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Date : 20210929

Dossiers : T-1559-20

T-1621-19

Référence : 2021 CF 969

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 septembre 2021

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

SOCIÉTÉ DE SOUTIEN À L’ENFANCE ET À LA FAMILLE DES PREMIÈRES NATIONS DU CANADA, ASSEMBLÉE DES PREMIÈRES NATIONS, COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE, CHEFS DE L’ONTARIO, AMNISTIE INTERNATIONALE ET LA NATION NISHNAWBE ASKI

défendeurs

et

CONGRÈS DES PEUPLES AUTOCHTONES

intervenant

JUGEMENT ET MOTIFS

TABLE DES MATIÈRES

I. Nature de l’affaire 5

(1) La décision du 6 septembre 2019 dans l’affaire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2019 TCDP 39 [décision sur l’indemnisation]. Il s’agit de la décision en cause dans le dossier de la Cour fédérale T-1621-19. Les décisions suivantes du Tribunal ont modifié la décision sur l’indemnisation : 5

(2) La décision du 17 juillet 2020 dans l’affaire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2020 TCDP 20 [décision sur l’admissibilité]. Il s’agit de la décision en cause dans le dossier de la Cour fédérale T-1559-20. Les décisions suivantes du Tribunal ont modifié et confirmé la décision sur l’admissibilité : 6

II. Faits et procédures 7

A. La plainte 8

B. Programme des SEFPN 8

C. Le principe de Jordan 10

D. Parties devant le Tribunal 11

III. Historique des procédures 12

A. La requête du Canada en radiation de la plainte 12

B. Représailles 12

C. La décision sur le fond 13

D. Décisions subséquentes à la décision sur le fond 17

(1) Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 10 (2016 TCDP 10). 17

(2) Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 16 (2016 TCDP 16). 18

(3) Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2017 TCDP 14 (2017 TCDP 14). 19

(4) Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien, 2017 TCDP 35 (2017 TCDP 35). 21

(5) Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2018 TCDP 4 (2018 TCDP 4). 22

(6) Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations et autres c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2019 TCDP 7 [décision provisoire sur l’admissibilité] 23

E. Décisions sur l’indemnisation 25

(1) La décision sur l’indemnisation : T-1621-19 25

(2) Décision supplémentaire sur l’indemnisation 27

(3) La décision sur les définitions 28

(4) La décision sur la fiducie 28

(5) La décision sur le cadre 28

F. Décisions relatives à l’admissibilité en vertu du principe de Jordan 29

(1) Décision provisoire sur l’admissibilité 29

(2) Décision sur l’admissibilité : T-1559-20 30

(3) 2020 TCDP 36 33

(4) La décision sur le cadre 33

IV. Questions en litige et norme de contrôle 34

V. Positions des parties 37

A. Décision sur l’indemnisation 37

(1) Position du demandeur 37

(2) Position de la Société de soutien 39

(3) Position de l’APN 40

(4) Position de la Commission 40

(5) Position des CDO 41

(6) Position de la NNA 41

(7) Position d’Amnistie 42

(8) Position du CPA 42

B. Décision sur l’admissibilité 42

(1) Position du demandeur 43

(2) Position de la Société de soutien 43

(3) Position de l’APN 44

(4) Position de la Commission 45

(5) Position des CDO 46

(6) Position de la NNA 46

(7) Position d’Amnistie 47

(8) Position du CPA 47

C. Équité procédurale 47

(1) Position du demandeur 47

(2) Position des défendeurs et de l’intervenant 48

VI. Analyse 48

A. Question préliminaire — Requête 48

B. La décision sur l’indemnisation 50

(1) Caractère raisonnable 50

(2) Conclusion de la décision sur l’indemnisation 91

C. Décision sur l’admissibilité 92

(1) Caractère raisonnable 96

(2) Conclusion de la décision sur l’admissibilité 111

D. Équité procédurale 112

VII. Quelques réflexions sur la réconciliation 118

VIII. Conclusion 121

 


