est équivoque quant à la portée appropriée de la réparation – à savoir que la perception de fonds en application d’une loi inconstitutionnelle ultra vires est une condition préalable en l’absence de laquelle la cause d’action formulée dans l’arrêt Kingstreet et la réparation connexe sont toutes deux vouées à l’échec.

ii. L’appui manifesté en appel en faveur de l’interprétation restrictive de l’arrêt Kingstreet

[348] Comme le signale la défenderesse, un certain nombre d’affaires jugées en appel ont elles aussi interprété l’arrêt Kingstreet de manière étroite. Premièrement, dans l’arrêt Steam Whistle CA, la Cour d’appel de l’Alberta a affirmé, au paragraphe 152, que la cause d’action dans l’arrêt Kingstreet ne pouvait pas s’appliquer à des majorations de prix inconstitutionnelles imposées par l’Alberta Gaming and Liquor Commission à des brasseries industrielles sous le régime d’une loi provinciale. Au procès, la Cour du Banc de la Reine avait jugé que les demanderesses étaient en droit de se fonder sur la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet, décrétant que celle‑ci s’appliquait à tous les fonds perçus d’une manière inconstitutionnelle (Steam Whistle BR, au para 126).

[349] La Cour d’appel a rejeté cette interprétation, considérant que l’arrêt Kingstreet ne s’appliquait que dans le contexte des charges fiscales perçues sous le régime d’une loi ultra vires. Reconnaissant que certaines déclarations faites dans l’arrêt Kingstreet étayaient à la fois une interprétation large et une interprétation restrictive, la Cour d’appel a néanmoins conclu que [traduction] « le reste des remarques appuie une interprétation étroite selon laquelle il faut que les fonds aient été payés en application d’une taxe invalide » (Steam Whistle CA, au para 144). La Cour d’appel a trouvé un appui supplémentaire pour ce point de vue aux paragraphes 145 et 146, notant que l’arrêt Elder Advocates formulait le principe énoncé dans l’arrêt Kingstreet en lien avec une loi ultra vires.

[350] Dans l’arrêt Steam Whistle CA, aux paragraphes 147 à 149, la Cour d’appel a également fait référence à divers commentaires judiciaires et doctrinaux sur l’arrêt Kingstreet :

[traduction]
Divers tribunaux d’appel ont souscrit à une interprétation étroite de l’arrêt Kingstreet, jugeant que celui‑ci se limitait à la récupération de taxes invalides : Amyotrophic Lateral Sclerosis Society of Essex County v Windsor (City), 2017 ONCA 555 aux para 26‑30; Sorbara v Canada (Attorney General), 2009 ONCA 506 au para 4; Sivia v British Columbia (Superintendent of Motor Vehicles), 2012 BCSC 1030 au para 97. Dans ces affaires, il était évident que l’arrêt Kingstreet se limitait au recouvrement de taxes ultra vires.

Au moins une décision de première instance considère que la cause d’action dans l’arrêt Kingstreet est d’une plus grande portée et s’applique chaque fois qu’un gouvernement perçoit des fonds sans autorisation législative, peu importe s’il l’a fait en imposant une taxe invalide ou non : Barbour v University of British Columbia, 2009 BCSC 425 au para 69.

Cependant, le gros des commentaires doctrinaux penche en faveur de l’interprétation étroite selon laquelle l’arrêt Kingstreet ne s’applique que si des fonds sont payés en vertu de taxes ultra vires. Le professeur McCamus a critiqué la conclusion selon laquelle il est possible de se prévaloir de la mesure de restitution que prévoit l’arrêt Kingstreet chaque fois que le gouvernement perçoit des fonds de manière inconstitutionnelle, car il la considère comme « manifestement inexacte » au vu de l’arrêt Elder Advocates : Peter D Maddaugh et John D McCamus, The Law of Restitution, vol 2, Toronto, Thomson Reuters, 2017 (feuilles mobiles, version mise à jour en 2017, version 19), ch 22 aux p 32‑33 [Maddaugh et McCamus]. Le professeur McInnes, étudiant la jurisprudence sur le sujet, a conclu que « le point de vue dominant » sur les affaires est défavorable à une interprétation large de l’arrêt Kingstreet, à savoir que l’on peut se prévaloir d’une restitution pour tous les paiements non autorisés que perçoit le gouvernement : Mitchell McInnes, The Canadian Law of Unjust Enrichment and Restitution, Markham, LexisNexis Canada, 2014 aux p 1031, 1035 [McInnes].

[Non souligné dans l’original.]

[351] Notamment, le paragraphe suivant, sur lequel s’appuie la CCFCP, semble brouiller les cartes (Steam Whistle CA, au para 150) :

[traduction]
Abstraction faite de l’autorisation, la restriction imposée dans l’arrêt Kingstreet sur le recouvrement de taxes ultra vires est étayée par des considérations de principe. L’action en recouvrement de taxes inconstitutionnelles repose sur le principe constitutionnel, exprimé aux articles 53 et 90 de la Loi constitutionnelle de 1867, selon lequel il ne peut y avoir « aucune taxation sans représentation ». Ce principe garantit que la taxation doit émaner du pouvoir législatif, et il est miné si le gouvernement perçoit des taxes en se fondant sur une loi ultra vires ou en excédant la portée d’une loi intra vires. Le principe n’entre pas en jeu quand, comme c’est le cas ici, le gouvernement perçoit de l’argent à titre de redevance afférente au droit de propriété, une mesure pour laquelle il n’est pas nécessaire du tout qu’il y ait un fondement législatif.

[Non souligné dans l’original.]

[352] Selon moi, ce commentaire n’endosse pas l’interprétation plus large de l’arrêt Kingstreet. Au contraire, la Cour d’appel fait simplement ressortir le principe constitutionnel qui exige qu’un gouvernement ne perçoive des taxes qu’avec l’autorisation constitutionnelle ou législative appropriée. À mon avis, la Cour d’appel de l’Alberta ne laisse pas entendre que le droit de recouvrement que crée l’arrêt Kingstreet peut découler d’une taxe illégale « au sens du droit administratif ». Quoi qu’il en soit, une telle proposition irait directement à l’encontre des termes de l’arrêt Kingstreet lui‑même, ainsi que de ceux de l’arrêt Elder Advocates.

[353] La CCFCP fait valoir que tant l’arrêt Elder Advocates que l’arrêt Steam Whistle CA limitent uniquement la portée de l’arrêt Kingstreet au recouvrement de taxes illégales, par opposition à la totalité des fonds perçus de manière illégale. Étant donné que la CCFCP sollicite le remboursement de ce qu’elle appelle des charges fiscales illégales, elle soutient que la présente action tombe carrément sous le coup de la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet.

[354] Toutefois, pour les raisons que j’ai déjà évoquées, je ne saurais être d’accord. L’élément contextuel important qui manque dans l’argument invoqué par la CCFCP découle de la distinction que j’ai signalée au début de la présente section : la signification du mot « illégal » au sens de l’arrêt Kingstreet. L’argument de la CCFCP repose sur l’interprétation large qui englobe les charges fiscales qui débordent le cadre d’une loi par ailleurs valide.

iii. La décision Sorbara CS et l’arrêt Sorbara CA

[355] Ensuite, il y a la décision Sorbara CS, confirmée par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Sorbara CA. Devant la Cour supérieure de l’Ontario, deux demandeurs proposaient d’intenter un recours collectif en vue de recouvrer des montants de taxe sur les produits et services [la TPS] perçus en vertu de la LTA, en sus des honoraires de gestion d’un portefeuille financier. Ils soutenaient que les services de gestion financière constituaient un service exonéré en vertu de la LTA, de sorte que la TPS avait été perçue sans autorisation légale. Invoquant l’arrêt Kingstreet, ils soutenaient que la Cour supérieure avait compétence pour entendre la demande de nature constitutionnelle, par opposition à la Cour canadienne de l’impôt, qui avait compétence sur les questions découlant de l’application de la LTA en vertu de la LTA et de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, LRC 1985, c T‑2.

[356] Le défendeur a présenté une requête en jugement sommaire, soutenant que le législateur avait explicitement conféré la compétence à l’égard de telles questions à la Cour canadienne de l’impôt. La Cour supérieure a souscrit à son argument (Sorbara CS, au para 13), en faisant référence à l’arrêt Kingstreet :

[traduction]
Comme il a été signalé dans l’arrêt Kingstreet Investments Ltd., l’arrêt qu’ont invoqué les Sorbara, il y a une distinction entre a) un gouvernement qui perçoit à tort des taxes en vertu d’une loi inconstitutionnelle et b) un gouvernement qui perçoit à tort des taxes à cause de l’application erronée d’une loi par ailleurs constitutionnellement valide. La présente affaire se range dans la seconde catégorie, car rien ne donne à penser dans la déclaration modifiée que la Couronne fédérale ne peut pas adopter une loi valide pour imposer la TPS sur les services des gestionnaires de portefeuille. Au contraire, le fond de la cause des Sorbara est que la Couronne fédérale ne l’a pas fait. Il s’agit là d’une question qu’il convient en premier lieu que la Cour canadienne de l’impôt tranche.

[Non souligné dans l’original.]

[357] La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la décision de la Cour supérieure, a explicitement rejeté l’interprétation large proposée par les demandeurs et a confirmé que l’arrêt Kingstreet ne s’appliquait que dans le contexte d’une loi ultra vires (Sorbara CA, aux para 4‑5) :

[traduction]
[…] À l’instar du juge des requêtes, nous pensons que les appelants interprètent l’arrêt Kingstreet de manière trop large. Cet arrêt portait sur le droit de la contribuable de recouvrer des taxes payées irrégulièrement au gouvernement provincial en application d’une disposition fiscale ultra vires. La Cour a statué que c’était des principes constitutionnels et non des notions d’enrichissement sans cause, relevant du droit privé, qui devaient régir le droit de la contribuable de recouvrer des taxes payées en vertu d’une disposition fiscale inconstitutionnelle. Il n’était pas question dans cette affaire du bon tribunal auquel s’adresser. Dans l’arrêt Kingstreet, la compétence de la Cour supérieure provinciale n’a jamais été en litige.

Nous ne considérons pas que l’arrêt Kingstreet crée une cause d’action constitutionnelle dont un contribuable peut se prévaloir chaque fois qu’il revendique le droit de recouvrer une cotisation fiscale établie à la suite de l’application ou de l’interprétation erronées d’une loi fiscale. À l’instar du juge des requêtes, nous ne sommes pas d’avis que la demande des appelants est de nature constitutionnelle. Ceux‑ci ne peuvent donc pas fonder leur déclaration de compétence devant la Cour supérieure provinciale sur le pouvoir indubitable et incontesté qu’a cette Cour de trancher des demandes de nature constitutionnelle.

[Non souligné dans l’original.]

iv. L’arrêt Merchant

[358] Enfin, dans l’arrêt Merchant, la Cour d’appel fédérale a confirmé une décision par laquelle la Cour fédérale avait radié la déclaration des appelants, et ce, pour des motifs semblables à ceux invoqués dans la décision Sorbara CS. Les faits sous‑jacents concernaient un recours collectif envisagé par deux cabinets d’avocats et leurs clients, qui alléguaient que l’ARC n’aurait pas dû exiger le prélèvement et le versement de la TPS sur des débours exonérés qui avaient été facturés aux clients. Le juge du procès avait radié la demande pour trois motifs, dont l’un d’entre eux seulement est pertinent à l’égard de la présente analyse : la cause d’action en restitution des demandeurs – fondée dans une large mesure sur l’arrêt Kingstreet – ou pour « somme reçue injustement » ne pouvait pas être invoquée dans les circonstances, car la LTA prévoyait un mécanisme de compensation qui excluait toutes les causes d’action fondées sur la common law (Merchant, au para 5).

[359] Dans l’arrêt Merchant, les appelants ont fait valoir que l’arrêt Kingstreet créait une cause d’action en restitution indépendante, fondée sur le principe que le gouvernement est constitutionnellement tenu de rembourser les charges fiscales perçues injustement. Ils ont soutenu que cette cause d’action existait indépendamment des mécanismes de compensation prévus par la LTA.

[360] La Cour d’appel fédérale a exprimé son désaccord, et elle a rejeté l’appel, expliquant que, dans l’arrêt Kingstreet, la Cour suprême du Canada ne parlait que de la restitution de taxes ultra vires (Merchant, au para 20). Par ailleurs, la Cour d’appel fédérale a statué que le droit de recouvrement reconnu dans l’arrêt Kingstreet était constitutionnel, car la disposition qui exigeait la perception de la taxe avait été déclarée inconstitutionnelle, mais que « l’aspect constitutionnel dans cette affaire ne modifiait en rien la nature de la cause d’action, qui demeurait la restitution » de taxes ultra vires (Merchant, au para 20). La Cour a formulé une mise en garde contre l’interprétation large de l’arrêt Kingstreet qui déborde son cadre restreint (Merchant, au para 21) :

[…] dans l’arrêt Kingstreet, la Cour suprême n’a pas créé de nouvelle réparation constitutionnelle au caractère vague permettant de recouvrer la taxe établie en vertu d’une application ou d’une interprétation erronée d’une loi fiscale. Elle n’a certainement pas créé de nouvelle réparation constitutionnelle au caractère vague permettant aux contribuables lésés de contourner tous les régimes législatifs en vigueur au pays qui régissent le recouvrement de taxes perçues en vertu d’une application ou d’une interprétation erronée d’une loi fiscale. Au contraire, la Cour suprême a fondé le recouvrement du contribuable sur la cause d’action en restitution, reconnue par la common law, changeant quelque peu l’analyse de manière à refléter le fait qu’une loi fiscale ultra vires était en cause.

[Non souligné dans l’original.]

[361] Dans l’arrêt Merchant, la Cour d’appel fédérale a insisté sur l’élément contextuel clé des motifs du juge Bastarache : une loi inconstitutionnelle est la cheville ouvrière sans laquelle la cause d’action formulée dans l’arrêt Kingstreet échoue, et les actions en recouvrement de taxes perçues erronément au sens du droit administratif doivent être engagées d’une manière conforme aux mécanismes législatifs applicables (Merchant, au para 22).

[362] C’est donc dire qu’entre l’arrêt Steam Whistle CA, l’arrêt Sorbara CA et l’arrêt Merchant, il existe une abondante jurisprudence en appel qui milite en faveur de l’adoption d’une approche restrictive à l’égard de la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet.

b. L’interprétation large de l’arrêt Kingstreet

[363] Comme il a été signalé ci‑dessus, la CCFCP invoque deux affaires dans lesquelles l’arrêt Kingstreet a été interprété de manière plus large : les décisions Barbour et TimberWest.

[364] Dans l’affaire Barbour, le demandeur poursuivait l’Université de la Colombie‑Britannique au motif que les amendes et les frais imposés à la suite de violations des règles de stationnement excédaient le pouvoir législatif délégué à l’institution. Il sollicitait la restitution des amendes censément perçues en violation de la loi britanno‑colombienne intitulée University Act, RSBC 1996, c 468.

[365] Le demandeur faisait valoir que l’arrêt Kingstreet permettait de recouvrer de plein droit toutes les sommes d’argent payées en réponse à des demandes ultra vires (Barbour, au para 59). L’Université de la Colombie‑Britannique, consciente qu’elle n’avait pas le pouvoir législatif d’imposer les amendes, a répondu que l’arrêt Kingstreet se limitait au contexte des charges fiscales inconstitutionnelles (Barbour, aux para 26, 63).

[366] La Cour suprême de la Colombie‑Britannique s’est rangée du côté du demandeur. Se fondant sur les motifs du juge Bastarache selon lesquels le gouvernement ne devrait pas être en mesure de conserver les taxes qu’il perçoit illégalement, la Cour n’a trouvé aucune raison empêchant d’appliquer l’arrêt Kingstreet au contexte d’une université publique qui percevait des fonds sans autorisation légale. Comme l’a expliqué la Cour : [traduction] « l’Université de la Colombie‑Britannique percevait censément les amendes prévues par le règlement sur le stationnement en vertu des pouvoirs que lui conférait la [University Act]. Elle admet maintenant qu’elle ne dispose pas d’un tel pouvoir. Comme les amendes ont été perçues sans autorisation légale, ces fonds, à l’instar des taxes dans l’affaire Kingstreet, devraient être restitués » (Barbour, au para 69).

[367] Après le prononcé de la décision Barbour, la législature de la Colombie‑Britannique a modifié la University Act, conférant à l’Université de la Colombie‑Britannique le pouvoir rétroactif de percevoir les amendes en litige. L’Université a ensuite porté en appel la décision. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a conclu que la loi modifiée était valide, et elle a infirmé pour ce motif la décision rendue en première instance (Barbour v University of British Columbia, 2010 BCCA 63 au para 3). La Cour d’appel n’a pas traité d’erreurs possibles dans la façon dont le tribunal de première instance avait interprété l’arrêt Kingstreet.

[368] La seconde affaire que cite la CCFCP à l’appui d’une interprétation large de l’arrêt Kingstreet, est l’affaire TimberWest. Dans cette dernière, les requérantes sollicitaient diverses ordonnances et déclarations en vertu de la loi intitulée Judicial Review Procedure Act, RSBC 1996, c 241, en vue de faire annuler ou infirmer un règlement relatif à des taux de taxation imposés par la Ville de Campbell River. Les nouveaux taux avaient pour effet de majorer de près de 1 000 000 $ le montant de taxe annuel à payer sur les terres de l’entreprise. La requête était fondée entre autres sur des allégations d’incohérence entre le règlement de taxation, la loi intitulée Private Managed Forest Land Act, SBC 2003, c 80, ainsi que d’autres lois provinciales. Dans l’affaire TimberWest, cependant, les requérantes ne contestaient pas la validité constitutionnelle du règlement de taxation.

[369] Les requérantes ont convenu de payer la majeure partie de la taxe majorée à la Ville sur la promesse que ce montant leur serait restitué s’ils avaient gain de cause. Il restait toutefois une somme d’environ 200 000 $ que les requérantes n’avaient pas payée à la Ville, et que celle‑ci était tenue par la loi de transférer à d’autres organismes publics. Les requérantes ont présenté une demande de redressement provisoire les autorisant à consigner la somme auprès du tribunal, en attendant l’issue de leur requête, plutôt que de la payer à la Ville, soutenant qu’il existait un obstacle au recouvrement de fonds erronément payés à un organisme public. À l’appui de leur demande de redressement provisoire, les requérantes ont fait valoir qu’il fallait appliquer l’arrêt Kingstreet au‑delà du contexte d’une loi ultra vires de façon à pouvoir recouvrer des montants de taxe payés en vertu de règlements municipaux jugés ultra vires au sens du droit administratif.

[370] La Cour suprême de la Colombie‑Britannique a passé en revue la décision Barbour et la décision Sorbara CS et elle a fait remarquer ce qui suit (TimberWest, au para 18) :

[traduction]
Il m’apparaît probable que, comme dans le cas de Barbour et de Sorbara, l’arrêt Kingstreet serait appliqué dans les circonstances actuelles. Cependant, il ne m’appartient pas de trancher la question du recouvrement et, à défaut de précédent concernant directement la question, il y a un risque, si TimberWest payait la partie de la taxe en question, qu’elle soit incapable de la recouvrer advenant qu’elle obtienne gain de cause dans sa requête.

[371] Il est donc évident que ces propos formulés dans l’arrêt TimberWest au sujet de l’arrêt Kingstreet étaient incidents, et ils ne sont pas particulièrement convaincants pour ce qui est de la question qui est en litige en l’espèce. Par ailleurs, étant donné que le législateur a réglé les problèmes signalés par le tribunal de première instance et que la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ne s’est donc pas prononcée sur la question de l’arrêt Kingstreet, je conclus que la décision Barbour est nettement moins convaincante en ce qui a trait à l’arrêt Kingstreet que les arrêts Merchant, Sorbara CA, Steam Whistle CA et Elder Advocates. D’ailleurs, ces quatre arrêts sont tous postérieurs à la décision Barbour.

c. Conclusion sur la jurisprudence

[372] Bien que je considère que les arrêts Sorbara CA, Merchant et Steam Whistle CA soient convaincants quant à la portée de l’arrêt Kingstreet, les propos de la Cour suprême du Canada parlent d’eux‑mêmes : dans l’arrêt Kingstreet la Cour suprême traitait manifestement de la restitution de taxes perçues en application d’une loi inconstitutionnelle. Cette interprétation a été confirmée dans l’arrêt Elder Advocates. C’est donc dire que, à défaut d’autres commentaires de la part de la Cour suprême sur cette question particulière, et à la lumière des trois décisions hautement convaincantes qui ont été rendues en appel, je conclus que la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet ne s’applique que dans le contexte d’une loi inconstitutionnelle. Ce contexte étant absent en l’espèce, l’arrêt Kingstreet ne s’applique pas.

iv) L’exception implicite et le déplacement de régimes législatifs

[373] La CCFCP fait valoir subsidiairement que la clause 16 a modifié les pouvoirs de taxation du gouvernement fédéral en vertu de la règle d’interprétation législative de l’exception implicite. Elle soutient que la clause 16 est une disposition nettement plus précise qui devrait avoir préséance sur les lois plus générales qui sont en cause, soit la LIR et la LTA. C’est donc dire que, dans la mesure où ces lois sont incompatibles avec la clause 16 et qu’elles ont été appliquées malgré tout à la CCFCP, les charges fiscales en question ont été perçues « sans autorisation légale » et donnent lieu à la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet.

[374] À mon avis, il n’est pas nécessaire que je traite de cet argument, car j’ai déjà conclu que pour déclencher l’application de la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet il faut qu’il existe une loi ou une disposition inconstitutionnelle. Comme la CCFCP n’a pas contesté la constitutionnalité de la LIR ni celle de la LTA, la cause d’action formulée dans l’arrêt Kingstreet et la réparation connexe échouent. Pour ce qui est de la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet, il importe donc peu que le gouvernement fédéral ait ou non le pouvoir de percevoir les charges fiscales en cause, parce qu’aucune cause d’action autre que celle formulée dans l’arrêt Kingstreet n’a été plaidée et pourrait permettre à notre Cour d’accorder la restitution des charges fiscales en cause que la CCFCP aurait payées erronément au Canada.

v) L’argument relatif à la compétence pour rendre un jugement déclaratoire

[375] Par ailleurs, comme j’ai souscrit à l’approche restrictive à l’égard de l’arrêt Kingstreet, il est inutile selon moi de traiter de l’argument du Canada selon lequel la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet ne peut pas déplacer les mécanismes et les limites en matière de recouvrement que le législateur a fixés.

d. L’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales

[376] Je signale que les deux parties ont convenu que notre Cour a compétence pour rendre le jugement déclaratoire que la Compagnie souhaite obtenir, encore que le Canada ait soulevé une objection à l’égard de la compétence de notre Cour sur la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet au regard de l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7. Sans formuler d’opinion sur cette objection particulière, et dans la mesure où la question ne suscite aucune incertitude, je souligne que cette disposition n’empêche pas de rendre le jugement déclaratoire demandé en l’espèce. Voici mon raisonnement.

[377] Le texte de l’article 18.5 est le suivant :

18.5 Par dérogation aux articles 18 et 18.1, lorsqu’une loi fédérale prévoit expressément qu’il peut être interjeté appel, devant la Cour fédérale, la Cour d’appel fédérale, la Cour suprême du Canada, la Cour d’appel de la cour martiale, la Cour canadienne de l’impôt, le gouverneur en conseil ou le Conseil du Trésor, d’une décision ou d’une ordonnance d’un office fédéral, rendue à tout stade des procédures, cette décision ou cette ordonnance ne peut, dans la mesure où elle est susceptible d’un tel appel, faire l’objet de contrôle, de restriction, de prohibition, d’évocation, d’annulation ni d’aucune autre intervention, sauf en conformité avec cette loi.

 

18.5 Despite sections 18 and 18.1, if an Act of Parliament expressly provides for an appeal to the Federal Court, the Federal Court of Appeal, the Supreme Court of Canada, the Court Martial Appeal Court, the Tax Court of Canada, the Governor in Council or the Treasury Board from a decision or an order of a federal board, commission or other tribunal made by or in the course of proceedings before that board, commission or tribunal, that decision or order is not, to the extent that it may be so appealed, subject to review or to be restrained, prohibited, removed, set aside or otherwise dealt with, except in accordance with that Act.

 

[378] Cette disposition restreint la compétence exclusive dont jouit la Cour fédérale en vertu des articles 18 et 18.1 pour ce qui est d’accorder une réparation contre « un office fédéral », dans la mesure où une loi fédérale prévoit que l’affaire peut être portée en appel devant, notamment, la Cour canadienne de l’impôt.

[379] Le législateur a adopté cette disposition pour éviter la tenue d’instances parallèles devant la Cour fédérale dans les cas où une loi fédérale prévoit expressément un recours devant un autre tribunal (Walker c Canada, 2005 CAF 393 au para 11 [Walker]). La Cour d’appel fédérale a déclaré que l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales devrait être « interprété, dans la mesure du possible, de manière à éviter les procédures parallèles devant la Cour fédérale et la Cour canadienne de l’impôt, à l’égard de deux questions essentiellement identiques » (Walker, au para 13). Autrement dit, cette disposition restreint la compétence de la Cour fédérale à l’égard du contrôle judiciaire d’une décision, d’une ordonnance ou d’une mesure d’un décideur administratif fédéral dans la mesure où celles‑ci sont susceptibles d’appel sous le régime de la loi fiscale applicable (voir, par exemple, Addison, aux para 7‑8; Walker, au para 13).

[380] La présente affaire n’est pas une demande de contrôle judiciaire. Il s’agit plutôt d’une action engagée contre la Couronne en lien avec le contrat de 1880. Cette action tombe donc sous le coup de l’alinéa 17(2)b) de la Loi sur les Cours fédérales – et non des articles 18 ou 18.1 – qui confère à notre Cour une compétence concurrente en première instance « dans les cas de demandes motivées par […] un contrat conclu par ou pour la Couronne », sauf disposition contraire d’une loi fédérale. De ce fait, l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales ne s’applique pas en l’espèce.

[381] Par ailleurs, même si l’article 18.5 pouvait s’étendre à l’alinéa 17(2)b), je serais encore d’avis que la disposition ne s’applique pas aux faits de l’espèce relativement aux déclarations demandées parce que je ne suis toujours pas convaincu qu’il s’agit réellement de questions découlant de la LIR et de la LTA qui seraient susceptibles d’un renvoi ou d’un appel prévu par la loi.

[382] Aux paragraphes 49 et 50 de l’arrêt JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, la Cour d’appel fédérale a prévenu que les tribunaux doivent déterminer avec soin la nature véritable d’une demande afin d’éviter de faire obstacle à l’intention du législateur de voir la Cour canadienne de l’impôt trancher exclusivement les questions qui relèvent de son ressort. Elle a expliqué que les tribunaux « doi[vent] faire “une appréciation réaliste” de la “nature essentielle” de la demande en s’employant à en faire une lecture globale et pratique, sans s’attacher aux questions de forme » (au para 50; voir aussi Domtar Inc. c Canada, 2009 CAF 218 au para 28).

[383] À mon avis, la véritable nature des déclarations demandées par la CCFCP n’est pas liée à des cotisations d’impôt sur le revenu en vigueur ou antérieures, à une décision du ministre du Revenu ou, quant à cela, à une dette fiscale existante, qui seraient par ailleurs susceptibles d’un appel prévu par la loi. Ces demandes ont plutôt trait à l’applicabilité générale et au caractère exécutoire du contrat de 1880 par rapport à la LIR et à la LTA, ainsi qu’à l’interprétation de l’exemption fiscale dans la mesure où celle‑ci se rapporte au capital‑actions.

[384] Ces demandes ont donc pour objet de régler un litige « actuel » entre les parties quant à la question de savoir si la CCFCP peut accumuler une dette fiscale en vertu des parties applicables de la LIR et de la LTA, ou en lien avec son capital‑actions. Tant que cette dette n’a pas été déterminée ou n’a pas fait l’objet d’une cotisation, la Cour canadienne de l’impôt n’a pas compétence en la matière et, de ce fait, la Compagnie a déposé sa demande devant le tribunal compétent pour l’instruire à l’époque (voir Canada (Procureur général) c British Columbia Investment Management Corp., 2019 CSC 63 [BCIMC] au para 42). Je conclus donc que les déclarations que la CCFCP souhaite obtenir relèvent de la compétence de notre Cour – sous réserve, il va sans dire, du pouvoir discrétionnaire de les rendre.

vi) La demande n’est pas frappée de prescription

[385] Le Canada soutient en outre que la première adoption de chaque type de charge fiscale que la clause 16 dispense la demanderesse de payer était suffisante pour déclencher le début du délai de prescription. Il fait valoir que la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C‑50, dispose, à l’article 32, que « […] la procédure se prescrit par six ans ». La Couronne indique que l’adoption de lois fiscales était un acte distinct qui a mis en marche l’horloge de la prescription une fois pour toutes et que le fait que la Compagnie ait fait des paiements répétés en vertu de ces lois ne constituait pas de nouvelles violations de la clause 16.

[386] Citant les paragraphes 134 et 135 de l’arrêt Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79 [Wewaykum], le Canada fait également valoir que la Cour suprême du Canada a statué que l’on contrecarrerait l’objet d’une loi établissant un délai de prescription si un seul manquement (à une obligation fiduciaire dans cette affaire) donnait lieu, des années plus tard, à une cause d’action fondée sur les conséquences de ce manquement. Selon lui, exceptionnellement, lorsque la charge fiscale elle‑même est inconstitutionnelle, il s’ensuit que, chaque fois que cette charge est perçue, cela peut donner lieu à une nouvelle cause d’action, citant à cet égard les paragraphes 21 et 22 de l’arrêt Ravndahl c Saskatchewan, 2009 CSC 7. Cependant, le Canada affirme que cette exception ne s’applique pas aux circonstances de l’espèce, précisément parce que les lois fiscales ne sont pas ultra vires.

[387] En revanche, la Compagnie soutient que le moyen de défense fondé sur la prescription qu’invoque le Canada est sans fondement, vu que l’arrêt Kingstreet [traduction] « répond de manière complète » aux arguments du Canada (mémoire de la demanderesse, au para 354). Elle soutient que, dans l’arrêt Kingstreet, aux paragraphes 59 à 61, la Cour suprême du Canada a confirmé que, dans le cas d’une demande de recouvrement de charges fiscales, le délai de prescription commence à courir chaque fois que le gouvernement reçoit un paiement.

[388] J’ai déjà conclu que la clause 16 n’a pas force constitutionnelle à l’égard la taxation fédérale. Cependant, j’ai conclu que la clause 16 a force législative. Les parties ne contestent pas que l’Acte concernant le CFCP de 1881, qui a ratifié le contrat de 1880 (y compris la clause 16), n’a jamais été directement abrogé par le Parlement. J’ai aussi conclu de ce fait que l’arrêt Kingstreet ne s’applique pas. La réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet ne pouvant pas être accordée, il n’est donc pas nécessaire d’évaluer plus avant la question du délai de prescription dans le contexte de la présente action en restitution.

[389] Quant à la seconde réparation demandée – les déclarations – étant donné qu’aucune réparation substantielle (ou résultante) n’est rattachée à la demande de jugement déclaratoire, et que tout ce qui reste est une demande pour que notre Cour se prononce sur l’état du droit et, ce faisant, définisse les droits des parties, il n’est pas nécessaire que j’examine si des délais de prescription s’appliquent aux déclarations demandées (voir l’arrêt Kyle v Atwill, 2020 ONCA 476 aux para 47‑53; Fehr v Sun Life Assurance Company of Canada, 2018 ONCA 718 aux para 105‑106, 207).

c) Conclusion sur la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet

[390] Dans les cas où une charge fiscale est perçue en vertu d’une loi jugée inconstitutionnelle, l’arrêt Kingstreet prévoit une cause d’action en restitution et une réparation en vue de recouvrer cette charge fiscale qui sont reconnues de plein droit par le droit constitutionnel. Cependant, cet arrêt ne reconnaît pas l’existence de ce droit en l’absence d’une disposition ou d’une loi constitutionnellement invalide, comme dans les cas où une loi par ailleurs valide serait appliquée erronément. En l’espèce, les charges fiscales contestées découlent de lois constitutionnelles, qui sont intra vires du Parlement. Cela s’applique également à l’Acte concernant le CFCP de 1881 et à son exemption fiscale. Il n’existe de ce fait aucune disposition fiscale ultra vires. La présente action déborde donc le cadre de l’arrêt Kingstreet. En conséquence, la seule cause d’action plaidée relativement à la restitution est rejetée. Toutefois, étant donné que la CCFCP sollicite également un jugement déclaratoire, il me faut encore déterminer si la clause 16 s’applique aux charges fiscales en cause. Pour ce faire, je vais d’abord souligner les principes d’interprétation qui s’appliquent à la clause 16 et analyser ensuite la portée de l’exemption fiscale dans le cadre de chacune des trois charges fiscales en cause.

