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Date : 20211001


Dossier : IMM-5671-20

Référence : 2021 CF 1018

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 1er octobre 2021

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

NIKOLETT SIMON

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Nikolett Simon [la demanderesse] a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR] sur la base de son genre et de son origine ethnique rom. Elle a également indiqué qu’elle serait exposée à une menace à sa vie de la part de son ancien conjoint de fait si elle retournait en Hongrie. Un agent d’immigration principal a rejeté sa demande dans une décision datée du 22 mai 2020 [la décision relative à l’ERAR].

[2] Mme Simon a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision relative à l’ERAR est déraisonnable, car l’agent n’a pas examiné la preuve de manière raisonnable et a omis d’appliquer raisonnablement les directives concernant la persécution fondée sur le genre. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

II. Contexte

A. Contexte factuel

[3] La demanderesse est une citoyenne hongroise âgée de trente-neuf ans. Elle est née à Miskolc, en Hongrie, où elle a habité jusqu’à ce qu’elle quitte son pays d’origine en 2013. Sa mère est d’origine ethnique rom et son père est d’origine ethnique hongroise. La demanderesse soutient qu’elle a subi de la discrimination tout au long de sa vie à Miskolc. Bien que son grand-père maternel lui ait enseigné la culture rom, son père n’a pas voulu qu’elle soit élevée comme une Rom.

[4] La demanderesse se rappelle avoir subi de la discrimination et des mauvais traitements à l’école, tant de la part des enseignants que des élèves, en raison de son origine rom. Elle souligne notamment qu’elle n’a pas pu passer l’examen d’admission d’une école secondaire de musique parce que l’élève avec qui elle avait été jumelée avait refusé de chanter avec une personne rom.

[5] Les parents de la demanderesse ont divorcé lorsqu’elle fréquentait l’école secondaire. La demanderesse est demeurée avec sa mère après le divorce. Ayant étudié en coiffure, elle a cherché du travail dans ce domaine, mais a constaté que la plupart des salons de coiffure ne voulaient pas l’embaucher en raison de son origine ethnique rom. Elle a finalement trouvé du travail dans un salon de coiffure, mais a été renvoyée quelques semaines plus tard à cause de plaintes de clients au sujet de son origine rom.

[6] Après d’autres recherches d’emploi, la demanderesse a trouvé du travail dans un concessionnaire d’automobiles. Après y avoir travaillé quelques mois, elle a commencé à subir des avances inappropriées de son employeur, un homme d’origine ethnique hongroise plus âgé qui lui disait qu’il [traduction] « aimait être avec des filles tsiganes ». Lorsqu’elle a repoussé les avances de son employeur, elle a été mutée, passant d’un travail de bureau au nettoyage de véhicules dans le garage. L’employeur a continué de la harceler jusqu’à ce que la demanderesse en informe sa femme. Par la suite, son employeur est devenu colérique et l’a renvoyée.

[7] À la fin de 2007, la demanderesse a entamé sa relation avec son ancien conjoint de fait, Peter Vincze. M. Vincze, d’origine ethnique hongroise, n’aimait pas les Roms. La demanderesse lui a caché son origine ethnique, le présentant à son père hongrois, mais pas à sa mère rom. En 2010, M. Vincze a découvert l’identité rom de la demanderesse après une rencontre fortuite avec la mère de celle-ci. À partir de ce moment, leur relation s’est détériorée rapidement et M. Vincze a commencé à boire et à consommer des drogues. Il est aussi devenu violent physiquement et émotionnellement, surtout lorsqu’il était intoxiqué, et a commencé à dénigrer l’origine ethnique rom de la demanderesse. La demanderesse se rappelle que, lorsqu’il dégrisait, M. Vincze s’excusait, mais qu’il recommençait rapidement à la violenter. La demanderesse n’a pas mis fin à la relation à l’époque, car elle affirme qu’elle avait peur de le laisser, qu’elle était dépendante de son amour et qu’elle espérait que leur relation s’améliorerait.