I. Nature de l’affaire

[1] Notre Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur, le procureur général du Canada représentant le ministre des Services aux Autochtones (Canada). Il est demandé qu’un certain nombre de décisions du Tribunal canadien des droits de la personne (Tribunal), qui sont toutes énumérées ci-dessous, soient annulées et renvoyées à une autre formation. Les demandes de contrôle judiciaire, telles que modifiées, portent sur les décisions suivantes du Tribunal :

(1) La décision du 6 septembre 2019 dans l’affaire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2019 TCDP 39 [décision sur l’indemnisation]. Il s’agit de la décision en cause dans le dossier de la Cour fédérale T-1621-19. Les décisions suivantes du Tribunal ont modifié la décision sur l’indemnisation :

(i) La décision du 16 avril 2020 dans l’affaire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2020 TCDP 7 (décision sur l’indemnisation supplémentaire);
(ii) La décision du 28 mai 2020 dans l’affaire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2020 TCDP 15 (décision sur les définitions);
(iii) La décision du 11 février 2021 dans l’affaire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2021 TCDP 6 (décision sur la fiducie);
(iv) La décision du 12 février 2021 dans l’affaire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2021 TCDP 7 (décision sur le cadre).

(2) La décision du 17 juillet 2020 dans l’affaire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2020 TCDP 20 [décision sur l’admissibilité]. Il s’agit de la décision en cause dans le dossier de la Cour fédérale T-1559-20. Les décisions suivantes du Tribunal ont modifié et confirmé la décision sur l’admissibilité :

(i) La décision du 25 novembre 2020 dans l’affaire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2020 TCDP 36 (2020 TCDP 36), telle qu’incorporée dans la décision sur le cadre.

[2] Les décisions sur l’indemnisation et l’admissibilité découlent d’une décision du Tribunal rendue le 26 janvier 2016 (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 (décision sur le fond)). La décision sur le fond portait sur une plainte en matière de droits de la personne (la plainte) déposée le 23 février 2007 par la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada (Société de soutien) et l’Assemblée des Premières Nations (APN). Le Tribunal a conclu que la preuve lui permettait d’établir à première vue qu’il y avait eu discrimination au sens de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 (LCDP). Dans la décision sur le fond, la Société de soutien et l’APN ont établi que les enfants et les familles issus des Premières Nations vivant dans les réserves et au Yukon se sont vu refuser des services à l’enfance et à la famille équitables au sens de l’alinéa 5a) de la LCDP ou ont été victimes de discrimination au sens de l’alinéa 5b) de la LCDP. La conclusion de discrimination du Tribunal concerne le financement par le Canada du Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations (PSEFPN) et le financement du principe de Jordan visant à permettre aux enfants des Premières Nations à accéder aux services de santé connexes.

[3] L’article 5 de la LCDP dispose que « Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public : a) d’en priver un individu; b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture ».

[4] La demande de contrôle judiciaire de la décision sur l’indemnisation est rejetée.

[5] La demande de contrôle judiciaire de la décision sur l’admissibilité est rejetée.

II. Faits et procédures

[6] Les faits et l’historique de la procédure qui ont abouti aux présentes demandes de contrôle judiciaire sont pour le moins complexes. Les questions sous-jacentes à la présente demande sont controversées depuis plus d’une décennie. Les observations et le dossier relatif aux présentes demandes étaient vastes. Bien que seulement deux séries de décisions fassent l’objet de la présente procédure de contrôle judiciaire, il est utile de donner un aperçu de certains concepts clés et des décisions connexes du Tribunal pour établir le contexte approprié.

A. La plainte

[7] En 2007, la Société de soutien et l’APN ont déposé la plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (Commission). Elles alléguaient que le Canada violait la LCDP en faisant preuve de discrimination envers des enfants et des familles des Premières Nations qui vivent dans des réserves, en sous-finançant la prestation des services à l’enfance et à la famille. Elles ont fait valoir que cette discrimination était fondée sur la race et l’origine nationale ou ethnique. La plainte soulignait la surreprésentation dramatique des enfants des Premières Nations dans les foyers d’accueil, la nécessité d’une mise en œuvre adéquate du principe de Jordan (davantage discuté ci-dessous), et la nature systémique et continue de la discrimination. La plainte exposait également les efforts déployés par le passé par la Société de soutien, l’APN et d’autres organismes, pour réclamer une réforme du programme et un financement supplémentaire. La Commission a exercé son pouvoir discrétionnaire et a renvoyé la plainte au Tribunal pour audition.