3. La clause 16 doit être interprétée en fonction des principes d’interprétation contractuelle et législative

[391] Ayant conclu que la clause 16 a force législative et contractuelle, mais non constitutionnelle, je dois maintenant déterminer la portée de cette clause.

a) Le cadre permettant de déterminer la portée de la clause 16

[392] Pour déterminer la portée de la clause 16, il est nécessaire d’interpréter à la fois cette clause et le contrat de 1880 dans laquelle elle figure pour découvrir s’ils révèlent ou non une intention d’appliquer l’exemption fiscale aux charges fiscales en cause, à quel titre et dans quelle mesure. Toutefois, étant donné que nous avons affaire à un contrat qui jouit d’une force législative, il est indispensable de déterminer en premier lieu le cadre qui permettra de guider l’exercice d’interprétation. Je conclus ci‑dessous que le contrat de 1880 et la clause 16 devraient être interprétés en fonction des principes d’interprétation contractuelle.

i) Les arguments des parties

a. La demanderesse

[393] La CCFCP soutient que la clause 16 doit être interprétée en fonction des principes d’interprétation législative. Selon elle, notre Cour doit déterminer le sens courant et ordinaire des mots de cette disposition dans leur contexte historique objectif, de même que dans le contexte du document dans son ensemble et, pour ce faire, il faut tenir compte de l’intention du législateur et des circonstances extraordinaires du contrat de 1880.

[394] La CCFCP avance que, étant donné que le contrat de 1880 envisage des obligations prospectives à l’égard de la construction et de l’exploitation du chemin de fer transcontinental, les conditions du contrat de 1880 devraient être interprétées de manière dynamique – c’est‑à‑dire de manière évolutive – plutôt que de manière à en figer les mots dans le temps. Elle fait valoir que cette approche dynamique concorde avec l’article 10 de la Loi dinterprétation, LRC 1985, c I‑21, qui dispose que « [l]a règle de droit a vocation permanente ». Cela étant, la CCFCP soutient que la clause 16 s’applique aux charges fiscales en cause, lesquelles n’existaient pas à l’époque où le contrat de 1880 a été signé. Elle est en outre d’avis qu’une approche dynamique est celle qui représente le mieux la nature permanente des obligations que l’accord a cristallisées, de sorte que la clause 16 peut s’appliquer à des biens précis ainsi qu’à des charges fiscales qui n’existaient pas à l’époque.

[395] La CCFCP fait valoir, subsidiairement, que même si l’on recourt aux principes d’interprétation contractuelle, l’important contexte historique dans lequel s’inscrit l’engagement relatif à la Colombie‑Britannique éclaire forcément l’interprétation du contrat de 1880. La CCFCP soutient que, dans la mesure où notre Cour recourt à une interprétation contractuelle, les principes applicables sont ceux qui sont énoncés dans l’arrêt de principe Sattva Capital Corp. c Creston Moly Corp., 2014 CSC 53 [Sattva]. Ces principes permettent de tenir compte, dans l’exercice d’interprétation, de la preuve objective des circonstances de la conclusion du contrat, et ce, sans égard à la conduite ultérieure des parties ou à leurs intentions subjectives (Sattva, aux para 58‑59).

b. La défenderesse

[396] Le Canada est d’avis que seuls les principes d’interprétation contractuelle s’appliquent à l’interprétation de la clause 16, car, à son avis, le contrat de 1880 n’a qu’une force contractuelle – il n’a pas de force constitutionnelle ou législative. Le Canada estime de ce fait que les principes d’interprétation législative ne s’appliquent pas.

[397] Le Canada demande donc à notre Cour de déterminer l’intention objective des parties pour donner effet aux droits et aux obligations que leur confère le contrat de 1880. Il soutient que les mots de l’accord doivent être lus selon leur sens ordinaire et grammatical, à la lumière du document tout entier, et conformément aux circonstances objectives et mutuelles que les parties connaissaient lorsqu’elles ont conclu le contrat.

[398] Le Canada est en outre d’avis que, même si la clause 16 a force législative, une approche contractuelle est le seul cadre qui convient pour en interpréter la portée. Contrairement à l’Acte concernant le CFCP de 1881, le contrat de 1880 n’a été ni rédigé ni adopté sous forme de loi par le législateur; il a plutôt été négocié entre le Consortium Stephen et le gouvernement fédéral avant que la législature intervienne. À l’appui de cet argument, la défenderesse signale que la Cour suprême du Canada a appliqué les principes d’interprétation contractuelle au contrat de 1880 dans les arrêts Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC et Estevan CSC.

[399] En conséquence, bien que le Canada convienne que l’exemption fiscale est de nature prospective, il est d’avis que celle‑ci se limite néanmoins aux biens précis qui sont énumérés dans la clause. Il n’existe donc aucun fondement justifié qui permette d’étendre le sens des biens énumérés à ceux que la CCFCP souhaite inclure. Le Canada fait donc valoir que la clause 16 devrait être interprétée de manière plus restrictive, de façon à ne pas déroger à l’intention initiale des parties.

ii) Analyse

[400] Le Canada mentionne un certain nombre de précédents qui étayent le recours à une approche contractuelle pour interpréter un contrat jouissant d’une force législative. Premièrement, il invoque l’arrêt Bogoch Seed Co v Canadian Pacific Railway, [1963] SCR 247, 38 DLR (2e) 159 [Bogoch], dans lequel la Cour suprême du Canada a statué que la Loi dinterprétation fédérale ne s’appliquait pas à un contrat, à savoir la Convention du Nid‑de‑Corbeau de 1897. La Convention du Nid‑de‑Corbeau était un contrat conclu entre la CCFCP et le gouvernement fédéral et ratifié par l’Acte autorisant une subvention pour un chemin de fer par la Passe du Nid‑de‑Corbeau, SC 1897, 60‑61 Vict, c 5.

[401] Le Canada fait également remarquer que, dans l’arrêt Bogoch, la Cour suprême a conclu que le contrat ne justifiait pas une interprétation [traduction] « des plus avantageuses pour l’éventail le plus large possible de ses pouvoirs », comme il serait justifié dans le cas d’une loi [traduction] « constitutive ou organique », vu que le contrat servait une fin purement privée (Bogoch, à la p 255). La Cour suprême du Canada a conclu que même si la Convention du Nid‑de‑Corbeau jouissait d’une force législative du fait de sa ratification législative, cet instrument représentait néanmoins un accord entre deux parties en vue de la réduction des tarifs relatifs au transport de certaines marchandises, en échange de subventions.

[402] Dans ses motifs, la Cour suprême a affirmé que la bonne approche à suivre commandait que l’on interprète les mots [traduction] « comme ils l’auraient été le lendemain du jour de l’adoption de la loi, sauf si une loi ultérieure quelconque avait déclaré qu’il convenait d’adopter une autre interprétation ou avait modifié la loi antérieure » (Bogoch, à la p 256). La Cour suprême a tout de même fait référence à l’interprétation d’une loi, mais il convient de signaler qu’elle a donné la primauté à la nature bipartite de l’instrument en question – c’est‑à‑dire un contrat ayant force législative – pour justifier que l’on s’écarte d’une règle d’interprétation d’une portée par ailleurs large.

[403] Le Canada signale également que, dans d’autres affaires, la Cour suprême du Canada a interprété le contrat de 1880 en fonction du droit des contrats. Dans l’arrêt Renvoi à la Saskatchewan CSC, par exemple, elle a affirmé, aux pages 198 et 199, que c’était [traduction] « vers le contrat, et non [l’Acte concernant le CFCP de 1881], qu’il [fallait] se tourner » pour interpréter la portée de l’exemption fiscale.

[404] Quelques années plus tard, dans l’arrêt Estevan CSC, à la page 373, le juge Locke a appliqué le [traduction] « principe commun et universel qui régit l’interprétation d’un accord » au contrat de 1880 afin de veiller à ce que le libellé du contrat soit interprété d’une manière [traduction] « qui [donnerait] le mieux effet à l’intention des parties ».

[405] Le Canada signale que d’autres tribunaux ont adopté une approche semblable vis‑à‑vis d’autres contrats jouissant d’une force législative, dont l’arrêt Canadian Pacific Railway Co v Burnett (1889), 5 Man R 395, 1889WL9145 (CA); Balgonie Protestant Public School District v Canadian Pacific Railway (1901), 5 Terr LR 123, 2 CRC 214 (CS TN‑O); Canadian Northern Pacific Railway Company v New Westminister (City), [1917] AC 602, 36 DLR 505 (CJCP) [Northern Pacific].

[406] En fin de compte, bien que chacune des parties préfère une méthode d’interprétation différente, je conclus que c’est l’interprétation contractuelle qu’il convient d’utiliser pour déterminer le sens de la clause 16, ainsi que l’a fait la Cour suprême du Canada dans des affaires antérieures où elle a déterminé la portée d’accords jouissant d’une force législative, dont celle des instruments relatifs à la CCFCP dans les arrêts Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC et Estevan CSC, de même que celle de la Convention du Nid‑de‑Corbeau dans l’arrêt Bogoch. Étant donné que d’autres tribunaux ont également appliqué des principes contractuels à ce genre d’accords, il convient de faire preuve de prudence et de ne pas s’écarter de cette démarche. Certes, les tribunaux doivent recourir à une interprétation législative quand ils déterminent si un contrat annexé à une loi est destiné à avoir force législative ou non, mais si le travail oblige à déterminer la portée de ce même contrat et, partant, les intentions objectives des parties contractantes, l’analyse commande que l’on recoure aux principes d’interprétation contractuelle.

a. Le cadre d’interprétation contractuelle

[407] Comme les deux parties l’ont affirmé, il existe de nombreuses similitudes entre les principes d’interprétation contractuelle et les principes d’interprétation législative. Principalement, l’exercice est axé sur le sens ordinaire des mots dans leur contexte, afin de tenter d’établir l’intention qui les sous‑tend. Comme l’a indiqué la juge L’Heureux‑Dubé au paragraphe 41 de l’arrêt Banque Manuvie du Canada c Conlin, [1996] 3 RCS 415, [1996] ACS no 101 (QL), dans ses motifs partiellement dissidents :

[L]a « méthode contextuelle moderne » d’interprétation des lois s’applique également, avec les adaptations nécessaires, à l’interprétation des contrats. L’interprétation des lois et l’interprétation des contrats ne sont que deux subdivisions de la grande catégorie de l’interprétation judiciaire.

[408] Cette « méthode contextuelle moderne », fréquemment appelée le « principe moderne de Driedger », commande une interprétation qui lit les mots d’une loi « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo, au para 21; voir aussi Michel c Graydon, 2020 CSC 24 au para 21).

[409] La principale différence entre une loi et un contrat, pour les besoins de leur interprétation, réside dans la source examinée par les tribunaux pour déterminer l’intention. L’exercice d’interprétation législative est axé sur l’intention du seul législateur. Par contraste, l’interprétation contractuelle exige que le tribunal confère un sens à l’intention de toutes les parties contractantes. Pour dire les choses différemment, un contrat est le résultat de plus d’un point de vue et il peut aboutir à un marché conclu par des parties dont les intérêts sont divergents. C’est précisément ce genre de marché que j’examinerai en vue de déterminer la portée de l’exemption fiscale par rapport aux trois charges fiscales en cause.

[410] Avant de me lancer dans cet exercice d’interprétation contractuelle, il est utile selon moi d’énumérer certains des grands principes de cette forme d’interprétation. D’abord et avant tout, une disposition contractuelle doit toujours être interprétée sur le fondement de son libellé et de l’ensemble du contrat (Sattva, au para 57). Les parties sont présumées avoir voulu ce que le texte du contrat dit réellement, de même que les conséquences juridiques qui en découlent (Mosten Investments LP v The Manufacturers Life Insurance Company (Manulife Financial), 2021 SKCA 36 au para 73 [Mosten Investments]; Goodlife Fitness Centres Inc. v Rock Developments Inc., 2019 ONCA 58 au para 15 [Goodlife Fitness], Eli Lilly & Co. c Novopharm Ltd., [1998] 2 RCS 129 au para 56 [Eli Lilly]).

[411] Par ailleurs, les tribunaux doivent donner un sens à tous les termes d’un contrat, évitant ainsi toute interprétation qui rendraient inopérantes une ou plusieurs de ses dispositions (Goodlife Fitness, au para 15, citant Salah c Timothys Coffees of the World Inc., 2010 ONCA 673 au para 16 [Timothys Coffees]). La question prédominante consiste à discerner l’intention des parties et la portée de l’entente; il est nécessaire d’interpréter le contrat dans son ensemble, en donnant aux mots y figurant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec les circonstances dont les parties avaient connaissance au moment de la conclusion du contrat (Sattva, au para 47).

[412] Pour ce faire, les tribunaux doivent tenir compte de la preuve objective relative à la « matrice factuelle » ou au contexte qui sous‑tendait la négociation du contrat (Goodlife Fitness, au para 15; Timothys Coffees, au para 16). Le contexte aide le tribunal à comprendre les intentions réciproques et objectives des parties exprimées dans les mots du contrat.

[413] L’examen des circonstances de la conclusion du contrat [traduction] « compte presque toujours parce que les mots ont rarement un sens en dehors de leur contexte » (Thunder Bay (City) v Canadian National Railway Company, 2018 ONCA 517 au para 30, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée par 2019 CarswellOnt 4696 (WL Can) [Thunder Bay]). Cependant, les circonstances de la conclusion d’un contrat ne doivent pas supplanter les termes que les parties ont choisis ni servir à créer un nouvel accord ou des droits qui n’ont pas été négociés (Sattva, au para 57).

[414] La nature de la preuve qui est admissible pour établir les circonstances varie d’une affaire à une autre, mais celle‑ci se limite à une preuve objective du contexte factuel au moment de la signature du contrat, c’est‑à‑dire « les renseignements qui appartenaient ou auraient raisonnablement dû appartenir aux connaissances des deux parties à la date de signature ou avant celle‑ci » (Sattva, au para 57).

[415] Les éléments de preuve relatifs aux négociations particulières que les parties ont menées, y compris tout élément de preuve subjectif relatif aux intentions des parties, sont généralement inadmissibles (Goodlife Fitness, au para 17, citant Weyerhaeuser Company Limited v Ontario (Attorney General), 2017 ONCA 1007 au para 112 [Weyerhaeuser]; Timothys Coffees, au para 16).

[416] Enfin, les éléments de preuve relatifs à la conduite ultérieure à la conclusion du contrat ne devraient être admis que si le contrat demeure ambigu après en avoir examiné le texte et la matrice factuelle (Mosten Investments, au para 180; Shewchuk v Blackmont Capital Inc., 2016 ONCA 912 au para 46).

b. La démarche dynamique par opposition à la démarche statique

[417] Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, les deux parties ont présenté des observations sur la question de savoir s’il convenait d’interpréter la clause 16 de façon « dynamique » ou « statique ». Bon nombre des décisions citées sont axées sur l’interprétation d’une loi (par exemple, R c 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81; R v Stucky, 2009 ONCA 151, et Kimberly‑Clark Nova Scotia v Nova Scotia Woodlot Owners & Operators Assn, [1998] 175 NSR (2e) 34, 18 Admin LR (3e) 67 (CS), conf par 2000 NSCA 2).

[418] Dans le même ordre d’idées, les renvois faits à des sources secondaires sont axés sur des principes d’interprétation législative. Par exemple, la demanderesse cite l’ouvrage de Ruth Sullivan intitulé Sullivan on the Construction of Statutes, 6éd, Toronto, LexisNexis Canada, 2014 [Sullivan], pour ce qui est de l’interprétation dynamique. La professeure Sullivan écrit (à 6.27) : [traduction] « une loi qui vise un ensemble particulier de circonstances ou qui est liée à un moment ou à un lieu précis commande une interprétation statique. Par contraste, une loi qui a été adoptée pour réglementer une activité qui se déroule pendant un temps indéterminé commande une démarche dynamique ». La demanderesse affirme qu’il faut donner préséance à une interprétation à jour des termes d’une loi, de sorte que les nouvelles inventions, les changements institutionnels et les nouvelles idées puissent être pris en compte, à condition que cette démarche dynamique n’oblige pas à modifier le sens original du mot que l’on interprète (Sullivan, à 6.29).

[419] Comme nous l’avons vu ci‑dessus, dans l’arrêt Bogoch, la Cour suprême du Canada a appliqué une démarche statique à son interprétation du mot « grain » utilisé dans la Convention du Nid‑de‑Corbeau, excluant ainsi de la portée de ce dernier ce qui n’était pas considéré comme du grain à l’époque où la convention a été conclue. Le Canada se fonde sur cette interprétation restrictive pour justifier une interprétation restrictive de la clause 16, de façon à exclure les biens qui ne se rangeaient pas clairement dans les catégories de biens énumérés dans l’exemption fiscale.

[420] La démarche dite « statique » est problématique, car elle va à l’encontre du libellé du contrat de 1880. Comme le fait remarquer la CCFCP, dans l’arrêt Bogoch la Cour a restreint le sens du mot « grain » parce que l’accord prévoyait une réduction des [traduction] « tarifs et péages actuels sur le grain et la farine » (non souligné dans l’original) en échange de subventions. Le texte de la Convention du Nid‑de‑Corbeau témoignait d’un objectif manifeste de traiter d’un ensemble particulier de circonstances à un moment précis dans le temps. Dans l’arrêt Bogoch, la Cour a fait remarquer que la Convention du Nid‑de‑Corbeau prévoyait la réduction des tarifs et des péages actuels, puis elle s’est exprimée comme suit, à la page 255 :

[traduction]
Après avoir prévu de quelle manière et à quel moment ces réductions s’appliqueraient, la Convention du Nid‑de‑Corbeau indique : « et qu’aucun tarif supérieur aux tarifs ou péages ainsi réduits sera imposé après les dates mentionnées ». Autrement dit, la réduction des tarifs n’était pas de nature temporaire, mais continue. La convention portait sur une réduction des tarifs en vigueur sur le grain et la farine, et il me semble que les parties envisageaient, et envisageaient seulement, l’application d’une réduction des tarifs qui s’appliquaient à cette époque à ce que les deux parties, à ce moment‑là, considéraient comme du grain.

[421] Autrement dit, tout ce qui concernait la Convention du Nid‑de‑Corbeau de 1897 s’articulait autour de ce moment‑là dans le temps, ce qui est différent du cadre prospectif reflété par les mots « à perpétuité » utilisés dans la clause 16 du contrat de 1880.

[422] Par contraste avec l’arrêt Bogoch, il existe une affaire récente dans laquelle le tribunal a adopté une démarche dynamique et prospective, dans un contexte ferroviaire. Dans l’arrêt Thunder Bay, la Cour d’appel de l’Ontario a infirmé la décision par laquelle un tribunal d’instance inférieure avait interprété de manière restrictive les mots « vehicule traffic » (circulation des véhicules) figurant dans un contrat conclu en 1906, et jugé qu’ils ne s’appliquaient qu’aux types de véhicules qui existaient à l’époque de la conclusion du contrat. Le contrat, conclu entre la Ville de Thunder Bay et la société ferroviaire, exigeait que la société construise et entretienne à perpétuité un pont ferroviaire et routier combiné qui enjambait la rivière Kaministiquia.

[423] Dans l’une de ses clauses, le contrat accordait à la Ville de Thunder Bay le [traduction] « droit perpétuel d’autoriser les tramways, les véhicules et les piétons à traverser le dit pont » et, dans une autre, il obligeait le CN à [traduction] « entretenir le pont à perpétuité » (Thunder Bay, au para 4).

[424] Pour évaluer les obligations qu’avait la société ferroviaire d’entretenir le pont, la question en litige consistait à savoir si le mot [traduction] « véhicules » devait s’entendre également des véhicules qui n’existaient pas à l’époque de la conclusion du contrat, c’est‑à‑dire au tournant du siècle. Cette catégorie engloberait les véhicules à moteur.

[425] Le juge de première instance avait conclu que les parties entendaient entretenir le pont uniquement pour les tramways, les chevaux et les charrettes – c’est‑à‑dire la circulation qu’il y avait en 1906 (voir Thunder Bay (City) v CN Rail, 2017 ONSC 3560 au para 26).

[426] La Cour d’appel de l’Ontario a jugé que la conclusion par laquelle le juge de première instance avait restreint la portée du mot [traduction] « véhicules » justifiait son intervention, et ce, pour trois raisons (Thunder Bay, au para 29). Premièrement, le juge de première instance n’avait pas tenu dûment compte de la totalité du contexte qui entourait la conclusion du contrat et sa conclusion allait à l’encontre des attentes raisonnables des parties en faisant abstraction des termes exprès employés dans le contrat. Deuxièmement, le juge de première instance n’avait pas donné effet aux mots [traduction] « perpétuel » et [traduction] « à perpétuité » que contenait la convention de 1906. Troisièmement, il avait tenu compte de la conduite ultérieure des parties alors que le contrat n’était pas ambigu.

[427] Sur le plan textuel, la Cour a conclu que le mot [traduction] « véhicules » n’était ni restreint ni défini, mais plutôt indéterminé. Dans le même ordre d’idées, le droit de traverser le pont n’était pas restreint, mais [traduction] « perpétuel » (Thunder Bay, aux para 31‑32). De plus, l’objet du contrat était de [traduction] « favoriser la croissance et la prospérité à long terme et le développement de l’activité industrielle » dans la région (Thunder Bay, au para 36). Un tel objectif ne concordait pas avec le sens restrictif que l’on attribuait aux types de circulation qu’envisageaient les parties.

[428] Une interprétation restrictive entrerait également en conflit avec les attentes des parties, à savoir que le pont constituerait une source importante de recettes pour les années à venir, et ne concorderait pas avec l’expansion prévue de la population, de l’activité industrielle et de l’utilisation du pont (Thunder Bay, aux para 35‑40). La Cour a également conclu que, en 1906, on aurait su ou on aurait été raisonnablement capable de savoir que l’ère du transport automobile approchait.

[429] S’appuyant sur ces constatations, la Cour d’appel a décidé que le mot [traduction] « véhicules » devait être destiné à englober des types de véhicules qui n’existaient pas encore, tels que les automobiles et les camions (Thunder Bay, au para 69).

b) Conclusion sur les principes d’interprétation qui s’appliquent à la clause 16

[430] Bien que les tribunaux aient adopté, dans les décisions comme Thunder Bay et Bogoch, des démarches différentes pour déterminer le sens des ententes sous‑jacentes, ce sont les mots du contrat en question et le contexte dans lequel ils ont été employés qui déterminent en fin de compte le résultat de l’interprétation, ce qui peut fort bien aider à élucider l’intention qu’avaient les parties à l’époque. L’intention objective révèle si le sens des mots pertinents qui sont employés dans un contrat était censé évoluer au fil du temps, ou s’il était conçu pour demeurer stagnant.

[431] Je conviens que les charges fiscales ne sont pas des créations statiques, en ce sens qu’elles peuvent être introduites et ensuite retirées (l’impôt des grandes sociétés est un exemple parmi d’autres), mais, avant de décider si une charge fiscale particulière tombe sous le coup de la clause 16, il est nécessaire d’établir la portée de cette clause pour déterminer si les mots de l’exemption fiscale envisageaient l’activité qui fait l’objet de taxation. Cet exercice de délimitation de la portée est forcément éclairé par les facteurs énoncés dans l’arrêt Sattva, dont l’intention des parties contractantes.

4. La clause 16 sapplique à limpôt des grandes sociétés, mais non à limpôt sur le revenu ou à la taxe sur le combustible

[432] J’ai établi que la clause 16 doit être interprétée en recourant aux principes de l’interprétation contractuelle malgré sa force législative. Passons à la détermination de sa portée. Pour commencer, et par souci de commodité, la partie pertinente de la clause 16, pour les besoins de la présente action, est la suivante :

16. Le chemin de fer Canadien du Pacifique et toutes les gares et stations, ateliers, bâtiments, cours et autres propriétés, matériel roulant et dépendances nécessaires et servant à sa construction et à son exploitation, et le capital‑actions de la compagnie, seront à perpétuité exempts des taxes imposées par le Canada ou par aucune province devant être établie ci‑après, ou par aucune corporation municipale de telle province; et les terres de la compagnie dans les territoires du Nord‑Ouest, jusqu’à ce qu’elles soient vendues ou occupées, seront aussi exemptes de taxes pendant vingt ans après la concession faite par la Couronne.

a) Les arguments des parties

[433] Les parties sont d’accord sur un certain nombre de points. Ni l’une ni l’autre ne conteste le caractère perpétuel de l’exemption fiscale qu’incarnent les mots « à perpétuité ». Toutes deux reconnaissent également que la clause 16 était destinée à s’appliquer à des charges fiscales qui, en 1880, n’existaient pas encore. De plus, elles conviennent que le mot « taxes » est de nature générale, mais qu’il n’inclut pas les redevances de nature réglementaire, et que le revenu constitue un bien personnel aux fins de l’impôt. Enfin, elles conviennent que la clause 16 dispense la Compagnie de l’impôt des grandes sociétés par l’inclusion de l’expression « capital‑actions » dans le libellé de l’exemption fiscale, sous réserve de la position du Canada selon laquelle la clause 16 a été abrogée et des moyens de défense en equity qui ont été invoqués. À partir de là, les parties divergent d’opinion, notamment à propos du montant du capital‑actions exempté de l’impôt des grandes sociétés.

i) Les arguments de la demanderesse

[434] La CCFCP soutient que si l’on confère aux mots « à perpétuité » et « taxes » leur sens ordinaire, la clause 16 est une exemption universelle de toutes les formes de charge fiscale, peu importe le moment où elles ont été créées ou imposées. La clause 16 est une exemption omnibus qui n’est restreinte par aucun autre mot figurant soit dans la clause elle‑même, soit dans le contrat de 1880, soit dans l’Acte concernant le CFCP de 1881.

[435] La CCFCP fait valoir que la clause 16 exempte de charges fiscales trois catégories d’objets différentes. La première est le « chemin de fer Canadien du Pacifique ». La deuxième est les biens énumérés, soit « toutes les gares et stations, ateliers, bâtiments, cours et autres propriétés, matériel roulant et dépendances nécessaires et servant à sa construction et à son exploitation ». La troisième est le « capital‑actions de la compagnie ».

[436] Selon la CCFCP, les biens énumérés après la mention « chemin de fer Canadien du Pacifique » dans l’exemption fiscale sont de nature conjonctive et ils englobent ceux qui sont distincts du chemin de fer proprement dit. La clause 1 du contrat de 1880 définit « le chemin de fer Canadien du Pacifique » en faisant référence à la définition qu’en donne l’Acte concernant le CFCP de 1874, c’est‑à‑dire « le chemin de fer en son entier ».

[437] La définition plus détaillée du « chemin de fer Canadien du Pacifique » que l’on trouve dans l’Acte concernant le CFCP de 1874 (c’est‑à‑dire, la Ligne principale) inclut : la route, le matériel roulant, les biens réels, les bâtiments et les ouvrages, de même que d’autres biens personnels utilisés dans le cadre de la construction du chemin de fer. La demanderesse fait valoir que l’inclusion à la clause 16 des biens énumérés qui étaient nécessaires à « sa construction et à son exploitation » doit désigner quelque chose de plus, c’est‑à‑dire les installations non incluses dans la définition du terme « chemin de fer du Canadien du Pacifique » mais situées sur des lignes d’embranchement et servant à la construction et à l’exploitation de la Ligne principale.

[438] La CCFCP estime de ce fait que l’exemption fiscale s’applique à l’impôt sur le revenu puisque la clause 16 englobe les charges fiscales liées à l’utilisation et à l’exploitation de la Ligne principale. Étant donné que l’exploitation du chemin de fer produit un revenu, l’imposition de ce revenu permettrait à la Couronne de faire indirectement ce qu’elle ne peut pas faire directement – c’est‑à‑dire, en fait, taxer le chemin de fer.

[439] Par ailleurs, la CCFCP soutient que le combustible est inclus dans les mots « chemin de fer Canadien du Pacifique », « autres propriétés » et « dépendances », de sorte que la clause 16 interdit la taxe sur le combustible. À tout le moins, la CCFCP fait valoir que, comme il faut du combustible pour faire fonctionner le matériel roulant de la Compagnie et comme la clause 16 exempte clairement le matériel roulant, la taxe sur le combustible correspond à une charge fiscale inadmissible sur l’utilisation de ce matériel. (Par souci de clarté, le « matériel roulant » s’entend du matériel utilisé dans l’industrie ferroviaire et qui est muni de roues, comme les locomotives, les wagons de marchandise et de voyageurs, et d’autres types de wagons de transport, à moteur ou non.)

[440] Quant à l’exemption relative au « capital‑actions », la CCFCP fait valoir qu’elle s’applique à la totalité du capital versé courant de la Compagnie, pas juste à l’investissement en capital initial de 25 millions de dollars, et qu’il n’aurait donc jamais fallu percevoir l’impôt des grandes sociétés.

ii) Les arguments de la défenderesse

[441] Le Canada rappelle que la nature extraordinaire du contrat de 1880 ne peut pas changer le sens des mots qui sont employés à la clause 16. Il soutient que l’exemption fiscale, bien que perpétuelle, est d’une portée limitée. La clause 16 n’exempte pas la Compagnie de [traduction] « toute taxation de la part du Dominion », de façon générale. Cette clause énumère plutôt des types particuliers de biens auxquels s’applique l’exemption fiscale, ce qui concorde avec d’autres dispositions du contrat de 1880. La défenderesse soutient que les parties auraient été au fait du principe historique établi selon lequel les exemptions d’une loi fiscale, pour être valides, doivent être clairement exprimées (Nowegijick c La Reine, [1983] 1 RCS 29 aux p 39‑40, 46 [Nowegijick]). La Couronne affirme que ce principe d’interprétation stricte date d’au moins le début du XXe siècle, citant le paragraphe 5 de la décision R v Madawaska School District (1917), 46 NBR 506 (CS).

[442] Le Canada affirme de ce fait que, pour que la clause 16 s’applique à une charge fiscale particulière, il faut que celle‑ci soit liée aux biens énumérés d’une manière qui concorde avec l’intention des parties. De l’avis du Canada, ni l’impôt sur le revenu ni la taxe sur le combustible ne répondent à cette condition. De plus, si le mot « capital‑actions » englobe l’impôt des grandes sociétés, l’exemption fiscale ne s’applique qu’à l’investissement initial de 25 millions de dollars.

[443] Le Canada soutient également que le terme « chemin de fer Canadien du Pacifique » fait uniquement référence au chemin de fer proprement dit, et à rien d’autre. Ce terme exclut selon lui d’autres formes de biens non énumérés à la clause 16, sinon la liste de biens fournie à la clause 16 serait redondante. Par ailleurs, le Canada n’est pas d’accord avec la CCFCP pour dire que la clause 16 était destinée à englober les charges fiscales perçues à la fois directement et indirectement, faisant valoir que seules les charges fiscales perçues directement tombent sous le coup de l’exemption fiscale.

[444] Le Canada n’est pas d’accord avec la demanderesse pour dire que la clause 16 est une exemption omnibus. À l’appui de sa thèse, il compare l’exemption fiscale à d’autres exemptions accordées dans les années 1870 et 1880, et dont le libellé est nettement plus large. Il met tout d’abord en contraste le libellé de la clause 16 et le libellé de la clause d’exemption fiscale accordée à la Compagnie par un règlement municipal de Winnipeg en 1881, lequel consentait à la CCFCP une vaste exemption fiscale à l’égard de tous les types de taxes et de cotisations visant l’ensemble des biens de la Compagnie. La partie pertinente du règlement administratif de Winnipeg est la suivante (Canadian Pacific Railway Co v Winnipeg (City) (1951), [1952] 1 SCR 424, [1952] 2 DLR 1 [Winnipeg (City)] à la p 436) :

[traduction]
À l’accomplissement des conditions et stipulations mentionnées aux présentes par la dite compagnie de chemin de fer Canadien du Pacifique, la totalité des biens qu’elle possède à présent, ou qu’elle pourrait posséder par la suite dans les limites de la ville de Winnipeg, à des fins ferroviaires, ou s’y rattachant, sont à jamais libres et exemptés de toutes taxes, redevances et contributions municipales, ainsi que de cotisations de quelque nature ou de quelque genre.

[Non souligné dans l’original.]

[445] Cette exemption fiscale a été consentie à la Compagnie en échange de son engagement à construire [traduction] « ses principaux ateliers desservant la ligne principale du chemin de fer Canadien du Pacifique au Manitoba dans les limites de la ville de Winnipeg, et les lignes d’embranchement rayonnant depuis Winnipeg dans les limites de la dite province, et [à] les maintenir à tout jamais dans les limites de la dite ville de Winnipeg ». La vaste portée de l’exemption fiscale qu’accordait ce règlement administratif a été confirmée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Winnipeg (City), aux pages 438 et 439.

[446] Par contraste, le Canada fait valoir que, en l’espèce, l’exemption fiscale est loin d’être d’une portée aussi large, signalant que la clause 16 contient une liste bien précise de biens.

[447] Le Canada compare également la clause 16 à une exemption fiscale accordée en 1910 à la Canadian Northern Pacific Railway Company (l’exemption accordée à la CNPRC). Cette clause est libellée en ces termes (Northern Pacific, au para 2) :

[traduction]
La Compagnie du Pacifique et son capital‑actions, ses concessions, ses revenus, ses péages ainsi que tous les biens et actifs qui font partie de l’exploitation de son chemin de fer ou qui sont utilisés en lien avec ce dernier sont, jusqu’au premier jour de juillet 1924, exemptés de toutes taxes quelles qu’elles soient ou imposées de quelque façon que ce soit par la législature de la province de la Colombie‑Britannique, avec ou sous son autorité, ou par toute organisation municipale ou scolaire de la province.

[Non souligné dans l’original.]

