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Date : 20210924


Dossier : IMM‑6677‑20

Référence : 2021 CF 1000

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 24 septembre 2021

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

ANITA EFTEKHARZADEH

MOHAMMAD REZA ROUHOLLAHI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, madame Anita Eftekharzadeh et monsieur Mohammad Reza Rouhollahi, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 7 décembre 2020 de la Section d’appel de l’immigration (la SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié confirmant les mesures de renvoi prises contre eux pour avoir omis de se conformer à l’obligation de résidence au titre du paragraphe 28(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La SAI a conclu qu’il n’y avait pas de motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR.

[2] Les demandeurs reconnaissent qu’ils ne se sont pas conformés à l’obligation de résidence pour conserver leur statut de résident permanent. Ils soutiennent toutefois qu’ils ont dû demeurer à l’étranger pour parachever le processus d’adoption de leur fils et, à l’issue du processus, pour satisfaire aux besoins en matière de santé psychologique de celui‑ci.

[3] Les demandeurs affirment que la SAI a commis trois erreurs susceptibles de contrôle en rejetant leur appel. En premier lieu, ils prétendent que la SAI a commis une erreur en n’examinant pas la question de savoir s’il aurait fallu surseoir aux mesures de renvoi. En deuxième lieu, les demandeurs allèguent que la SAI a commis une erreur en omettant d’apprécier la question de savoir s’il y avait des « circonstances particulières justifiant la prise de mesures spéciales ». En troisième lieu, les demandeurs soutiennent que la SAI, en concluant qu’ils n’avaient pas fait de tentatives raisonnables pour revenir au Canada à la première possibilité raisonnable, a commis une erreur en omettant de prendre en compte des éléments de preuve et en relevant de façon rétroactive des périodes au cours desquelles ils auraient pu voyager.

[4] Pour les motifs qui suivent, j’estime que la décision de la SAI est raisonnable. Selon la jurisprudence, la SAI n’était pas tenue d’examiner la question de savoir si l’octroi d’un sursis était justifié tandis que les demandeurs n’avaient pas demandé cette réparation ni d’examiner le facteur des circonstances particulières. De plus, je conclus que la conclusion de la SAI selon laquelle les demandeurs ne sont pas rentrés au Canada à la première occasion raisonnable est justifiée eu égard aux faits pertinents en l’espèce, Par conséquent, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Faits

A. Les demandeurs

[5] Les demandeurs sont des citoyens de l’Iran âgés de 48 ans. Ils ont obtenu le droit d’établissement au Canada à titre de résidents permanents le 5 décembre 2014. Ils sont retournés en Iran le 4 janvier 2015.

[6] De janvier 2015 à décembre 2019, les demandeurs n’ont pas été effectivement présents au Canada la majorité du temps. Ils sont rentrés au Canada brièvement entre octobre et novembre 2015. M. Rouhollahi est aussi revenu au Canada pendant six jours en juin 2019.

[7] Les demandeurs soutiennent qu’ils étaient absents du Canada pendant cette période pour des raisons impératives. Ils expliquent qu’ils sont retournés en Iran en janvier 2015 pour parachever des traitements de fertilité en février et mars 2015. Les traitements ayant échoué, ils sont restés en Iran pour terminer le processus d’adoption d’un enfant.

[8] Les demandeurs affirment que, dans le cadre du processus d’adoption en Iran, ils ont dû obtenir des documents médicaux relatifs à leurs problèmes de fertilité et ont dû participer à des séances de counseling. Ils ont présenté leur demande d’adoption en février 2016. Ils soutiennent qu’ils devaient alors être disponibles, en ayant un foyer en Iran, pour recevoir la visite à domicile d’un inspecteur du ministère des Services sociaux. Cette inspection a été menée à bien en décembre 2016. D’autres inspections et rencontres avec le ministère des Services sociaux ont eu lieu en décembre 2016 et en janvier 2017.

[9] Les demandeurs ont obtenu la garde temporaire de leur fils, Farnam, en mars 2017, et la garde définitive, en novembre 2017.