[8] Le Canada a déposé une demande de contrôle judiciaire par laquelle elle invitait la Cour à annuler la décision de renvoi de la Commission et à interdire au Tribunal d’entendre la plainte. En novembre 2009, la demande a été suspendue (Canada (Procureur général) c Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada [24 nov. 2009], Ottawa T‑1753-08 [CF]). Le Canada a demandé le contrôle judiciaire de la décision de suspension et la Cour a rejeté la demande (Canada (Procureur général) c Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, 2010 CF 343).

B. Programme des SEFPN

[9] Au Canada, chaque province et territoire a ses propres lois qui régissent la prestation de services aux enfants et aux familles dans le besoin. Cependant, les enfants des Premières Nations vivant dans les réserves et au Yukon reçoivent des services à l’enfance et à la famille du gouvernement fédéral par le biais du PSEFPN. Cela s’explique par le fait que le gouvernement fédéral a une « autorité législative » sur « les Indiens et les terres réservées pour les Indiens » en vertu du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, (R.-U.), 30 & 31 Vict, c 3, reproduite dans LRC 1985, annexe II, no 5. La séparation des pouvoirs est la force motrice qui sous-tend les types de conflits de compétence discutés dans cette décision.

[10] Au moment où la plainte a été déposée, les organismes responsables du Programme des SEFPN étaient financés par le gouvernement canadien selon une formule de financement connue sous le nom de Directive 20-1 ou d’Approche améliorée axée sur la prévention. En Ontario, le financement est fourni aux organismes responsables du PSEFPN en vertu de l’accord de protection de l’enfance de 1965. Lorsqu’il n’y a pas d’organismes chargés de la prestation du Programme des SEFPN dans une province, celle-ci fournit le service et peut être remboursée par le gouvernement canadien.

[11] Le Programme des SEFPN a pour but de veiller à ce que les enfants et les familles des Premières Nations vivant dans les réserves et au Yukon reçoivent une aide ou des prestations adaptées à leur culture et raisonnablement comparables aux services offerts aux résidents des autres provinces. Les enfants et les familles des Premières Nations vivant dans les réserves et au Yukon reçoivent également d’autres types de services et de produits sociaux du gouvernement fédéral.

C. Le principe de Jordan

[12] Le principe de Jordan porte le nom de Jordan River Anderson, qui était originaire de la nation crie de Norway House, au Manitoba. Jordan avait des besoins médicaux complexes. Ses parents l’ont confié aux services de santé provinciaux pour qu’il puisse recevoir les traitements nécessaires. Jordan aurait pu être placé dans un foyer d’accueil spécialisé, mais le Canada et le Manitoba ne se sont pas entendus sur la question de savoir qui devait payer les frais de placement en famille d’accueil. Jordan est mort à l’âge de cinq ans sans avoir jamais vécu en dehors de l’hôpital. C’est à partir de ces circonstances que le principe de Jordan a été établi. Le principe de Jordan est défini comme suit dans la décision sur le fond :

Le principe de Jordan est un principe qui place l’intérêt de l’enfant en premier. Il prévoit que lorsqu’un service gouvernemental est offert à tous les autres enfants et qu’un conflit de compétences surgit entre le Canada et une province ou un territoire, ou entre des ministères du même gouvernement, au sujet de services offerts à l’enfant d’une Première Nation, le ministère contacté en premier doit payer pour les services. Il peut demander à être remboursé par l’autre ministère ou gouvernement, après que l’enfant ait reçu le service. Ce principe vise à empêcher que les enfants des Premières Nations se voient refuser des services publics essentiels ou qu’ils soient laissés en attente de services (au paragraphe 351).