[448] La Couronne signale que, indépendamment du libellé général de cette disposition, le Comité judiciaire du Conseil privé a conclu dans l’arrêt Northern Pacific que l’exemption visait bel et bien la totalité des biens de la compagnie, car toute autre conclusion rendrait la quasi‑totalité du texte de la disposition [traduction] « superfétatoire » (Northern Pacific, au para 4). Le Comité judiciaire du Conseil privé a expliqué que le fait d’interpréter de manière aussi large l’exemption accordée à la CNPRC reviendrait à [traduction] « y ajouter des mots qui ne s’y trouvent pas » et que [traduction] « rien dans le contexte ou dans l’objet du texte d’adoption, ou dans les textes intégrés, ne fait qu’il est nécessaire ou justifiable de présumer que les mots nécessaires sont implicites » (Northern Pacific, au para 6).

[449] Cette question fait l’objet ci‑dessous d’un examen plus détaillé, exposant la manière précise dont les parties interprètent la portée de l’exemption fiscale en question, de pair avec mon analyse de leurs interprétations différentes. Cependant, avant d’examiner le texte de la clause 16 à la lumière de chacune des charges fiscales en cause, il est important de garder à l’esprit les circonstances qui sous‑tendaient le contrat de 1880, à la lumière de l’arrêt Sattva.

b) Les circonstances : le contexte historique du contrat de 1880

[450] Selon l’arrêt Sattva, les circonstances ne peuvent pas servir à créer de nouvelles obligations ou par ailleurs à supplanter le sens envisagé par les parties (Sattva, au para 57). Pourtant, ces circonstances aident à déterminer le sens des mots que les parties ont choisis, car [traduction] « le contexte […] compte presque toujours parce que les mots ont rarement un sens en dehors de leur contexte » (Thunder Bay, au para 30).

[451] Ces circonstances ne peuvent pas inclure une preuve subjective de l’intention des parties. Elles peuvent toutefois inclure les faits que connaissaient ou qu’aurait raisonnablement dû connaître les parties avant la date de signature du contrat (Sattva, au para 60). En l’espèce, ces faits connus incluront nécessairement des aspects liés à la nature extraordinaire de l’entreprise, comme l’engagement du gouvernement fédéral à unir les territoires canadiens. Ce n’est qu’en situant l’entente dans son juste contexte que notre Cour peut déterminer l’intention véritable des parties.

i) Le contexte : limportance du chemin de fer pour la création du pays

[452] Les deux parties reconnaissent dans leur exposé conjoint partiel des faits, reproduit à la partie III qui précède, à l’instar de MM. Hanna et Regehr, que le gouvernement fédéral était confronté à une obligation constitutionnelle d’une complexité sans précédent dans le cadre de l’engagement relatif à la Colombie‑Britannique. Tous conviennent que la mise en route des travaux liés à cet engagement constitutionnel s’est heurtée pendant près d’une décennie à des obstacles économiques, financiers et politiques. Le Consortium Stephen a ensuite offert au Canada une occasion de s’acquitter de sa promesse. Le préambule de l’Acte concernant le CFCP de 1881 répète l’engagement du gouvernement fédéral à mener à bien la construction du chemin de fer.

[453] L’un des éléments importants de la matrice factuelle est l’importance prospective de l’engagement. M. Hanna a souligné l’importance du chemin de fer pour le développement du pays, l’unité nationale et la sécurité. Il a déclaré que le premier ministre John A. Macdonald considérait que l’obligation de la Compagnie de « mettre en opération, d’une manière efficace » et « à perpétuité » (prévue à la clause 7) était d’une importance [traduction] « capitale » pour l’entente.

[454] M. Hanna a également écrit dans son rapport que les deux principaux négociateurs qui représentaient le gouvernement fédéral, soit Sir Charles Tupper et John Henry Pope, ainsi que le premier ministre Macdonald, de même que le conseiller juridique de la CCFCP, John J.C. Abbott, avaient tous la ferme conviction que les chemins de fer étaient de [traduction] « puissants moteurs de développement économique » ainsi que de solides [traduction] « agents d’unité et d’ambition nationales » (rapport Hanna, à la p 16). Les membres du Consortium Stephen, tous des magnats du chemin de fer d’expérience, partageaient vraisemblablement une vision semblable.

[455] Lors de son témoignage, M. Regehr a fait écho à l’édification de la nation que le gouvernement fédéral cherchait à favoriser grâce au chemin de fer transcontinental, considéré comme un [traduction] « système de transport économique canadien, national et intégré, qui ferait passer le trafic circulant d’est en ouest au Canada par les grands centres industriels et commerciaux du pays » situés dans l’est, afin d’éviter de détourner vers les États‑Unis le trafic venant de l’Ouest canadien (rapport Regehr, au para 12). Il a également parlé de la nécessité de créer un réseau ferroviaire national fiable grâce auquel le gouvernement fédéral pourrait transporter en toute sécurité le personnel militaire et leurs fournitures, ainsi que le courrier, les fournitures gouvernementales et celles liées aux communications.

[456] Les parties au contrat de 1880 étaient donc sans nul doute bien au fait que l’accord servirait à favoriser la poursuite du développement national et de l’unité du pays sur un certain nombre de fronts. Autrement dit, elles souhaitaient mener à bien le chemin de fer transcontinental d’une manière qui garantirait l’exploitation continue du chemin de fer, en favorisant le développement économique, géographique et social du pays.

ii) Le contexte : le contrat de 1880 considéré dans son ensemble

[457] L’exploitation continue du chemin de fer, un élément qui sous‑tend le contrat de 1880, ressort également des conditions de l’accord. Comme il est indiqué dans l’exposé conjoint partiel des faits, la clause 7 prévoyait qu’après l’achèvement de la construction la CCFCP devrait « à perpétuité entretenir, exploiter et mettre en opération, d’une manière efficace, le chemin de fer Canadien du Pacifique ». La clause 8 prévoyait que, lorsque le gouvernement fédéral transfèrerait les portions achevées du chemin de fer à la CCFCP, la Compagnie « les équipera[it] conformément au [contrat] » et devrait « ensuite les entretenir et exploiter d’une manière efficace ». La clause 14 habilitait la CCFCP à « tracer, construire, équiper, entretenir et exploiter des lignes d’embranchement entre tout point ou tous points sur le parcours de la ligne‑mère », c’est‑à‑dire à assortir la Ligne principale des lignes d’embranchement que la Compagnie jugerait utiles.

[458] À l’évidence, les parties envisageaient d’assurer la construction et l’exploitation efficace du chemin de fer sur une certaine période. Elles ont négocié un cadre qui préserverait le mieux possible les objectifs du chemin de fer dans l’avenir, sans limites de temps (à quelques exceptions près, comme la disposition relative au monopole de 20 ans, à la clause 15, et l’exemption de taxes de 20 ans pour les concessions de terres, à la seconde partie de la clause 16). En fait, les parties en conviennent, l’exemption que prévoit la clause 16 s’applique « à perpétuité »; il n’y a aucune limite temporelle.

[459] Cela dit, les parties ont décidé de restreindre l’applicabilité de l’exemption fiscale à certains biens énumérés à la clause 16. Le texte indique clairement qu’il s’agit du « chemin de fer Canadien du Pacifique », de « toutes les gares et stations, ateliers, bâtiments, cours et autres propriétés, matériel roulant et dépendances nécessaires » ainsi que du « capital‑actions de la compagnie » qui « seront à perpétuité exempts [de] taxes ». Par ailleurs, les biens énumérés, à l’exception du capital‑actions, ne bénéficient de l’exemption fiscale que dans la mesure où ils servent à la construction et à l’exploitation du chemin de fer (voir Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC, à la p 246).

[460] Ce qui ressort aussi clairement, c’est que, pour que la clause 16 s’applique aux charges fiscales en cause, celles‑ci doivent être liées à un ou plusieurs des biens énumérés. Un fait également digne de mention est que la clause 16 ne définit pas ni ne limite par ailleurs quelles charges peuvent être qualifiées de « taxes ». Cependant, comme l’a déclaré M. Regehr, la clause 16 a servi de [traduction] « mesure de précaution » contre toute taxation future, car en 1880 les chemins de fer, en général, ne payaient aucune taxe fédérale ou provinciale (rapport Regehr, au para 64).

[461] Compte tenu de cette réalité et de la nécessité d’interpréter la portée de l’exemption fiscale, passons à la question de savoir si la clause 16 s’applique à chacune des trois charges fiscales en cause, à savoir i) l’impôt sur le revenu, ii) la taxe sur le combustible et iii) l’impôt des grandes sociétés.

c) L’impôt sur le revenu

[462] Comme il a été mentionné plus tôt, les parties s’entendent sur l’importance extraordinaire du contrat de 1880 et sur le principe selon lequel le revenu, y compris le revenu imposable, constitue un bien personnel aux fins de l’impôt. Mais elles ne s’entendent toutefois pas sur la question de savoir si la clause 16 vise l’impôt sur le revenu.

i) Les arguments des parties sur limpôt sur le revenu

[463] La CCFCP soutient que la clause 16 s’étend aux charges fiscales qui sont liées à l’utilisation et à l’exploitation de la Ligne principale. Les biens afférents à la Ligne principale sont producteurs de revenus. Cela étant, un impôt sur ce revenu, qui, selon la demanderesse, est un élément nécessaire à l’exploitation d’un chemin de fer, constitue une charge fiscale sur l’utilisation de biens exemptés, ce qui va donc à l’encontre de la clause 16. La CCFCP, comme il le deviendra évident ci‑après, applique un raisonnement semblable à la taxe sur le combustible.

[464] La demanderesse soutient que le gouvernement ne peut percevoir l’impôt sur le revenu, car cela lui permettrait de faire indirectement ce qu’il ne peut pas faire directement : taxer la Ligne principale. La CCFCP se fonde sur l’arrêt Renvoi à la Saskatchewan CSC, dans lequel la Cour suprême du Canada a jugé qu’une prétendue « taxe d’affaires » constituait en fait une taxe inadmissible et voilée sur l’utilisation de biens afférents à la Ligne principale.

[465] La CCFCP est d’avis que l’arrêt Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC confirme l’exemption relative à l’impôt sur le revenu, en ce sens que même si les mots « chemin de fer Canadien du Pacifique » désignent uniquement le chemin de fer proprement dit, comme le soutient le Canada, l’impôt sur le revenu (et la taxe sur le combustible) tombent quand même sous le coup de la clause 16 parce que ces charges fiscales sont perçues sur l’utilisation du chemin de fer.

[466] La CCFCP fait également référence à un certain nombre de passages des débats parlementaires dans lesquels des députés fédéraux parlent de la clause 16. Les propos des députés Edward Blake, John Charlton et George William Ross font état de la portée de la clause 16 et de sa possible applicabilité aux revenus, aux gains et aux bénéfices.

[467] La CCFCP souligne également la preuve d’expert de M. Ely à l’appui de la thèse selon laquelle les mots « autres propriétés » désignent des biens autres que les biens matériels énumérés à la clause 16. Il a déclaré que le mot « propriétés » a été interprété, dans le contexte américain, de manière à inclure des éléments matériels et non matériels, comme un permis d’exploiter un chemin de fer et des biens intangibles.

[468] La demanderesse signale que les biens énumérés sont à la fois génériques et variés, qu’ils comprennent des biens réels (des gares et des stations), des biens personnels (du matériel roulant) et des dépendances, et qu’ils ne peuvent donc pas décrire une catégorie précise de biens. Par exemple, la mention « autres propriétés » ne pourrait pas se limiter à des biens matériels. La CCFCP soutient plutôt que ces « autres propriétés » doivent être de la même nature que les autres éléments qui, est‑il mentionné de manière générique, « serv[ent] à [la] construction et à [l’]exploitation » de la Ligne principale, ce qui inclut les revenus.

[469] Le Canada s’oppose à l’interprétation que fait la CCFCP de l’arrêt Renvoi à la Saskatchewan CSC. Il convient que la Cour suprême du Canada a considéré que la nature véritable de la « taxe d’affaires » était une taxe sur les biens servant à exploiter des activités. Cependant, il signale que le Comité judiciaire du Conseil privé a expressément rejeté l’argument selon lequel la taxe contestée était une taxe d’affaires – ou un impôt sur le revenu – en ce sens qu’elle était [traduction] « imposée à des personnes et des sociétés exploitant une entreprise et non sur leurs biens ou sur leur propriété ou sur l’usage des biens » (Renvoi relatif à la Saskatchewan CJCP, à la p 793).

[470] Le Canada soutient de plus que la clause 16 ne mentionne ni les « revenus » ni les « gains », ce qui donne à penser que les parties entendaient les exclure de l’exemption fiscale. Le Canada fait valoir que les termes « revenus » et « gains » étaient des termes courants en 1880 et qu’ils se rapportaient aux revenus reçus en échange de services fournis. Le Canada signale que même si le gouvernement fédéral ne percevait pas d’impôts sur le revenu à l’époque, la Colombie‑Britannique et le Québec avaient fait quelques expériences dans ce domaine. De plus, le Canada signale que les sociétés ferroviaires des États‑Unis étaient assujetties à des impôts sur les gains bruts dans des États tels que le Minnesota.

[471] Plus précisément, le Canada mentionne un arrangement fiscal (l’Arrangement du Minnesota) consenti en 1872 par l’État du Minnesota à la société St. Paul, Stillwater & Taylor Falls Railroad, comme preuve de l’existence d’exemptions fiscales relatives aux revenus et aux gains dans les années 1870. Cette société ferroviaire est celle qui a précédé la St. Paul and Pacific Railroad, que certains membres du Consortium Stephen (notamment George Stephen, Richard Angus et James Hill) ont acquise et restructurée en 1878 pour créer la St. Paul, Minneapolis, and Manitoba Railroad.

[472] Aux termes de l’Arrangement du Minnesota, la Compagnie payait de l’impôt sur les gains bruts, mais pas de taxes sur une liste précise de biens dont la société avait besoin. L’Arrangement du Minnesota a été intégré à la loi fiscale de 1878 de cet État (Minnesota Statutes, 1878, c 11, art 128, publiées dans George B Young, The General Statutes of Minnesota, Saint Paul, West Publishing Company, 1883, à la p 247 :

[traduction]
En contrepartie du paiement annuel d’un pourcentage, prévu au présent article, par la St. Paul, Stillwater and Taylor’s Falls Railroad Company, le chemin de fer, ses dépendances, ainsi que les autres biens, actifs et effets de la dite société, détenus et utilisés pour la construction, le matériel, le renouvellement, les réparations, l’entretien ou l’exploitation de son chemin de fer, y compris les terres accordées à la dite société pour aider à la construction du dit chemin de fer, tout comme les actions et le capital de la dite compagnie, sont par les présentes exemptés à tout jamais de toutes taxes et de toutes cotisations; en contrepartie des subventions accordées et des privilèges conférés à la dite compagnie, ainsi que de l’exemption prévue au présent article, la dite compagnie contribuera, durant les [trois premières années] au trésor de l’État un pour cent des gains bruts du dit chemin de fer […] et [pour les sept prochaines années] elle contribuera au trésor de l’État […] deux pour cent sur les gains bruts du dit chemin de fer [et dix ans après cela] elle contribuera au trésor de l’État trois pour cent des gains bruts du dit chemin de fer […]

[473] Le Canada soutient que l’Arrangement du Minnesota ressemble à la clause 16 à deux égards : i) il précise les biens qui sont exemptés de la taxation, et ii) il fait une distinction entre le chemin de fer et la compagnie visée.

[474] Le Canada fait valoir que si les biens énumérés dans l’Arrangement du Minnesota et le « chemin de fer » incluaient les revenus, la loi se contredirait elle‑même en exemptant les revenus tout en les imposant aussi à divers taux. Le Canada ajoute que, compte tenu de ce que savaient le gouvernement fédéral et le Consortium Stephen, les parties au contrat de 1880 auraient su que l’imposition des gains était un fait distinct de la taxation d’autres formes de biens.

[475] Le Canada compare aussi le libellé de la clause 16 avec celui qui a été utilisé dans une exemption fiscale accordée au début de la construction du chemin de fer transcontinental. L’article 6 de l’Acte concernant le CFPC de 1872 prévoit expressément que les « profits de la compagnie » seraient exemptés de taxes :

Les édifices, le droit de passage, la voie permanente, le matériel roulant et les profits de la compagnie, et tous ses biens, sauf les terrains concédés ou devant être concédés par quelque gouvernement pour subventionner le dit chemin de fer, seront exempts de la taxe, dans toute province qui sera à l’avenir établie sur le territoire de la Puissance, pendant cinquante années après l’achèvement du dit chemin de fer, imposée par toute loi, ordonnance ou règlement de toute autorité provinciale, locale ou municipale, tout comme s’ils appartenaient à la Puissance, le dit chemin de fer étant un ouvrage public construit aux frais de la Puissance pour le bénéfice de toutes ses provinces.

[Non souligné dans l’original.]

[476] La CCFCP rétorque qu’une comparaison avec l’Acte concernant le CFCP de 1872 renforce la nature « omnibus » de la clause 16, qui est selon elle d’une portée nettement plus large que celle de l’exemption de 1872, en plus d’avoir été rédigée dans un climat politique différent.

[477] La demanderesse distingue de plus l’Acte concernant le CFCP de 1872 de l’exemption fiscale, signalant que la loi antérieure ne s’applique pas aux taxes fédérales, qu’elle est limitée dans le temps à 50 ans, comparativement à la nature perpétuelle du contrat de 1880, et qu’elle ne fait pas mention d’une exemption pour le « chemin de fer Canadien du Pacifique ». De l’avis de la CCFCP, la mention du « chemin de fer Canadien du Pacifique » fait en sorte qu’il est inutile de faire expressément référence à des « revenus » ou à des « gains ».

[478] Enfin, rappelant l’exemption accordée à la CCFCN (voir les paragraphes 447 et 448 des présents motifs), le Canada souligne que même les exemptions fiscales rédigées en termes larges peuvent être jugées avoir une portée restreinte. Le Canada mentionne à cet égard l’arrêt Northern Pacific, où le Comité judiciaire du Conseil privé a décidé que l’exemption accordée à la CCFCN ne s’appliquait qu’aux biens énumérés, lesquels incluaient les « revenus ». Rejetant l’argument invoqué par la demanderesse, le Comité judiciaire du Conseil privé a fait remarquer que le fait d’interpréter l’exemption de manière aussi large reviendrait à [traduction] « y ajouter des mots qui ne s’y trouvent pas » et que [traduction] « rien dans le contexte ou dans l’objet du texte d’adoption, ou dans les textes intégrés, ne fait qu’il est nécessaire ou justifiable de présumer que les mots nécessaires sont implicites » (Northern Pacific, au para 6).

ii) Analyse

[479] Comme je l’ai mentionné plus tôt, les deux parties admettent que le revenu, y compris le revenu imposable, constitue un bien personnel aux fins de l’impôt. Pourtant, le mot « revenu », même s’il fait partie du titre de la LIR, n’est pas défini dans cette loi. Celle‑ci fait plutôt référence aux sources ou aux montants qui doivent être inclus ou exclus du « revenu » aux fins de l’impôt. Le paragraphe 9(1) précise que « le revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise ou d’un bien pour une année d’imposition est le bénéfice qu’il en tire pour cette année », sans définir ce que l’on entend par « bénéfice ». Comme l’a signalé le juge Iacobucci dans la décision qu’il a rendue au nom de la majorité dans l’affaire Symes c Canada, [1993] 4 RCS 695 [Symes], à la page 723, le critère permettant de déterminer le bénéfice visé au paragraphe 9(1) doit être calculé d’une manière conforme aux « principes bien reconnus de la pratique courante des affaires (ou comptable) » ou aux « principes bien reconnus des affaires commerciales ».

[480] Le Canada fournit un certain nombre de sources indiquant que le sens à la fois clair et ordinaire du mot anglais « profit » (bénéfice), de même que les définitions juridiques connexes, définissent de façon générale ce terme comme étant l’excédent du revenu sur les dépenses (voir The Canadian Oxford Dictionary, 2e éd., à l’entrée « profit »; Blacks Law Dictionary, 11e éd., à l’entrée « profit »).

[481] Dans l’arrêt Canderel Ltd c Canada, [1998] 1 RCS 147, le juge Iacobucci a étoffé les commentaires qu’il avait faits dans l’arrêt Symes à propos du calcul du revenu et du bénéfice. Au paragraphe 50 de cet arrêt, le juge Iacobucci, s’exprimant au nom de la Cour, a écrit que, « [d]ans les cas les plus simples, il ne sera même pas nécessaire de recourir formellement aux divers principes commerciaux reconnus, car la simple formule qui consiste à appliquer aux revenus les dépenses engagées dans le but de les gagner est toujours le facteur déterminant fondamental ». Pour dire les choses simplement, la partie I de la LIR assujettit à l’impôt l’excédent des revenus d’une société sur ses dépenses ou, autrement dit, son bénéfice. Pour pouvoir conclure que l’exemption fiscale prévue à la clause 16 s’applique à l’impôt sur le revenu, il faut donc qu’il y ait tout d’abord quelque chose dans le libellé de cette exemption, considéré dans son juste contexte, qui révèle que les parties entendaient exempter d’impôt les bénéfices découlant de l’exploitation de la Ligne principale.

[482] Il est important aussi de rappeler que la clause 16 précise que les biens énumérés, à l’exclusion du capital‑actions, ne sont exemptés que dans la mesure où ils sont « nécessaires et serv[ent] à [la] construction et à l’exploitation » du « chemin de fer Canadien du Pacifique », c’est‑à‑dire la Ligne principale (voir Estevan CSC, aux p 369‑370).

[483] Pour que la clause 16 s’applique à l’impôt sur le revenu, compte tenu de l’esprit de la LIR, la juste question à poser est donc celle de savoir si le libellé de la clause 16, compte tenu du contexte, révèle une intention d’exempter les bénéfices « nécessaires et servant » à l’exploitation de la Ligne principale. Il faut également se demander si les « bénéfices », qui constituent le « revenu » à l’égard duquel une société est imposée en vertu de la disposition applicable de la LIR, peuvent être considérés à juste titre comme « nécessaires et servant » à l’exploitation de la Ligne principale. (À noter que, pour les besoins de la présente analyse, les mots « revenu » et « bénéfice » sont employés de manière interchangeable dans un contexte fiscal.)

[484] Je ne suis pas d’accord avec la CCFCP pour dire que le fait d’avoir inclus les mots « chemin de fer Canadien du Pacifique » là où ils sont situés dans la clause 16 visait à inclure dans la portée de l’exemption fiscale d’autres types de biens qui n’ont pas été expressément énumérés dans cette clause.

[485] D’abord et avant tout, dans l’arrêt Estevan CSC la Cour a statué que certains biens situés le long des lignes d’embranchement n’étaient pas admissibles à l’exemption fiscale parce qu’ils n’étaient pas nécessaires et ne servaient pas à la construction et à l’exploitation du chemin de fer. Dans cette affaire, la CCFCP avait engagé trois actions contre des municipalités, réclamant une exemption de cotisation et de taxation sur cinq ans pour certains biens ferroviaires situés dans les limites des corporations municipales défenderesses. Elle sollicitait également des injonctions contre toute taxation ou tentative de taxation future à l’égard de ces mêmes biens. Les biens en question comprenaient des routes, des gares et des stations, des ateliers, des bâtiments, des cours, des sites d’approvisionnement en eau et des stations de pompage, qui se trouvaient tous le long des lignes d’embranchement situées autour d’Estevan, en Saskatchewan. La CCFCP faisait valoir que ces biens, de même que les lignes d’embranchement elles‑mêmes, étaient tous admissibles à l’exemption fiscale prévue par la clause 16, car ils étaient nécessaires à l’exploitation de la Ligne principale. Passant en revue le contrat de 1880, le juge Nolan a souligné la définition du terme « chemin de fer Canadien du Pacifique » (Estevan CSC, à la p 382) :

[traduction]
La clause 1 du contrat, annexé à l’Acte […], stipule « que les mots “le chemin de fer Canadien du Pacifique” signifient le chemin de fer en son entier, tel que décrit dans l’[Acte concernant le CFCP de 1874] ». Il est également indiqué que la clause 1 du contrat a pour but de « faciliter l’interprétation de ce contrat » et il semble évident que les mots « chemin de fer Canadien du Pacifique », où qu’ils soient situés dans le contrat, doivent être interprétés comme désignant la ligne principale, laquelle se compose des quatre portions susmentionnées, de pair avec les deux lignes d’embranchement décrites dans [l’Acte concernant le CFCP de 1874], sauf si les mots employés dans une clause quelconque dénotent clairement une interprétation différente.

[Non souligné dans l’original.]

[486] Ayant donc conclu que l’exemption fiscale ne s’appliquait pas aux lignes d’embranchement autres que les deux lignes d’embranchement prévues dans l’Acte concernant le CFCP de 1874, le juge Nolan a examiné si le sens du passage « nécessaires et servant à [l’]exploitation [du chemin de fer] » qui figure à la clause 16 pouvait s’étendre aux biens réels ou personnels situés le long des lignes d’embranchement en Saskatchewan. Répondant par la négative, il a écrit (Estevan CSC, aux p 385‑386) :

[traduction]
Je ne puis souscrire à l’argument selon lequel les subdivisions de Portal et d’Estevan sont « nécessaires et serv[ent] » à l’exploitation de la ligne principale parce que, sur ces lignes d’embranchement, on transporte du charbon de lignite pour alimenter en combustible des installations de chaudière stationnaires qui sont situées de long de la ligne principale. Y souscrire reviendrait à étendre l’argument en faveur de l’exemption à d’autres lignes d’embranchement qui servent à transporter du matériel et des fournitures jusqu’à des points situés le long de la ligne principale. Je ne suis pas d’accord non plus avec l’argument selon lequel on peut dire que les routes présentes dans les subdivisions de Portal et d’Estevan, de même que les gares et les stations, les maisons et les autres bâtiments situés dans la Ville d’Estevan, la demanderesse, sont exemptés. Certes, ces biens visent à répondre aux besoins des voyageurs et à assurer l’entretien des routes des deux subdivisions ainsi que celui du matériel roulant, mais, selon moi, on ne peut pas dire qu’ils sont également nécessaires et qu’ils servent à l’exploitation de la ligne principale.

Ce que j’ai dit au sujet des routes de la subdivision de Portal s’applique également à celles qui sont situées dans la municipalité défenderesse, soit la municipalité rurale de Caledonia, car celles‑ci font partie de la subdivision de Portal. Le site d’approvisionnement en eau et la station de pompage de Milestone, qui sont situés dans cette municipalité défenderesse, bien qu’il s’agisse du dernier point d’alimentation en eau avant Moose Jaw, n’ont pas droit, selon moi, à l’exemption qui s’applique aux biens nécessaires et servant à l’exploitation de la ligne principale.

[Non souligné dans l’original.]

[487] Le juge Locke, qui est arrivé à la même conclusion, a lui aussi mis l’accent sur la définition de la Ligne principale, décrétant que les biens énumérés étaient exemptés de taxation, quel que soit l’endroit où ils étaient situés, dans la mesure où ils étaient nécessaires à l’exploitation du « chemin de fer Canadien du Pacifique » (Estevan CSC, aux p 369‑370) :

[traduction]
À mon avis, le passage « gares et stations, ateliers, bâtiments, cours et autres propriétés, matériel roulant et dépendances nécessaires et servant à [la] construction et à [l’]exploitation » du « chemin de fer Canadien du Pacifique » englobe les biens de la nature mentionnée, qu’ils soient situés le long de la ligne principale ou ailleurs, y compris le long des lignes d’embranchement. Je ne puis […] convenir que cette énumération s’applique uniquement aux biens de cette nature qui sont situés le long des lignes d’embranchement. Bien qu’une telle interprétation soit sans aucun doute possible, ma conclusion est que l’énumération a été incluse dans le but d’indiquer clairement que ce n’était pas seulement l’emprise de la ligne principale mais la totalité des biens et des installations nécessaires à son exploitation en tant qu’entité qui devaient être exemptés de taxation.

[Non souligné dans l’original.]

[488] Tant le juge Nolan que le juge Locke ont interprété les mots « chemin de fer Canadien du Pacifique », tels qu’ils sont inclus à la clause 16, comme désignant le chemin de fer proprement dit formé de la Ligne principale. Il n’est pas obligatoire que les biens énumérés soient situés le long de la Ligne principale pour être admissibles à l’exemption fiscale, mais il faut qu’ils soit nécessaires à l’exploitation de la Ligne principale, ou du « chemin de fer Canadien du Pacifique » comme la Ligne principale a été appelée dans l’arrêt Estevan CSC. Dans des motifs concordants distincts, le juge Rand a insisté sur ce point, à la page 367 :

[traduction]
Tant la ligne principale que les lignes d’embranchement sont expressément mentionnées dans la charte, et celle‑ci fait une nette distinction entre les deux. Si l’on tient pleinement compte de cette distinction, l’exemption fiscale se limitait à la ligne principale. Les éléments mentionnés à la clause 16 sont juste une énumération détaillée de ce qui, hormis l’emprise, la plate‑forme de voie et les rails de la ligne principale, constituent ses installations ordinaires et nécessaires. Rien ne donne à penser qu’ils sont tenus de se trouver dans l’emprise ordinaire.

[Non souligné dans l’original.]

[489] C’est donc dire qu’en examinant la clause 16 la Cour suprême du Canada a interprété les mots « chemin de fer Canadien du Pacifique » comme un moyen de préciser le sens des biens énumérés par la suite, c’est‑à‑dire que les biens énumérés qui suivent se rapportent tous au chemin de fer proprement dit. De plus, le juge Nolan a expressément rejeté l’argument selon lequel les biens nécessaires à l’exploitation des lignes d’embranchement, qui selon la CCFCP étaient nécessaires à l’exploitation de la Ligne principale, étaient visés par l’exemption fiscale.

[490] En me fondant sur le contrat de 1880 dans son ensemble, je considère les mots « chemin de fer Canadien du Pacifique » de la même manière que la Cour les a considérés dans l’arrêt Estevan CSC, c’est‑à‑dire comme un renvoi à la Ligne principale. La clause 1 fait une distinction nette entre le « chemin de fer Canadien du Pacifique », c’est‑à‑dire le chemin de fer proprement dit, et la Compagnie :

Pour faciliter l’interprétation de ce contrat, il est par le présent déclaré que la portion de chemin de fer ci‑après appelée la « Section de l’Est, » comprendra cette partie du chemin de fer Canadien du Pacifique restant à construire et s’étendant depuis le terminus ouest du chemin de fer du Canada Central, près de l’extrémité orientale du lac Nipissingue, connu sous le nom de Station de Callander, jusqu’à un point de jonction avec cette partie du dit chemin de fer Canadien du Pacifique maintenant en voie de construction et s’étendant entre le lac Supérieur et Selkirk, sur le côté est de la rivière Rouge, laquelle dernière partie est ci‑après « Section du lac Supérieur »; que la portion du dit chemin de fer, aujourd’hui partiellement en voie de construction, s’étendant depuis Selkirk jusqu’à Kamloops, est ci‑après appelée « Section du Centre »; et que la portion du dit chemin de fer maintenant en voie de construction s’étendant depuis Kamloops jusqu’à Port Moody, est ci‑après appelée « Section de l’Ouest »; et que les mots « le chemin de fer Canadien du Pacifique, » signifient le chemin de fer en son entier, tel que décrit dans [l’Acte concernant le CFCP de 1874]. Les individus parties aux présentes sont ci‑après appelés « la Compagnie »; et le gouvernement du Canada est ci‑après appelé « le Gouvernement ».

[Non souligné dans l’original.]

[491] L’article premier de l’Acte concernant le CFCP de 1874 indique que le « chemin de fer Canadien du Pacifique » désigne le chemin de fer proprement dit :

Un chemin de fer, qui sera appelé le « Chemin de fer Canadien du Pacifique, » sera construit entre quelque point près et au sud du lac Nipissingue et quelque point de la Colombie‑Britannique sur le littoral de l’océan Pacifique, ces deux points devant être déterminés et le tracé du dit chemin de fer devant être approuvé par le Gouverneur en conseil.

[Non souligné dans l’original.]

[492] La clause 16 elle‑même fait une distinction entre le chemin de fer proprement dit et la Compagnie en indiquant que tant les biens énumérés qui sont nécessaires à la construction et à l’exploitation du chemin de fer que « le capital‑actions de la compagnie » sont exemptés des taxes. Le contrat de 1880 traite systématiquement le chemin de fer Canadien du Pacifique d’une manière distincte de la Compagnie. Par exemple, la clause 2 du contrat de 1880 prévoit que la Compagnie effectuera un dépôt de garantie. La clause 7 prévoit qu’après leur achèvement – et après que certaines conditions auront été remplies – des sections du chemin de fer Canadien du Pacifique deviendront la propriété de la Compagnie. La clause 9 prévoit l’octroi à la Compagnie d’une subvention de 50 millions de dollars en argent et en terres, en contrepartie de l’achèvement du chemin de fer Canadien du Pacifique.

[493] Bien que le contrat de 1880 alterne entre les termes « chemin de fer Canadien du Pacifique » et « chemin de fer », il ressort clairement d’une simple lecture du document en entier que les parties envisageaient que ces mots ne désignent pas plus que le chemin de fer formé par la Ligne principale. Renforce également cette interprétation le fait qu’aux termes du contrat de 1880 et de l’Acte concernant le CFCP de 1881 les mots « chemin de fer Canadien du Pacifique » sont désignés comme un bien à faire construire par la Compagnie, qui en deviendrait ensuite propriétaire. Considérer que le terme « chemin de fer Canadien du Pacifique » englobe la Compagnie, y compris ses activités et ses opérations, serait incompatible avec le libellé clair que les rédacteurs ont adopté, lequel incorpore la définition de 1874 de la Ligne principale.