[8] La demanderesse décrit une agression violente qu’elle a subie à l’hiver 2012 lorsque M. Vincze lui a donné des coups de pied, lui a tiré les cheveux et a tenté de l’étrangler, ce qui lui a laissé des ecchymoses sur les bras et les cuisses. Craignant pour sa vie, elle a fui l’appartement conjugal pendant que M. Vincze dormait. Elle s’est rendue au poste de police et a demandé quelles options s’offraient aux victimes de violence conjugale. La police lui a dit que, en l’absence d’effusions de sang, la seule option qui s’offrait à elle était de parler à l’auteur de l’agression. La demanderesse n’a pas déposé de plainte officielle, craignant que cela ne donne rien, puis que M. Vincze devienne furieux et qu’il [traduction] « prenne sa revanche ».

[9] La demanderesse n’est pas retournée chez M. Vincze et est restée à l’appartement d’une amie dans un autre secteur. Elle quittait rarement l’appartement et n’a dévoilé son emplacement à personne, car M. Vincze avait commencé à harceler sa mère pour savoir où elle se trouvait.

[10] La demanderesse se rappelle avoir rencontré des policiers qui patrouillaient et leur avoir demandé ce qu’elle pouvait faire si son ancien conjoint la cherchait et voulait lui faire du mal. Les policiers n’ont pas pris sa demande de renseignements au sérieux et lui ont dit que, étant donné qu’elle n’avait pas de preuve pour justifier sa crainte, sa vie ne devait pas être menacée.

[11] En avril 2013, craignant que M. Vincze la retrouve, la demanderesse a fui au Canada au moyen d’un visa de visiteur. Au Canada, elle a demandé conseil à une consultante en immigration. Elle avait l’intention de présenter une demande d’asile, mais la consultante lui a conseillé de ne pas le faire. Il l’a plutôt aidée à obtenir un permis de travail. Comme la demanderesse n’a pas réussi à trouver un emploi, elle n’a pas été en mesure de renouveler son permis de visiteur après six mois. Sur l’avis de la même consultante, elle est retournée en Hongrie en août 2014 pour demander un nouveau visa.

[12] En Hongrie, elle restait à l’appartement de sa mère à Miskolc lorsqu’elle a croisé des amis de M. Vincze. Un ou deux jours plus tard, M. Vincze attendait la demanderesse dans l’escalier de l’immeuble de sa mère. La demanderesse décrit avoir été agressée et menacée par M. Vincze, ce qui lui a fait craindre pour sa vie. Elle se rappelle que M. Vincze lui a dit que [traduction] « la police ne croirait pas une sale Tsigane de toute façon ». Il a quitté la demanderesse, qui dit s’être alors sentie anéantie.

[13] La demanderesse est allée consulter un médecin à l’hôpital à la suite de l’agression. Elle a eu peur d’aller voir la police parce qu’elle ne faisait pas confiance au processus et ne croyait pas qu’elle serait protégée. Elle affirme qu’elle voulait retourner au Canada dès que possible et qu’elle craignait d’entamer un processus pénal en Hongrie. En septembre 2014, elle a réussi à obtenir un visa de visiteur et est retournée au Canada.

[14] De retour au Canada, la demanderesse a rencontré un homme, qui était également de Miskolc, et a emménagé chez lui. Ils ont eu leur première fille au printemps 2015. Le visa de visiteur de la demanderesse a échu, mais sur avis de sa conseillère en immigration, elle a visité la Hongrie en juillet 2015 pour renouveler son statut de visiteur.

[15] Alors que la demanderesse vivait au Canada (entre septembre 2014 et juillet 2015), sa mère l’a informée qu’elle avait vu M. Vincze à diverses occasions et que celui-ci lui avait demandé à de nombreuses reprises où elle se trouvait. La mère de la demanderesse a dit à M. Vincze que la demanderesse avait quitté le pays et qu’elle avait fondé sa propre famille. M. Vincze s’est apparemment fâché en apprenant cette nouvelle et a déclaré que si la demanderesse revenait en Hongrie, elle le regretterait. Lorsque la demanderesse a visité la Hongrie en juillet 2015, elle n’est pas allée à Miskolc. Elle est restée à Budapest et a demandé à sa mère de venir la visiter dans cette ville. Cette visite a été sa dernière dans son pays d’origine.