[10] Les demandeurs affirment que Farnam a subi des traumatismes avant son adoption et qu’il souffrait d’anxiété. Ils ont consulté une psychologue avec lui et se sont fait dire d’attendre qu’il ait deux ans, en mars 2018, pour que son évaluation soit terminée. Entre avril 2018 et août 2019, Farnam a été soigné par Mme Nersi, psychologue spécialisée dans le traitement des enfants ayant subi des traumatismes. Mme Nersi a fait savoir que, en raison de son état psychologique, Farnam ne devrait pas subir de changements importants ou effectuer de longs voyages. Par conséquent, les demandeurs sont demeurés en Iran avec Farnam en Iran jusqu’à ce que son état psychologique s’améliore. Farnam a aussi subi des traitements médicaux en juin 2018.

[11] En août 2019, Farnam allait mieux, et les demandeurs ont demandé l’autorisation requise au tribunal pour faire traduire les documents d’adoption de leur fils afin de demander un visa pour le Canada. Ils ont obtenu son visa pour le Canada en novembre 2019.

[12] Les demandeurs sont revenus au Canada le 27 décembre 2019. À leur arrivée, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a établi deux rapports aux termes du paragraphe 44(1) de la LIPR à l’encontre de chacun des demandeurs. L’agent de l’ASFC a estimé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que les demandeurs étaient interdits de territoire au Canada pour avoir omis de se conformer à l’obligation de résidence prévue à l’article 28 de la LIPR, selon laquelle ils devaient être effectivement présents au Canada pour au moins 730 jours pendant une période quinquennale. À la même date, le délégué du défendeur a conclu que les rapports établis aux termes du paragraphe 44(1) étaient fondés et a pris des mesures d’interdiction de séjour à l’encontre des demandeurs aux termes du paragraphe 44(2) de la LIPR.

[13] L’agent de l’ASFC a constaté qu’entre le 27 décembre 2014 et le 27 décembre 2019, Mme Eftekharzadeh avait été effectivement présente au Canada pendant 39 jours, et M. Rouhollahi, pendant 45 jours.

[14] Les demandeurs ont interjeté appel devant la SAI des mesures de renvoi prises contre eux.

B. La décision faisant l’objet du contrôle

[15] Dans une décision datée du 7 décembre 2020, la SAI a rejeté l’appel des demandeurs, en concluant que ceux‑ci ne s’étaient pas acquittés du fardeau leur incombant d’établir qu’il y avait des motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales. Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

[16] La SAI a pris en compte l’intérêt supérieur de l’enfant (l’ISE) en ce qui concerne Farnam et, en citant la décision Ambat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 292 au para 27 , a énuméré les facteurs additionnels suivants, énoncés dans la décision Ribic, qui, selon elle, s’appliquent aux décisions portant sur les motifs d’ordre humanitaire dans les affaires relatives à l’obligation de résidence,:

l’étendue du manquement à l’obligation de résidence;

les raisons du départ et du séjour à l’étranger;

la question de savoir si les appelants ont tenté de revenir au Canada à la première occasion;

le degré d’établissement au Canada, initialement et au moment de l’audience;

les liens familiaux avec le Canada;

les bouleversements que vivraient les membres de la famille au Canada si les appelants sont renvoyés du Canada ou s’ils se voient refuser l’admission au pays;

les difficultés que vivraient les appelant s’ils sont renvoyés du Canada ou s’ils se voient refuser l’admission au pays;

l’existence de circonstances particulières justifiant la prise de mesures spéciales.

[17] La SAI a ensuite pris en compte chacun de ces facteurs et a conclu que la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire n’était pas justifiée. Cependant, elle n’a pas abordé le dernier facteur : « l’existence de circonstances particulières justifiant la prise de mesures spéciales ».

[18] De plus, la SAI a conclu que les demandeurs n’avaient pas tenté de revenir au Canada à la première occasion raisonnable. Elle a soutenu qu’il y avait trois moments au cours desquels les demandeurs auraient pu revenir au Canada :

  1. Du 17 mars 2015 au 6 janvier 2016 — date à laquelle Mme Eftekharzadeh a fait une fausse couche, ce qui a fait échouer les traitements de fertilité, et date à laquelle les demandeurs ont eu leur première séance de counseling obligatoire dans le cadre du processus d’adoption.

  2. Du 4 février 2016 au 5 décembre 2016 — intervalle entre le moment où les demandeurs ont fait leur demande d’adoption et celui où le ministère des Services sociaux a effectué son inspection du domicile.

