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Date : 20050627

Dossier : IMM-5513-04

Référence : 2005 CF 899

Ottawa (Ontario), le 27 juin 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SIMON NOËL

ENTRE :

RICARDO HORACIO FERNANDEZ et

CLAUDIA ELISABETH ONTIVEROS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]         Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision d'une agente d'immigration (l'agente) du 9 juin 2004, par laquelle l'agente a rejeté la demande des demandeurs pour une étude de leur dossier fondée sur des considérations humanitaires (la demande CH). Les demandeurs sollicitent une ordonnance de certiorari annulant cette décision, ainsi qu'une ordonnance de mandamus pour que la demande CH soit réévaluée par un autre agent d'immigration et pour que le défendeur approfondisse l'enquête les concernant afin de vérifier si des renseignements additionnels sont nécessaires ou si d'autres questions sont soulevées. Les demandeurs voudraient également obtenir leurs dépens en l'espèce.

QUESTIONS EN LITIGE

[2]         L'agente a-t-elle commis une erreur de droit lorsqu'elle a apprécié la demande CH des demandeurs, et ce, en ne demandant pas d'examen des risques ou en n'attendant pas les résultats d'un examen des risques avant renvoi (ERAR), en n'évaluant pas correctement l'intérêt supérieur des enfants, ou en n'analysant pas correctement le degré d'établissement des demandeurs au Canada.

CONCLUSION

[3]         Pour les motifs qui suivent, l'agente a bel et bien commis une erreur en évaluant la situation des demandeurs, et la présente demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

CONTEXTE


[4]         Les demandeurs, Ricardo Horacio Fernandez (M. Fernandez ou le demandeur principal) et Claudia Elisabeth Ontiveros (Mme Ontiveros) (collectivement, les demandeurs), sont entrés au Canada avec deux enfants le 27 mai 2000. Ils sont tous citoyens de l'Argentine. Un troisième enfant est né au Canada en octobre 2000. Le demandeur principal a revendiqué le statut de réfugié en raison de ses opinions politiques, mais sa revendication a été rejetée en septembre 2001 par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la CISR) sous le régime de l'ancienne Loi sur l'immigration. La CISR a décidé que, malgré la crédibilité du récit du demandeur principal en ce qui concerne la persécution, il n'existait pas de lien entre sa crainte d'être persécuté de nouveau et l'un des motifs prévus par Convention (ce qui était exigé à l'époque).

[5]         Le 22 novembre 2002, les demandeurs ont déposé leur demande CH. Au soutien de celle-ci, ils ont souligné leurs craintes de retourner en Argentine, la probabilité que le demandeur principal subisse une rechute s'il était obligé d'y retourner (dans un rapport psychologique du 18 octobre 2002, on a conclu que M. Fernandez souffrait du syndrome de stress post-traumatique (SSPT)), les contacts dans la collectivité que la famille avait créés depuis son arrivée au Canada, et l'intérêt supérieur de leurs enfants.

DÉCISION DE L'AGENTE

[6]         Le 9 juin 2004, la demande CH des demandeurs pour faire traiter leur demande de résidence permanente à partir du Canada a été rejetée. Aucun motif n'a alors été fourni.