[16] La demanderesse est tombée enceinte de nouveau en décembre 2016. Elle a réussi à obtenir une prorogation de son statut de visiteur. Son visa de visiteur a échu en octobre 2017, mais elle est demeurée au Canada, car elle affirme qu’elle craignait pour sa vie et celle des membres de sa famille s’ils devaient retourner en Hongrie. De plus, elle avait peur de ne pas pouvoir revenir au Canada si elle retournait en Hongrie. Elle a présenté une demande de prorogation de son statut de visiteur, mais sa demande a été rejetée en février 2019.

[17] En septembre 2019, son conjoint a été détenu par l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] pour être demeuré au Canada illégalement après l’expiration de son visa de visiteur. Dans le cadre de ce processus, l’ASFC a découvert que le statut de visiteur de la demanderesse était également échu. La demanderesse a été arrêtée et une mesure de renvoi a été prise contre elle. Elle a été autorisée à déposer une demande d’ERAR. Elle a présenté un affidavit accompagné de documents justificatifs, dont le rapport médical de l’hôpital où elle est allée se faire soigner après l’agression commise par M. Vincze en 2014. L’avocat de la demanderesse a également préparé des observations écrites à l’appui de la demande d’ERAR de la demanderesse.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[18] La demande d’ERAR de la demanderesse a été rejetée par l’agent, qui a conclu que celle-ci ne serait pas exposée au risque d’être persécutée ou soumise à la torture, ou encore à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. Essentiellement, l’agent a conclu que la demanderesse ne s’était pas acquittée du fardeau de preuve et qu’elle n’avait pas satisfait aux exigences des articles 96 et 97 de la LIPR.

[19] L’agent a été convaincu que la demanderesse était en partie d’origine ethnique rom et a pris note de la discrimination qu’elle avait subie lorsqu’elle avait présenté une demande d’admission à l’école secondaire de musique. Il a mentionné les déclarations de la demanderesse concernant ses difficultés à trouver et à conserver un emploi en Hongrie en raison de son origine rom, mais a conclu que la demanderesse avait été embauchée par un employeur qui était au fait de son origine ethnique et que [traduction] « le renvoi de son dernier emploi était dû à un conflit personnel ».

[20] En examinant les déclarations de la demanderesse concernant son ancien conjoint, M. Vincze, l’agent a noté les allégations de la demanderesse selon lesquelles son ancien conjoint exerçait de la discrimination envers les personnes roms, sa déclaration selon laquelle elle lui avait caché son identité et l’affirmation selon laquelle il était devenu violent envers elle après avoir découvert son identité. L’agent a aussi tenu compte de l’affirmation de la demanderesse selon laquelle M. Vincze était devenu de plus en plus violent en 2012, ce qui avait amené la demanderesse à consulter la police locale, mais il a désapprouvé le fait que la demanderesse n’avait pas déposé de plainte à la police.

[21] [traduction] « En l’absence de preuve documentaire relative à la situation en Hongrie », l’agent a déclaré qu’il avait effectué ses propres recherches indépendantes, consistant en la lecture d’un rapport du Département d’État américain intitulé « 2019 Country Reports on Human Rights Practices: Hungary » [le rapport du Département d’État américain]. L’agent a reconnu que les difficultés auxquelles les Roms sont confrontés en Hongrie en ce qui concerne l’éducation, le logement, l’emploi et l’accès aux services sociaux, entre autres, sont documentées. L’agent a également reconnu que les personnes roms en Hongrie étaient la cible d’actes de violence et de discrimination en Hongrie. Il a conclu cependant que, dans l’ensemble, la preuve documentaire ne l’avait pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que toutes les personnes roms en Hongrie étaient exposées à de la discrimination équivalant à de la persécution.

[22] Insistant sur le fait que la Hongrie est une [traduction] « démocratie fonctionnelle », l’agent a conclu que la demanderesse n’avait pas présenté de [traduction] « preuve claire et convaincante » permettant de réfuter la présomption selon laquelle la Hongrie a la capacité et la volonté de lui offrir une protection. L’agent a également conclu que la demanderesse [traduction] « n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve afin de démontrer qu’elle avait épuisé tous les recours possibles pour assurer sa protection en Hongrie avant de demander l’asile au Canada ».