  3. À partir de novembre 2017 — après avoir obtenu la garde définitive de Farnam. En dépit du fait qu’elle a souligné que l’état de santé et les problèmes psychologiques de Farnam nécessitaient des traitements, la SAI a conclu que les demandeurs n’avaient pas produit d’éléments de preuve selon lesquels Farnam n’aurait pas pu recevoir lesdits traitements au Canada.

[19] La SAI a conclu que les demandeurs avaient consciemment choisi de s’établir en Iran plutôt qu’au Canada, puisqu’ils avaient choisi de suivre des traitements de fertilité, puis d’adopter un enfant en Iran. De plus, elle a affirmé que l’absence des demandeurs du Canada avait été beaucoup plus longue que prévu pour leurs fins, et qu’ils n’avaient pas fourni assez d’éléments de preuve pour expliquer pourquoi ils étaient restés en Iran continuellement après.

[20] La SAI a soutenu que les obligations de résidence ne sont pas contraignantes et que « des facteurs comme l’importance du manquement, le manque d’établissement digne de mention et l’absence de difficultés en Iran si les appelants perdaient leur statut de résident permanent au Canada ne justifi[ai]ent pas la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire en l’espèce ».

III. Questions en litige et norme de contrôle

[21] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La SAI a‑t‑elle commis une erreur en n’examinant pas la question de savoir si l’octroi d’un sursis était justifié?

  2. La SAI a‑t‑elle commis une erreur en n’appréciant pas la question de l’existence « de circonstances particulières justifiant la prise de mesures spéciales »?

  3. La SAI a‑t‑elle commis une erreur en concluant que les demandeurs n’avaient pas essayé de revenir au Canada à la première occasion raisonnable?

[22] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable aux questions énoncées précédemment est celle de la décision raisonnable.

[23] C’est aussi mon avis. Les décisions de la SAI relatives à l’évaluation des motifs d’ordre humanitaire sont soumises à la norme de la décision raisonnable (Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1028 au para 8, citant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux paras 16 et 17, 23 à 25).

[24] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle fondée sur la déférence et elles est rigoureuse (Vavilov, aux para 12 et 13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). La décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Ce qui est raisonnable dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont disposait le décideur et des répercussions de la décision sur les personnes concernées par cette décision (Vavilov, aux para 88 à 90, 94, 133 à 135).

[25] Pour démontrer qu’une décision est déraisonnable, le demandeur doit établir que la décision contient des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne modifie pas les conclusions de fait de celui‑ci (Vavilov, au para 125).

IV. Analyse

A. La SAI a‑t‑elle commis une erreur en n’examinant pas la question de savoir si l’octroi d’un sursis était justifié?

[26] Selon l’article 66 de la LIPR, après avoir examiné une décision dont appel a été injerjeté, la SAI peut faire droit à l’appel, surseoir à la mesure de renvoi ou rejeter l’appel.

[27] Les demandeurs soutiennent que la décision de la SAI est déraisonnable parce que, en rejetant l’appel qu’ils ont interjeté, elle a omis de prendre en compte la question de savoir si l’octroi d’un sursis était justifié. Les demandeurs affirment que le seuil exigé pour accorder un sursis est moins élevé que celui qui est exigé pour faire droit à un appel. Ils fondent cette affirmation sur la décision de la SAI dans l’affaire Takeuchi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), VA6‑03614, 2008 CanLII 75491 (CA CISR) au para 16. Ils affirment que même si la SAI a établi qu’il n’y avait pas de motifs d’ordre humanitaire justifiant que leur appel soit accueilli, elle aurait pu surseoir aux mesures de renvoi prises contre eux si elle avait examiné cette possibilité.

[28] Les demandeurs reconnaissent qu’ils n’ont pas demandé de sursis dans le cadre de leur appel. De plus, ils reconnaissent que deux décisions de la Cour laissent supposer qu’il faut qu’une demande de sursis à une mesure de renvoi soit faite à la SAI pour que celle‑ci soit obligée d’examiner la question : Lewis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 1227, 1999 CanLII 8564 (CF) (Lewis); et Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 998 (Li).