[494] Par ailleurs, l’article 7 de l’Acte concernant le CFCP de 1874 prévoit que le chemin de fer Canadien du Pacifique « ser[a] construi[t] sous la surveillance générale du département des Travaux Publics ». La clause 7 du contrat de 1880 précise que « [l]e chemin de fer construit aux termes des présentes sera la propriété de la compagnie ». De plus, l’article 5 de l’Acte concernant le CFCP de 1881 indique : « le chemin de fer Canadien du Pacifique définit tel que susdit deviendra et sera ensuite la propriété absolue de la compagnie ». Ces extraits n’étayent aucunement l’argument selon lequel l’inclusion à la clause 16 du terme « chemin de fer Canadien du Pacifique » visait à englober des biens qui s’ajoutaient à ce terme, tel qu’il est défini dans l’Acte concernant le CFCP de 1874.

a. Les arrêts Renvoi relatif à la Saskatchewan (CSC et CJCP)

[495] Comme je l’ai signalé plus haut, la CCFCP se fonde sur le Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC à l’appui de l’exemption de l’impôt sur le revenu, qu’elle considère comme une charge fiscale inadmissible sur l’utilisation du chemin de fer proprement dit. Le Canada répond que le Comité judiciaire du Conseil privé a explicitement rejeté, dans l’arrêt Renvoi relatif à la Saskatchewan CJCP, l’argument selon lequel la charge fiscale contestée dans cette affaire était une taxe d’affaires ou un impôt sur le revenu.

[496] L’arrêt Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC avait trait à ce que la province avait appelé une [traduction] « taxe d’affaires » et à une cotisation établie à l’égard de [traduction] « soit la superficie du terrain soit l’aire de plancher des bâtiments utilisés, la valeur locative du terrain et des bâtiments utilisés ou la valeur qui leur est attribuée », et qui, selon le gouvernement, n’était pas [traduction] « une charge sur ces terrains ou bâtiments » (Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC, aux p 243‑244). Le juge Locke a expliqué que, puisque la clause 16 n’exemptait les biens énumérés que dans la mesure où ils servaient à la construction et à l’exploitation du chemin de fer, il serait contraire à la clause 16 de permettre que l’on taxe le propriétaire des biens à l’égard de l’usage qu’il en faisait pour exploiter le chemin de fer (Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC, aux p 246‑247). Son raisonnement était le suivant (à la page 247) :

[traduction]
Interpréter la clause autrement, c’est dire que les biens mentionnés sont exemptés de toutes taxes quand ils sont utilisés pour la fin définie, mais que s’ils sont utilisés de cette façon le propriétaire peut être taxé à l’égard de cette utilisation. Il m’est impossible d’interpréter la clause de cette façon.

[Non souligné dans l’original.]

[497] Le juge Kellock a fait des commentaires semblables dans ses motifs (Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC, à la p 218) :

[traduction]
Aux termes de la clause 16 du [contrat de 1880], les gares et stations, les ateliers et les bâtiments nécessaires à l’exploitation du chemin de fer devaient être « à perpétuité exempts des taxes […] ». S’il fallait que l’interprétation correcte de cette exemption soit que les taxes imposées au propriétaire à l’égard de la propriété de ces biens tombent sous le coup de l’exemption, mais pas celles qui lui sont imposées à l’égard de l’utilisation de ces biens, ce serait là un résultat extraordinaire. Je ne pense pas que l’intention des parties contractantes, d’après le libellé qu’elles ont employé, était d’entraîner un tel résultat […]

[498] La Cour suprême du Canada a donc conclu qu’une taxe sur l’utilisation des biens exemptés qui étaient nécessaires à l’exploitation du chemin de fer équivalait à une taxe sur les biens eux‑mêmes, ce qui allait à l’encontre de la clause 16.

[499] Le Comité judiciaire du Conseil privé a confirmé cette décision, concluant que la clause 16 exemptait la Ligne principale de la CCFCP de la taxe contestée. Ces deux cours ont donc invalidé la taxe d’affaires provinciale, non pas parce qu’elle était perçue sur des biens nécessaires à l’exploitation du chemin de fer, mais plutôt parce que sa nature véritable était celle d’une [traduction] « taxe sur des biens ».

[500] Après examen des arrêts Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC et Renvoi relatif à la Saskatchewan CJCP, je ne suis pas d’avis que l’argument de la CCFCP peut être retenu en l’espèce. La CCFCP fait valoir que le passage précité de la décision du juge Kellock interdit la perception d’un impôt sur le revenu de la CCFCP qui découle de l’utilisation du chemin de fer Canadien du Pacifique (c’est‑à‑dire la Ligne principale), parce que la somme imposée constitue une charge fiscale inadmissible sur le chemin de fer.

[501] Pourtant, rien dans les arrêts Renvoi relatif à la Saskatchewan n’appuie l’idée d’assimiler des impôts sur le revenu – un élément non inscrit à la clause 16 – à des taxes imposées sur l’utilisation des biens que la clause 16 énumère. La CCFCP tient pour acquis dans sa principale prémisse qu’un impôt sur le revenu doit constituer une charge fiscale sur les biens énumérés parce que le revenu n’est pas inscrit à la clause 16. Il s’agit là effectivement d’un moyen particulier d’étirer le sens ordinaire des mots employés dans l’exemption fiscale, mais, compte tenu du contexte applicable, je ne suis pas d’accord avec cette interprétation élargie de la clause 16.

[502] Autrement dit, la Cour suprême du Canada et le Comité judiciaire du Conseil privé ont tous deux statué que la clause 16 englobait la taxe d’affaires de la Saskatchewan en question parce que, essentiellement, elle ne taxait que l’existence des biens eux‑mêmes, même si elle ciblait en théorie l’utilisation qui en était faite. Comme l’a indiqué le Comité judiciaire du Conseil privé, [traduction] « lorsque la mesure de la taxe est le degré d’utilisation des biens du contribuable dans le cadre de son entreprise et que ces biens, lorsqu’ils sont utilisés de cette manière, sont “à perpétuité exempts des taxes”, la taxe imposée ne peut pas être considérée comme quelque chose qui se situe en dehors du cadre de l’exemption » (Renvoi relatif à la Saskatchewan CJCP, à la p 794). En conséquence, l’« utilisation » des biens taxés était assimilée aux biens eux‑mêmes, de sorte que la taxe sur l’utilisation des biens revenait essentiellement à une taxe sur les biens, plutôt qu’à une taxe d’affaires, comme la province le prétendait.

[503] En l’espèce, par contre, l’impôt sur le revenu ne découle pas strictement des biens eux‑mêmes. Il n’est pas prélevé sur l’existence matérielle du matériel roulant, en mouvement ou stationnaire, ou sur l’infrastructure ferroviaire de plus grande ampleur qui est nécessaire à la construction et à l’exploitation de la Ligne principale, par exemple. L’impôt sur le revenu est plutôt perçu uniquement lorsque les activités de la CCFCP et l’utilisation qu’elle fait de son matériel donnent lieu à un bénéfice. Si l’on examine la situation sous l’angle d’une formule, la charge fiscale qui vise l’utilisation de biens est assimilable à une taxe sur ces biens, tandis que la charge fiscale qui vise le revenu tiré de l’utilisation de ces biens n’est pas assimilable à une telle taxe. L’imposition du revenu est distincte de la taxation des biens eux‑mêmes.

[504] De plus, l’argument de la CCFCP fait abstraction du reste du texte de la clause elle‑même, qui limite l’exemption fiscale aux biens « nécessaires et servant » à l’exploitation du chemin de fer Canadien du Pacifique. Il s’ensuit que cet argument soit tient pour acquis qu’un bénéfice est considéré comme « nécessaire et servant » à l’exploitation du chemin de fer, soit étend la portée de l’exemption fiscale en créant une catégorie distincte de biens tangibles qui n’ont pas besoin d’être considérés comme « nécessaire[s] et servant » à l’exploitation du chemin de fer Canadien du Pacifique. À mon avis, ni l’une ni l’autre de ces options ne reflète convenablement l’intention des parties qui ressort des mots qu’elles ont choisis lorsqu’elles ont rédigé la clause.

[505] La CCFCP n’a pas fourni à notre Cour d’éléments de preuve ou de sources indiquant qu’il est nécessaire de réaliser un bénéfice pour exploiter le chemin de fer Canadien du Pacifique. Comme il a été mentionné, pour dire les choses simplement, le revenu imposable représente l’excédent des revenus sur les dépenses. Certes, d’aucuns pourraient faire valoir qu’une certaine forme et une certaine quantité de revenus sont nécessaires pour exploiter le chemin de fer avec succès – indépendamment de la question de l’exemption fiscale – mais rien de ce qui a été soumis à notre Cour ne donne à penser que, pour que le chemin de fer puisse être exploité, la Compagnie est tenue de générer un bénéfice, donnant lieu à une obligation fiscale.

[506] Pour dire les choses différemment, je ne vois rien dans le dossier qui indique que les parties contractantes considéraient qu’un bénéfice était « nécessaire et serv[ait] » à l’exploitation du chemin de fer – aussi souhaitable que cela puisse vraisemblablement être. Dans le même ordre d’idées, aucune intention d’exempter les bénéfices de la taxation ne peut être établie par une simple lecture de la clause 16 ou par les circonstances en cause. La notion de « gains » occupait une place importante dans l’Acte concernant le CFCP de 1872, contrairement à l’Acte concernant le CFCP de 1881, qui lui a succédé. Comme nous l’avons vu, la loi de 1872 incluait les gains parmi d’autres types de biens énumérés dans l’Acte concernant le CFCP de 1881, c’est‑à‑dire « [l]es édifices, le droit de passage, la voie permanente, le matériel roulant et les profits de la compagnie, et tous ses biens » (voir l’extrait complet cité au paragraphe 475 ci‑dessus).

b. Les autres exemptions ferroviaires

[507] Par ailleurs, je conviens avec le Canada que, dans la mesure où certains des membres du Consortium Stephen étaient parties à l’Arrangement du Minnesota, ils auraient su que l’imposition des revenus était une notion distincte de la taxation d’autres biens matériels. Cela ressort clairement du fait que l’Arrangement du Minnesota exemptait expressément le chemin de fer, mais qu’il frappait aussi d’impôt les revenus annuels.

[508] En fait, M. Regehr a déclaré qu’il fallait examiner l’inclusion de la clause 16 dans le contrat de 1880 à la lumière de la participation de certains membres du Consortium Stephen à l’Arrangement du Minnesota. Les témoins experts du Canada et de la Compagnie – MM. Regehr et Hanna – ont convenu que trois membres du Consortium, soit George Stephen, Richard Angus et James Hill, avaient auparavant fait l’achat de la St. Paul, Stillwater &Taylor Falls Railroad au Minnesota en 1876 et qu’ils l’avaient restructurée en 1878 en une nouvelle société appelée la St. Paul, Minneapolis and Manitoba Railroad.

[509] Comme il a été mentionné, M. Regehr a expliqué qu’un certain nombre des membres du Consortium Stephen auraient été bien au fait des exemptions fiscales accordées au secteur ferroviaire du Minnesota. Il a également expliqué que des porte‑parole de la CCFCP et du gouvernement, lorsqu’ils s’exprimaient pour appuyer la clause 16, y faisaient souvent référence.

[510] Cependant, M. Regehr a souligné que, lors des débats parlementaires sur le fait qu’au Minnesota les chemins de fer étaient exemptés de taxes sur les biens et le capital‑actions, il n’a pas été mentionné que ces chemins de fer étaient assujettis à un impôt sur les gains bruts, payé au lieu de toutes les autres charges fiscales et cotisations établies à l’échelon étatique et local.

[511] De plus, M. Hanna a déclaré que le chemin de fer du Minnesota s’était révélé très rentable et que l’impôt sur les revenus bruts était devenu plutôt pénible pour la compagnie; l’exemption fiscale avait donc été une mesure de précaution avisée. Cependant, si l’Arrangement du Minnesota était explicitement lié à l’imposition d’un impôt sur les gains bruts, la clause 16, elle, ne faisait aucunement mention d’un éventuel impôt sur les gains bruts.

[512] Cette interprétation concorde également avec l’arrêt Northern Pacific, dans lequel le Comité judiciaire du Conseil privé a conclu que le fait d’inclure par voie d’interprétation une exemption fiscale dépassant le cadre du libellé risquerait d’occulter le texte proprement dit que les parties avaient choisi (à la page 508). En fait, je ne vois rien dans les circonstances ou dans les instruments relatifs à la CCFCP qui fait [traduction] « qu’il est nécessaire ou justifiable de présumer que les mots nécessaires sont implicites » pour intégrer l’impôt sur le revenu dans la clause 16 (Northern Pacific, à la p 509).

c. La preuve relevée dans les débats parlementaires au sujet de la portée de la clause 16

[513] Les parties m’ont encouragé à me fonder sur certaines déclarations faites par des députés. Cependant, j’accorde peu de poids, voire aucun, aux passages tirés des débats parlementaires que les parties ont cités quant à la question de savoir si la clause 16 exempte les « revenus » ou les « gains » de l’impôt. La jurisprudence met en garde contre l’utilisation d’extraits de ces débats pour déterminer l’intention législative qui sous‑tend les lois. Comme le juge Rothstein l’a écrit pour la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, au paragraphe 47 :

Notre Cour a fait remarquer que, bien que les débats parlementaires soient admis en preuve et soient pertinents quant au contexte et à l’objet d’un texte législatif, les tribunaux ne doivent pas oublier que leur fiabilité et leur poids sont limités. Les extraits des débats parlementaires peuvent être invoqués comme preuve de l’historique et de l’objet du texte législatif ou, dans certains cas, comme preuve directe de son objet. En l’espèce, les extraits des débats parlementaires visent à établir l’intention du législateur. Cependant, ces renvois ne seront pas utiles pour interpréter le libellé d’une disposition législative s’ils sont eux‑mêmes ambigus.

[Renvois omis.]

[514] Dans la présente affaire, les déclarations qui ont été faites au Parlement à propos du contrat de 1880 et de l’Acte concernant le CFCP de 1881 sont ambiguës, c’est le mieux que l’on puisse dire, à l’égard des charges fiscales contestées. Ces déclarations n’éclairent pas la question de savoir si la clause 16 s’applique à tous les types possibles de charges fiscales qui seraient susceptibles d’être imposées par la suite à la Ligne principale. Les déclarations des députés sont donc d’une utilité restreinte pour ce qui est d’interpréter la portée de la clause 16.

[515] De plus, la Cour suprême du Canada a récemment souligné la distinction qui existe entre l’intention de députés particuliers et celle du Parlement dans son ensemble (Société des loteries de l’Atlantique c Babstock, 2020 CSC 19 au para 46, citant R c Heywood, [1994] 3 RCS 761 à la p 788). J’hésite donc d’autant plus à accorder un poids quelconque à ces déclarations pour interpréter l’intention des parties contractantes. Notamment, dans la présente affaire, le contrat de 1880 avait déjà été signé à l’époque où un grand nombre de ces débats ont eu lieu, et ils révèlent donc fort peu de choses, si effectivement ils révèlent quelque chose, quant à la raison pour laquelle les parties contractantes ont choisi les mots qu’elles ont choisis.

d. La nature et les circonstances extraordinaires de l’accord

[516] Tout en reconnaissant l’importance de l’engagement relatif à la Colombie‑Britannique et du contrat de 1880, les parties et leurs experts ne s’entendent pas sur l’importance relative de la clause 16 pour ce qui était d’inciter la CCFCP à construire la Ligne principale.

[517] La demanderesse et M. Hanna décrivent l’exemption fiscale comme étant la pierre angulaire du contrat de 1880. La CCFCP soutient que clause 16 était l’élément incitatif clé pour attirer les investisseurs en raison des risques inhérents à la création, à l’époque, d’une ligne ferroviaire à grande distance, de pair avec l’obligation de l’entretenir à perpétuité.

[518] La Compagnie fait valoir que la subvention de 50 millions de dollars sous forme d’argent et de terres qu’accordait le gouvernement fédéral était, à elle seule, insuffisante pour attirer le Consortium Stephen et que cette somme était en fait inférieure à celle qui avait été offerte à d’autres consortiums en 1872. Selon la demanderesse, une exemption d’impôt sur le revenu était donc l’élément crucial requis pour attirer des investisseurs et contrebalancer suffisamment les risques financiers que présentait l’entreprise. En fait, la demanderesse souligne le témoignage de M. Hanna selon lequel la clause 16 était nécessaire pour faire décoller le projet.

[519] La défenderesse et son expert, M. Regehr, considèrent en revanche les subventions financières et les concessions connexes, telles que la clause de monopole, comme les éléments clés qui ont incité le Consortium Stephen à construire le chemin de fer. Le Canada considère la clause 16 comme une réflexion après coup; étant donné que l’impôt fédéral sur le revenu n’existait pas en 1880 – et qu’il n’a pris naissance qu’au cours de la Première Guerre mondiale – la clause 16 n’aurait eu, à cet égard, qu’une simple valeur conjecturale et prospective.

[520] Le Canada attire l’attention sur un certain nombre de communications entre l’un des membres du Consortium Stephen, Duncan McIntyre, et le premier ministre Macdonald lors des négociations entourant le contrat de 1880. Dans ces échanges, M. McIntyre a dit regretter que le gouvernement fédéral n’étendait pas l’exemption fiscale proposée aux lignes d’embranchement de la Ligne principale. La défenderesse signale également les propos qu’a tenus M. Regehr sur le manque de références historiques à la clause 16 de la part des spécialistes de l’histoire ferroviaire par rapport à d’autres clauses, comme la clause 15 (la clause de monopole), ce qui dénotait l’importance secondaire que la clause 16 revêtait à l’époque. M. Regehr a déclaré que ce fait démontre la moindre importance de l’exemption fiscale, ajoutée tardivement à l’accord. Dans l’ensemble, M. Regehr a qualifié l’inclusion de la clause 16 de mesure de précaution contre toute taxation future.

[521] Ces circonstances ont clairement influencé les obligations « à perpétuité » des deux parties dans le contrat de 1880. Chaque obligation – celle du gouvernement, sous la forme d’une exemption fiscale à perpétuité inscrite à la clause 16, ou celle de la CCFCP, soit l’exploitation du chemin de fer à perpétuité – était inusitée et révélatrice de la nature extraordinaire de l’époque et du contrat de 1880 que les parties ont produit.

[522] Cependant, aussi extraordinaires qu’aient été l’histoire et le contenu de la clause 16, un appel général au caractère exceptionnel de l’entreprise ne peut pas se solder par une interprétation sans limites de la disposition contractuelle. Le contexte forme assurément un élément important de l’exercice d’interprétation, mais il ne peut supplanter les mots de l’accord que les parties ont choisis, ni leur intention ou la portée de leur entente (Sattva, aux para 47, 57). Les parties à un accord sont présumées avoir voulu ce que le texte du contrat dit réellement, de même que les conséquences juridiques qui en découlent (Mosten Investments, au para 73; Goodlife Fitness, au para 15; Eli Lilly, au para 56).

[523] L’interprétation contractuelle doit donc toujours reposer sur les mots précis du contrat que les parties ont choisis, qu’il faut interpréter sur le fondement de l’ensemble du contrat, en y donnant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec les circonstances (Sattva, aux para 47, 57). Comme la Cour suprême du Canada l’a affirmé dans l’arrêt Sattva (au paragraphe 47), il peut être difficile de déterminer l’intention contractuelle à partir des seuls mots employés, « car les mots en soi n’ont pas un sens immuable ou absolu ». C’est donc dire que le contexte donne un sens aux mots que les parties ont choisis, mais il ne doit pas trahir l’intention contractuelle des parties.

[524] Compte tenu de ces principes, je ne suis pas d’avis que les circonstances extraordinaires de la formation du contrat de 1880 et de la clause 16 étayent l’argument selon lequel cette clause exempte la Ligne principale de l’impôt sur le revenu. Ce genre de charge fiscale n’était pas imposée par le gouvernement fédéral en 1880, mais tant la notion du revenu, que celle de son imposition, existaient à l’époque. Le revenu et les bénéfices étaient des notions généralement connues; les deux parties averties en cause en avaient assurément connaissance.

[525] Par ailleurs, la présente affaire diffère de celles dans lesquelles les tribunaux étaient appelés à se pencher sur l’applicabilité d’un terme à un élément tout à fait nouveau qui était apparu sur le marché après la formation du contrat, comme la question de savoir si le « colza » comptait comme du « grain » (comme dans Bogoch), ou si un « véhicule » pouvait désigner des « automobiles et camions » (comme dans Thunder Bay). Dans la présente affaire, la CCFCP demande plutôt à notre Cour d’intégrer dans l’exemption fiscale un élément expressément omis du texte de l’accord, mais qui existait et était bien connu, mais non frappé d’impôt, à l’époque où le contrat a été formé.

iii) Conclusion sur l’impôt sur le revenu

[526] La clause 16 fait précisément ce qu’elle dit – elle exempte à perpétuité de la taxation les biens énumérés qui sont nécessaires et servent à la construction et à l’exploitation du chemin de fer Canadien du Pacifique. Comme les parties en conviennent, la Cour suprême du Canada a conclu que le revenu constitue un bien personnel aux fins de l’impôt. Aucun des termes « revenu », « bénéfice », « gain » ou « bien personnel » n’apparaît dans l’exemption fiscale, pas plus qu’il n’a été établi qu’ils étaient nécessaires à l’exploitation du chemin de fer. En outre, ces concepts étaient bien connus à l’époque où le contrat de 1880 a été signé. À vrai dire, les gains ont été expressément inclus dans l’Acte concernant le CFCP de 1872. Un examen minutieux du contexte historique de la clause 16, de pair avec une analyse du texte de la disposition, comparativement à d’autres dispositions du même contrat, amène à conclure que les parties contractantes ont choisi à dessein d’exclure les revenus de l’exemption fiscale et, cela étant, la clause 16 ne s’applique pas à l’impôt sur le revenu. Un appel général au caractère exceptionnel de l’entreprise ne peut pas en élargir indûment la portée.

d) La taxe sur le combustible

[527] La seconde charge fiscale qui, aux dires de la CCFCP, tombe sous le coup de l’exemption fiscale prévue par la clause 16 est la taxe sur le combustible, qui est une taxe d’accise imposée sur le combustible diesel depuis 1991. À l’époque de la formation du contrat de 1880, il n’existait aucune taxe d’accise sur le combustible diesel. À cette époque, le gouvernement comptait principalement sur les droits d’accise et de douane comme source de recettes. La taxe d’accise sur le combustible diesel a vu le jour environ 40 ans après la signature du contrat. Le paragraphe 2(1) de la LTA définit le combustible diesel de manière à inclure toute huile combustible pouvant être utilisée dans les moteurs à combustion interne de type allumage par compression. Suivant l’usage qui en est fait, ce combustible peut être exclu de la définition du combustible diesel taxable – par exemple, lorsqu’il sert d’huile à chauffage.

[528] La taxe sur le combustible est à payer : i) par un fabricant de combustible diesel sur sa première vente au pays et ii) par un importateur de combustible diesel au moment de l’importation au Canada. Le combustible produit au Canada et vendu par la suite au pays est taxé à quatre pour cent le litre, et cette taxe est payée par le fabricant ou le producteur du combustible (LTA, art 23(1)‑(2); LTA, annexe I, art 9.1).

[529] De façon générale, si le fournisseur peut présenter une demande de remboursement, le coût n’est pas transmis à l’acheteur. Sinon, l’acheteur paie le coût supplémentaire de la taxe sur le combustible et il obtient ensuite un remboursement de l’ARC si le produit est utilisé à une fin exemptée.

[530] La CCFCP achète du combustible diesel pour ses activités auprès de plusieurs fournisseurs. Les factures et les reçus que ces fournisseurs établissent indiquent un montant payé au titre de la taxe sur le combustible pour le combustible acheté. Au moment de l’achat, la CCFCP ignore le but précis pour lequel le combustible sera utilisé et donc si ce combustible pourra être plus tard exclu de la définition du combustible diesel taxable.

i) Les arguments des parties

[531] La CCFCP fait valoir que la taxe sur le combustible tombe sous le coup de la clause 16, car elle est « ancrée » dans les mots « chemin de fer Canadien du Pacifique » ainsi que dans les mots « dépendances », « autres propriétés », et « matériel roulant ». Elle soutient que le combustible est une « autre propriété » ou une « dépendance », « nécessaire et servant à [la] construction et à [l’]exploitation » de la Ligne principale. Plus précisément, elle affirme que le mot « propriétés », utilisé à la clause 16, est un terme général parfaitement capable d’englober le « carburant ». Elle signale que M. Ely, l’expert en droit ferroviaire américain de la défenderesse, a admis qu’il faut du combustible pour pouvoir exploiter un chemin de fer.

[532] De plus, la CCFCP postule que la taxe sur le combustible est purement et simplement une taxe sur l’utilisation de « matériel roulant » exempté. En particulier, elle soutient que, sans combustible, il lui est impossible d’utiliser son matériel roulant et ses locomotives, et donc d’exploiter le chemin de fer dans son ensemble. Les arguments de la demanderesse concernant la taxe sur le combustible sont semblables à ceux qu’elle a invoqués en lien avec l’impôt sur le revenu, et elle s’est appuyée sur les arrêts Renvoi relatif à la Saskatchewan relativement à l’utilisation des biens que la clause 16 énumère (voir la section précédente des présents motifs).

[533] Le Canada, en revanche, fait valoir qu’une simple lecture de la clause 16 révèle que l’exemption fiscale ne s’applique pas à la taxe sur le combustible. La défenderesse est d’avis qu’il ne s’agit pas d’une « propriété » (ou d’un bien) en tant que tel. Bien que le Canada reconnaisse que la clause 16 stipule que les « autres propriétés » sont à perpétuité exemptes de taxes, elle soutient néanmoins que l’adjectif « autres » oblige à appliquer la règle des choses du même ordre – ou la règle ejusdem generis – pour limiter le mot « propriétés » aux biens du même ordre que celui des éléments préalablement énumérés, soit « les gares et stations, ateliers, bâtiments [et] cours ». Appliquant ce principe, le Canada soutient que la taxe sur le combustible ne peut pas être considérée comme faisant partie des « autres propriétés » et qu’elle n’est pas exemptée par la clause 16.

[534] Par ailleurs, le Canada soutient que la taxe sur le combustible n’est pas imposée à la CCFCP, mais plutôt au fournisseur qui vend le combustible diesel à la demanderesse. C’est donc dire que la taxe sur le combustible représente, tout au plus, un coût économique qui fait partie de la contrepartie – ou du prix d’achat – que la CCFCP paye pour s’approvisionner en combustible diesel.

[535] Enfin, les deux parties font de nombreux commentaires sur la question de savoir si, à leur avis, le combustible est considéré comme faisant partie des « dépendances » visées à la clause 16. La CCFCP fait valoir que oui, parce que le mot a une portée large. Le Canada soutient le contraire. Étant donné que les parties invoquent des décisions qui interprètent précisément le mot « dépendance », leurs positions respectives au sujet de ce terme seront exposées plus en détail ci‑après dans mon analyse.

ii) Analyse

[536] Par souci de commodité, le passage crucial de la clause 16, pour ce qui est de la taxe sur le combustible, est le suivant :

Le chemin de fer Canadien du Pacifique et toutes les gares et stations, ateliers, bâtiments, cours et autres propriétés, matériel roulant et dépendances nécessaires et servant à sa construction et à son exploitation, et le capital‑actions de la compagnie seront à perpétuité exempts des taxes […]

a. Les mots « autres propriétés » à la clause 16 n’incluent pas le combustible

[537] Je suis d’accord avec le Canada pour dire qu’il est approprié en l’espèce de limiter le sens des mots « autres propriétés » en recourant à la règle des choses du même ordre. Selon le professeur McCamus, lorsqu’une disposition énumère une série d’éléments particuliers qui partagent une caractéristique commune et que la liste est ensuite complétée par un passage de nature plus générale, le principe des choses du même ordre (ejusdem generis) a pour effet de limiter la portée du passage général à l’étendue des caractéristiques communes des éléments particuliers ou de l’ordre auquel ils appartiennent (John McCamus, The Law of Contracts, 3e éd, Toronto, Irwin Law, 2020, à la p 827 [McCamus, The Law of Contracts]).

[538] Le professeur McCamus prévient que le principe n’est pas une règle, mais un outil d’interprétation qui oblige à procéder à une évaluation contextuelle de la clause en question (McCamus, The Law of Contracts, à la p 828). Il fait remarquer que [traduction] « le bon sens qui sous‑tend la règle est que les éléments particuliers qui composent une liste dénotent l’objet de la disposition et qu’il est généralement approprié, il va sans dire, d’interpréter une clause à la lumière de son objet ».

[539] Bien que l’on applique plus souvent ce principe dans le contexte de l’interprétation législative (voir par exemple Consolidated Fastfrate Inc c Western Canada Council of Teamsters, 2009 CSC 53 aux para 42‑43; Bande et nation indiennes d’Ermineskin c Canada, 2009 CSC 9 aux para 106, 109), il s’applique tout autant dans le contexte contractuel (voir par exemple Banque nationale de Grèce (Canada) c Katsikonouris, [1990] 2 RCS 1029 aux p 1039‑1042). L’arrêt Atlantic Paper Stock Ltd. c St. Anne‑Nackawic Pulp & Paper Co. (1975), [1976] 1 RCS 580 [Atlantic Paper], rendu par la Cour suprême du Canada, est un autre exemple de l’application du principe des choses du même ordre dans le contexte d’un contrat commercial.

[540] L’affaire Atlantic Paper avait trait à un accord commercial de dix ans qui prévoyait l’achat et la vente d’une quantité annuelle minimale de papier de rebut en vue de la fabrication de carton cannelure. L’accord prévoyait qu’il pouvait y avoir dispense de l’obligation d’acheter une quantité minimale dans n’importe quelle année où survenaient « sauf en cas de force majeure, un méfait des ennemis de la Reine ou des ennemis publics, la guerre, l’autorité d’une loi, l’agitation ouvrière ou une grève, la destruction ou l’endommagement de l’équipement de production, ou l’absence de marchés pour la pâte à papier ou le carton cannelure » (Atlantic Paper, à la p 582, non souligné dans l’original).

[541] Au bout de 14 mois, l’acheteur a informé le fournisseur qu’il ne voulait plus de papier de rebut. En raison de la demande insuffisante pour son produit, l’acheteur a invoqué l’« absence de marchés pour la pâte à papier ou le carton cannelure » pour excuser la rupture de contrat. La situation était principalement attribuable aux mauvaises activités de planification et de mise en marché de l’acheteur, ainsi qu’à ses coûts d’exploitation élevés.

[542] S’exprimant au nom de la Cour, le juge Dickson a conclu que la clause était qualifiée à juste titre de « clause de force majeure », ce qui voulait dire que son invocation nécessitait un événement inattendu sur lequel les parties n’avaient aucun contrôle ou qui était « humainement imprévisible et incontrôlable » (Atlantic Paper, à la p 583). Cela s’explique par le fait que les mots « absence de marchés » apparaissaient dans une clause qui énumérait par ailleurs des événements sur lesquels ni l’une ni l’autre des parties n’exerçait un contrôle quelconque – d’où la qualification de clause de force majeure. Il a écrit (Atlantic Paper, à la p 583) :

En lisant la clause ejusdem generis, il me semble que l’« absence de marchés » comme stipulation d’exonération doit être restreinte à un événement sur lequel l’intimée n’exerce aucun contrôle.

[543] Le juge Dickson a conclu qu’étant donné que l’acheteur exerçait un contrôle sur la situation qui avaient mené au manquement, il ne pouvait pas invoquer la clause pour excuser la rupture de contrat. C’est donc dire que les mots de nature plus générale « absence de marchés » étaient restreints par les caractéristiques communes que partageaient les autres éléments, à savoir un manque de contrôle.

[544] À mon avis, dans la présente affaire, il est tout aussi approprié de se fonder sur le principe des choses du même ordre comme outil d’interprétation pour déterminer le sens à donner à la clause 16. Le passage pertinent en question indique : « [l]e chemin de fer Canadien du Pacifique et toutes les gares et stations, ateliers, bâtiments, cours et autres propriétés, matériel roulant et dépendances […] ». Tout d’abord, il est fait mention de biens réels, ce qui sert de dénominateur commun entre tous les éléments qui précèdent la mention « autres propriétés » et sert à rappeler que le « chemin de fer Canadien du Pacifique » désigne le chemin de fer proprement dit.

[545] Par ailleurs, la mention « autres propriétés » est suivie de types particuliers de biens, notamment le « matériel roulant » et les « dépendances », ce qui fait qu’il est illogique de considérer que la mention « autres propriétés » est un terme fourre‑tout qui englobe les biens tant réels que personnels. À ce stade, les termes en question sont inclus dans le passage « cours et autres propriétés », ce qui dénote un lien commun entre les éléments de l’énumération qui se termine par « autres propriétés ».