III. Questions en litige

[23] La demanderesse soulève plusieurs questions dans sa demande, soutenant, entre autres, que l’agent chargé de l’ERAR a appliqué le mauvais critère juridique relatif à la persécution et a tiré des conclusions déguisées en matière de crédibilité, sous prétexte d’une preuve insuffisante. Toutefois, les observations les plus convaincantes de la demanderesse se rapportent à l’omission de l’agent d’avoir examiné la preuve de manière raisonnable. Ma décision se concentrera donc sur la question du caractère raisonnable de la décision relative à l’ERAR.

IV. Analyse

1. Norme de contrôle

[24] Comme l’a confirmé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], il est présumé que la norme de contrôle applicable au bien-fondé d’une décision administrative est celle de la décision raisonnable (Vavilov, au para 25).

[25] Je conviens avec le défendeur que les circonstances en l’espèce ne justifient pas une dérogation à la norme de la décision raisonnable (Vavilov, aux paras 53-64; et Gandhi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1132 au para 27).

[26] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il incombe à la demanderesse de démontrer le caractère déraisonnable de la décision relative à l’ERAR. Afin de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

2. L’agent chargé de l’ERAR a-t-il commis une erreur en omettant d’examiner la preuve de manière raisonnable et en interprétant mal la preuve?

[27] À mon avis, l’agent a commis plusieurs erreurs dans son examen des éléments de preuve qui lui ont été présentés.

Première erreur : Les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays n’ont pas été examinés sérieusement

[28] La demanderesse fait valoir que l’agent n’a pas examiné sérieusement les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays en ne tenant pas compte de sa demande visant à ce que la version la plus récente du cartable national de documentation [le CND] sur la Hongrie soit examinée, étant donné que l’agent a conclu que [traduction] « les documents précis à examiner n’ont pas été mentionnés et n’ont pas été fournis ».

[29] Soulignant que le CND est un élément fondamental du site Web de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] et que sa consultation est une pratique courante dans la prise de décisions relatives aux ERAR, la demanderesse soutient que, même si elle n’avait pas demandé expressément que le CND soit examiné, il aurait dû l’être puisque le CND doit nécessairement être examiné lors de l’évaluation de la situation objective dans le pays qui est menée dans le cadre d’un ERAR.

[30] La demanderesse cite la décision Bledy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 210 aux para 48-50 [Bledy], pour faire valoir que 1) l’omission de tenir compte d’une preuve documentaire digne de foi constitue un motif d’appel devant la Cour, et que 2) plus l’élément de preuve qui n’a pas été précisément mentionné ou analysé est important, plus une cour de justice sera disposée à conclure que l’agent a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments de preuve.

[31] Elle affirme que si l’agent ne connaissait pas bien le CND, par souci d’équité procédurale, il aurait dû lui demander des précisions, étant donné qu’elle avait demandé expressément à ce que le CND soit utilisé et qu’elle avait cité à diverses reprises des documents contenus dans le CND dans ses observations. En s’appuyant plutôt sur ses propres recherches indépendantes, sans donner à la demanderesse la possibilité de répondre, l’agent a exacerbé le manquement à l’équité procédurale.

[32] En plus de demander à ce que la version la plus récente du CND soit utilisée, la demanderesse a cité des documents précis à examiner tout au long de ses observations à l’intention de l’agent chargé de l’ERAR. Selon la demanderesse, l’agent a donc commis une erreur en concluant qu’aucun document précis n’avait été mentionné.

[33] Le défendeur soutient que l’agent n’a pas omis de tenir compte du CND. L’agent a plutôt [traduction] « simplement refusé de porter le fardeau de la demanderesse d’établir le bien-fondé de sa demande, par exemple, en décidant à quel point le CND était utile à sa demande, et a plutôt examiné le rapport du Département d’État américain sur la Hongrie ».