[29] Les demandeurs affirment que ni la décision Lewis ni la décision Li ne sont déterminantes en l’espèce. Ils prétendent que la décision Lewis est dépassée, puisqu’elle a été rendue avant que la LIPR soit promulguée et avant que l’obligation de produire des motifs soit reconnue. Ils critiquent la décision Lewis comme la décision Li parce qu’elles ne renferment pas de contexte ni d’analyse quant à la question de savoir pourquoi la SAI n’est pas tenue d’envisager toutes les issues possibles, dont l’octroi d’un sursis.

[30] Le défendeur soutient que la SAI n’est pas tenue, aux termes de l’article 66 de la LIPR, de se demander si un sursis à la mesure de renvoi constitue une réparation appropriée en l’absence d’une demande en ce sens. Il affirme plutôt que la SAI est seulement tenue de choisir une réparation parmi celles que prévoit la disposition et de présenter des motifs justifiant sa décision, ce qu’elle a fait en l’espèce.

[31] J’accepte qu’il était loisible à la SAI de surseoir à la mesure de renvoi aux termes de l’article 66 de la LIPR même si les appelants ne l’avaient pas demandé. De plus, j’accepte que, à la lumière de la décision de la SAI citée par les appelants, le seuil exigé pour accorder un sursis peut être moins élevé que celui qui est exigé pour faire droit à un appel. Je ne suis toutefois pas convaincu que la SAI était tenue d’aborder dans ses motifs la question de savoir si l’octroi d’un sursis était justifié.

[32] L’article 66 de la LIPR énonce les trois issues possibles pour un appel. Il ne prévoit pas que la SAI est tenue d’envisager les trois issues, mais seulement qu’elle ne peut pas choisir un autre résultat que l’une de ces trois issues.

[33] Dans la décision Lewis, la demanderesse a demandé au décideur d’envisager de surseoir à la mesure d’expulsion au lieu de rejeter l’appel. Le décideur ne mentionne toutefois pas la possibilité d’un sursis dans sa décision (Lewis, aux para 11 et 12).

[34] En annulant la décision faisant l’objet du contrôle dans la décision Lewis, le juge Simpson a soutenu que si un sursis avait été demandé et que des motifs de décision avaient été fournis, les motifs devaient alors énoncer les raisons pour lesquelles un sursis avait été refusé :

[14] […] À mon avis, lorsqu’un sursis est demandé et que les faits montrent qu’il y a lieu d’envisager un sursis conditionnel, si des motifs sont donnés conformément au paragraphe 69.4(5) de la Loi, le demandeur a le droit de savoir pourquoi le sursis est refusé.

[35] Invoquant la décision Lewis, le juge Gleeson a statué dans la décision Li qu’un sursis « doit être sollicité pour que la Cour statue que la SAI a commis une erreur lorsqu’elle n’a pas expressément traité de ce recours dans ses motifs » (Li, au para 30). En appliquant ce principe dans l’affaire sur laquelle il devait statuer, le juge Gleeson a alors conclu ce qui suit :

[33] L’obligation qui pèse sur un décideur de traiter expressément du refus d’octroyer un sursis prévu à l’article 68 en raison de l’équité procédurale est déclenchée lorsqu’une demande de sursis est présentée. En l’espèce, les éléments de preuve ne permettent pas de conclure que le sursis est un recours qui va de soi, et je ne suis pas convaincu que la demanderesse a sollicité que la SAI envisage d’accorder un sursis, que ce soit en guise de recours principal ou subsidiaire.

[34] Le simple fait que l’article 66 de la LIPR prévoit qu’un sursis est une des possibilités qui s’offrent à la SAI dans l’examen d’un appel ne constitue pas une obligation expresse que la SAI examine le sursis et en traite de son propre chef.

[Non souligné dans l’original.]

[36] Autrement dit, le juge Gleeson a conclu, en explicitant la logique inscrite dans la décision Lewis selon laquelle les décideurs doivent motiver leur décision de refuser un sursis, si un sursis est demandé, que la SAI n’était pas tenue de motiver sa décision de refuser un sursis si un sursis n’avait pas été demandé.

[37] Ces deux affaires pavent la voie à la possibilité pour la SAI d’accorder un sursis lorsque cette réparation n’a pas été demandée. Toutefois, la décision Li exclut l’argument avancé par les demandeurs selon lequel la SAI est tenue d’envisager l’octroi d’un sursis même si cette mesure n’a pas été demandée.