[546] Comme le soutient le Canada, dans l’arrêt Estevan CSC la Cour a interprété la clause 16 d’une manière semblable. En en examinant la portée, le juge Locke a écrit, à la page 373 :

[traduction]
Le principe commun et universel qui régit l’interprétation d’un accord est que celui‑ci doit recevoir l’interprétation que son libellé autorisera et qui donnera le mieux effet à l’intention des parties et, si j’applique cette règle à l’interprétation du contrat en question, je suis d’avis que l’intention des parties à ce contrat était que l’exemption ne devait s’appliquer qu’aux gares et stations, aux ateliers et aux autres propriétés de la nature mentionnée, et dont l’objet premier de l’acquisition, de la construction ou de l’entretien devait être de servir à la construction ou à l’exploitation de la ligne principale en tant qu’entité.

[Renvois omis, non souligné dans l’original.]

[547] La CCFCP soutient que le principe des choses du même ordre ne peut pas limiter le sens de l’expression « autres propriétés » à une seule catégorie précise de biens, comme les biens réels, puisque la liste des biens qui figurent à la clause 16 est de nature générique et comprend plusieurs types de biens, dont des biens réels (gares et stations, ateliers, bâtiments, cours), des biens personnels (matériel roulant), des dépendances et des biens intangibles (capital‑actions). Autrement dit, il n’existe pas qu’un « ordre de choses », selon la demanderesse. La CCFCP soutient également que M. Ely a contredit l’argument selon lequel les éléments non expressément énumérés à la clause 16 sont exclus, parce que, dans le contexte américain, le mot « propriété » (dans le sens de « bien ») a été interprété de façon à inclure les biens tangibles et intangibles.

[548] L’interprétation la plus juste, selon la demanderesse, est plutôt que les « autres propriétés » sont de la même nature que les autres éléments qui sont « nécessaires et servant à [la] construction et à [l’]exploitation » de la Ligne principale. Cela inclut les biens qui entrent de temps à autre dans cette définition générique, comme le combustible et les revenus. La CCFCP fait valoir que le fait de restreindre le sens de l’expression « autres propriétés » ôterait tout son sens au mot « dépendances ».

[549] Pour ce qui est du premier point, je reconnais que la clause 16 énumère trois catégories différentes de biens : réels, tangibles et intangibles. En faisant abstraction des « autres propriétés », i) « [l]e chemin de fer Canadien du Pacifique et toutes les gares et stations, ateliers, bâtiments [et] cours » constituent en général des biens réels; ii) le « matériel roulant » constitue un bien personnel tangible et iii) le « capital‑actions » est un bien personnel intangible. Ainsi, la question suivante se pose : le principe des choses du même ordre restreint‑il le sens des « autres propriétés » aux « biens réels », même s’il existe d’autres types de biens énumérés dans l’exemption fiscale?

[550] Le Canada m’a convaincu que la réponse à cette question est « oui ». L’emplacement des mots « autres propriétés » dans la clause 16 (souligné dans l’extrait qui suit) confirme la thèse selon laquelle ils closent la catégorie de biens réels qui les précède. Je le répète, la clause 16 indique que les éléments suivants sont à perpétuité exempts de taxes :

i) Le chemin de fer Canadien du Pacifique et toutes les gares et stations, ateliers, bâtiments, cours et autres propriétés, ii) matériel roulant et dépendances nécessaires et servant à sa construction et à son exploitation, et iii) le capital‑actions de la compagnie […]

[Numérotation i) à iii) ajoutée pour séparer les trois types de biens.]

[551] À mon avis, en raison de leur emplacement, les mots « et autres propriétés » servent à clore la catégorie des biens réels du chemin de fer, dont font partie les gares et stations, ateliers, bâtiments et cours. À mon avis, si les rédacteurs avaient envisagé d’englober des biens autres que des biens réels, ils auraient placé les mots « et autres propriétés » à la toute fin de la liste, c’est‑à‑dire après le point iii) ci‑dessus.

[552] Je signale également, d’un point de vue structurel, que la mention « autres propriétés » n’est pas placée à un endroit isolé, mais qu’elle se situe plutôt au milieu de la phrase, dans le passage « cours et autres propriétés ». Ce passage est suivi tout d’abord d’une virgule et, ensuite, de deux autres types de biens, soit i) le matériel roulant et ii) les dépendances « nécessaires et servant à [la] construction et à [l’]exploitation » du chemin de fer.

[553] Les mots « autres propriétés », si on les interprète de manière large, engloberaient tous les biens nécessaires au chemin de fer et non déjà énumérés dans la clause. Cela rendrait redondants les deux autres types de biens qui suivent, soit le « matériel roulant » et les « dépendances », parce que ceux‑ci sont manifestement des types d’« autres propriétés ». Dans le même ordre d’idées, cela rendrait redondante l’inclusion du mot « capital‑actions », encore qu’il n’y ait aucune limite au fait que le capital‑actions soit « nécessaire et serv[e] à » exploiter le chemin de fer.

[554] Il est utile dans la présente affaire d’imaginer que la clause 16 ait été formulée d’une autre manière et d’appliquer les principes d’interprétation contractuelle à cette clause hypothétique. Voyons ce qui arriverait si on plaçait les mots « autres propriétés » à la fin de l’énumération. Le texte de l’exemption fiscale aurait été le suivant :

Le chemin de fer Canadien du Pacifique et toutes les gares et stations, ateliers, bâtiments, cours et autres propriétés, matériel roulant et dépendances nécessaires et servant à sa construction et à son exploitation, et le capital‑actions et autres propriétés de la compagnie seront à perpétuité exempts des taxes […]

[555] L’insertion hypothétique des mots « autres propriétés » après « capital‑actions » aurait donné lieu à une interprétation plus large, de sorte que le terme aurait inclus tous les types de biens non énumérés préalablement. Si tel avait été le cas, la mention « autres propriétés » n’aurait pas été interprétée de manière restrictive suivant la règle ejusdem generis (les choses du même ordre).

[556] En fait, un exemple analogue d’une phrase générique qui aurait été interprétée de manière large est le texte de l’exemption que prévoit l’Acte concernant le CFCP de 1872 :

Les édifices, le droit de passage, la voie permanente, le matériel roulant et les profits de la compagnie, et tous ses biens, sauf les terrains concédés ou devant être concédés par quelque gouvernement pour subventionner le dit chemin de fer, seront exempts de la taxe […]

[Non souligné dans l’original.]

[557] Bien que la distinction qui soit faite entre les mots « autres propriétés » dans l’Acte concernant le CFCP de 1881 et les mots « tous ces biens » dans l’Acte concernant le CFCP de 1872 puisse justifier quelques débats, l’insertion de ces mots à l’intérieur de deux dispositions d’exemption fiscale figurant dans des lois analogues est digne de mention : l’Acte concernant le CFCP de 1872 situe les mots à la toute fin de l’énumération, sous réserve des exceptions prévues pour les terrains concédés pour subventionner le chemin de fer.

[558] Les conditions que les parties ont négociées plusieurs années plus tard étaient très différentes. Les rédacteurs de la clause 16 et du contrat de 1880 ont expressément décidé d’insérer les mots « autres propriétés » après une liste de biens réels et avant une liste de biens personnels. Bien que je ne laisse certainement pas entendre que ce sont les mêmes personnes qui ont rédigé la loi de 1872 et les exemptions prévues à la clause 16 – hormis le fait que le Canada a adopté à la fois la loi de 1872 et celle de 1881 – je considère néanmoins que la différence de formulation entre les deux est importante.

[559] En plus d’une interprétation purement textuelle de la clause 16 et de l’endroit où les mots « autres propriétés » se situent dans l’énumération, ces mots doivent être interprétés dans le contexte plus général de l’époque, notamment le fait que le combustible était un produit bien connu à ce moment‑là et que, comme l’a fait remarquer la demanderesse, il était nécessaire pour faire fonctionner les locomotives et le chemin de fer en général. Pourtant la clause 16 ne fait aucunement mention des combustibles (un point sur lequel je m’étends davantage ci‑après).

[560] Par ailleurs, on ne m’a pas soumis – pas plus que je n’ai vu – une source quelconque qui interdise de recourir au principe ejusdum generis pour clore une liste de mots ordinaires dans une énumération plus longue. Autrement dit, rien n’empêche d’appliquer le principe des choses du même ordre à certains mots d’une liste, mais pas à tous, à la condition toutefois qu’ils partagent une caractéristique commune.

[561] Comme il a été mentionné ci‑dessus, le principe des choses du même ordre prescrit qu’une liste de mots précis présentant une caractéristique commune peut restreindre le sens d’un mot plus général qui suit cette liste. Un mot général peut « compléter » une liste précise, mais il n’est pas nécessaire qu’il soit situé physiquement à la fin d’une phrase, ni même à la fin de la liste. Tout ce qui compte c’est que les mots précis ou le ou les mots de nature générale doivent partager une caractéristique commune. C’est donc dire que l’application du principe des choses du même ordre aux mots « autres propriétés » n’est pas interdite par le fait que la clause 16 énumère les mots « matériel roulant », « dépendances » et « capital‑actions » après les mots généraux « autres propriétés ».

[562] À première vue, il semble évident que les rédacteurs de la clause 16 ont voulu limiter les « autres propriétés » au type de biens énumérés avant, c’est‑à‑dire aux biens réels. Par exemple, les « autres propriétés » pourraient inclure « les bassins et abords aux termini sur les eaux navigables » dont il est question à la clause 10 :

De plus, en considération de ce que dessus, le gouvernement concédera à la compagnie les terrains dont elle besoin pour la voie du dit chemin de fer, les gares et stations et leurs dépendances, les ateliers, les bassins et abords aux termini sur les eaux navigables, les édifices, cours et autres dépendances nécessaires à la construction et à l’exploitation efficaces du chemin de fer […].

[Non souligné dans l’original.]

[563] En outre, cette interprétation résout l’ambiguïté qu’a soulevée la CCFCP en lien avec les mots « autres propriétés » et « dépendances ». En limitant le sens de l’expression « autres propriétés » de façon à ce qu’elle signifie « autres biens réels », il est possible d’inférer du texte de l’accord que les rédacteurs entendaient exempter d’autres types de biens, autres que des biens réels, qui étaient des dépendances de la Ligne principale, ainsi que les biens énumérés nécessaires et servant à l’exploitation du chemin de fer. Les dépendances pourraient donc inclure, par exemple, les biens personnels accessoires à la Ligne principale (p. ex. les outils présents dans l’atelier d’une gare). Comme je l’expliquerai ci‑dessous, je ne considère pas que le mot « dépendances », tel qu’il apparaît à la clause 16, incluait censément le combustible.

[564] À noter que la conclusion concernant le sens plus restreint des mots « autres propriétés » n’est pas le résultat de l’application du principe ejusdem generis à lui seul – le principe des choses du même ordre n’est pas déterminant en soi quant à la question. Il s’agit plutôt d’un facteur parmi d’autres qui aide à déterminer les intentions objectives des parties contractantes à la lumière du texte du contrat de 1880 et de la clause 16, de pair avec les circonstances objectives (voir, par exemple, Bankruptcy of 5813906 Manitoba Ltd, 2016 MBQB 133 au para 32d); voir aussi Moore Realty Inc v Manitoba Motor League, 2003 MBCA 71 au para 48). Dans le contexte de la portée de la clause 16, le combustible – à l’instar des revenus – était un bien connu.

[565] Autre facteur digne de mention, la clause 16 ne comporte aucune disposition expresse qui vise à exempter le combustible ou les produits non durables qui sont nécessaires à l’exploitation du chemin de fer. Lors de son interrogatoire principal, M. Hanna a montré à la Cour une série de huit photos (reproduites à l’annexe I jointe aux présents motifs). Ces huit photos ont été choisies dans une collection historique informative qui est contenue dans son rapport en réplique (déclaration en réplique du témoin expert David Hanna, datée du 8 novembre 2019, onglet A, catalogue illustré des installations de la Ligne principale du CFCP). M. Hanna s’est reporté à une carte de Regina pour illustrer la taille du terrain réservé au chemin de fer à l’époque, en faisant état de la nécessité de disposer de nombreuses installations, dont des [traduction] « installations pour voyageurs et marchandises, des voies d’évitement, un réservoir sur tour, du charbon combustible [et] du bois combustible » (témoignage de M. Hanna, vol 2 à 238:12‑13; voir la carte de Regina à l’annexe I‑2 des présents motifs). M. Hanna a de plus déclaré (à 240:21‑28, en se reportant à l’image qui figure à l’annexe I‑4 jointe aux présents motifs) :

[traduction]
À l’avant‑plan, nous apercevons les hangars à charbon parce que le début des années 1880 était une période de transition, où les locomotives étaient en train de passer du bois combustible au charbon combustible. On a par la suite conservé les structures de bois – on voit des photos où toutes ces structures sont restées en place pendant toutes les années 1900 en tant qu’installations à charbon. Donc, ces immenses hangars, à droite, contiennent le combustible, le charbon, qui sert à faire fonctionner les locomotives à vapeur.

[566] M. Hanna a plus tard expliqué les éléments de ces hangars à charbon, ainsi que la façon dont le charbon y était livré. Le témoignage de M. Hanna montre que dans les années 1880, les chemins de fer avaient généralement besoin d’une certaine forme de combustible, mais pas du diesel, pour fonctionner.

[567] Le contrat de 1880 aurait pu prévoir une exemption relative au combustible. Les parties auraient certes été au courant de la nécessité de disposer de combustible pour exploiter le chemin de fer. Si elles avaient eu l’intention d’exempter le combustible de la taxation, elles auraient prévu, selon moi, une telle exemption, et ce, en termes non équivoques. Mais la clause 16 ne fait aucune mention du combustible.

[568] Comme je l’ai dit plus tôt au sujet de l’impôt sur le revenu, on n’a pas demandé à la Cour en l’espèce d’inclure directement ou implicitement le combustible diesel – qui n’existait pas à l’époque où le contrat a été rédigé, mais qui pourrait être inclus dans le cadre d’une interprétation dynamique et moderne – dans une catégorie énumérée de « carburant » ou de « combustible » (là encore, les décisions Thunder Bay et Bogoch ont été donnés en exemple dans la section applicable qui précède, relativement à l’impôt sur le revenu). Au lieu de cela, la CCFCP demande à notre Cour d’incorporer le combustible diesel dans la liste de mots que les rédacteurs n’ont pas inclus.

[569] Je ne suis pas convaincu que les mots « autres propriétés », ou tout autre mot utilisé dans la clause 16, étaient censés englober un élément aussi essentiel que le « combustible ». Compte tenu de cette conclusion, il n’appartient pas à notre Cour de changer le sens de la clause 16 en allant au‑delà de l’intention de ses rédacteurs.

a. Le combustible n’est pas une « dépendance »

[570] À l’instar du premier argument qu’a invoqué la CCFCP, je ne suis pas convaincu non plus par son argument selon lequel le mot « appurtenances »dépendances »), utilisé dans la version originale anglaise du contrat de 1880, englobe le combustible, compte tenu de sa nature indispensable pour les activités ferroviaires en 1880. Malgré la jurisprudence qu’a invoquée la demanderesse à l’appui de son argument selon lequel ce mot peut avoir un sens très large, je ne suis toujours pas convaincu que sa portée peut être suffisamment élargie, dans les présentes circonstances, pour englober le combustible.

[571] La CCFCP signale que dans l’affaire Hudson, Re (1908), 16 OLR 165, 11 OWR 912, la Cour des sessions hebdomadaires de l’Ontario a affirmé que le mot anglais « appurtenances » :

[traduction]
[…] est un mot au sens large et souple et, hormis son acception juridique en matière de transfert de droits, il a un sens courant, et peut s’appliquer aux biens personnels. L’un de ses sens, selon l’Oxford Dictionary est : « choses constituant de manière naturelle et adéquate des éléments accessoires d’un système dans son entier, et lui appartenant – compléments ».

[572] La CCFCP signale également la décision rendue en première instance dans l’affaire Canadian Pacific Railway v Estevan (Town) (1955), 15 WWR 673 (CBR Sask) [Estevan BR], inf en partie par (1956), 2 DLR (2e) 166 (CA Sask), conf par Estevan CSC, où le juge s’est fondé sur cet énoncé pour faire remarquer que le mot anglais « appurtenances » avait une portée très large et pour conclure qu’il englobait les installations et les systèmes d’alimentation en eau qui se trouvaient le long des lignes d’embranchement.

[573] La décision Estevan BR a été modifiée par la Cour d’appel dans le cadre d’un appel incident. Cependant, la CCFCP soutient que la conclusion susmentionnée n’a pas été changée, notant que les installations auraient été exemptées si elles avaient été nécessaires et avaient servi à l’exploitation de la Ligne principale.

[574] Le Canada répond que le mot anglais « appurtenances » n’inclut généralement pas les biens consommables et qu’il fait plutôt référence à des éléments qui sont accessoires à un bien, que celui‑ci soit réel ou personnel. Au paragraphe 388 de son mémoire, le Canada avance :

[traduction]
Une dépendance est une chose qui est accessoire à un autre bien réel ou personnel. Dans le cas du chemin de fer, des éléments tels que les clôtures, les aiguillages ou les barrières des passages à niveau peuvent être considérés comme accessoires aux biens réels de la demanderesse. Dans le cas des biens personnels, le chasse‑neige ou le chasse‑bestiaux que l’on fixe à l’avant d’une locomotive peuvent être considérés comme des accessoires. Les articles consommables ne sont accessoires à rien.

[575] Dans un certain nombre de décisions, il a été conclu que le combustible n’est pas un bien accessoire. Par exemple, le Canada signale que, dans la décision Fraser Shipyard and Industrial Centre Ltd. c Expedient Maritime Co. (1999), 170 FTR 1, [1999] ACF no 947 (1re inst) [Fraser], inf en partie par 170 FTR 57, [1999] ACF no 1212 (1re inst), le protonotaire Hargrave a conclu que le combustible à bord d’un navire faisant l’objet d’une créance hypothécaire ne constituait pas un bien accessoire à l’égard de la créance et n’était pas assujetti à une créance prioritaire à l’encontre du fournisseur du combustible.

[576] Dans la décision Fraser, le protonotaire Hargrave s’est appuyé sur une affaire instruite au Royaume‑Uni, Den Norske Bank et al v Owners of the Ships Eurosun and Eurostar, [1993] 1 Lloyd’s Rep 106 (QB Adm), dans laquelle le juge Sheen avait conclu qu’une hypothèque grevant un navire et ses dépendances n’incluait pas le combustible du navire. Le Canada fait référence à un extrait précis de la décision du juge Sheen, qui explique, à la page 111, pourquoi le combustible n’est pas une dépendance :

[traduction]
Le mot « navire » n’inclut pas le combustible. Ce dernier appartient habituellement aux affréteurs. Le seul mot qui, pourrait‑on dire, englobe le combustible est « dépendances ». Le sens ordinaire de ce mot est celui d’un accessoire mécanique ou d’un appareil ou d’un dispositif quelconque qui appartient au navire. En ce sens, l’huile combustible ne peut pas être un accessoire.

[577] Le Canada invoque également l’arrêt Penner International Inc c Canada, 2002 CAF 453 [Penner], une affaire relative à la taxe sur le combustible dans laquelle la Cour d’appel fédérale a fait une distinction entre un camion et le combustible contenu dans son réservoir. La Cour a conclu au paragraphe 11 que le camion n’était pas considéré comme une « exportation » à des fins fiscales parce qu’il quittait le Canada et y revenait, alors que le combustible consommé par le camion à l’extérieur du Canada n’y reviendrait jamais, ce qui voulait dire qu’il avait été « exporté ».

[578] S’inspirant du raisonnement formulé dans l’arrêt Penner, le Canada conteste le fait que la CCFCP se fonde sur la décision Estevan BR, signalant que la Cour, même si elle a effectivement mentionné que les installations d’alimentation en eau et les réservoirs de stockage auraient été considérés comme des dépendances, n’a pas parlé de l’eau qui se trouvait à l’intérieur de ses installations et de ses réservoirs. Le Canada soutient que le combustible n’est pas une dépendance parce qu’il n’a jamais été accessoire à quoi que ce soit, même s’il est contenu dans un bien qui l’est.

[579] Le Canada soutient subsidiairement que, même si le combustible était considéré comme une dépendance, il n’est pas taxé comme une dépendance sous le régime de la LTA, mais plutôt comme une marchandise. Pour être taxé comme une dépendance, par définition, un bien doit être taxé comme étant l’accessoire d’un autre bien. Pourtant, l’article 23 de la LTA impose une taxe sur l’achat et la vente du combustible diesel en tant que marchandise. De ce fait, selon le Canada, la taxe sur le combustible n’est pas une taxe sur une dépendance au sens de la clause 16.

[580] Je souscris à la thèse selon laquelle une dépendance, pour ce qui est de la clause 16, doit être quelque chose qui est accessoire ou rattaché à un bien tangible principal. Le fait d’être « accessoire » ne veut pas dire qu’une dépendance doit être rattachée physiquement ou de manière permanente à un autre bien ferroviaire, quoique cela puisse certainement être le cas.

[581] Bien que le sens du mot anglais « appurtenances » ait rarement été débattu, comme en témoigne le fait que la jurisprudence sur la question est peu abondante, ce mot a le plus souvent été employé dans le domaine des biens réels pour déterminer si une chose est « dépendante » d’un terrain qui n’inclut pas lui‑même un bien immobilier. Par exemple, dans l’arrêt Reid v Mimico (1926), [1927] 1 DLR 235, 59 OLR 579 (CA), la Cour d’appel de l’Ontario a cité ce précédent de common law de longue date issu du Royaume‑Uni (à la page 237) :

[traduction]
Dans Buck c Nurton (1797), 1 Bos & P 53, 126 EE 774, le sommaire indique ceci : — « Les terres sur lesquelles est habituellement sise une maison ne correspondent pas au legs d’une “maison d’habitation avec ses dépendances”, sauf s’il ressort clairement que le testateur voulait que le mot “dépendances” ait un sens plus large que son sens technique. »

[582] La Cour suprême du Canada a parfois (et pas depuis bien des années) interprété le mot anglais « appurtenance ». Dans l’arrêt Canada (Attorney General) v Higbie, [1945] SCR 385 [Higbie], elle a affirmé, à la page 412 :

[traduction]
Pris isolément, le mot […] n’inclut pas un fonds de terre. Un fonds de terre ne peut pas être accessoire à un fonds de terre.

[Renvois omis.]

[583] L’arrêt Higbie citait à son tour (à la page 412) un arrêt antérieur de la Cour suprême du Canada, l’arrêt Vaughan v Eastern Townships Bank (1909), 41 SCR 286, à la page 299, où la Cour avait interprété le mot anglais « appurtenances », en se fiant à deux définitions de ce terme. La première, tirée du Bouvier’s Law Dictionary (vol 1, à la p 158), indique : [traduction] « chose appartenant à une autre chose principale, et considérée comme accessoire à cette chose principale ». La seconde, tirée de Burton on Real Property (8e éd, à la p 353), indique : [traduction] « en général tout ce qui est accessoire à un fonds de terre sera transmis par toute cession du fonds de terre lui‑même, sans être précisé, et même sans l’emploi de la formule habituelle “avec ces dépendances” à la fin de la description ».

[584] Pour en revenir à la notion d’une dépendance en tant qu’« accessoire », son sens plus large requiert un lien direct, nécessaire ou complémentaire entre la dépendance elle‑même et le bien qui lui est associé. Cela exige le plus souvent une proximité physique entre le bien principal et la dépendance.

[585] Deux bons exemples de tels « accessoires » sont les pompes ou les réservoirs à eau et à combustible. Ces objets peuvent être fixés de manière permanente au sol, et ils seraient dans ce cas considérés comme un accessoire fixe ou un bâtiment. Cependant, ils ne sont pas forcément considérés comme un bâtiment ou un accessoire fixe, et ils peuvent plutôt être définis comme une dépendance, dans la mesure où ils servent une fin directe et complémentaire par rapport à un autre bien ferroviaire – comme le chemin de fer lui‑même, une cour, un bâtiment, le matériel roulant, etc. – en ce sens qu’ils sont nécessaires et servent à l’exploitation du chemin de fer. Cependant, je signale que ces dépendances sont distinctes de leur contenu.

[586] Cette interprétation concorde avec le libellé plus large du contrat de 1880. Par exemple, le gouvernement fédéral a accordé à la Compagnie certaines terres dont celle‑ci avait besoin pour ses dépendances, et ce, en vertu de la clause 10, dont le texte est le suivant :

De plus, en considération de ce que dessus, le gouvernement concédera à la compagnie les terrains dont elle aura besoin pour la voie du dit chemin de fer, les gares et stations et leurs dépendances, les ateliers, les bassins et abords aux termini sur les eaux navigables, les édifices, cours et autres dépendances nécessaires à la construction et à l’exploitation efficaces du chemin de fer, en tant que ces terrains seront la propriété du gouvernement. […]

[Non souligné dans l’original.]

[587] Dans le même ordre d’idées, la clause 14 prévoit l’octroi des terrains requis pour les biens, y compris les dépendances, qui se rapportent aux lignes d’embranchement :

[…] et le gouvernement accordera à la compagnie les terrains nécessaires à la voie de tels embranchements et aux gares et stations, aux bâtiments, ateliers, cours et autres dépendances requises pour la construction et l’exploitation efficaces de ces embranchements, en tant que [c]es terres appartiennent au gouvernement.

[Non souligné dans l’original.]

[588] À mon avis, l’inclusion du mot « appurtenances » dans la liste des biens ayant besoin de terrains dans la version originale anglaise de la clause 14 est une indication de plus que le mot était conçu pour englober les biens accessoires ou annexés au chemin de fer proprement dit, et qui étaient nécessaires et servaient à son exploitation.

[589] L’analyse du mot anglais « appurtenances », et de la question de savoir s’il englobe le combustible, nous ramène de nouveau au désaccord entre la CCFCP et le Canada quant à l’importance relative de la clause 16 en tant que mesure incitative : la demanderesse soutient que cette clause était indispensable pour attirer des investisseurs, et la défenderesse est d’avis qu’elle revêtait une importance secondaire. Les avocats ont soumis la question aux spécialistes de l’histoire ferroviaire, MM. Hanna et Regehr, qui, eux aussi, étaient en désaccord sur l’importance relative de la clause.

[590] Il ne serait guère utile de m’étendre sur ce point, car il y a, selon moi, peu de valeur à attribuer des intentions subjectives aux rédacteurs des années 1880 en se fondant sur ce témoignage moderne. Un point plus pertinent, toutefois, c’est qu’une preuve d’intention subjective ne devrait pas faire partie de l’exercice d’interprétation (Goodlife Fitness, au para 17; Weyerhaeuser, au para 112; Timothys Coffees, au para 16).

[591] J’ai déjà fait remarquer que les rédacteurs n’ont pas parlé de combustible. Les biens énumérés qui sont assujettis à l’exemption fiscale ne comprennent pas non plus le charbon ou d’autres produits combustibles. Il ressort de la preuve au dossier que ces mêmes rédacteurs auraient objectivement su qu’il fallait un combustible quelconque pour faire fonctionner un chemin de fer, mais non du combustible diesel précisément.

[592] Comme l’a fait remarquer M. Regehr, et comme l’admettent les deux parties, la clause 16 était une mesure de précaution contre de futures charges fiscales. Pour cette seule raison prospective, si les rédacteurs avaient voulu que le combustible soit exempté, ils l’auraient spécifié, soit dans les listes figurant à la clause 16, soit quant à cela à la clause 10. Pourtant, ils ne l’ont pas fait. Ainsi, conclure que le mot anglais « appurtenances » englobait le combustible étirerait ce mot au‑delà de ses limites raisonnables. Avec égards, je refuse de tirer cette conclusion, et je conclus plutôt que l’utilisation du mot « appurtenances » dans la version originale anglaise du contrat de 1880 n’interdit pas d’imposer la taxe sur le combustible diesel qui est prélevée en vertu de la partie III de la LTA.

c. Le sens de la traduction française du mot « appurtenances » (« dépendances ») ne change pas l’analyse

[593] Vers la fin de l’étape de la présentation des arguments juridiques, j’ai posé une question sur l’effet que pourrait avoir l’application des principes d’interprétation bilingue (à l’égard de la version française du contrat de 1880). J’ai montré aux parties le mot « dépendances » – la traduction française du mot « appurtenances » – qui, à première vue, semblait avoir un sens plus restrictif que celui de son pendant anglais. Les parties ont fourni en réponse des observations écrites après l’audience.

[594] Les deux parties signalent à la Cour que le contrat de 1880 a été traduit après la date de signature de l’accord, de sorte qu’il n’existe aucune preuve que les signataires parlaient français ou qu’ils ont précisément choisi le mot « dépendances ». Les deux affirment donc que, pour déterminer l’intention des rédacteurs, il faudrait se concentrer sur la version anglaise.

[595] La CCFCP soutient que la Cour pourrait appliquer la règle d’interprétation législative du sens commun dans l’éventualité où le mot anglais « appurtenances » serait ambigu, reconnaissant que l’équivalent « dépendances » semble avoir un sens plus restrictif. Le Canada prévient que le mot « appurtenances » n’a pas toujours été limité aux biens réels dans le contexte fiscal, attirant l’attention sur les dispositions relatives à la TPS que contient la LTA, car elles incluaient parfois les biens personnels.

[596] Je conviens qu’il est avisé de limiter l’analyse du terme « appurtenances » à la version anglaise, car il n’y a aucune preuve que les parties contractantes, dont MM. Stephen, McIntyre, Kennedy, Angus et Hill du Consortium Stephen, ont négocié le contrat de 1880 en français, ni même qu’ils comprenaient le français. Cette approche concorde tout à fait avec l’interprétation contractuelle appliquée au contrat de 1880, dont l’objectif ultime est de déterminer l’intention des deux parties contractantes. Il serait malavisé de s’écarter des limites de l’accord et de sa matrice factuelle.

d. La taxe sur l’utilisation de la Ligne principale

[597] L’argument de la CCFCP selon lequel une taxe sur le combustible est une taxe sur l’utilisation de la Ligne principale reflète l’un de ceux qu’elle a invoqués au sujet de l’impôt sur le revenu. Comme je l’ai déjà décidé, aux paragraphes 484 à 494 des présents motifs, les mots « chemin de fer Canadien du Pacifique » à la clause 16 font uniquement référence au chemin de fer proprement dit, et ils n’incluent donc pas les revenus. Pour les mêmes raisons, je ne suis pas d’avis non plus que l’exemption fiscale dont bénéficie le « chemin de fer Canadien du Pacifique » s’applique au combustible ou l’incorpore.

e. La taxe sur l’utilisation du matériel roulant

[598] La CCFCP soutient que le « matériel roulant », que la clause 16 exempte de taxes, a besoin de combustible pour fonctionner. La Compagnie fait valoir que, de ce fait, une taxe sur le combustible nécessaire au matériel roulant est l’équivalent d’une taxe imposée sur l’utilisation de ce matériel. À l’appui de cet argument, la CCFCP se fonde principalement sur les arrêts Renvoi relatif à la Saskatchewan. Comme nous l’avons vu ci‑dessus, les tribunaux ont jugé dans ces deux arrêts que la clause 16 interdisait l’imposition d’une « taxe d’affaires » qui, en réalité, était prélevée sur le bien exempté en lien avec son utilisation, et qu’il s’agissait donc d’une taxe sur un bien imposée sous un autre nom. Tant la Cour suprême du Canada que le Comité judiciaire du Conseil privé ont conclu que le fait d’autoriser la taxe signifierait irrémédiablement que l’exemption fiscale interdisait la taxation directe de la propriété des biens, mais qu’elle autorisait la taxation de leur utilisation.

[599] À mon avis, le débat qui entoure l’interprétation de la clause 16 dans la présente affaire peut être distingué des faits dont il était question dans les deux arrêts Renvoi relatif à la Saskatchewan. Dans ces affaires, la taxe en litige était calculée, selon la loi, [traduction] « à un taux au pied carré de l’aire de plancher […] utilisée à des fins commerciales ». Tant la Cour suprême du Canada que le Comité judiciaire du Conseil privé ont conclu que la taxe contrevenait à la clause 16 parce qu’elle visait directement l’utilisation des biens exemptés. Le facteur crucial dans les faits présentés dans ces deux arrêts était que la taxe visait directement des biens qui étaient énumérés dans l’exemption fiscale.

[600] Dans la plaidoirie présentée devant la Cour suprême du Canada et le Comité judiciaire du Conseil privé, la Saskatchewan avait fait valoir que la clause 16 ne s’appliquait qu’à des biens matériels – c’est‑à‑dire qu’elle prévoyait une exemption des taxes imposées directement sur ces biens, mais non à l’égard de ceux‑ci. Une partie de son raisonnement était que les taxes n’imposaient aucun privilège ou aucune charge sur les biens eux‑mêmes. Le juge Locke, de la Cour suprême du Canada, a résumé comme suit l’argument de la Saskatchewan (Renvoi relatif à la Saskatchewan CSC, à la p 244) :

[traduction]
La position adoptée pour le compte de la province de la Saskatchewan est, en deux mots, la suivante : bien que ni les biens matériels définis par la clause 1 ni le chemin de fer Canadien du Pacifique à l’égard de la propriété de ces biens ne sont assujettis à la taxation, ce qu’on appelle des taxes d’affaires peuvent être imposées à la Compagnie à l’égard de ses activités d’exploitation des biens. Même si la clause 16 indique que les biens seront « à perpétuité exempts des taxes » imposées par aucune province devant être établie ci‑après, l’argument est que le fait de taxer la Compagnie à l’égard de l’utilisation des biens (visés par l’exemption) ne revient pas à taxer les biens et que seule la taxation des biens est interdite.