[7]         Les motifs de l'agente se trouvent dans le formulaire descriptif sur les considérations humanitaires (à la page 7 du dossier des demandeurs et à la page 3 du dossier du tribunal). L'agente a noté que les demandeurs avaient créé un établissement raisonnable au Canada. Elle a pris acte du soutien qu'ils avaient offert à certains membres de leur collectivité (p. ex. la soeur et le beau-frère de M. Fernandez, Graciela et Hector Tolu, Patricia del Vecchio et ses deux enfants ayant des besoins spéciaux, Clara Barrios). Cependant, elle a jugé que ce soutien pouvait être fourni autrement. Elle a jugé également que l'intérêt supérieur des enfants, y compris celui né au Canada, serait tout aussi bien servi en Argentine qu'au Canada, en raison de la présence de certains membres de la famille étendue en Argentine. En ce qui concerne les risques courus par les demandeurs en cas de renvoi en Argentine, l'agente a estimé qu'il n'était pas nécessaire d'ordonner un examen des risques, parce qu'à son avis, les demandeurs n'avaient pas fourni suffisamment d'éléments de preuve quant aux risques personnels courus, et ce, malgré sa remarque quant à l'existence d'une procédure d'ERAR en cours dans le dossier des demandeurs. Enfin, l'agente a conclu qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve en ce qui concerne la persistance du SSPT et la question de savoir si M. Fernandez pourrait continuer à recevoir des soins en Argentine (et, bien entendu, si celui-ci reçoit actuellement des soins au Canada).


OBSERVATIONS

Les demandeurs

[8]         Les demandeurs prétendent que l'agente a commis trois erreurs de droit, soit :

(1)         en rendant sa décision sans demander d'opinion en ce qui concerne les risques ou sans procéder à son propre examen des risques, ou en n'attendant pas que l'ERAR soit terminé. Cet argument est devenu théorique depuis la remise d'un rapport d'ERAR défavorable en janvier 2005;

(2)         en n'évaluant pas correctement ou en minimisant l'intérêt supérieur des enfants; et

(3)         en ne tenant pas compte des éléments de preuve pertinents quant au degré d'établissement des demandeurs au Canada.

Le défendeur


[9]         Le défendeur prétend que la décision de l'agente était raisonnable eu égard aux faits dont elle était saisie, et qu'en conséquence, la Cour ne devrait pas intervenir. Les agents CH ne sont pas obligés de demander un examen des risques pour chaque demande; ils ne le font que si des risques sérieux ont été soulevés. En l'espèce, les demandeurs n'avaient pas fourni suffisamment d'éléments de preuve à l'appui de leur allégation de risques. En outre, les conclusions tirées par l'agente en ce qui concerne l'intérêt supérieur des enfants étaient raisonnables. Enfin, le degré de l'établissement de la famille au Canada a été évalué et l'agente a conclu que rien n'indiquait que les demandeurs subiraient un préjudice inhabituel ou injustifié s'ils étaient obligés de rentrer en Argentine en attendant l'évaluation de leur demande de résidence permanente.

ANALYSE

La norme de contrôle

[10]       La norme de contrôle applicable aux décisions CH est la décision raisonnable simpliciter. Par conséquent, les demandeurs doivent démontrer que la décision était déraisonnable, ou bien qu'il y a eu manquement aux règles d'équité procédurale : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.

L'examen des risques


[11]       Les demandeurs prétendent que même si une opinion concernant les risques n'est pas exigée dans tous les cas, l'agente aurait dû soumettre leur dossier à un examen des risques eu égard à la preuve dont elle était saisie. L'agente savait qu'en 2001, la CISR avait accepté la version des faits donnée par M. Fernandez. Étant donné que l'article 97 de la LIPR n'impose pas l'obligation d'établir un lien avec l'un des motifs prévus par la Convention (ce qui avait entraîné le rejet de la revendication de M. Fernandez sous le régime de l'ancienne loi), l'agente aurait dû demander, avant de rendre sa décision, une opinion concernant les risques afin de déterminer si les demandeurs s'exposaient à un risque objectivement identifiable.

[12]       Compte tenu du pouvoir discrétionnaire attribué aux agents par le guide IP, l'agente aurait dû, dans les circonstances de l'espèce, attendre le rapport d'ERAR. Aucune urgence ne nécessitait une décision immédiate et aucun préjudice n'aurait été causé si l'agente avait attendu le rapport d'ERAR (voir Adourian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 672 (1re inst.), aux paragraphes 8 et 11). Toutefois, j'ai été informé à l'audience qu'un rapport d'ERAR défavorable avait été remis en janvier 2005; par conséquent, cette question est maintenant théorique.