[34] Le défendeur fait valoir que la décision de l’agent d’évaluer les observations de la demanderesse concernant la protection de l’État à la lumière du rapport du Département d’État américain était raisonnable. De plus, comme l’agent n’a consulté que ce rapport dans le cadre de ses propres recherches, aucune question d’équité procédurale n’est soulevée.

[35] Le défendeur soutient également qu’il est rare de voir des observations relatives à un ERAR qui citent le CND sans que les documents pertinents ne soient inclus dans le dossier de demande, et que l’agent était [traduction] « confus ». Il fait valoir que, ultimement, la demanderesse ne doit pas se contenter d’affirmer que l’agent n’a fait référence à aucun document précis dans le CND.

[36] Je suis du même avis. Les recherches indépendantes de l’agent ne soulèvent aucune question d’équité procédurale, notamment parce que le rapport du Département d’État américain faisait partie du CND visé par la demande de la demanderesse. Je ne suis pas d’accord avec la demanderesse qui affirme que l’agent aurait été tenu de consulter le CND même si elle n’en avait pas fait la demande. Le passage tiré de la décision Bledy et invoqué par la demanderesse à cet égard n’appuie pas la position de la demanderesse. Dans la décision Bledy, la Cour a expressément souligné que les éléments de preuve pertinents avaient été fournis au décideur (Bledy, aux para 48-50).

[37] La question que je dois trancher est celle de savoir si l’agent a rendu une décision déraisonnable en omettant d’examiner les documents précis cités par la demanderesse dans ses observations relatives à l’ERAR.

[38] Je commencerai en faisant remarquer que, dans sa décision relative à l’ERAR, l’agent mentionne, au sujet du CND, que [traduction] « les documents précis à examiner n’ont pas été mentionnés et n’ont pas été fournis » [non souligné dans l’original.]

[39] Contrairement à ce qu’a conclu l’agent, la demanderesse a bel et bien mentionné dans ses observations divers documents contenus dans le CND en citant des passages de ces documents et, dans certains cas, en nommant les documents précis dans le corps de ses observations. En présumant que l’agent a évalué en détail les observations de la demanderesse, j’estime qu’il est impossible qu’il n’ait pas vu les dizaines de citations des documents précis invoqués. Il est simplement déraisonnable de la part de l’agent d’affirmer que les documents précis n’ont pas été mentionnés.

[40] Plus important encore, en plus des citations tirées de divers rapports provenant du CND, les observations relatives à l’ERAR de la demanderesse contenaient des résumés de rapports précis sur la situation dans le pays. Voici quelques exemples de citations tirées de rapports sur la situation dans le pays, dont ceux provenant du CND, contenues dans les observations relatives à l’ERAR de la demanderesse :

[TRADUCTION]

Le racisme et la discrimination répandus à l’égard des Roms sont résumés brièvement par la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance :

L’antitsiganisme est une forme spécifique de racisme, une idéologie fondée sur la supériorité raciale, une forme de déshumanisation et de racisme institutionnel nourrie par une discrimination historique, qui se manifeste, entre autres, par la violence, le discours de haine, l’exploitation, la stigmatisation et la discrimination dans sa forme la plus flagrante.

[Notes de bas de page omises.]

[41] De plus, en ce qui concerne la question de la violence conjugale, le CND est cité ainsi dans les observations relatives à l’ERAR :

[TRADUCTION]

Notamment, le propre rapport de la CISR, au point 2, intitulé « Hongrie : information sur la violence familiale, y compris dans les communautés roms; la loi, y compris sa mise en œuvre; la protection offerte par l’État et les services de soutien, particulièrement à Miskolc, Debrecen et Budapest (2016-juillet 2018) » concorde avec l’affidavit de la demanderesse et confirme l’absence de protection policière. Cette source mentionne que la violence conjugale demeure un « problème grave » dans le pays. Un pourcentage ahurissant (19 p. 100) des femmes en Hongrie ont été victimes de violence physique de la part d’un partenaire depuis l’âge de 15 ans, mais la proportion d’actes de violence de cette nature atteint 33 p. 100 si les expériences évoquées par les répondants dans le questionnaire qu’ils ont rempli sont ajoutées aux expériences dont ils ont parlé lors d’une entrevue menée par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne.