[Non souligné dans l’original.]

[601] Devant le Comité judiciaire du Conseil privé, les avocats ont fait valoir que la taxe n’était pas imposée sur des biens en tant que tels, mais plutôt sur des personnes exploitant une entreprise, et que le calcul de l’assujettissement à la taxe en fonction de la superficie était une simple mesure. Le Comité judiciaire du Conseil privé a fait remarquer que même si l’exemption s’appliquait aux biens matériels énumérés, [traduction] « toutes les taxes sont prélevées auprès de personnes et payées par celles‑ci, et la question consiste à savoir si la Compagnie intimée, à titre de propriétaire et d’utilisatrice des biens mentionnés, est exemptée de taxes à l’égard de ces derniers » (Renvoi relatif à la Saskatchewan CJCP, à la p 793). Et, de poursuivre la Cour (aux pages 793 et 794) :

[traduction]
Il y a sans nul doute de nombreux cas où il importe de faire une distinction entre la nature de la taxe imposée et la mesure du montant de taxe à payer […] Mais lorsque la mesure de la taxe est l’étendue des biens du contribuable qu’il utilise dans le cadre de son entreprise, et que ces biens, quand ils sont utilisés, sont « à perpétuité exempts des taxes », la taxe imposée ne peut pas être considérée comme une chose qui ne tombe pas sous le coup de l’exemption.

Leurs Seigneuries souscrivent à l’opinion de la majorité de la Cour suprême selon laquelle, en l’espèce, la taxe en question est imposée au propriétaire de choses dont il se sert dans son entreprise.

[Non souligné dans l’original.]

[602] Le Comité judiciaire du Conseil privé, à l’instar de la Cour suprême du Canada, a donc conclu que la clause 16 interdisait l’imposition d’une taxe sur l’utilisation des biens énumérés. En conséquence, les arrêts Renvoi relatif à la Saskatchewan permettent de considérer de deux façons différentes une taxe sur le combustible en lien avec la clause 16. Premièrement, si l’on considère la situation sous un angle étroit, les deux cours ont décrété que lorsqu’une clause exempte à perpétuité de taxes certains biens qui sont requis à une fin particulière et que le gouvernement impose au propriétaire de ces biens une taxe calculée en faisant directement référence aux biens à cette fin, cette taxe contrevient à l’exemption fiscale.

[603] Deuxièmement, si l’on considère la situation sous un angle large, les deux cours ont décrété dans les arrêts Renvoi relatif à la Saskatchewan qu’une clause qui exempte de taxes certains biens matériels (en l’occurrence, les gares et stations, les bâtiments et autres biens) qui sont requis à une fin particulière (la construction et l’exploitation de la Ligne principale) les exempte également des taxes imposées sur leur utilisation.

[604] Je ne suis toutefois pas convaincu qu’une ou l’autre de ces interprétations des arrêts Renvoi relatif à la Saskatchewan n’aide la demanderesse en l’espèce. Comme je l’ai déjà expliqué, la clause 16 n’inclut pas le combustible dans la liste des biens visés.

[605] La CCFCP demande à notre Cour de présumer que le combustible est compris dans le « matériel roulant ». S’agissant du terme « rolling stock »matériel roulant »), choisi par les rédacteurs du contrat de 1880, je fais remarquer que la taxe sur le combustible est imposée sur le combustible diesel – et non sur le matériel roulant. La taxe n’est pas calculée par rapport à l’utilisation des locomotives, par exemple, en fonction notamment de la distance que celles‑ci parcourent, au nombre de wagons utilisés ou au poids net des locomotives. Elle n’est pas non plus calculée en fonction du poids ou de la quantité des marchandises. Dans le même ordre d’idées, l’assujettissement à la taxe sur le combustible ne prend pas naissance au moment de l’achat et de la vente de matériel roulant.

[606] La taxe sur le combustible ne résulte plutôt que de l’achat de combustible diesel, proportionnellement à la quantité achetée. Le combustible diesel est sans aucun doute nécessaire au fonctionnement du matériel roulant, et il contribue donc à son utilisation. En fait, il est possible d’obtenir un remboursement pour le combustible utilisé à des fins exemptées, y compris en tant que combustible à chauffage.

[607] Bien que je sois d’accord pour dire que, dans les faits, le matériel roulant ne peut pas fonctionner sans combustible, la clause 16 du contrat de 1880 énumère les éléments qui bénéficient de l’exemption fiscale, tout comme la clause 10 énumère une liste d’éléments en franchise de droits. Pourtant, le combustible est absent de la clause 16, et je ne suis pas d’avis qu’on peut présumer qu’il y est inclus, compte tenu du libellé qu’ont expressément employé les rédacteurs, lequel libellé est précis et délibéré, non seulement à la clause 16, mais aussi dans toutes les autres dispositions du contrat de 1880.

[608] En somme, l’argument voulant que la taxe sur le combustible soit une taxe sur l’utilisation du matériel roulant repose en fin de compte sur la présomption que le « matériel roulant » et le combustible sont une seule et même chose. Les rédacteurs ont toutefois traité les deux différemment en en incluant un dans l’exemption fiscale (le matériel roulant) et en excluant l’autre (le combustible). Je ne suis donc pas convaincu que la taxe sur le combustible est une taxe sur le matériel roulant de la Compagnie.

f. La taxation indirecte

[609] À part son interprétation ordinaire de la clause 16, le Canada avance qu’une autre raison pour laquelle la taxe sur le combustible ne tombe pas sous le coup de l’exemption fiscale est qu’il s’agit d’une taxe indirecte payée par le fabricant du combustible, et non par la CCFCP à titre de consommateur ultime. Le Canada soutient que, étant donné que le fabricant ou le producteur du combustible transfère la taxe aux consommateurs de ce combustible, il s’agit en fait d’un « fardeau économique », qui fait partie du prix d’achat. De l’avis du Canada, une exemption fiscale ne protège pas une personne ou une entité du fardeau économique que constitue une taxe imposée à une autre.

[610] À l’appui de cet argument, le Canada invoque l’arrêt Bande indienne de Saugeen c Canada (1989), [1990] 1 CF 403, 31 FTR 160 (CA) [Saugeen]. Dans cette affaire, la Section d’appel de la Cour fédérale a conclu qu’une exemption de taxe accordée aux Premières Nations en vertu de l’article 87 de la Loi sur les Indiens, SRC 1970, c I‑6, modifiée par SC 1980‑81‑82‑83 [la Loi sur les Indiens], ne s’appliquait pas à la taxe de vente fédérale [la TVF], qui, à cette époque, était imposée sur le combustible diesel sous le régime de la LTA.

[611] Ayant demandé un remboursement de la TVF payée sur l’achat de combustible diesel, la bande indienne faisait valoir que la TVF était une taxe indirecte qui contrevenait à l’exemption fiscale accordée par la Loi sur les Indiens (laquelle, à titre indicatif, exempt de « taxation » certains biens énumérés, ainsi que les membres des Premières Nations et les bandes à l’égard de ces biens). La Cour a entrepris d’examiner diverses déclarations historiques et judiciaires sur les distinctions entre les taxes directes et indirectes, admettant qu’une taxe indirecte est acquittée par une personne, dans l’expectative et l’intention que celle‑ci se fasse rembourser par une autre (Saugeen, au para 5).

[612] La Cour a fait remarquer que les mots taxe « directe » et taxe « indirecte » étaient conçus non pas à des fins légales, mais plutôt pour suivre l’incidence de la taxation sous un angle économique. Le juge MacGuigan a fait remarquer que, à des fins juridiques, lorsqu’une taxe était transmise à une autre partie dans le cadre d’un prix d’achat, ce n’était pas la taxe elle‑même qui était transmise, mais simplement son fardeau économique (Saugeen, au para 10). La Cour a conclu que les acheteurs n’avaient pas payé la taxe, mais plutôt le prix de denrées qui incluait la taxe.

[613] La Cour a conclu en fin de compte que l’acheteur ne pouvait pas être considéré comme un « contribuable » admissible à un remboursement. Comme la taxe avait été payée par une autre partie plus tôt dans la chaîne commerciale, la Cour a estimé que la bande ne pouvait pas se fonder sur l’article 87 de la Loi sur les Indiens parce qu’il n’y avait aucune taxe imposée sur les « biens meubles d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve » (Saugeen, au para 30). La bande ne pouvait pas non plus se fonder sur les mots « ni autrement soumis à une taxation quant à l’un de ces biens » à l’article 87, car, là encore, la bande n’avait jamais payé la taxe. Le juge MacGuigan a fait remarquer ce qui suit au paragraphe 10 :

[O]n ne saurait dire que l’appelante est assujettie à une taxe sous le régime de la Loi sur la taxe d’accise quand bien même on lui ferait indubitablement supporter le fardeau de la taxe, comme le montrent plusieurs des factures. Ce que l’appelante a payé n’était pas la taxe comme telle, mais le prix des denrées qui comprenait la taxe. Cela suffit, aux fins constitutionnelles, à faire de la taxe un impôt indirect. Mais cela ne suffit pas, aux fins fiscales, à établir que l’appelante est la véritable contribuable.

[614] Outre l’arrêt Saugeen, la défenderesse en l’espèce invoque plusieurs décisions à l’appui de la thèse voulant qu’une taxe transmise dans le cadre d’un prix d’achat n’est pas forcément une taxe imposée à l’acheteur. Par exemple, dans l’arrêt R v M Geller Inc, [1963] SCR 629, 41 DLR (2e) 367, le remboursement de la TVF était une question qui concernait strictement les parties et qui n’avait aucune incidence sur les droits de la Couronne (à la page 631).

[615] Plus récemment, dans l’arrêt Telus Communications (Edmonton) Inc. c R, 2009 CAF 49, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée par [2009] GSTC 120, la Cour d’appel fédérale a statué que la demanderesse, qui avait acheté une entreprise, n’avait pas payé la TPS sur l’achat, mais plutôt la contrepartie des fournitures qui faisaient partie du prix d’achat.

[616] Dans le même ordre d’idées, dans la décision Roberge Transport Inc. c R, 2010 CCI 155, la Cour canadienne de l’impôt a conclu que la TPS payée par une entreprise de camionnage et recouvrée auprès des chauffeurs constituait une contrepartie que les chauffeurs payaient pour des fournitures, et non un montant de taxe. Enfin, dans British Columbia Transit c R, 2006 CCI 437, un montant équivalant à une taxe foncière payée par un locataire en vertu d’un bail conclu avec un locateur – qui payait la taxe directement – constituait une partie de la contrepartie du locataire, et non une taxe.

[617] Compte tenu de ces décisions, la défenderesse affirme qu’il est amplement étayé que la CCFCP ne paie pas une taxe en tant que telle sur le combustible qu’elle reçoit, mais plutôt un coût supplémentaire dans le cadre du prix d’achat du combustible. De l’avis du Canada, la taxe proprement dite est payée plus tôt dans la chaîne d’approvisionnement.

[618] La CCFCP reconnaît qu’elle ne paie pas directement la taxe sur le combustible. Elle signale toutefois que la taxe est imposée sur le combustible diesel seulement quand ce carburant sert à faire fonctionner le matériel roulant. Sinon, la CCFCP dispose d’un arrangement spécial en vertu duquel elle peut demander à l’ARC un remboursement destiné aux utilisateurs finaux. La demanderesse fait valoir que, de ce fait, la taxation du combustible constitue une taxe sur l’utilisation du matériel roulant de la CCFCP, ce qui va à l’encontre de l’esprit et du texte de la clause 16.

[619] Lorsqu’on examine la définition juridique de la taxation, il faut se méfier des caractérisations qui servent une fin économique ou autre. La Cour d’appel de l’Ontario a traité de la question dans l’arrêt Out‑Of‑Home Marketing Association of Canada v Toronto (City), 2012 ONCA 212, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée par [2012] CSCR no 249 [Out‑Of‑Home Marketing]. Une entreprise publicitaire faisait valoir que la taxe en litige était une taxe indirecte parce qu’elle ne pourrait pas survivre dans le marché de la publicité à cet endroit si elle ne pouvait pas transférer le fardeau fiscal à une autre partie en majorant ses tarifs publicitaires ou en payant un loyer inférieur à un locateur. La Cour d’appel a rejeté l’argument (Out‑Of‑Home Marketing, aux para 11‑14) :

[traduction]
[L]es tribunaux adoptent depuis toujours la distinction classique qu’a faite John Stuart Mill entre une taxe directe et une taxe indirecte dans son traité de 1848 intitulé Principles of Political Economy, livre V, c III, à la page 371 :

La taxe directe est celle qu’on exige de la personne même qui doit l’assumer. Les taxes indirectes sont celles qu’on exige d’une personne dans l’expectative et l’intention que celle‑ci se fasse indemniser par une autre; c’est le cas des taxes d’accise et des droits de douane.

[…]

Il est bien établi dans la jurisprudence, toutefois, que la définition juridique d’une taxe indirecte ne doit pas être déterminée en fonction de purs aspects économiques ou de la situation financière particulière des parties touchées par la taxe. La raison est évidente : si l’on retenait l’argument de Pattison et d’OMAC, presque toutes les taxes seraient indirectes. Chaque entreprise qui supporte une taxe traitera la taxe comme un coût qui doit être intégré dans le prix facturé pour ses produits. Cette tendance naturelle de chaque contribuable ne peut pas transformer, et ne transforme pas, automatiquement la taxe en une taxe indirecte.

L’une des définitions les plus souvent citées et les plus utiles d’une taxe indirecte est celle qu’a formulée le juge Rand dans l’arrêt Canadian Pacific Railway v Saskatchewan (Attorney General), [1952] 2 SCR 231 (CSC), aux pages 251 et 252 :

Si la taxe est reliée ou reliable, directement ou indirectement, à une unité du bien ou à son prix et est imposée à l’étape de la fabrication ou de la vente, cette taxe tend alors à s’attacher comme un fardeau à l’unité en question ou à l’opération destinée au marché.

[Non souligné dans l’original.]

[620] C’est donc dire que l’évaluation de la nature d’une taxe alléguée, à des fins fiscales, exige que l’on accorde une attention particulière à la relation qui existe entre la taxe en question et le produit à l’égard duquel elle est imposée.

[621] En fin de compte, cependant, la distinction entre une taxe et le fardeau économique transmis à un consommateur dans le prix d’un produit ne tient pas compte de la question sous‑jacente. Rappelons que la CCFCP met de l’avant trois arguments principaux au sujet du combustible : i) le combustible fait partie des « autres propriétés » ou des « dépendances », ii) une taxe sur le combustible est une taxe sur le « chemin de fer Canadien du Pacifique » ou sur son utilisation, et iii) une taxe sur le combustible est une taxe sur l’utilisation du « matériel roulant ».

[622] Il est selon moi objectivement raisonnable de présumer que les rédacteurs étaient au courant de l’existence de combustibles au moment des négociations et de la rédaction, vu qu’il s’agissait d’un produit crucial pour l’exploitation du chemin de fer. Il ne fait aucun doute que cette connaissance aurait été pertinente à l’égard des discussions entourant une exemption fiscale perpétuelle et anticipée à la lumière de l’obligation continue d’exploiter le chemin de fer Canadien du Pacifique, ainsi que des objectifs sous‑jacents liés à la promotion de la croissance canadienne à divers égards.

[623] En conséquence, en me fondant sur la matrice factuelle du contrat de 1880, sur son texte ainsi que sur les mots de la clause 16, même à la lumière du contexte extraordinaire de la construction du chemin de fer, je suis d’avis que l’omission du mot « combustible » dans la clause 16 signifie que ce produit ne tombe pas sous le coup de l’exemption fiscale.

g. Le combustible n’est pas mentionné dans la liste d’éléments en franchise de droits à la clause 10

[624] Une autre observation au sujet du contrat de 1880 donne de plus à penser que le combustible ne tombe pas sous le coup de l’exemption fiscale. La clause 10 exempte de droits d’importation les matériaux suivants qui sont nécessaires à la construction du chemin de fer et d’une ligne de télégraphe connexe :

Et le gouvernement permettra aussi l’entrée en franchise de tous les rails d’acier, éclisses et autres attaches, carvelles, boulons et écrous, fils de fer, bois de construction, et de tous les matériaux pour les ponts devant servir à la construction première du chemin de fer et d’une ligne de télégraphe en rapport avec le chemin de fer, et de tous appareils télégraphiques nécessaires au premier équipement de la dite ligne de télégraphe.

[625] Je reconnais que cette clause est d’une portée plus restreinte que celle de la clause 16 : elle s’applique uniquement aux droits d’importation et non à la « taxation » en général, et elle n’exempte que les matériaux nécessaires à la construction du chemin de fer et non à son exploitation. Cependant, les rédacteurs ont considéré que l’exemption de droits sur les matériaux de construction était d’une importance suffisante pour justifier la présence d’un texte explicite à cet effet. Par ailleurs, bien que les rédacteurs aient inclus le bois de construction (pour les ponts) dans les matériaux énumérés, ils n’ont fait aucune mention du charbon ou du bois en tant que combustible.

[626] Comme je l’ai déjà mentionné dans les présents motifs, on ne dispose plus d’une preuve directe (provenant des rédacteurs) quant à la raison pour laquelle il existe des distinctions dans le texte des diverses clauses. Les témoins experts conviennent que, à l’instar d’autres mesures incitatives incluses dans le contrat de 1880, la clause 10 a été incluse en tant que moyen de régler les difficultés découlant de tentatives antérieures pour construire le chemin de fer Canadien du Pacifique, d’inciter le Consortium à en terminer la construction et, ce faisant, d’éliminer les obstacles inutiles à son achèvement.

[627] À part la construction du chemin de fer, l’une des motivations premières consistait aussi à s’assurer que le réseau ferroviaire national résisterait au passage du temps, favorisant ainsi la croissance et l’unité nationales. De ce fait, les rédacteurs ont inclus une obligation perpétuelle d’exploiter le chemin de fer et ils ont exempté de toutes taxes les biens énumérés à la clause 16, et ce, à perpétuité. L’exemption fiscale a été considérée comme une mesure d’incitation nécessaire qui visait à garantir l’exploitation future du chemin de fer – à une époque où les rédacteurs auraient soupçonné que les régimes de taxation pourraient varier – ou alors il s’agissait simplement d’une concession d’importance secondaire. Dans l’un ou l’autre cas, il ne semble pas que les parties entendaient que le combustible tombe sous le coup de l’exemption fiscale.

iii) Conclusion relative à la taxe sur le combustible

[628] Les arguments de la CCFCP relatifs à la taxe sur le combustible obligent notre Cour non pas à interpréter les mots mêmes de la clause 16, mais à lire entre les lignes et à y sous‑entendre le point de vue de la CCFCP sur l’intention des rédacteurs. Cette approche ne concorde pas avec les principes énoncés dans l’arrêt Sattva. Au contraire, le sens de la clause 16 découle clairement de son texte, interprété dans le contexte du document tout entier ainsi que de sa matrice factuelle. En fait, si les rédacteurs de la clause 16 avaient voulu exempter le combustible de la taxation, ils l’auraient dit clairement. Je ne vois pas l’utilité de m’écarter des mots que les parties ont choisis. Au vu de la preuve et de l’analyse qui précède et à l’instar de la portée de la clause 16 en lien avec l’impôt sur le revenu, je conclus que la clause 16 ne s’applique pas à la taxe sur le combustible.

e) L’impôt des grandes sociétés

[629] Les parties conviennent que l’impôt des grandes sociétés, imposé entre 1990 et 2006, est visé par la clause 16 du fait de l’inclusion du « capital‑actions » dans l’exemption fiscale. Elles ne s’entendent toutefois pas sur la question de savoir si le « capital‑actions » restreint l’exemption fiscale au capital‑actions initial de la Compagnie – c’est‑à‑dire le premier investissement de 25 millions de dollars – ou s’il englobe le capital‑actions accumulé après l’investissement initial.

[630] En fin de compte, vu la conclusion selon laquelle la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet ne s’applique pas en l’espèce, de pair avec le fait qu’on a mis fin à l’impôt des grandes sociétés en 2006, la question de cette charge fiscale particulière est, à l’évidence, d’une pertinence douteuse. Cependant, elle demeure pertinente pour ce qui est de la déclaration révisée que souhaite obtenir la CCFCP, laquelle demande que la Cour déclare que toute tentative pour imposer son capital‑actions est inopérante. Je vais donc entreprendre l’analyse pour faire part d’une opinion sur le désaccord qui entoure la question de savoir si l’exemption fiscale se limite aux 25 millions de dollars en capital‑actions qui ont été attribués au départ ou si elle s’applique plutôt à la totalité du capital‑actions accumulé depuis ce temps.

[631] Le Canada fait valoir que, même si la clause 16 ne définit pas le « capital‑actions », l’article 2 de la Charte relative à la CCFCP fixait le capital‑actions initial de la Compagnie à 25 millions de dollars, montant divisé en un nombre équivalent d’actions de 100 $. À son avis, le législateur n’a jamais approuvé ni étendu l’exemption fiscale au‑delà de cet investissement initial.

[632] Le Canada cite l’arrêt University Health Network v Ontario (Minister of Finance) (2001), 208 DLR (4e) 459, 151 OAC 286 (CA Ont), autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée par [2002] CSCR no 23 [University Health]. Dans cette affaire, la Cour d’appel de l’Ontario avait à décider si une exemption de la taxe de vente au détail qui figurait dans les lois habilitantes de trois hôpitaux distincts avait été transférée au nouvel hôpital (University Health Network ou UHN) créé par la fusion de ces trois hôpitaux. Les deux nouvelles lois de fusionnement du UHN n’incluaient aucune exemption fiscale précise. Cependant, chacune contenait une clause de « maintien des droits », qui prévoyait que tous les droits des trois sociétés fusionnantes devenaient ceux de la société fusionnée, soit le UHN (University Health, au para 2).

[633] La Cour a conclu que le UHN n’avait pas hérité des exemptions dont bénéficiaient ses trois hôpitaux prédécesseurs. Elle a affirmé que, étant donné que l’obligation de payer des taxes était une création de la loi, toute exemption par rapport à cette obligation devait être exprimée explicitement par voie législative (University Health, au para 37).

[634] Se fondant sur l’arrêt University Health, le Canada fait valoir que, à défaut d’une approbation parlementaire, la clause 16 ne pouvait pas s’étendre au‑delà de l’investissement en capital‑actions initial. Le Canada soutient également que le législateur aurait prescrit pour le capital‑actions un sens plus large et différent que celui qui est prévu à l’article 2 de la Charte relative à la CCFCP s’il avait eu l’intention de le faire. Il laisse entendre, à titre d’exemple, que le législateur a prescrit une définition précise du « capital‑actions » servant à calculer les taux du chemin de fer dans l’Acte refondu des chemins de fer, 1879, SC 1879, 42 Vict, c 9, art 17(11) (modifié dans SC 1881, c 24, art 1), de manière à inclure les capitaux propres des sociétés ferroviaires et les créances et les capitaux propres de la CCFCP.

[635] La CCFCP n’est pas d’accord et allègue que le Canada a tort de se fonder sur l’arrêt University Health. La demanderesse fait valoir que cet arrêt est à distinguer en l’espèce. Elle soutient que, dans cette affaire, les exemptions fiscales originales ont été abrogées au moment du fusionnement du nouvel hôpital et que la nouvelle loi ne contenait aucune exemption explicite, alors qu’en l’espèce le législateur n’a abrogé ni l’Acte concernant le CFCP de 1881 ni le contrat de 1880. L’exemption fiscale subsiste donc.

[636] Par ailleurs, aux dires de la CCFCP, le Canada interprète mal la clause 16 en insérant un qualificatif comme « original » ou « initial » avant l’expression « capital‑actions » – un qualificatif qui ne s’y trouve pas. Dans le même ordre d’idées, la demanderesse soutient que l’argument qu’invoque la défenderesse obligerait notre Cour à intégrer au contrat de 1880 l’obligation que la Compagnie obtienne une autorisation parlementaire avant de pouvoir apporter un changement quelconque à son capital‑actions.

[637] Je suis d’accord avec la CCFCP pour dire que l’interprétation étroite du Canada s’écarte du sens ordinaire des mots et de l’objet sous‑jacent de l’accord. Premièrement, ni la clause 16 ni le contrat de 1880 dans son ensemble, ni la Charte relative à la CCFCP ne définissent le « capital‑actions » pour les besoins de l’exemption fiscale.

[638] À défaut d’une définition quelconque du capital‑actions, il faut se tourner vers les mots employés dans les instruments relatifs à la CCFCP eux‑mêmes. Le contrat de 1880 et la Charte relative à la CCFCP font une distinction claire entre le capital‑actions initial et le capital‑actions futur de la Compagnie. La clause 16 fait référence au « capital‑actions ». La Charte relative à la CCFCP, en revanche, emploie un libellé restrictif, faisant référence au « capital‑actions initial » de la Compagnie. Si l’intention des signataires avait été de restreindre l’exemption fiscale au capital‑actions initial de 25 millions de dollars, je me serais attendu à ce que le libellé du contrat de 1880 soit le même que celui qui a été employé dans la Charte relative à la CCFCP.

[639] Deuxièmement, l’ajout des mots « initial » ou « original » serait incompatible avec les principes énoncés dans l’arrêt Sattva ainsi qu’avec l’approche adoptée pour interpréter l’applicabilité de la clause 16 à l’impôt sur le revenu et à la taxe sur le combustible, c’est‑à‑dire qu’il convient d’accorder aux dispositions contractuelles un sens ordinaire, à la lumière du contrat dans son ensemble et du contexte sous‑jacent. En l’espèce, l’analyse contextuelle étaye une lecture ordinaire des mots « capital‑actions ».

[640] Le contexte extraordinaire de la construction du chemin de fer transcontinental, ainsi que les échecs subis avant 1880, ont été amplement décrits ci‑dessus. Les rédacteurs étaient bien au fait des tentatives infructueuses pour venir à bout des difficultés du terrain et du marché qui avaient marqué les efforts faits antérieurement pour intéresser les investisseurs à l’entreprise au cours des années 1880. Dans son témoignage, M. Hanna a décrit de manière très détaillée l’hostilité des marchés financiers à l’époque. L’exemption de taxe sur le capital‑actions était donc l’une des principales mesures incitatives prévues dans le contrat de 1880 pour que le Consortium Stephen procède à l’exécution du projet.

[641] On se serait certes attendu à ce que le capital‑actions de la CCFCP s’accroisse après l’achèvement de la construction et augmente vraisemblablement à mesure que les activités de la Compagnie jouaient un rôle accru dans le secteur des transports et des communications au Canada. Interpréter la clause 16 de manière restrictive minerait ces attentes et donc les intentions des parties contractantes.

[642] Comme il en a été question ci‑dessus, l’arrêt Sattva souligne l’importance de donner aux mots d’un contrat un sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec le document dans son ensemble et son contexte, de façon à déterminer les intentions et la compréhension véritables des parties (aux para 47, 57). Compte tenu de ce que savaient raisonnablement les parties à l’époque de la formation du contrat, on trahirait leurs intentions objectives en restreignant le sens du mot « capital‑actions » en l’absence d’un texte clair à cet effet.

[643] Enfin, si l’on revient à la jurisprudence mentionnée, je conviens avec la CCFCP que l’arrêt University Health peut être distingué de l’espèce, car, dans cette affaire, l’exemption fiscale applicable ne figurait plus dans les lois qui avaient fusionné les trois hôpitaux, par contraste avec l’Acte concernant le CFCP de 1881. Cette loi n’a été ni abrogée par le Parlement ni par les mesures des parties (comme je l’expliquerai ci‑dessous, à la partie V.5 des présents motifs).

[644] Je suis plutôt d’avis que l’arrêt Thunder Bay est une analogie plus appropriée et un précédent convaincant en tant qu’aide à l’interprétation. Dans cet arrêt, la Cour a conclu que les rédacteurs d’un contrat d’exploitation d’un pont en 1906 entendaient que le terme « vehicle traffic » englobe des types de véhicules non encore utilisés à grande échelle, comme les automobiles et les camions. Son interprétation large découlait de l’absence de termes restrictifs dans l’accord, de l’obligation perpétuelle d’exploiter et d’entretenir le pont, ainsi que de l’expectative sous‑jacente que l’utilisation du pont augmenterait à mesure que la circulation des véhicules s’intensifierait, que les automobiles deviendraient nettement plus courantes, que la population croîtrait et que le secteur industriel dans la région s’étendrait.

[645] Je signale également que la question qui se pose en l’espèce ne consiste pas à savoir si quelque chose d’autre que le capital‑actions peut être considéré maintenant comme du capital‑actions, mais plutôt si le montant du « capital‑actions » dont il est question à la clause 16 est restreint. La question d’interprétation est donc d’une portée plus étroite que celle qu’a étudiée la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Thunder Bay.

[646] Étant donné qu’aucune restriction ne vise le « capital‑actions » à la clause 16, je conclus que les rédacteurs entendaient que l’exemption fiscale s’applique à ce capital‑actions à la longue, au‑delà de l’investissement initial de 25 millions de dollars.

f) Conclusion sur la portée de l’exemption fiscale prévue à la clause 16

[647] Le contrat de 1880 doit être examiné sous l’angle de l’interprétation contractuelle, indépendamment de sa force législative. En appliquant ces principes, je conclus que la clause 16 ne s’applique ni à l’impôt sur le revenu ni à la taxe sur le combustible, mais qu’elle s’applique à l’impôt des grandes sociétés, et que cette exemption ne se limite pas à l’investissement en capital initial.

5. La clause 16 n’a été ni abrogée ni annulée dans les années 1960, ni après la prorogation de la CCFCP en 1984, relativement à la taxation fédérale

[648] Après avoir conclu que la clause 16 a force législative et contractuelle et tiré des conclusions quant à l’applicabilité de l’exemption aux trois charges fiscales en cause, je n’ai plus qu’à traiter des arguments du Canada selon lesquels l’exemption fiscale prévue à la clause 16 a été éteinte i) par les négociations menées dans les années 1960 ou ii) par l’effet de la LCSA sur la prorogation de la Compagnie et à examiner la réparation demandée.

[649] Il est bien établi en droit que le principe de la souveraineté parlementaire permet au législateur non seulement de faire des lois, mais aussi d’abroger ses lois antérieures (Peter Hogg & Wade Wright, Constitutional Law of Canada, 5e éd, Toronto, Thomson Reuters, 2007 (feuilles mobiles, version révisée en 2021), au c 12:9 [Hogg et Wright]). La Cour suprême a reconnu que ce pouvoir permet de se soustraire à l’exécution d’un contrat au moyen d’une loi et, à condition qu’il existe un texte de loi clair et explicite à cet effet, d’éteindre les droits d’une partie lésée aux mesures de réparation auxquelles celle‑ci serait par ailleurs admissible du fait du manquement (Wells c Terre‑Neuve, [1999] 3 RCS 199, au para 41).

[650] Fait intéressant, et soit dit en passant, Hogg et Wright citent une exception à la règle selon laquelle le principe de la souveraineté parlementaire habilite le législateur à abroger ses lois antérieures : il s’agit des constitutions du Manitoba, de l’Alberta et de la Saskatchewan. Bien que ces trois lois aient été adoptées par le Parlement fédéral en vertu de l’article 2 de la Loi constitutionnelle de 1871, elles ne peuvent pas être simplement abrogées ou modifiées par lui, car l’article 45 de la Loi constitutionnelle de 1982 confère aux législatures provinciales le pouvoir de modifier leurs propres constitutions (Hogg et Wright, au c 12:9). La présente action est un rare cas où il nous est rappelé qu’en vertu des particularités de notre cadre constitutionnel ces lois sont peut‑être les seules trois créations du Parlement qui demeurent hors de la portée de son pouvoir de modification.

[651] Bien que le Canada admette que l’Acte concernant le CFCP de 1881 n’a jamais été directement abrogé, il affirme que la clause 16 a été résiliée i) soit avec l’accord des parties en 1966, ii) soit, subsidiairement, à la suite d’une restructuration de la société en 1984 et de la délivrance des clauses et du certificat de prorogation sous le régime de la LCSA. Selon le Canada, les deux faits mentionnés aux points i) et ii) empêchent la CCFCP de présenter une demande au titre de l’exemption fiscale.

[652] Dans la présente section, j’examine d’abord si certains faits concernant les parties survenus dans les années 1960 ont entraîné la résiliation de la clause 16. Ensuite, j’examine l’effet de la prorogation de 1984 et l’incidence de la LCSA sur la question de savoir si la clause 16 lie encore toujours les parties.

[653] Pour les motifs qui suivent, je conclus que ni l’une ni l’autre des deux séries de faits (les négociations menées dans les années 1960 et la prorogation sous le régime de la LCSA) n’a eu pour effet de résilier la clause 16, et que celle‑ci continue de lier les parties.

a) L’effet des discussions et des négociations que les parties ont menées dans les années 1960

[654] Premièrement, pour ce qui est des négociations menées et de l’accord conclu dans les années 1960, le Canada affirme que la CCFCP a convenu, en 1966, de renoncer volontairement à l’exemption fiscale prévue à la clause 16 à l’égard des taxes et des impôts fédéraux, en échange de modifications législatives au cadre relatif aux tarifs de transport fixes qui avait été adopté en vertu de la Convention du Nid‑de‑Corbeau.