[38] À la lumière de ce qui précède, j’estime que la décision de la SAI est fondée sur une analyse rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles (Vavilov, au para 85). Il était loisible à la SAI de ne pas envisager de surseoir au renvoi des demandeurs si ceux‑ci n’avaient pas demandé une telle mesure.

B. La SAI a‑t‑elle commis une erreur en n’appréciant pas la question de l’existence « de circonstances particulières justifiant la prise de mesures spéciales »?

[39] Les demandeurs soutiennent que,, afin d’apprécier complètement leur situation, la SAI devait examiner la question de savoir s’il y avait, selon les facteurs énoncés dans la décision Ribic, des « circonstances particulières justifiant la prise de mesures spéciales » . De plus, les demandeurs prétendent que, la SAI, en omettant de prendre en compte ce facteur, a fait fi de leur droit d’avoir une famille, lequel droit est protégé par le droit international en matière de droits de la personne et est visé par l’alinéa 3(3)f) de la LIPR.

[40] L’argument des demandeurs ne me convainc pas. La SAI a reconnu que la poursuite de l’objectif des demandeurs de fonder une famille était une explication raisonnable pour leur départ du Canada à ce moment. Toutefois, elle a souligné que les demandeurs avaient choisi de poursuivre leur objectif en Iran et de demeurer dans ce pays au lieu de le faire au Canada.

[41] Dans l’arrêt Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3 (Chieu) au para 77, la Cour suprême du Canada a confirmé l’application des facteurs énoncés dans la décision Ribic par la SAI dans les affaires concernant des motifs d’ordre humanitaire. Elle a statué que la liste des facteurs était indicative, et non pas exhaustive, et que le poids à accorder à un facteur donné dépend des circonstances particulières de chaque cas (Chieu, au para 40). La Cour suprême du Canada a aussi confirmé que la SAI, lorsqu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire quant à la prise de mesures spéciales en raison de motifs d’ordre humanitaire, devait examiner « toutes les circonstances atténuantes pouvant être invoquées en faveur de l’expulsé » (Chieu, au para 79).

[42] J’estime que l’obligation faite à la SAI de prendre en compte toutes les circonstances pertinentes ne lui impose pas d’examiner chacun des facteurs énoncés dans la décision Ribic pouvant s’appliquer dans chaque décision. La SAI a pris en compte toutes les circonstances qui étaient susceptibles de militer en faveur des demandeurs, y compris leur désir de fonder une famille. Comme les demandeurs n’ont pas démontré qu’il y avait des circonstances particulières que la SAI avait omis de prendre en compte, j’estime que la décision de la SAI est raisonnable.

C. La SAI a‑t‑elle commis une erreur en concluant que les demandeurs n’avaient pas essayé de revenir au Canada à la première occasion raisonnable?

[43] Les demandeurs reconnaissent que la conclusion de la SAI selon laquelle ils auraient pu revenir au Canada plus tôt aurait pu être raisonnable si elle avait été fondée sur une appréciation adéquate. Ils soutiennent, toutefois, que dans sa décision, l’appréciation de la SAI était déraisonnable parce que celle‑ci n’a pas tenu compte d’éléments de preuve et a fait appel à une approche rétrospective pour relever les possibilités de retour qui avaient échappé aux demandeurs à l’époque.

[44] Les demandeurs affirment que, en soutenant qu’ils auraient pu revenir au Canada après la fausse couche de Mme Eftekharzadeh en mars 2015, la SAI a fait fi du témoignage de Mme Eftekharzadeh sur la dépression dont elle souffrait et sur le processus de collecte d’éléments probants qui avait lieu en Iran dans le cadre de leur demande d’adoption pendant cette période.

[45] De plus, les demandeurs soutiennent que la SAI a eu tort de conclure qu’ils auraient pu revenir au Canada entre la présentation de leur demande d’adoption en février 2016 et la visite au domicile en décembre 2016 parce que ce n’est qu’avec le recul que cette possibilité pouvait être relevée. Ils ne savaient pas alors à quel moment aurait lieu la visite et, par conséquent, ignoraient combien de temps ils auraient pu passer au Canada. Qui plus est, ils devaient avoir un domicile en Iran pour que la visite ait lieu et pour cette raison, ils n’auraient pas pu se déraciner à ce moment.