[Notes de bas de page omises.]

[42] Plus loin dans les observations relatives à l’ERAR, la demanderesse continue de citer des documents :

[TRADUCTION]

« [I]l est bien établi que les organismes d’application de la loi adoptent un comportement discriminatoire et hostile […] à l’endroit des Roms », ce qui a « vraisemblablement » une incidence défavorable sur la décision des victimes roms de communiquer avec la police (NANE août 2018). Le professeur a également signalé que, en raison d’un « environnement social et politique fort discriminatoire, peu de Roms, voire aucun d’entre eux, demanderaient l’aide de la police » (professeur 30 juill. 2018).

Malgré l’adoption d’une loi en juillet 2013 qui criminalisait pour la première fois la violence familiale en particulier, des groupes de défense des droits de la personne ont attiré l’attention sur les lacunes persistantes en matière de protection offerte aux femmes en Hongrie, surtout les femmes roms, lesquelles sont particulièrement exposées à un risque […] en raison de leur exclusion et de leur méfiance à l’égard de la police et du système judiciaire.

De même, en 2013, Human Rights Watch a écrit que, dans le cas des femmes roms en particulier, le fait « [qu’]elles ne fassent pas confiance à la police […] les empêche de signaler » les incidents de violence familiale (Human Rights Watch nov. 2013, 3). On peut lire dans un rapport de 2013 sur la Hongrie publié par le Parlement européen que « seulement » 20 p. 100 des femmes roms victimes de violence familiale ont demandé l’aide de la police et que la police est intervenue « de manière efficace » dans « uniquement 1 cas sur 7 ».

D’après le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, la violence familiale n’est pas « systématiquement signalé[e] » en Hongrie et l’action de la police « [n’est] pas adapté[e] » (Nations Unies 9 mai 2018, paragr. 25). NANE a affirmé que les femmes « croient [souvent] qu’elles ont porté plainte à la [police] » après avoir appelé cette dernière sur les lieux et expliqué aux agents « [qu’]elles souhait[ai]ent entamer une procédure, puis il s’avère que le police n’a pas estimé qu’il s’agissait d’une plainte officielle » (NANE août 2018).

[Notes de bas de page omises.]

[43] Au vu de ces nombreuses citations, il est difficile de comprendre pourquoi l’agent a conclu que les documents sur la situation dans le pays à examiner n’ont pas été mentionnés. Par extension, la décision relative à l’ERAR en tant que telle n’a pas non plus mentionné, encore moins examiné les résumés de ces documents contenus dans les observations relatives à l’ERAR, dont certains invalident les propres conclusions de l’agent quant à la question de la protection de l’État.

[44] Étant donné que les documents précis cités dans les observations de la demanderesse étaient essentiels aux arguments de celle-ci au sujet de la situation dans le pays et de la protection de l’État, et qu’ils auraient contredit les conclusions de l’agent, le fait que l’agent a omis d’examiner les éléments de preuve précis relatifs à la situation dans le pays présentés par la demanderesse rend la décision déraisonnable.

Deuxième erreur : Les « Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe » n’ont pas été suivies

[45] La demanderesse fait valoir que l’agent d’ERAR n’a pas tenu compte des « Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe » [les Directives] données par le président en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l’immigration.

[46] La demanderesse s’appuie sur la citation suivante tirée des Directives : « Au moment d’évaluer s’il est objectivement déraisonnable pour la revendicatrice de ne pas avoir sollicité la protection de l’État, le décideur doit tenir compte, parmi d’autres facteurs pertinents, du contexte social, culturel, religieux et économique dans lequel se trouve la revendicatrice » [caractères gras dans l’original].

[47] La demanderesse fait valoir que, en ne tenant pas compte des Directives et des documents précis contenus dans le CND, comme il a été indiqué précédemment, l’agent [traduction] « a omis d’effectuer une analyse concernant la protection de l’État et le contexte lié au genre ». Ainsi, le décideur a fait abstraction de la directive selon laquelle « [l]es décideurs doivent examiner la preuve démontrant l’absence de protection de l’État si l’État et ses mandataires dans le pays d’origine de la revendicatrice ne voulaient pas ou ne pouvaient pas assurer une protection appropriée contre la persécution fondée sur le sexe » [caractères gras dans l’original].