[655] Un taux légal a été fixé à la fin du XIXe siècle pour le transport du grain (le tarif du Nid‑de‑Corbeau) en tant que stratégie visant à s’assurer que, dans les provinces des Prairies, les agriculteurs tireraient profit de la construction de voies ferroviaires dans la région. Comme l’a expliqué M. Klein, les premiers colons à s’installer dans les Prairies se plaignaient souvent que les tarifs qu’établissaient les chemins de fer étaient nettement trop élevés. Pour stimuler le développement agricole et économique dans les provinces des Prairies, la Couronne a établi le tarif du Nid‑de‑Corbeau en échange des avantages reçus par la CCFCP sur le plan de la construction et du financement par l’entremise de la Convention du Nid‑de‑Corbeau (déclaration du témoin expert Klein datée du 11 février 2020 (le rapport Klein), au para 21).

[656] Cependant, le tarif du Nid‑de‑Corbeau a fini par avoir des conséquences imprévues et il s’est révélé extrêmement impopulaire auprès des sociétés ferroviaires, plus encore vers le milieu du XXe siècle. En conséquence, dans les années 1960, en échange de concessions mutuelles, le Canada a accepté d’apporter certaines modifications législatives au tarif du Nid‑de‑Corbeau, notamment celles qui ont abouti à la Loi nationale sur les transports de 1967.

[657] Il a été fait mention de certaines des principales communications qui ont eu lieu entre les parties en 1966‑1967 dans la section portant sur l’exposé conjoint partiel des faits ci‑dessus (aux paragraphes 108 à 114). Cependant, pour situer dans leur contexte tout entier les négociations, ainsi que l’argument du Canada selon lequel la CCFCP a convenu d’abroger la clause 16 dans les années 1960, passons en revue de façon plus détaillée le contexte entourant les faits qui sont survenus dans les années 1960.

i) Le contexte historique des négociations menées dans les années 1960 entre le Canada et la CCFCP

[658] Après avoir terminé la construction de la Ligne principale en 1885, la CCFCP a construit d’autres lignes d’embranchement, ainsi que l’autorisait la clause 14 du contrat de 1880. (Comme je l’ai déjà dit, le contrat prescrivait que l’exemption prévue à la clause 16 ne s’appliquait pas aux lignes d’embranchement, sauf dans la mesure où elles étaient nécessaires à l’exploitation de la Ligne principale.)

a. La Convention du Nid‑de‑Corbeau

[659] Peu après l’achèvement de la Ligne principale, de précieux gisements de charbon et d’autres minéraux ont été découverts au sud de la voie ferroviaire, dans la région de Kootenay, en Colombie‑Britannique (rapport Klein, au para 13). Pour exploiter ces ressources et profiter des effets indirects des nouvelles lignes ferroviaires, comme le développement agricole et économique, le gouvernement fédéral a entrepris de construire une ligne d’embranchement menant à la région de Kootenay depuis Lethbridge (Alberta), en passant par la Passe du Nid‑de‑Corbeau.

[660] La CCFCP souhaitait signer avec le Canada un contrat pour la construction de cette nouvelle ligne d’embranchement. Cependant, comme c’était le cas pour d’autres tronçons de la Ligne principale, la CCFCP prévoyait qu’il n’y aurait pas sur cette voie assez de circulation – du moins pas au départ – pour couvrir le coût de l’investissement. Pour surmonter ce problème, le gouvernement fédéral a négocié la Convention du Nid‑de‑Corbeau avec la CCFCP pour encourager la construction de la nouvelle voie. Cette convention allait avoir d’importantes répercussions pour la CCFCP et l’industrie nationale du transport dans son ensemble pendant la majeure partie du siècle suivant.

[661] Comme je l’ai mentionné ci‑haut, les agriculteurs étaient vulnérables face aux chemins de fer en raison des frais de transport élevés, car il n’existait pas d’autres moyens de transporter leurs produits. Inévitablement, les tarifs de transport élevés empêchaient les agriculteurs de gagner leur vie.

[662] Pour protéger les intérêts des agriculteurs et réaliser les avantages économiques et sociaux du chemin de fer, le Canada a inclus dans la Convention du Nid‑de‑Corbeau une disposition plafonnant les tarifs que les sociétés ferroviaires pouvaient imposer pour le transport du grain. C’est cette limite fixe sur les tarifs de transport du grain qui a été appelée le tarif du Nid‑de‑Corbeau. Selon M. Klein, l’objectif premier de la réglementation des tarifs de transport au Canada était de contrebalancer le monopole qu’exerçaient des sociétés telles que la CCFCP et d’aider les agriculteurs à mettre leurs produits sur le marché, stimulant ainsi le développement économique.

[663] M. Klein a déclaré que les agriculteurs et les groupements professionnels agricoles dans l’Ouest du Canada ont interprété le cadre de la Convention du Nid‑de‑Corbeau comme une limite perpétuelle au coût du transport dans les Prairies. Les agriculteurs ont considéré que le tarif du Nid‑de‑Corbeau faisait partie du [traduction] « forfait confédérationniste » qui allait continuer de s’appliquer indépendamment de la conjoncture économique (rapport Klein, au para 20). Un sous‑ministre des Transports a décrit en ces termes la manière dont les agriculteurs des Prairies concevaient le tarif et la convention du Nid‑de‑Corbeau (rapport Klein, au para 21) :

[traduction]
La convention, qui était plus ancienne que les provinces de la Saskatchewan et de l’Alberta, comportait la mention « pour toujours » et les producteurs de grain de l’Ouest n’avaient aucun doute qu’il fallait la prendre au pied de la lettre. On croyait de longue date, dans l’Ouest et ailleurs dans le pays, que le Nid‑de‑Corbeau était sacré et que quiconque mettrait la main sur l’Arche d’alliance de 1897 courrait à sa mort politiquement.

[664] Étant sensible sur le plan politique, le tarif du Nid‑de‑Corbeau est resté inchangé, à part de légers rajustements, pendant près d’un siècle. Le tarif fixe, prévu par la loi, a nettement favorisé les cultivateurs‑grainetiers. Même si les prix des cultures ont augmenté au fil du temps, les tarifs de transport sont restés les mêmes et les agriculteurs ont pu ainsi accroître leur rendement économique.

[665] Parallèlement, en empêchant les sociétés ferroviaires d’ajuster le tarif de transport en fonction de l’évolution des circonstances, le tarif du Nid‑de‑Corbeau a créé des problèmes pour ces dernières. Par exemple, quand l’inflation a connu une hausse marquée pendant les deux guerres mondiales, les sociétés ferroviaires ont été incapables de hausser leurs tarifs pour couvrir ces coûts supérieurs. Il y a eu d’autres difficultés, dont les progrès réalisés par les syndicats en négociant des salaires plus élevés pour leurs travailleurs au milieu du XXe siècle, et un accroissement de la concurrence exercée par l’infrastructure routière grandissante, y compris la construction de la route Transcanadienne. De telles pressions auraient naturellement poussé à la hausse les tarifs de transport, mais le tarif du Nid‑de‑Corbeau a empêché la CCFCP d’augmenter ses prix.

[666] Ce n’est pas avant que le gouvernement fédéral eût adopté la Loi sur le transport du grain de l’Ouest, SC 1980, c 168, que le régime du tarif du Nid‑de‑Corbeau a pris fin. Un certain nombre de faits nouveaux et de compromis entre le Canada et les sociétés ferroviaires ont mené à l’adoption d’une nouvelle loi, intégrant les recommandations d’une Commission royale d’enquête sur la question.

b. La Commission d’enquête MacPherson (1959‑1961)

[667] En réponse aux pressions qu’exerçaient les sociétés ferroviaires pour qu’il modifie le cadre de la Convention du Nid‑de‑Corbeau, le Canada a établi une commission royale d’enquête sur les transports (la commission d’enquête MacPherson) chargée de déterminer si les sociétés ferroviaires subissaient effectivement des pertes financières à cause du tarif du Nid‑de‑Corbeau. La CCFCP a présenté de nombreux arguments à la commission d’enquête MacPherson en 1959, dont un certain nombre de méthodes administratives que le gouvernement fédéral pouvait appliquer pour dédommager les pertes que la société subissait à cause du tarif du Nid‑de‑Corbeau.

[668] Le rapport de la commission d’enquête MacPherson de 1961 a recommandé que le gouvernement fédéral dédommage les sociétés ferroviaires de leur manque à gagner. De cette façon, les gouvernements pouvaient continuer d’assurer les avantages du transport ferroviaire du grain dans les Prairies. La commission d’enquête MacPherson a également recommandé que les manques à gagner soient calculés annuellement et que l’on dédommage les sociétés ferroviaires au moyen d’une subvention annuelle égale à des frais variables non couverts par les tarifs de transport.

c. Les pressions exercées par les provinces contre l’exemption fiscale prévue à la clause 16

[669] Pendant que les sociétés ferroviaires faisaient pression auprès de la commission d’enquête MacPherson, les provinces des Prairies en faisaient de même auprès du Canada pour que l’on mette fin à l’exemption fiscale prévue à la clause 16. En mars 1964, ces provinces ont écrit au gouvernement fédéral pour demander qu’il abroge la clause 16, qui avait selon elles pour effet [traduction] « d’exempter la ligne principale du chemin de fer Canadien du Pacifique de toutes taxes provinciales et municipales » (18 mars 1964, mémoire des provinces des Prairies, au para 6).

[670] Plus précisément, les provinces des Prairies ont fait valoir que rien ne justifiait le maintien de l’exemption fiscale, mais qu’il y avait plutôt [traduction] « d’excellentes raisons d’y mettre fin », et que le fait de permettre que l’exemption fiscale continue de s’appliquer perpétuerait la discrimination et le traitement inférieur des municipalités de ces provinces au chapitre de leurs pouvoirs de taxation, ce qui empêcherait les collectivités locales de percevoir des recettes de la CCFCP (18 mars 1964, mémoire des provinces des Prairies, au para 7).

d. Les négociations menées dans les années 1960

[671] Le ministre des Transports Pickersgill a demandé et obtenu l’autorisation du Cabinet d’entamer des discussions avec la CCFCP dans le but de régler la question de l’exemption fiscale à la lumière d’une nouvelle loi que le gouvernement proposait d’adopter et qui comporterait une réforme des tarifs ferroviaires. Le comité du Cabinet chargé de la question a souligné qu’aux termes de la loi fédérale en vigueur la CCFCP bénéficiait d’une exemption de taxes municipales dans certaines régions des provinces des Prairies et que la réforme de la loi offrait une excellente occasion de mettre fin aux avantages fiscaux dont jouissait la CCFCP.

[672] Le ministre Pickersgill a par la suite déclaré au Cabinet qu’il semblait [traduction] « y avoir de bons arguments en faveur de la cessation des exemptions de taxes municipales dont bénéficiait la [CCFCP] dans les Prairies et que, en raison du fait que le projet de loi ferroviaire présentement soumis au Parlement envisageait le versement d’un paiement à [la CCFCP] en dédommagement pour les tarifs du Nid‑de‑Corbeau, on pourrait demander à la société ferroviaire d’en faire autant en renonçant à ses exemptions fiscales ». Le Cabinet a donné son accord pour que le ministre entame des discussions avec la CCFCP [traduction] « en vue d’en arriver à un accord au sujet de la levée de l’exemption de taxes municipales dans certaines régions des provinces des Prairies, exemption accordée à la société ferroviaire par voie législative en 1881 » (procès‑verbal du Cabinet du 24 septembre 1964, aux p 6‑7; non souligné dans l’original).

[673] Le ministre Pickersgill a écrit au président de la CCFCP le 6 novembre 1964, soulignant les deux nouveaux impératifs importants que la commission d’enquête MacPherson avait soulevés pour la viabilité de l’industrie, soit i) le paiement de subventions et ii) plus de latitude pour les sociétés ferroviaires quant à la fixation des tarifs. Il a fait référence à la loi qui était prête à être introduite et qui dédommagerait les sociétés ferroviaires des obligations contractées en vertu de la Convention du Nid‑de‑Corbeau. Le ministre a déclaré que, pour des raisons d’équité, ces deux nouveaux privilèges devraient [traduction] « s’accompagner du retrait des privilèges qui conféraient aux sociétés ferroviaires un statut privilégié par rapport aux entreprises commerciales ordinaires ». Le ministre a mis en lumière le problème que posait la clause 16 pour les municipalités :

[traduction]
Il faut aussi garder à l’esprit que l’effet de l’exemption fiscale se fait sentir le plus dans les régions urbaines. Il s’agit là d’une question d’une certaine importance, surtout à ce moment‑ci où l’augmentation des demandes en services municipaux menace d’excéder les sources existantes de recettes municipales.

[674] La défenderesse signale également deux lettres qui ont été envoyées au sous‑ministre des Transports le 14 avril 1965. La première, du sous‑procureur général, indiquait que, bien que le gouvernement fédéral ait le pouvoir de révoquer la clause 16 par voie législative pour ce qui est des charges fiscales fédérales, sa révocation pour ce qui est des charges fiscales provinciales exigeait une modification constitutionnelle apportée par l’entremise du Parlement britannique. La seconde, envoyée par un avocat de la Couronne, indiquait que la révocation de la clause 16 à l’égard des charges fiscales fédérales seulement ne servirait à rien, car l’argument des provinces des Prairies ne portait que sur les charges fiscales provinciales.

[675] Le ministre Pickersgill a déclaré qu’il serait difficile pour le gouvernement d’annuler simplement et unilatéralement le contrat de 1880, [traduction] « quoique vraisemblablement, le pouvoir souverain du Parlement pourrait être utilisé à cette fin ». Le ministre a présenté au Cabinet diverses options à titre de contrepartie de la part de la CCFCP pour le nouveau projet de loi, qui, selon lui, atténuerait l’iniquité historique que la Convention du Nid‑de‑Corbeau avait causée à la Compagnie (mémoire au Cabinet du 31 mai 1965, aux p 1‑2).

[676] Le 16 juin 1965, le ministre Pickersgill a écrit à M. Crump, le président et chef de la direction de la CCFCP à l’époque, pour expliquer la demande des provinces des Prairies de retirer l’exemption fiscale locale. Il a décrit dans sa lettre les préoccupations de ces provinces, qui estimaient qu’il s’agissait là [traduction] « d’une discrimination au sein du Canada, car le pouvoir d’autres provinces de taxer les sociétés ferroviaires qui exploitaient leurs activités à l’intérieur de leurs frontières n’était pas restreint de la même façon » et que le fait de priver les municipalités des charges fiscales en cause menait à une répartition inéquitable des fardeaux fiscaux locaux » (lettre du 16 juin 1965 du ministre Pickersgill à M. Crump; non souligné dans l’original).

[677] M. Crump et le ministre Pickersgill ont échangé d’autres lettres en juin et en juillet 1965, et la Compagnie a souscrit à [traduction] « l’arrangement volontaire ». En 1966, la Couronne a rédigé des notes de service internes énonçant que la proposition relative à la CCFCP serait liée seulement à des subventions remplaçant les taxes municipales payées, car la taxe municipale était la seule taxe que la CCFCP ne payait pas déjà.

[678] Dans une lettre datée du 20 juillet 1966, le ministre Pickersgill a écrit au nouveau président et chef de la direction, Ian Sinclair :

[traduction]
[d]ans notre projet de loi, nous nous engagerons, au nom du Trésor, à assumer les responsabilités de la CCFCP aux termes de la convention de la Passe du Nid‑de‑Corbeau qui revêtait censément le même caractère perpétuel que l’immunité fiscale. Autrement dit, la CCFCP renoncerait à une immunité en même temps qu’elle serait dégagée d’une obligation perpétuelle.

[679] Dans cette lettre, le ministre Pickersgill a ajouté que [traduction] « quelle que soit la voie suivie, celle‑ci devrait être subordonnée à l’adoption de la loi ferroviaire et n’entrera en vigueur qu’au moment où cette loi s’appliquera ».

[680] Le conseil d’administration de la CCFCP s’est réuni le 8 août 1966, et voici ce qu’on peut lire dans le procès‑verbal de cette réunion :

[traduction]
En examinant cette situation, le consensus est que les risques associés à une position catégorique de la part de la Compagnie au sujet des dispositions du contrat de 1881 conclu avec la Couronne dans cette affaire sont suffisants pour justifier que l’on examine avec sérieux le moyen de régler le problème qui, au fil des ans, a été source de grande irritation entre la Compagnie et les divers paliers de gouvernement dans les provinces concernées. Après une analyse complète des divers aspects de la question, politiques et autres, il est convenu à l’unanimité d’autoriser le président à entamer des négociations avec les autorités fédérales compétentes en vue du retrait volontaire des exemptions fiscales touchant la ligne principale, ces négociations étant fondées sur le fait que ce retrait s’étalera progressivement sur une période de quelques années et n’entrera pas en vigueur avant que l’on adopte la loi ou que l’on mette en œuvre les recommandations de la Commission royale d’enquête MacPherson.

[681] Les membres du Cabinet se sont ensuite rencontrés plus tard ce mois‑là. Le procès‑verbal du 23 août 1966 indique que le ministre Pickersgill a rendu compte de l’approbation du conseil d’administration de la CCFCP, signalant qu’il :

[traduction]
[…] avai[t] discuté récemment avec le président de la Compagnie de chemin de fer Canadien du Pacifique du caractère souhaitable de la renonciation volontaire, par la Compagnie, de son exemption fiscale concernant la ligne principale de la Compagnie. M. Sinclair avait maintenant convaincu le conseil d’administration de la Compagnie qu’il serait souhaitable de renoncer à l’exemption en l’étalant sur une période de trois ans. La mesure serait prise en lien avec l’établissement des coûts du transport du grain […] Le Cabinet note avec approbation l’intention du ministre des Transports d’annoncer à un moment approprié, lors de la reprise de la session de la Chambre des communes, l’intention de la Compagnie du chemin de fer du Pacifique d’éliminer graduellement, sur trois ans, l’actuelle exemption des taxes financières dont bénéficie actuellement la Compagnie le long de sa ligne principale.

[682] Le 29 août 1966, M. Sinclair a écrit au ministre Pickersgill, indiquant que la Compagnie serait disposée à [traduction] « renon[cer] à l’exemption perpétuelle d’impôts municipaux prévue à la clause 16 [du contrat de 1880] » (non souligné dans l’original). M. Sinclair, faisant état de la période de mise en place progressive du paiement des taxes municipales, a également déclaré :

[traduction]

J’ai étudié la question avec les membres du conseil d’administration de la Compagnie qui m’ont autorisé à déclarer qu’en vertu des modalités exposées ci‑après, la compagnie est disposée à renoncer volontairement à l’exemption perpétuelle d’impôts municipaux à l’égard de notre ligne principale dans les provinces des Prairies, en trois étapes égales : […].

[Non souligné dans l’original.]

[683] Enfin, M. Sinclair a écrit :

[traduction]

En tout temps après l’expiration de la période susmentionnée, le Pacifique‑Canadien n’aura aucune objection à ce que des mesures soient prises en vue de modifier la constitution et la loi de façon à mettre fin à l’exemption perpétuelle d’impôts municipaux en question.

[Non souligné dans l’original. Pour un extrait plus complet de cette lettre, voir le paragraphe 109 qui précède.]

[684] Par une lettre datée du 2 septembre 1996, le ministre Pickersgill a répondu à M. Sinclair, le remerciant pour [traduction] « le consentement de la Compagnie à renoncer volontairement à l’exemption perpétuelle d’impôts municipaux prévue à la clause 16 de son contrat » (non souligné dans l’original). Le ministre a confirmé qu’il ferait part au Parlement des dispositions selon lesquelles [traduction] « la Compagnie est disposée à renoncer volontairement à une exemption perpétuelle des impôts municipaux à l’égard de sa ligne principale dans les provinces des Prairies ». Le ministre a noté de plus – en faisant référence à la déclaration qu’il allait faire devant le Parlement – qu’il allait [traduction] « aussi indiquer qu’en tout temps après l’expiration de la période susmentionnée, la Compagnie n’aura aucune objection à ce que des mesures soient prises en vue de modifier la constitution et la loi de façon à mettre fin à l’exemption perpétuelle d’impôts municipaux en question » (non souligné dans l’original).

[685] Le 20 décembre 1966, le ministre Pickersgill a donné suite à ce qu’il avait écrit et a informé le Parlement, lors des débats sur ce qui allait devenir la Loi nationale sur les transports, que la CCFCP s’était « engagé[e] volontairement à payer des subventions [et] que cette offre a[vait] été faite en prévision de la latitude qui serait accordée aux termes de cette nouvelle loi – latitude permettant aux chemins de fer de se livrer concurrence pour les profits comme ils ne peuvent le faire présentement » (Débats des communes, 27‑1, vol XI, 20 décembre 1966, aux p 11373 et 11374).

[686] Le ministre a de nouveau déclaré au Parlement le mois suivant que la CCFCP avait « pris [l’]initiative […] [de renoncer] de plein gré à son affranchissement fiscal ou [de consentir] à le faire si nous faisons certaines choses en retour » et qu’elle s’était ainsi engagée « de façon irrévocable, du point de vue moral, à continuer à verser des octrois en remplacement des impôts jusqu’à ce que nous ayons modifié notre constitution et les constitutions des trois provinces des Prairies de façon à permettre le prélèvement d’impôts de cette société tout comme on en exige du National‑Canadien et des autres chemins de fer » (Débats des communes, 27‑1, vol XI, 10 janvier 1967, à la p. 11599).

[687] Peu après ces débats parlementaires, soit le 9 février 1967, la Loi nationale sur les transports a reçu la sanction royale. Plus tard ce jour‑là, M. Sinclair a envoyé au ministre Pickersgill un télégramme :

[traduction]
Après avoir appris la sanction royale du projet de loi sur les transports nationaux, je vous envoie ce message pour que vous puissiez informer le Parlement que le Pacifique‑Canadien mettra à exécution les propositions qu’il vous a présentées dans la lettre que je vous ai envoyée le 29 août 1966, relativement aux impôts municipaux, comme si le projet de loi sur les transports nationaux était devenu loi avant la fin de 1966.

[Non souligné dans l’original.]

[688] Le ministre Pickersgill a bel et bien communiqué la teneur du télégramme au Parlement. M. Sinclair a ensuite écrit au ministre Pickersgill une lettre datée du 3 mai 1967, concernant le traitement fiscal de ses paiements de subvention :

[traduction]

Comme il était prévu que la Compagnie devrait être en mesure d’inclure à titre de dépense aux fins de l’impôt sur le revenu le plein montant des subventions, il a été convenu que le paiement devrait être fait à Sa Majesté du chef du Canada pour être distribué aux municipalités.

[Non souligné dans l’original.]

[689] Selon les communications gouvernementales internes, le Canada a effectivement convenu que les subventions municipales de la CCFCP seraient traitées comme des dépenses d’entreprise déductibles aux fins de l’impôt sur le revenu. Le sous‑ministre des Transports Baldwin en a informé la CCFCP dans une lettre datée du 19 juillet 1967 et M. Sinclair a répondu au nom de la CCFCP par une lettre datée du 7 août 1967, acceptant que la CCFCP paie les subventions directement aux municipalités.

[690] Finalement, une note de service gouvernementale interne datée du 29 janvier 1970, intitulée [traduction] « Retrait législatif de l’exemption fiscale accordée au CFCP dans les provinces des Prairies » est ainsi libellée en partie :

[traduction]
Après examen de ce dossier, il semble évident que les ententes dont ont convenu le CN et le CP depuis 1966 pour verser des paiements compensatoires en remplacement de taxes sur des biens qui en étaient par ailleurs exemptés ont mis, en fait, une source équivalant à une taxe à la disposition des municipalités et des provinces des Prairies. Ces ententes, il va sans dire, ont été conclues après l’enquête de 1965 sur la manière dont les biens du CP situés dans les Prairies pourraient devenir « normalement » assujettis aux taxes, et elles ont essentiellement réalisé ce qui était en litige à ce moment‑là. Bien que le paiement du CP aux diverses administrations depuis 1967 puisse être considéré comme « gratuit » dans le sens littéral du terme, la lettre que M. Sinclair a envoyée à M. Pickersgill en août 1966 indique que le CP considère cette entente comme un engagement que l’on continuera de respecter […].

iii) Les positions des parties

[691] Se fondant sur la conduite historique de la demanderesse et les déclarations détaillées qui précèdent, le Canada fait valoir que la clause 16 a été annulée sur consentement des parties en 1966, soutenant que la CCFCP s’est présentée – et, en fait, se considérait – comme une contribuable fédérale lorsqu’elle a négocié l’entente de 1966.

[692] La Couronne fait valoir de plus qu’étant donné que la Compagnie payait déjà à l’époque la totalité des charges fiscales fédérales et provinciales, il n’était pas nécessaire d’abroger officiellement la clause 16 après la conclusion de l’entente de 1966 entre les parties. La Couronne soutient qu’après que le Canada eut donné suite à sa promesse d’introduire une loi qui répondrait aux préoccupations de la demanderesse à l’égard du tarif du Nid‑de‑Corbeau, la demanderesse a convenu que la clause 16 pouvait être abrogée. Le Canada ajoute qu’il n’a pas officiellement abrogé la clause 16 parce que cette mesure faisait intervenir des considérations d’ordre constitutionnel à l’échelon provincial. Le Canada dit qu’étant donné que la Compagnie payait déjà la totalité des charges fiscales fédérales et provinciales, il n’était pas urgent de traiter de ces questions constitutionnelles.

[693] La CCFCP n’est pas d’accord, signalant que la seule exemption fiscale à laquelle elle a convenu de renoncer dans les années 1960 – ou jamais – était celle qui s’appliquait aux charges fiscales municipales. Toutes les autres exemptions énoncées dans la clause 16 ont survécu aux années 1960, du fait de sa nature permanente attribuable à l’emploi des mots « à perpétuité ».

[694] La CCFCP affirme de plus que la clause 16 continue d’avoir force législative en tant que limite valide à la taxation fédérale. Ni l’Acte concernant le CFCP de 1881 ni la Charte relative à la CCFCP n’ont jamais été abrogés, et ces instruments relatifs à la CCFCP ont ratifié le contrat de 1880 qui, sous réserve d’un changement reconnu, se poursuit à perpétuité. La demanderesse souligne, comme il a été indiqué ci‑dessus, que la clause 16, contrairement à la clause 15, par exemple, n’a jamais été abrogée par une loi quelconque.

iii) Analyse

[695] Les nombreux extraits des débats parlementaires, lettres, notes de service et autres éléments de preuve donnent une vision claire des discussions et des négociations qui ont eu lieu au cours des mois et des années qui ont mené à l’adoption, en 1967, de la Loi nationale sur les transports.

[696] Après examen des éléments de preuve documentant les négociations menées dans les années 1960, le Canada ne m’a pas convaincu que la clause 16 a été abrogée, de telle sorte que la CCFCP aurait renoncé à l’exemption fiscale dans son intégralité, y compris à l’égard des charges fiscales fédérales, dans la période qui a mené à l’adoption, par le Canada, de la Loi nationale sur les transports. Au contraire, la preuve montre clairement que la demanderesse a renoncé son exemption à l’égard des charges fiscales municipales (ou locales); elle ne montre pas que les parties ont convenu d’abroger l’exemption à l’égard des charges fiscales fédérales.

[697] Je souscris à l’observation de la Couronne selon laquelle il y a eu quelques documents et échanges au cours des mois précédant l’entente – tant formels qu’informels – qui ont eu recours à des termes plus larges et non limitatifs en lien avec la taxation en général, plutôt qu’avec la taxation municipale uniquement. Certes, si on les sépare de l’éventail complet des échanges, ces échanges particuliers peuvent être interprétés de manière plus large. Je conviens de plus que divers représentants du gouvernement ont pu avoir souhaité que la CCFCP renonce à l’éventail complet des exemptions fiscales que contenait la clause 16.

[698] Cependant, lorsqu’on lit tous les documents en tenant compte du contexte historique complet, je ne suis pas convaincu que la demanderesse a souscrit à plus que ce qui est contenu dans les documents principaux – c’est‑à‑dire la lettre de juillet 1966 du ministre Pickersgill à M. Sinclair, la réponse de ce dernier d’août 1966, de même que le suivi du ministre Pickersgill de septembre 1966 (voir les paragraphes 678 à 684 qui précèdent).

[699] J’interprète ces trois lettres en tenant compte particulièrement de ce qui les a précédées au sein du comité du Cabinet et, ensuite, au Cabinet lui‑même. Le ministre et ses hauts fonctionnaires n’ont formulé une recommandation qu’après avoir examiné diverses options et soumis ces dernières au comité et au Cabinet dans son ensemble. Le comité du Cabinet, et ensuite le Cabinet lui‑même, ont tous deux avalisé la recommandation qui ferait disparaître l’exemption applicable à la taxation « locale » ou « municipale », en échange de réformes visant à régler les problèmes de transport du grain que causait le tarif du Nid‑de‑Corbeau, grâce à l’adoption d’une loi prospective (c.‑à‑d. la Loi nationale sur les transports).

[700] Le ministre Pickersgill, au nom du Canada, a présenté à la CCFCP la proposition de renoncer à l’exemption fiscale municipale prévue à la clause 16. La CCFCP a convenu d’y renoncer, ainsi que de fournir des subventions directement aux municipalités, plutôt qu’un paiement équivalent versé en remplacement au gouvernement fédéral pour que celui‑ci le distribue aux municipalités, comme il avait été proposé au départ. La CCFCP a clairement indiqué qu’elle était disposée à le faire en échange de réformes législatives au tarif du transport du grain qui posait problème, mais elle a fait remarquer que ce serait à condition que la CCFCP puisse déduire les subventions à titre de dépenses d’entreprise. Le Canada a souscrit à ces conditions, et il a adopté la nouvelle loi peu après ces négociations.

[701] Dans leur témoignage, les experts de la demanderesse, MM. Hanna et Klein, ont également décrit le cadre historique qui a mené à l’entente conclue en 1966 entre le Canada et la CCFCP. Tous deux ont parlé des difficultés que créait le tarif peu élevé du Nid‑de‑Corbeau, difficultés qui s’aggravaient au fil des ans.

[702] En résumé, je conviens avec la CCFCP qu’elle a accepté de renoncer à l’exemption des charges fiscales municipales en échange d’une réforme législative des tarifs du transport du grain et de la possibilité de considérer les paiements comme des déductions à titre de dépenses d’entreprise aux fins de l’impôt sur le revenu. Autrement dit, pour le Canada, la contrepartie revêtait la forme de la Loi nationale sur les transports, qui s’est inscrite dans la foulée de l’entente conclue entre la CCFCP et le Canada pour mettre un terme à l’exemption fiscale prévue à clause 16 à l’égard des charges fiscales municipales – mais non fédérales.

[703] En ce qui concerne l’argument du Canada selon lequel la Compagnie payait déjà [traduction] « toutes les charges fiscales fédérales et provinciales » à l’époque, je ne suis pas convaincu que la CCFCP avait de ce fait renoncé à son droit de se prévaloir d’une exemption en vertu de la clause 16. Au contraire, à mon avis, et compte tenu surtout des conclusions que j’ai tirées plus haut, à savoir que l’exemption fiscale en cause ne vise ni l’impôt sur le revenu ni la taxe sur le combustible, le fait que la Compagnie payait des charges fiscales fédérales et provinciales qui n’étaient pas exemptées par la clause 16 est sans importance. La volonté de la Compagnie de payer des charges fiscales en dehors d’une exemption fiscale qui s’applique à perpétuité ne veut pas dire qu’elle est disposée à renoncer à tout jamais à l’avantage de cette exemption pour la totalité des charges fiscales futures. Il n’y a aucun lien rationnel entre la volonté passée de payer une charge fiscale dont le contribuable n’est pas exempté et la volonté future de payer une charge fiscale non encore prélevée dont le contribuable pourrait être exempté.

[704] En bref, si le Canada voulait que la clause 16 soit abrogée dans son intégralité – à la conclusion des négociations menées en 1966 ou, quant à cela, à quelque date que ce soit avant ou après cette date – il était nécessaire que les parties l’indiquent clairement dans leurs échanges et leur entente définitive.

[705] À défaut d’une telle entente pour modifier de façon consensuelle leur contrat, le Parlement avait – et a encore de nos jours – à la fois la capacité unilatérale et la souveraineté requises pour modifier la loi. En fait, il l’a fait après la ratification de l’Acte concernant le CFCP de 1881, avec l’Acte concernant le CFCP de 1884 et l’Acte concernant le CFCP de 1888 (voir les paragraphes 211 à 213 des présents motifs). Le Parlement aurait pu aussi abroger l’Acte concernant le CFCP de 1881 à quelque moment que ce soit, mais il n’a jamais exercé ce pouvoir pour mettre fin à l’exemption prévue à la clause 16 à l’égard des charges fiscales fédérales.

b) La prorogation sous le régime de la LCSA n’a pas mis fin à la clause 16

[706] Le premier motif invoqué par le Canada pour faire valoir que les parties ont mis fin à la clause 16 dans les années 1960 ayant été examiné, passons à l’autre motif invoqué par la Couronne pour faire valoir que la clause 16 a été abrogée, c’est‑à‑dire l’effet juridique de la prorogation de la Compagnie en 1984 et l’effet que la loi a eu sur ce changement organisationnel.