L'intérêt supérieur des enfants et l'établissement de la famille au Canada


[13]       Les demandeurs prétendent que l'agente n'a pas adéquatement mis en contexte l'intérêt supérieur des enfants. Il y avait amplement d'éléments de preuve indiquant que la séparation d'avec leurs amis et leur famille au Canada serait traumatisante. L'agente n'a pas examiné la preuve suivant laquelle M. Fernandez était susceptible de subir une rechute du SSPT si la famille était renvoyée en Argentine en tenant compte de l'intérêt supérieur des enfants. Enfin, non seulement l'agente n'a pas évalué correctement l'importance qu'il convenait d'accorder à la famille que les demandeurs avaient ici au Canada (Graciela et Hector Tolu), mais en outre elle n'a pas évalué correctement l'importance qu'il convenait d'accorder à la « famille » étendue des demandeurs (p. ex. les enfants del Vecchio).

[14]       À l'appui de leurs observations, les demandeurs citent la décision Jamrich c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. 1076 (C.F.) (Jamrich), dans laquelle est citée la décision Raudales c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 532 (Raudales). Dans ces deux décisions, la Cour examine le degré d'établissement du demandeur afin de déterminer s'il existe des CH suffisantes pour autoriser le demandeur à rester au Canada pendant le traitement de sa demande de résidence permanente. Dans les deux cas, l'intégration du demandeur dans la collectivité dépassait celle de l'immigrant ordinaire. Dans l'affaire Jamrich, les enfants allaient à l'école et participaient aux activités de groupes communautaires. Les deux parents étaient pourvus d'emplois rémunérés. La famille participait beaucoup aux activités de leur église. Dans l'affaire Raudales, la juge Dawson a déclaré aux paragraphes 18 et 19 :

À mon avis, vu l'ensemble de la preuve dont il disposait, l'agent a tiré une conclusion de fait manifestement déraisonnable lorsqu'il a dit que M. Figueroa Raudales ne s'était pas établi au Canada plus que ne l'aurait fait tout autre élève d'école secondaire. Quand la collectivité donne de l'argent et fournit directement les ressources nécessaires pour subvenir aux frais de subsistance et d'éducation de M. Figueroa Raudales, quand le conseil municipal écrit au ministre de l'Immigration pour soutenir sa demande d'immigration, et quand le directeur et le surintendant d'une école écrivent eux aussi pour soutenir la demande fondée sur des considérations humanitaires, on ne saurait dire que l'établissement de M. Figueroa Raudales dans la collectivité n'est pas significative et ne se distingue pas de celle de tout autre élève. La conclusion tirée va à l'encontre de l'essentiel de la preuve.


L'établissement est, d'après les lignes directrices du ministre qui figurent au chapitre 5 du Guide du traitement des demandes au Canada, un facteur à considérer dans l'évaluation d'une demande fondée sur des considérations humanitaires. Sans une bonne évaluation du niveau d'établissement, il était impossible à mon avis, dans le cas présent, de dire si le fait d'obliger M. Figueroa Raudales à demander la résidence permanente depuis l'étranger entraînerait pour lui des difficultés inhabituelles, injustes ou indues.

[15]       Les demandeurs citent également le guide IP-5, dont je reproduis ci-après les dispositions pertinentes :

11. 2        Évaluation du degré d'établissement au Canada

[...]

Le degré d'établissement du demandeur au Canada peut supposer certaines questions, par exemple :

·                        Le demandeur a-t-il des antécédents d'emploi stable?

·                        Y a-t-il une constante de saine gestion financière?

·                        Le demandeur s'est-il intégré à la collectivité par une participation aux organisations communautaires, le bénévolat ou d'autres activités?

·                        Le demandeur a-t-il amorcé des études professionnelles, linguistiques ou autres pour témoigner de son intégration à la société canadienne?