[48] Le défendeur soutient que la demanderesse a tort d’affirmer que l’agent n’a pas tenu compte des Directives et que celui-ci n’a tiré aucune conclusion quant à la crainte de la demanderesse à l’endroit de M. Vincze. Il souligne qu’un décideur administratif n’a pas besoin de [traduction] « mentionner chaque élément de preuve quand il rend une décision », invoquant Burai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 966 au para 38. Bien que je reconnaisse que les Directives sont un outil fort utile que les agents d’ERAR doivent consulter même s’ils ne sont pas des commissaires de la CISR, la question à trancher est celle de savoir si la décision était déraisonnable au regard des Directives, qu’elles aient été expressément citées ou non.

[49] Même si je conviens avec le défendeur que l’agent n’a pas besoin de mentionner précisément les Directives, la décision, lue dans son ensemble, révèle que l’agent a omis de tenir compte des Directives dans son évaluation de la demande d’ERAR.

[50] Comme notre Cour l’a indiqué dans la décision Khon c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 143 au para 19, citant Fouchong c Canada (Secrétaire d’État), [1994] ACF no 1727 au para 10 :

Les Directives n’ont pas force de loi, mais elles sont autorisées par le paragraphe 65(3) de la Loi. Elles ne sont pas obligatoires, mais elles doivent être examinées par les membres du tribunal dans les cas appropriés. Dans une note accompagnant la mise en circulation des Directives, le président de la C.I.S.R. a avisé notamment que, bien qu’elles ne soient pas considérées comme obligatoires,

On s’attend à ce que les commissaires de la section du statut... se conforment aux directives à moins qu’il n’existe des raisons impérieuses ou exceptionnelles pour s’en écarter et adopter [une] analyse différente.

Les particuliers sont en droit de s’attendre à ce que les directives soient suivies à moins qu’il n’existe de raisons impérieuses ou exceptionnelles de s’en écarter.

[51] En l’espèce, les Directives et les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays invoqués par la demanderesse au sujet du genre, de la violence conjugale et de la protection de l’État étaient essentiels pour comprendre les expériences que celle-ci a vécues en tant que femme rom vivant en Hongrie. Par exemple, son hésitation à porter plainte à la police (l’absence de plainte semble avoir été un facteur déterminant dans la décision de l’agent de rejeter la demande) doit être évaluée dans le contexte plus général de la persécution fondée sur le genre (et sur la race) subie par les femmes roms.

[52] Bien que l’agent ait souligné que la demanderesse craignait pour sa vie et qu’elle avait consulté la police locale pour se renseigner sur le type de protection offert, du même souffle, il a désapprouvé la décision de la demanderesse de ne pas porter plainte et le fait qu’elle a « juste demandé des renseignements » [non souligné dans l’original]. Pour reprendre les termes des Directives, l’agent n’a pas tenu compte du « contexte social, culturel, religieux et économique » dans lequel la demanderesse se trouvait lorsqu’il a évalué la question de savoir s’il était objectivement déraisonnable pour la demanderesse de ne pas avoir sollicité la protection de l’État.

[53] Selon le point C(2) des Directives :

Si la revendicatrice peut montrer clairement qu’il était objectivement déraisonnable pour elle de demander la protection de l’État, son omission de le faire ne fera pas échouer sa revendication.

[54] Étant donné l’omission de l’agent d’examiner les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays invoqués par la demanderesse en ce qui concerne la protection de l’État, ou l’absence de protection, offerte aux femmes roms victimes de violence conjugale, et les commentaires de l’agent selon lesquels la demanderesse avait juste demandé des renseignements à la police après l’agression commise par son ancien conjoint, la seule conclusion logique que je peux tirer est que l’agent a omis de tenir compte des Directives lorsqu’il a évalué la décision de la demanderesse de ne pas solliciter la protection de l’État.