[46] En ce qui concerne la conclusion selon laquelle ils ont choisi de demeurer en Iran après avoir obtenu le passeport de Farnam en novembre 2017, les demandeurs soutiennent qu’il ne ressort pas clairement si la SAI a accepté la lettre de Mme Nersi, psychologue de Farnam. La SAI a conclu que les demandeurs « n’[avai]ent présenté ni observation ni élément de preuve pour montrer que les examens médicaux de suivi dont l’enfant avait besoin en raison de son état n’auraient pas pu avoir lieu au Canada ». Toutefois, la lettre de Mme Nersi mentionnait clairement que Farnam ne devrait pas voyager, parce qu’il souffrait de détresse psychologique au point où [traduction] « il ne pouvait même pas supporter d’être assis avec la ceinture bouclée dans le siège d’auto ».

[47] À la lumière de ce qui précède, j’estime que la SAI a eu tort de conclure que les demandeurs auraient pu revenir au Canada pour les traitements que devait subir Farnam. Il n’était pas question ici des options de traitement qui s’offraient au Canada, mais bien des torts qu’auraient pu causer le voyage et le déménagement en soi. Cela ressortait clairement des éléments de preuve dont disposait la SAI, soit la lettre de la psychologue. Je conviens avec les demandeurs qu’il n’aurait pas été raisonnable pour eux de revenir au Canada à quelque moment ce que soit après décembre 2016.

[48] Je ne suis toutefois pas convaincu que la SAI a eu tort de conclure que les demandeurs auraient pu revenir au Canada en mars 2015 ou en février 2016. En dépit du fait que les demandeurs ont expliqué pourquoi ils n’auraient pas pu revenir à ces moments, ils ont présenté des éléments de preuve sommaires pour étayer cette explication. Par conséquent, la SAI a donc conclu de façon raisonnable que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau de la preuve qui leur incombait.

[49] Mme Eftekharzadeh affirme, dans son affidavit, qu’elle a déclaré devant la SAI qu’elle avait souffert de dépression après sa fausse couche, en mars 2015. Les demandeurs prétendent que la SAI a fait fi de cet élément de preuve, qui expliquait pourquoi ils n’avaient pas pu revenir au Canada. Cependant, en l’absence d’autres preuves du contraire, j’estime que la SAI a eu raison de conclure que ce seul témoignage n’établissait pas que Mme Eftekharzadeh ne pouvait pas revenir au Canada pendant la période de mars 2015 à janvier 2016.

[50] De plus, les demandeurs prétendent que, entre mars 2015 et janvier 2016, ils s’employaient à obtenir les éléments de preuve médicaux nécessaires pour être jugés admissibles à l’adoption. Cependant, dans la chronologie qu’ils ont présentée à la SAI, les demandeurs ont affirmé qu’ils se sont prêtés aux séances de counseling obligatoires en janvier 2016, qu’ils ont présenté leur demande d’adoption en février 2016, et qu’ils avaient ensuite subi des examens médicaux obligatoires par l’organisation de médecine légale en décembre 2016, après la visite au domicile. Abstraction faite de cette contradiction, les demandeurs n’ont pas présenté d’éléments de preuve pour établir la nécessité de ces documents ou qu’ils n’auraient pas pu revenir au Canada pendant ce processus.

[51] De même, en ce qui concerne la période entre février et décembre 2016, les demandeurs n’ont présenté aucun élément de preuve pour établir en quoi consistaient le processus de visite au domicile, quelles étaient les attentes à cet égard ou la longueur du préavis qu’ils ont reçu avant la visite au domicile. En dépit du fait qu’ils aient pu être tenus d’avoir une résidence en Iran au moment de la visite au domicile, ils n’ont produit aucun élément de preuve pour établir que ni l’un ni l’autre n’aurait pu revenir au Canada pendant cette période. Par conséquent, il m’apparaît raisonnable que la SAI conclue que les demandeurs n’ont pas produit suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’ils n’auraient pas pu raisonnablement tenter de revenir au Canada plus tôt.

V. Questions à certifier

[52] Les demandeurs proposent les questions suivantes aux fins de certification afin qu’il soit possible d’interjeter appel en vertu l’alinéa 74d) de la LIPR :

  1. Lorsqu’elle instruit un appel à l’égard d’une mesure de renvoi au titre du paragraphe 63(3) de la LIPR, la Section d’appel de l’immigration doit‑elle prendre en compte tous les paragraphes de l’article 66 de la LIPR et établir expressément si chacun s’applique?