·                        Le demandeur et les membres de sa famille ont-ils un bon dossier civil au Canada (p. ex. aucune intervention de la police ou d'autres autorités pour abus de conjoint ou d'enfants, condamnation criminelle)?


[16]       Je crois qu'au regard du passage précité du guide IP-5 et des décisions Jamrich et Raudales, l'agente n'a pas évalué d'une manière raisonnable l'intérêt supérieur des enfants ni le degré d'établissement des demandeurs dans la collectivité. Par exemple, celle-ci a déclaré qu'elle n'était [traduction] « pas convaincue que personne d'autre ne pouvait aider les familles qui avaient exprimé le besoin que les demandeurs demeurent au Canada » (voir à la page 1 de sa décision). Or, ce n'est pas là le critère applicable. Il ne s'agit pas de savoir si quelqu'un d'autre serait également capable de remplir ce rôle si les demandeurs étaient renvoyés du Canada, mais bien de savoir si leur renvoi causerait un préjudice injustifié. Cette question n'a pas été évaluée correctement par l'agente.

[17]       L'agente disposait d'amplement d'éléments de preuve indiquant que les demandeurs étaient bien établis au Canada. M. Fernandez et Mme Ontiveros occupent tous deux des emplois rémunérés depuis plus de trois ans. Depuis leur arrivée au Canada, ils n'ont pas eu recours à l'aide sociale et leur emploi est stable. Leurs enfants et eux jouent un rôle dans leur collectivité. Ils participent aux activités de leur église. Jusqu'à présent, ils ont respecté les lois, et ils ont tous fait un effort délibéré pour apprendre l'anglais et pour s'intégrer davantage dans la collectivité. Les deux enfants aînés, Leandro et Florencia, travaillent fort et réussissent bien à l'école, et participent également à des activités parascolaires. Le benjamin, Agustin, doit commencer la prématernelle au mois de septembre prochain. Des trois enfants, seule Florencia est probablement assez âgée pour se souvenir d'une manière quelque peu détaillée de l'Argentine. Bien qu'ils aient encore des liens familiaux là-bas, rien ne permet de conclure que ces liens sont plus importants que ceux qu'ils ont au Canada.


[18]       Je conviens que l'agente a commis une erreur en minimisant le préjudice qui serait causé si les demandeurs étaient obligés de retourner en Argentine. Ce préjudice serait causé non seulement aux demandeurs à leur retour en Argentine, où les possibilités sont limitées, mais aussi aux personnes qui demeureraient au Canada (p. ex. Hector Tolu et son entreprise, les enfants del Vecchio, Clara Barrios). Dans les circonstances, je crois qu'il convient d'annuler la décision de l'agente et de renvoyer la demande CH des demandeurs pour qu'un autre agent procède à une nouvelle évaluation conformément aux principes énoncés ci-dessus.

[19]       La Cour a demandé aux deux avocats s'ils avaient des questions à proposer pour certification, mais ils n'en avaient aucune.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

-            La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

-            La décision de l'agente du 9 juin 2004 est annulée, et l'affaire est renvoyée pour qu'une nouvelle décision soit rendue conformément aux principes juridiques applicables.

« Simon Noël »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        IMM-5513-04

INTITULÉ :                                       RICARDO HORACIO FERNANDEZ et al.

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE : LE 22 JUIN 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LE JUGE NOËL

DATE DES MOTIFS :                       LE 27 JUIN 2005

COMPARUTIONS:

Krassina Kostadinov                             POUR LES DEMANDEURS

Sally Thomas                                         POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Krassina Kostadinov                             POUR LES DEMANDEURS

Avocate

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                  POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


COUR FÉDÉRALE

Date : 20050627

Dossier : IMM-5513-04

ENTRE :

RICARDO HORACIO FERNANDEZ et al.

demandeurs

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

                                                        

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE

                                                        

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