[55] Autrement dit, l’agent a considéré la décision de la demanderesse de ne pas déposer de plainte officielle à la police comme étant déraisonnable de fait, malgré les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays et l’explication fournis dans l’affidavit de la demanderesse. Une telle conclusion est contraire aux Directives, qui prévoient que les décideurs doivent examiner la preuve démontrant l’absence de protection de l’État contre la persécution fondée sur le genre.

[56] Le fait que l’agent ait qualifié les avances sexuelles inappropriées faites par l’employeur à la demanderesse de [traduction] « conflit personnel » constitue un autre exemple de l’omission de l’agent de tenir compte des Directives. En plus d’avoir mal interprété la preuve, l’agent a tiré une conclusion qui minimise et écarte la réalité de la violence fondée sur le genre subie par la demanderesse, et qui banalise les effets néfastes de la violence sexuelle.

[57] L’agent a également écarté le rapport de l’hôpital de 2014 fourni par la demanderesse, le jugeant [traduction] « insuffisant pour établir les risques allégués par la demanderesse », en partie parce qu’il a conclu que les blessures signalées par la demanderesse étaient [traduction] « mineures » et n’étaient [traduction] « pas graves ». Je ferais remarquer que les mots « mineures » et « pas graves » ne figuraient pas dans le rapport médical. Il s’agit plutôt de la conclusion que l’agent a tirée après avoir examiné le document en question. Le rapport confirme que, quand elle s’est fait soigner à l’hôpital, la demanderesse avait la paupière supérieure droite enflée et une éraflure à cet endroit, l’épaule droite douloureuse, plusieurs hématomes dus à une pression des doigts sur les deux bras, le majeur de la main droite enflé et douloureux et plusieurs hématomes livides dus à une pression des doigts sur le devant de la hanche droite. Même si les blessures décrites ci-dessus devaient être considérées comme mineures, le rapport médical confirme la version des faits de la demanderesse au sujet de l’agression, de sorte qu’il est difficile de comprendre ce qui peut rendre l’élément de preuve insuffisant à la lumière de la déclaration de la demanderesse selon laquelle elle a été victime de violence fondée sur le genre. En outre, même si le rapport médical n’a pas nommé l’agresseur (un autre problème souligné par l’agent), il a bien confirmé que la demanderesse avait déclaré avoir été agressée par son ancien copain.

[58] Le défendeur soutient que, en concluant que le dossier médical ne constituait pas un élément preuve suffisant pour étayer la déclaration de la demanderesse, l’agent voulait dire en fait que l’élément de preuve ne démontrait pas l’existence d’un risque prospectif, d’autant plus que le dernier incident allégué impliquant M. Vincze avait eu lieu il y a sept ans et que la demanderesse vivait au Canada depuis six ans. Comme l’a fait remarquer la demanderesse, l’argument du défendeur à cet égard ne figure nulle part dans l’analyse de l’agent. En effet, il n’est pas du tout certain que l’agent ait examiné la question du risque prospectif et qu’il l’ait rejeté à la lumière de la preuve dont il disposait.

[59] Le fait que l’agent a omis de tenir compte des Directives en l’espèce est particulièrement troublant étant donné que la demande d’ERAR de la demanderesse est justement fondée sur son genre et son origine rom, de même que sur une menace à sa vie due à des actes de violence conjugale commis par son ancien conjoint de fait.

[60] L’omission de l’agent d’ERAR de tenir compte des éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays et des Directives a eu un effet domino sur la façon dont il a considéré les éléments de preuve présentés par la demanderesse à l’égard de sa demande fondée sur la violence sexiste.

[61] Compte tenu de tout ce qui précède, je conclus que la décision relative à l’ERAR est déraisonnable.

[62] Ayant conclu que la décision est déraisonnable, je n’ai pas besoin de me pencher sur les autres questions soulevées en l’espèce.

V. Conclusion

[63] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[64] Aucune des parties n’a soulevé de question grave de portée générale à certifier, et je conclus que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5671-20

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est accueillie.

  2. La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5671-20

 

INTITULÉ :

NIKOLETT SIMON c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 SEPTEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1er octobre 2021

 

COMPARUTIONS :

David Vago

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Charles J. Jubenville

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Vago

Vago Law Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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