  2. 2. Lors de l’examen d’un appel à l’égard d’une mesure de renvoi qui a été interjeté auprès de la SAI en vertu du paragraphe 63(3) de la LIPR, l’appelant doit‑il demander à ce que l’issue visée à l’alinéa 66b) soit prise en considération pour que la SAI puisse l’envisager et rendre une conclusion expresse à cet égard?

[53] Les demandeurs soutiennent que ces questions satisfont au critère de certification, puisque chacune est « déterminante quant à l’issue de l’appel, transcend[e] les intérêts des parties au litige et port[e] sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale » (Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au para 46). Ils affirment que les questions qu’ils ont proposées sont de portée générale parce qu’elles reposent sur une interprétation de la loi et qu’elles sont déterminantes quant à l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire.

[54] Les demandeurs prétendent que l’examen de l’affaire par la SAI sous l’angle de l’alinéa 66b) de la LIPR doit être explicite et que la décision de la SAI n’est justifiée, selon l’arrêt Vavilov (au para 86), que si les motifs montrent que le commissaire de la SAI a pris en compte la possibilité d’octroi d’un sursis. Ils soutiennent que dans la décision Li, il ressortait de la transcription de l’audience que le commissaire de la SAI avait examiné le bien‑fondé d’accorder un sursis, mais que, puisque le recours prévu à l’alinéa 66b) de la LIPR n’avait pas été sollicité, il n’était pas nécessaire qu’il aborde la question dans ses motifs.

[55] Le défendeur s’oppose aux questions proposées par les demandeurs aux fins de certification au motif que ce ne sont pas des questions graves de portée générale, qu’il n’y a pas de contradiction ni d’ambiguïté dans l’article 66 de la LIPR ou dans la jurisprudence s’y rapportant, et que la Cour s’est déjà prononcée dans les décisions Lewis et Li sur les questions soulevées par les demandeurs. Il prétend que le principe énoncé dans les décisions Li et Lewis – soit que la SAI ne doit statuer sur le refus d’accorder un sursis que si l’appelant a sollicité cette mesure – est rationnel, étayé par des principes plus vastes et des précédents de longue date, et n’est contredit par aucune autre quelconque jurisprudence.

[56] Comme il est mentionné au paragraphe 36 de la présente décision, la décision du juge Gleeson dans l’affaire Li, reposant sur la décision du juge Simpson dans l’affaire Lewis, confirme que l’article 66 de la LIPR n’exige pas que la SAI examine la possibilité d’accorder un sursis si la mesure n’a pas été demandée, ce qui répond par la négative à la question proposée par les demandeurs.

[57] J’estime que le principe énoncé dans les décisions Li et Lewis est rationnel, étayé par des principes plus vastes et des précédents de longue date, et n’est contredit par aucune autre jurisprudence.

[58] À la lumière de ce qui précède, j’estime que la première question proposée aux fins de certification par les demandeurs ne satisfait pas au critère de certification.

[59] En ce qui concerne la seconde question proposée par les demandeurs, j’estime qu’elle ne satisfait pas non plus au critère de certification parce qu’elle n’est pas déterminante quant à l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire. La Cour est appelée à trancher la question de savoir si la SAI est tenue d’envisager l’octroi d’un sursis à la mesure de renvoi alors que l’appelant ne l’a pas demandé, et non pas celle de savoir si elle aurait pu envisager l’octroi d’un sursis dans de telles circonstances. La SAI a le pouvoir discrétionnaire d’envisager l’octroi d’un sursis qui n’a pas été demandé, mais cela ne suppose pas qu’elle est tenue de le faire.

VI. Conclusion

[60] Je conclus que la décision de la SAI est raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Je refuse également de certifier les questions proposées par les demandeurs.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6677‑20

LA COUR DÉCLARE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6677‑20

 

INTITULÉ :

ANITA EFTEKHARZADEH ET MOHAMMAD REZA ROUHOLLAHI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience tenue par VIDéOCONFéRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 3 août 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

le 24 septembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Erin C. Roth

 

pour les demandeurs

 

Nima Omidi

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edelmann & Co. Law Offices

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

pour le défendeur

 

 

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