[707] Le 2 mai 1984, la demanderesse s’est vu accorder un certificat de prorogation en vertu de l’article 181 de la LCSA (voir les paragraphes 57 et 58 des présents motifs). Ce certificat prévoyait la prorogation aux conditions énoncées dans les clauses de prorogation de la Compagnie. Les parties ne s’entendent pas sur son effet, et, plus précisément, sur la question de savoir si, de ce fait, la clause 16 continue de lier la Compagnie.

i) Les arguments des parties

[708] Le Canada affirme que les changements à la structure organisationnelle de la Compagnie, combinés à l’effet d’une nouvelle loi, ont fait en sorte que la clause 16 a perdu sa force législative. Il allègue tout d’abord que lorsque la CCFCP a obtenu une prorogation en vertu de l’article 181 de la LCSA en vigueur le 2 mai 1984 (il s’agit aujourd’hui de l’article 187), la clause 16 a perdu sa force législative parce que la Charte relative à la CCFCP a cessé d’avoir effet.

[709] De l’avis du Canada, la prorogation a eu pour effet de retirer la Compagnie de la portée de la Charte relative à la CCFCP et de l’importer dans le régime réglementaire que prévoyait la LCSA. Il allègue que les clauses de prorogation déposées en vertu de la LCSA ont remplacé la Charte relative à la CCFCP en tant que document de constitution en société de la Compagnie, et que la Charte est réputée avoir été abrogée en application de l’article 2 de la Loi dinterprétation, SC 1967, c 7 (voir à l’annexe H des présents motifs les clauses et le certificat de prorogation).

[710] Le Canada fait également référence à deux textes de loi qui ont modifié la LCSA. Le premier est la Loi sur les transports au Canada, LC 1996, c 10, que le Parlement a adoptée en remplacement de la Loi sur les chemins de fer, qui a été abrogée. Les articles 212 et 213 de la Loi sur les transports au Canada ont modifié la LCSA de telle sorte que les dispositions de « lois spéciales », dont la Charte relative à la CCFCP, ne s’appliquaient plus à une société prorogée dans la mesure où elles étaient incompatibles avec la LCSA (art 3(3) et 268(11)). Les modifications, codifiées à l’article 214 de la Loi sur les transports au Canada, validaient également les prorogations délivrées avant l’adoption de cette loi.

[711] Le second texte de loi ultérieur qu’invoque la Couronne est la Loi canadienne sur les organisations à but non lucratif, LC 2009, c 23 (dont le paragraphe 311(4) est entré en vigueur le 12 mars 2010 par la voie du décret CP 2010‑265), en vertu de laquelle le Parlement a adopté le paragraphe 268(8.1) de la LCSA. Le paragraphe 268(8.1) prévoit que toute loi spéciale ayant constitué la société cesse de s’appliquer à celle‑ci dès sa prorogation. De l’avis du Canada, le paragraphe 268(8.1) a été adopté [traduction] « pour plus de précision », de telle sorte qu’il s’applique également aux sociétés prorogées sous le régime de la LCSA avant et après l’adoption de la disposition.

[712] La CCFCP invoque deux arguments en réponse. Premièrement, elle affirme que les clauses de prorogation que la Compagnie a déposées contiennent des dispositions expresses qui donnent à penser qu’elle continue de bénéficier de l’exemption législative que prévoit la clause 16. Deuxièmement, elle fait valoir que les dispositions de la LCSA que la défenderesse a citées, dont le paragraphe 268(8.1), s’appliquent de manière prospective seulement, et non rétrospective, de telle sorte qu’elles ne peuvent pas modifier les droits juridiques existants de la CCFCP.

[713] Pour ce qui est du premier argument, la CCFCP renvoie à l’annexe C des clauses de prorogation, qui prévoit :

(i) que les dispositions de la Charte relative à la CCFCP, [traduction] « y compris son acte de constitution et ses modifications, et ses lettres patentes et toutes les lettres patentes supplémentaires » continuent de s’appliquer à la Compagnie, avec les modifications nécessaires pour se conformer à la LCSA (à la clause 1),

(ii) que la Compagnie continue de [traduction] « jouir de la totalité des droits, licences, concessions, pouvoirs, privilèges, autorités et immunités accordés par les présentes ou conférés par voie législative ou contractuelle » (à la clause 12).

[714] La CCFCP soutient que la Compagnie est encore aujourd’hui la même entité que celle à laquelle ont été dévolus des droits par la Charte relative à la CCFCP, et que cette Charte est toujours en vigueur.

[715] À l’appui de cet argument, la CCFCP cite la décision Canadian Pacific Ltd., Re (1996), 30 OR (3e) 110, [1996] OJ No 2412 (CJ Ont (Div gén)) [Re Canadian Pacific (1996)], conf par [1998] OJ No 3699 (CA). Dans cette affaire, la CCFCP souhaitait obtenir l’autorisation de la Cour pour procéder à une restructuration organisationnelle au moyen d’un arrangement conclu sous le régime de la LCSA. Un groupe d’actionnaires détenant des débentures consolidées s’opposait à l’autorisation. L’un des motifs invoqués était que la Cour n’avait pas compétence pour modifier les conditions relatives aux débentures consolidées parce que celles‑ci avaient été autorisées au départ par l’Acte du chemin de fer Canadien du Pacifique, 52 Vict, c 69, qui énonçait les modalités et conditions applicables. Cette loi a été modifiée de temps à autre jusqu’en 1937. Selon les actionnaires, les débentures consolidées, étant une création de la loi, ne pouvaient être modifiées qu’en vertu des modalités de la loi.

[716] Le juge Blair a rejeté l’argument au motif que la Compagnie, au moment de sa prorogation en 1984, était tombée sous le coup de la LCSA (Re Canadian Pacific (1996), au para 71). Il a examiné le texte des clauses de prorogation, selon lequel divers statuts constitutifs et lettres patentes continuaient de s’appliquer à la Compagnie, sous réserve des modifications nécessaires pour se conformer à la LCSA.

[717] Le juge Blair a conclu que la Compagnie était en droit de se prévaloir des divers mécanismes de restructuration que prévoyait la LCSA. L’article 192 autorisait expressément les changements que la Compagnie recherchait. Par conséquent, indépendamment de l’origine législative des débentures consolidées et du cadre législatif entourant leurs modalités et leurs conditions, l’arrangement était possible sous le régime de la LCSA (au paragraphe 72). Plus important encore, le juge Blair a reconnu que les articles constitutifs prévoyaient expressément que les clauses de prorogation et les diverses lettres patentes continuaient de s’appliquer à la Compagnie, mais qu’elles étaient modifiées, au besoin, pour se conformer à la LCSA (au paragraphe 71).

[718] À mon avis, la question qui se posait dans l’affaire Re Canadian Pacific (1996) est différente de celle qui se pose en l’espèce. Comme il a été signalé, la principale question en jeu dans cette affaire consistait à savoir si la Cour pouvait approuver le plan qu’avait la Compagnie de conclure un arrangement sous le régime de la LCSA, même si les débentures consolidées avaient été autorisées et étaient régies par une loi différente. Le juge Blair a affirmé que, puisque la Compagnie était maintenant constituée sous le régime de la LCSA, la société bénéficiait des diverses méthodes de restructuration que prévoyait cette loi. Au paragraphe 71, il a écrit ce qui suit :

[traduction]
Conformément à ses clauses de prorogation, les dispositions des diverses lois constitutives et toutes les modifications qui y ont été apportées, ses lettres patentes et toutes les lettres patentes supplémentaires ont continué de s’appliquer à la Compagnie, mais elles ont été modifiées au besoin pour se conformer à la LCSA.

[Non souligné dans l’original.]

Ce passage, selon moi, confirme l’applicabilité continue de l’Acte concernant le CFCP de 1881 et de la Charte relative à la CCFCP.

[719] En avril 2021, j’ai demandé aux parties de me faire part de leurs commentaires sur plusieurs questions en suspens, dont quatre étaient liées à cette question de prorogation. Premièrement, j’ai demandé aux parties s’il y avait une incohérence entre l’alinéa 3(3)c) de la LCSA, qui dispose que les dispositions de lois ferroviaires spéciales qui sont incompatibles avec la LCSA ne s’appliquent pas aux sociétés prorogées, et le paragraphe 268(8.1) de la LCSA, qui dispose que les lois spéciales ne s’appliquent plus dès qu’une société est prorogée. Deuxièmement, j’ai demandé si la clause 16 était une « loi spéciale » au sens de l’article 87 de la Loi sur les transports au Canada et, troisièmement, si les clauses 1 et 12 des clauses de prorogation entraient en conflit avec la LCSA, et si ces clauses pouvaient préserver les droits prévus à la clause 16. Quatrièmement, j’ai demandé aux parties si l’alinéa 43c) de la Loi dinterprétation, ou le concept de common law des droits acquis, pouvait préserver l’exemption fiscale. Une autre audience a eu lieu le 30 avril 2021, principalement pour répondre à ces quatre questions résiduelles.

[720] À l’audience, les parties ont rejeté le conflit possible entre l’alinéa 3(3)c) et le paragraphe 286(8.1) de la LCSA. La CCFCP a fait valoir qu’il n’y avait conflit que si le paragraphe 268(8.1) s’appliquait rétroactivement de manière à modifier les droits de sociétés prorogées avant son adoption. Invoquant l’ouvrage de la professeure Sullivan (à 11.2), la Compagnie a mentionné la présomption que le législateur n’entendait pas qu’une loi s’applique rétroactivement, sauf si elle était avantageuse ou si son objet était de protéger le public.

[721] La CCFCP a de plus affirmé que la loi elle‑même pouvait révéler une intention d’effet rétroactif. À son avis, l’alinéa 3(3)c) de la LCSA s’applique aux sociétés créées par une loi spéciale qui ont été prorogées sous le régime de la LCSA entre 1996 et 2009, tandis que le paragraphe 268(8.1) ne s’applique qu’aux sociétés prorogées après 2009. Ni l’une ni l’autre de ces deux dispositions ne s’applique aux sociétés prorogées sous le régime de la LCSA avant 1996. C’est donc dire que, dans la présente affaire, ni l’alinéa 3(3)c) ni le paragraphe 268(8.1) ne pouvait s’appliquer à la Compagnie, car celle‑ci avait été prorogée avant leur adoption, et ni l’une ni l’autre ne servait à une fin avantageuse ou liée à la protection du public.

[722] La CCFCP a également fait valoir que les clauses 1 et 12 de ses clauses de prorogation prévoyaient expressément la préservation des droits prévus à la clause 16, lesquels, en tout état de cause, ne pouvaient pas être modifiés par l’abrogation de la Charte relative à la CCFCP – ce qui n’avait pas eu lieu d’après la CCFCP – parce que l’article 2 de l’Acte concernant le CFCP de 1881 était la véritable source du statut législatif de la clause 16.

[723] Le Canada, en revanche, a fait valoir que la position de la CCFCP créait un traitement incohérent des sociétés, et ce, sans raison valable. De plus, selon lui, la position de la CCFCP faisait abstraction du paragraphe 187(5) de la LCSA, lequel confirme que, dès la prorogation, les sociétés sont assujetties à la LCSA comme si elles avaient été constituées au départ en vertu de celle‑ci. La position de la CCFCP présumait qu’avant l’adoption du paragraphe 268(8.1) en 2009, les lois spéciales continuaient d’avoir un effet juridique sur les sociétés prorogées sous le régime de la LCSA, en dépit du fait que ces sociétés étaient alors organisées uniquement sous le régime de cette loi.

[724] Le Canada a fait valoir que, de ce fait, le paragraphe 268(8.1) soit confirme la disposition déterminative qui figure au paragraphe 187(5), soit s’applique prospectivement sans égard à la date à laquelle une société a été prorogée. Les clauses de prorogation pouvaient « copier‑coller » les droits prévus à la clause 16, mais elles ne pouvaient pas préserver l’application de la Charte relative à la CCFCP une fois que la Compagnie devenait assujettie au régime de la LCSA. Ainsi, d’après le Canada, quand la Charte relative à la CCFCP a cessé d’avoir effet, la nature législative des droits prévus à la clause 16 a disparu avec elle.

ii) Analyse

[725] Les parties ont fourni des observations utiles en réponse à ces quatre questions portant sur la LCSA et la prorogation de 1984. Dans leurs observations, les parties ont mis l’accent, comme il a été décrit, sur l’effet de la prorogation sur la Charte relative à la CCFCP. Pourtant, une question clé concernant le fait de savoir si la Charte relative à la CCFCP a été abrogée ou, sinon, a cessé de s’appliquer à la Compagnie, concerne la nature législative de la clause 16.

[726] La Charte relative à la CCFCP est le moyen par lequel le législateur a conféré une force législative aux droits consacrés à la clause 16 (et non par l’entremise de l’article 2 de l’Acte concernant le CFCP de 1881). Une fois investis de cette force législative, les droits prévus à la clause 16 sont devenus leur propre création législative, indépendante de la Charte relative à la CCFCP. C’est donc dire que la disparition possible de la Charte relative à la CCFCP sous l’effet de la LCSA ne met pas fin aux droits que la clause 16 a conférés à la Compagnie, car les deux instruments relatifs à la CCFCP sont indépendants l’un de l’autre.

[727] Dans l’arrêt Renvoi relatif au Manitoba, le juge Rand a fait allusion, à la page 752, au caractère distinct que revêt la clause 16 par suite de l’attribution d’une force législative. Il a expliqué qu’en conférant une force législative à l’exemption fiscale, le gouvernement fédéral avait en fait modifié les pouvoirs de taxation fédéraux et provinciaux. De ce fait, aucune législature ne pouvait taxer légitimement la Compagnie à l’égard des biens exemptés sur le territoire prescrit [traduction] « sans abroger l’exemption fiscale ou entrer en conflit avec elle, en tant que disposition législative existant dans les Territoires » (Renvoi relatif au Manitoba, à la p 752; non souligné dans l’original). C’est donc dire que la Charte relative à la CCFCP n’avait pas simplement incorporé la clause 16; elle était allée plus loin en transformant l’exemption fiscale en sa propre création législative ayant force de loi.

[728] Si la clause 16 n’existait pas en tant qu’instrument particulier, et si les droits d’exemption réclamés par la CCFCP découlaient uniquement de la Charte relative à la CCFCP, cela voudrait dire que l’effet de la prorogation sur cette Charte serait des plus importants. Dans ce cas, il aurait été effectivement nécessaire de traiter de la question de savoir si l’alinéa 3(3)c) et le paragraphe 268(8.1) de la LCSA entrent en conflit, si la Charte relative à la CCFCP pouvait continuer de s’appliquer à la Compagnie et si ses droits pouvaient être maintenus dans un sens législatif au‑delà de la prorogation. Cependant, les droits législatifs que prévoit la clause 16 existent maintenant indépendamment de la Charte relative à la CCFCP.

[729] La principale question qui subsiste est celle de savoir si la prorogation de la Compagnie en 1984 a eu une incidence sur la force législative de la clause 16. Compte tenu du dossier et des observations des parties, je ne vois aucune preuve qu’elle a eu une telle incidence. La professeure Sullivan, dans son ouvrage sur l’interprétation législative, dit qu’une loi adoptée continue de faire partie du droit jusqu’à ce qu’elle expire ou soit abrogée (Ruth Sullivan, Statutory Interpretation, 3e éd, Toronto, Irwin Law, 2016 à la p 21). Elle explique qu’une loi expire lorsqu’elle [traduction] « prévoit sa propre disparition en désignant le moment où elle cessera d’être loi », tandis qu’une loi est abrogée [traduction] « quand il est mis fin à [celle‑ci] par l’application d’une autre loi qui déclare qu’elle est abrogée » (non souligné dans l’original). En ce qui concerne la clause 16, ni l’une ni l’autre de ces situations ne s’applique.

[730] Par ailleurs, la Cour suprême du Canada a reconnu que, pour pouvoir modifier une loi existante, le législateur doit s’exprimer en termes clairs. Dans l’arrêt Rawluk c Rawluk, [1990] 1 RCS 70 [Rawluk], à la page 90, les juges majoritaires de la Cour ont fait remarquer ce qui suit, au sujet de la question de savoir s’il est possible d’avoir recours à la fiducie par interprétation sous le régime de la loi sur le droit de la famille de l’Ontario :

Il est banal mais juste d’affirmer qu’en règle générale le législateur est présumé ne pas s’écarter du droit existant [traduction] « sans exprimer de façon incontestablement claire son intention de le faire ».

[Renvoi omis.]

[731] Cet arrêt portait sur la question de savoir si une disposition législative avait écarté un recours en equity, mais un raisonnement semblable a été appliqué dans des affaires où une nouvelle loi avait censément une incidence sur des droits qui existaient en vertu de lois plus anciennes. Par exemple, dans R v Sivalingam, 2019 ONCJ 239 [Sivalingam], une personne avait été accusée en vertu du Code criminel, LRC 1985, c C‑46, pour avoir conduit avec une alcoolémie supérieure à 80 mL d’alcool par 100 mL de sang. Le Code criminel comprenait également la présomption qu’un test d’alcoolémie confirmait la concentration d’alcool dans le sang du sujet au moment de l’infraction – la « présomption d’identité ».

[732] Après l’accusation, le législateur a modifié l’infraction de conduite avec facultés affaiblies, criminalisant le fait d’avoir une concentration d’alcool dans le sang de plus de 79 mL d’alcool par 100 mL de sang jusqu’à deux heures après avoir cessé de conduire. Selon cette nouvelle disposition législative, la présomption d’identité a été intégrée dans la définition de l’infraction parce qu’il n’était plus nécessaire de prouver la concentration d’alcool dans le sang au moment de la conduite. Cependant, la nouvelle disposition ne disait pas si l’ancienne présomption d’identité s’appliquait aux procès qui avaient commencé avant l’entrée en vigueur des modifications.

[733] Étant donné l’ambiguïté de la nouvelle disposition législative, la Cour a statué que l’ancienne présomption d’identité continuait de s’appliquer aux procès qui avaient commencé avant l’entrée en vigueur de la nouvelle disposition (Sivalingam, au para 90). La Cour a conclu que l’application de la nouvelle disposition compliquerait inutilement les procès commencés sous le régime de l’ancienne disposition et, invoquant l’arrêt Rawluk, elle a jugé que le législateur n’avait pas exprimé « de façon incontestablement claire » que l’ancienne présomption ne s’appliquerait pas aux infractions de conduite en état d’ébriété qui étaient en instance (aux paragraphes 91 à 95).

[734] Un autre exemple est survenu dans la décision Alberta Teachers Association v Pembina Hills Regional Division No 7, 2008 ABQB 87, dans laquelle la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a jugé qu’un ensemble de droits procéduraux conférés aux enseignants au moment de la cessation d’emploi en vertu de la loi intitulée School Act, RSA 2000, c S‑3, n’avaient pas été écartés quand le conseil scolaire avait délégué son pouvoir de cessation d’emploi au surintendant (aux paragraphes 45 à 50). La Cour, invoquant l’arrêt Rawluk, a jugé que le simple fait d’autoriser la délégation de pouvoir n’était pas suffisamment clair pour éliminer des droits procéduraux prévus par la loi.

[735] La Cour suprême du Canada a également reconnu la présomption qu’une loi n’est pas destinée à abolir des droits existants ou à y porter atteinte. Dans l’arrêt Morguard Properties Ltd. c Ville de Winnipeg, [1983] 2 RCS 493, aux pages 506‑507 et 509, la Cour a souligné que des droits législatifs existants ne sont pas réputés abrogés en l’absence de termes exprès dénotant une intention législative claire à cet effet :

On s’attendrait naturellement à trouver dans toute loi modificatrice une mention expresse de ces droits du contribuable si la Législature avait eu l’intention de les modifier ou de les réviser de quelque façon.

[…]

En langage plus moderne, pour porter atteinte aux droits d’un administré, que ce soit à titre de contribuable ou à un autre titre, les tribunaux exigent que le législateur le fasse de façon expresse. La diminution de ces droits peut ne pas avoir été législativement voulue ou même être accidentelle, mais les cours doivent trouver dans la loi des termes exprès pour conclure que ces droits ont été diminués. Ce principe d’interprétation s’impose et s’applique d’autant plus aujourd’hui que les législatures profitent de l’aide et des directives d’un conseil exécutif bien pourvu de personnel et ordinairement très averti. Les moyens disponibles pour rédiger et promulguer les lois sont tels qu’une cour doit être réticente à présumer l’oubli ou des intentions inarticulées lorsque les droits des administrés sont en cause. La législature a la maîtrise complète du processus législatif et si elle ne s’est pas exprimée clairement pour un motif quelconque, elle possède tous les moyens de corriger cette déficience d’expression.

(Voir aussi Li v Rao, 2019 BCCA 265 aux para 83‑84; Royal Crown Gold Reserve Inc. v Schneider, 2012 SKCA 105 au para 17; et Bhatnager c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 RCS 217 à la p 228.)

[736] Même lorsqu’un texte de loi touche censément des droits législatifs existants, ces droits ne peuvent être modifiés ou abrogés qu’au moyen d’un libellé clair (par exemple, voir Spooner Oils Ltd v Turner Valley Gas Conservation Board, [1933] SCR 629 à la p 638, [1933] 4 DLR 545).

[737] Rien dans la LCSA ou dans les diverses lois fédérales qui ont été adoptées pour modifier cette loi n’exprime une intention claire d’abroger les droits d’origine législative qui découlent de la clause 16. Notre Cour n’est pas non plus tombée sur une telle source, pas plus qu’on ne lui en a fourni une. Je conclus donc que la clause 16 continue d’exister et que les droits qu’elle prévoit conservent leur caractère légal.

iii) Conclusion sur la prorogation

[738] Je conclus donc que la prorogation de la Compagnie sous le régime de la LCSA n’a pas modifié la force législative de la clause 16.

6. Aucun jugement déclaratoire n’est justifié

[739] Passons au jugement déclaratoire qu’a demandé la CCFCP. Comme j’ai conclu que la CCFCP ne peut pas se prévaloir de la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet dans la présente action, il reste les déclarations qu’elle souhaite obtenir. À titre de rappel, la CCFCP cherchait à obtenir quatre déclarations dans sa demande :

[traduction]
A. Conformément à la nature constitutionnelle, législative et contractuelle de l’exemption fiscale [prévue à la clause 16], toute prétendue mesure qui est incompatible avec l’exemption fiscale est ultra vires et, dans la mesure de l’incompatibilité, nulle et sans effet.

B. La défenderesse n’a pas le droit de percevoir de taxes sur le combustible acheté, consommé ou utilisé dans le cadre de la construction ou de l’exploitation du chemin de fer Canadien du Pacifique (tel qu’il est défini au paragraphe 9 de la présente déclaration), car ces taxes sont ultra vires.

C. La défenderesse n’a pas le droit de percevoir d’impôt en vertu de la partie I de la LIR sur le revenu gagné par la CCFCP en lien avec l’exploitation du chemin de fer Canadien du Pacifique (tel qu’il est défini au paragraphe 9 de la présente déclaration), car cet impôt est ultra vires.

D. La défenderesse n’a pas le droit de percevoir la taxe sur le carbone imposée en vertu de la partie I de la LTPGES, en lien avec l’exploitation du chemin de fer Canadien du Pacifique (tel qu’il est défini au paragraphe 9 de la présente déclaration), car cette taxe est ultra vires.

[740] La deuxième et la troisième déclarations ne s’appliquent plus, car j’ai décidé que la clause 16 ne s’applique pas à l’impôt sur le revenu ni à la taxe sur le combustible. La quatrième déclaration n’est plus pertinente, car la CCFCP a retiré sa demande à l’égard de la LTPGES à la suite de l’arrêt Renvois relatifs à la LTPGES rendu par la Cour suprême du Canada. Il ne me reste donc plus qu’à examiner la première déclaration.

[741] Parmi les questions qui ont été envoyées aux parties avant l’audience supplémentaire du 30 avril 2021, j’ai demandé si la Cour pouvait accorder à juste titre la première déclaration, apparemment non limitative et de nature prospective.

[742] Le Canada a répondu que non. Même s’il admet que notre Cour a compétence, à sa discrétion, pour prononcer des jugements déclaratoires portant sur les droits que les lois fiscales confèrent à la CCFCP, et même s’il ne conteste pas que le critère applicable à l’octroi d’une déclaration discrétionnaire est respecté (mémoire du Canada, au para 575, citant BCIMC, aux para 35‑42), le Canada fait valoir que la déclaration demandée est excessivement large et théorique et qu’elle ne serait d’aucune utilité pratique. Il soutient qu’un jugement déclaratoire devrait être [traduction] « formulé de manière étroite pour respecter les exigences procédurales des lois applicables et des moyens de défense en equity » (mémoire du Canada, au para 575).

[743] La CCFCP, en revanche, a répondu que notre Cour pouvait prononcer la déclaration, signalant qu’elle a le pouvoir discrétionnaire ultime de déterminer le libellé précis de toute déclaration prononcée. La Compagnie a néanmoins proposé un libellé de rechange, moins large, pour la déclaration en question :

[traduction]
toute prétendue mesure prise par la Couronne fédérale pour fixer ou percevoir des impôts ou des taxes sur le combustible diesel acheté, consommé ou utilisé dans le cadre de la construction ou de l’exploitation de la Ligne principale historique, sur le revenu gagné par la CCFCP en lien avec l’exploitation de la Ligne principale historique, ainsi que sur le capital‑actions de la CCFCP qui est incompatible avec la clause 16 du contrat de 1880 est ultra vires et, dans la mesure de l’incompatibilité, et donc nulle et sans effet.

[744] Ce faisant, la CCFCP a expliqué que l’objectif sous‑jacent était de régler la question de la capacité future du Canada à percevoir l’impôt sur le revenu et la taxe sur le combustible et, ainsi, d’éviter un nouveau litige au cas où notre Cour conclurait que ces deux charges fiscales tombaient sous le coup de la clause 16. Je signale que personne n’a laissé entendre que cette déclaration visait à traiter de toute taxe existante sur le capital‑actions, semblable à l’impôt des grandes sociétés aujourd’hui abrogé.

[745] Compte tenu de ces précisions et de ma conclusion selon laquelle l’impôt sur le revenu et la taxe sur le combustible ne sont pas visés par la clause 16, j’examinerai maintenant la première déclaration (modifiée) que la CCFCP souhaite obtenir.

[746] Je suis d’avis que ce jugement déclaratoire prospectif, même dans sa forme modifiée, risque d’être conjectural, ce qui est à éviter (voir Operation Dismantle Inc c La Reine, [1985] 1 RCS 441 au para 33; S.A. c Metro Vancouver Housing Corp., 2019 CSC 4 aux para 60‑61; Committee for Monetary and Economic Reform (« COMER ») c Canada, 2016 CF 147 au para 144, conf par 2016 CAF 312, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée par 2017 CarswellNat 1859 (WL Can); McLean v Law Society of British Columbia, 2016 BCCA 368 aux para 17‑22, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée par [2016] CSCR no 490). Je ne vois aucune raison de faire autrement en l’espèce et, de ce fait, je refuse de prononcer la déclaration révisée demandée.

[747] Dans la mesure où cette première déclaration demandée envisage une taxe sur le capital‑actions de la CCFCP, il n’existe aucune taxe de cette nature à l’heure actuelle, et il n’y en a pas eu depuis l’abrogation, en 2006, de l’impôt des grandes sociétés. De plus, rien dans le dossier ne donne à penser que l’on imposera vraisemblablement une autre taxe analogue. Il serait injustifié et malvenu de prononcer une déclaration de nature prospective qui envisagerait une taxe inexistante et hypothétique, et ce, pour les raisons expliquées au paragraphe qui précède.

[748] Quoi qu’il en soit, j’ai conclu que l’exemption que prévoit la clause 16 à l’égard des charges fiscales fédérales n’a été ni abrogée ni annulée lors des faits qui sont survenus au cours des années 1960 et au moment de la prorogation de 1984, et il semblerait qu’elle survive encore aujourd’hui, à moins d’une autre question en litige que les parties n’ont pas soulevée en l’espèce.

7. Comme aucune réparation ne peut être accordée, il n’est pas nécessaire d’examiner les moyens de défense en equity qui ont été soulevés

[749] Comme il a été expliqué dans les sections qui précèdent, notre Cour ne peut accorder à la CCFCP les mesures de réparation qu’elle souhaite obtenir, qu’il s’agisse de la restitution ou d’un jugement déclaratoire.

[750] Le Canada soutient que, dans la mesure où notre Cour conclut que la clause 16 existe toujours et qu’elle s’applique à la CCFCP, un certain nombre de moyens de défense en equity empêchent la Compagnie de l’invoquer. Plus précisément, la Couronne soutient que les affirmations (ou l’absence d’affirmation) ou la conduite de la CCFCP au cours des 140 dernières années permettent d’invoquer les moyens de défense fondés sur la préclusion (préclusion promissoire et préclusion par convention), la renonciation par choix, l’abandon, le manque de diligence et l’acquiescement.

[751] La CCFCP fait valoir que les moyens de défense en equity ne s’appliquent pas. Elle ajoute que les moyens de défense ne s’appliquent qu’à l’égard des demandes en equity, et non en droit. Elle ajoute que les moyens de défense en equity ne peuvent écarter les droits prévus par la loi que lui confère la clause 16. Elle soutient, subsidiairement, que le Canada n’a pas établi les éléments que requièrent les divers moyens de défense.

[752] Les mesures de réparation en equity sont toujours soumises au pouvoir discrétionnaire du tribunal (Jiro Enterprises Ltd v Spencer, 2008 ABCA 87 au para 9; Performance Industries Ltd. c Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd., 2002 CSC 19 au para 66). Elles ne font pas seulement appel « à la conscience » de l’auteur allégué de la faute, mais exigent une conduite équitable de la part de celui qui demande réparation (Wewaykum, au para 107). Il est donc entendu que la question de savoir si une réparation en equity sera accordée requiert une analyse hautement factuelle, qui dépend des circonstances particulières de chaque affaire.

[753] Je ne vois aucune raison d’exercer le pouvoir discrétionnaire de notre Cour pour analyser les moyens de défense en equity parce que je n’ai trouvé aucun fondement sur lequel appliquer la réparation fondée sur l’arrêt Kingstreet, pas plus qu’une raison pour laquelle les déclarations demandées devraient être prononcées. À mon avis, vaut mieux laisser à plus tard les questions qui découlent des moyens de défense en equity invoqués par le Canada.

[754] Enfin, les parties ont demandé un délai de 60 jours à compter du prononcé de la présente décision pour s’entendre sur les dépens ou, à défaut, pour présenter à la Cour des observations sur la question. J’acquiesce à cette demande.


JUGEMENT dans le dossier T‑1359‑07

LA COUR STATUE :

  1. Les mesures de réparation demandées aux alinéas 1a) à j) de la déclaration, soit i) le remboursement des montants d’impôt sur le revenu et de taxe sur les grandes sociétés qui ont été perçus par la défenderesse sous le régime de la LIR, et des montants de taxe sur le combustible qui ont été perçus par la défenderesse sous le régime de la LTA, et ii) des déclarations relatives à la perception prospective de ces charges fiscales, sont rejetées.

  2. Pour ce qui est du point i), la restitution demandée en vertu de l’arrêt Kingstreet ne sera pas accordée en raison de l’absence de taxation inconstitutionnelle.

  3. Pour ce qui est du point ii), la Cour n’exercera pas son pouvoir discrétionnaire pour accorder les déclarations demandées relativement à l’impôt sur le revenu et à la taxe sur le combustible, parce que ces deux charges fiscales ne tombent pas sous le coup de l’exemption fiscale prévue à la clause 16, ou pour accorder la déclaration demandée relativement à l’impôt des grandes sociétés, à cause de l’abrogation de cet impôt en 2006 et du fait que la déclaration serait prospective et hypothétique.

  4. La demande de la demanderesse est rejetée.

  5. Les parties auront 60 jours à compter du prononcé du présent jugement pour s’entendre sur les dépens ou, à défaut, pour présenter à la Cour des observations d’une longueur maximale de dix (10) pages (à l’exclusion d’un mémoire de dépens annexé) sur la question.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh



Annexe A : Carte de la Ligne principale

« Carte du réseau du CFCP (2020) »

Source : Archives du CP

Page 23 du recueil des cartes de la Ligne principale historique de la demanderesse

 



DOSSIER :

T‑1359‑07

INTITULÉ :

COMPAGNIE DE CHEMIN DE FER CANADIEN PACIFIQUE c SA MAJESTÉ LA REINE ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE LA SASKATCHEWAN

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATES DE L’AUDIENCE :

LES 5‑8, 14‑16, 19 OCTOBRE 2020

LES 9, 23 NOVEMBRE 2020

LES 23‑26 FÉVRIER 2021

LES 1‑2, 5 MARS 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

LE 29 SEPTEMBRE 2021

COMPARUTIONS :

Michael Barrack

Max Shapiro

Justin Manoryk

Naiara Toker

POUR La demanderesse

Brian Pel

POUR La demanderesse

Michael Ezri

William Softley

Joanna Hill

Linsey Rains

POUR La défenderesse

Sharon H. Pratchler

Tom Irvine

Theodore Litowski

POUR L’INTERVENANT


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Blake, Cassels & Graydon S.E.N.C.R.L./s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR La demanderesse

Heuristica Discovery Counsel LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR La demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR La défenderesse

Procureur général de la Saskatchewan

Regina (Saskatchewan)

POUR L’INTERVENANT

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.