[Souligné dans l’original.]

[13] La motion d’initiative parlementaire 296 a été adoptée à l’unanimité à la Chambre des communes le 12 décembre 2007 pour appuyer l’application du principe de Jordan :

Que, de l’avis de la Chambre, le gouvernement devrait immédiatement adopter le principe de l’enfant d’abord, d’après le principe de Jordan, afin de résoudre les conflits de compétence en matière de services aux enfants des Premières Nations.

[14] Un protocole d’entente (PE) sur le principe de Jordan a été signé entre Affaires autochtones et Développement du Nord Canada (AADNC) et Santé Canada en 2009. Le protocole d’entente indiquait que le rôle que joue AADNC pour faire respecter le principe de Jordan consiste à fournir divers programmes sociaux aux Premières Nations, notamment sous forme de programmes d’éducation spécialisée, d’aide à la vie autonome, de soutien du revenu et, enfin, du PSEFPN. Le protocole d’entente a été renouvelé en 2013.

D. Parties devant le Tribunal

[15] La Société de soutien et l’APN étaient coplaignantes devant le Tribunal. La Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations (la Société de soutien) est un organisme sans but lucratif qui se consacre à la recherche, à l’élaboration de politiques et à la défense des intérêts des organismes des Premières Nations œuvrant au bien-être des enfants, des jeunes et des familles autochtones. L’Assemblée des Premières Nations est une organisme national qui défend les intérêts de plus de 600 Premières Nations. La Commission représentait l’intérêt public. Le Canada était le défendeur. Après avoir demandé l’ouverture d’une enquête sur la plainte, le Tribunal a accordé le statut de partie intéressée aux Chefs de l’Ontario [CDO], qui défendent les intérêts de 133 Premières Nations en Ontario, et à Amnistie internationale [Amnistie], un organisme non gouvernemental international qui se consacre à la défense des droits de la personne partout dans le monde. La nation Nishnawbe Aski (NNA), qui représente les intérêts de 49 Premières Nations du Nord de l’Ontario, et le Congrès des peuples autochtones (CPA), qui représente les Premières Nations hors réserve, les Métis et les Inuits, ont été ajoutés comme parties intéressées après la décision sur le fond.

III. Historique des procédures

[16] Bien qu’il ne soit pas possible de résumer chaque argument juridique ou observation invoqué par les parties dans chaque procédure, je résumerai les principales décisions ou ordonnances du Tribunal et les principales observations qui sont pertinentes pour statuer sur les demandes dont la Cour est saisie.

A. La requête du Canada en radiation de la plainte

[17] En décembre 2009, le demandeur a présenté au Tribunal une requête préliminaire en radiation de la plainte. Il a fait valoir que sa responsabilité de financer le Programme des SEFPN et le principe de Jordan ne constituait pas un « service » au sens de la LCDP. Il a également qualifié la plainte de comparaison de services entre différentes administrations et a fait valoir que de telles comparaisons ne permettent pas d’établir une discrimination.

[18] En mars 2011, le Tribunal a accueilli la requête en radiation du demandeur, fondée sur la question de la comparaison. Toutefois, en avril 2012, la Cour a annulé cette décision et rétabli la plainte (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2012 CF 445). En mars 2013, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel du demandeur dirigé contre cette décision (Canada (Procureur général) c Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75).

B. Représailles

[19] En 2013, le Tribunal a tenu une audience sur les allégations selon lesquelles le demandeur avait exercé des représailles contre la directrice générale de la Société de soutien, la Dre Blackstock. Le Tribunal a conclu que le demandeur avait exercé ces représailles à l’encontre de la Dre Blackstock en lui interdisant de participer à une réunion des COO tenue au cabinet ministériel. Le Tribunal a enjoint au demandeur de verser 10 000 $ pour ces représailles et 10 000 $ pour préjudice moral (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2). Le demandeur n’a pas demandé le contrôle judiciaire de cette décision.

C. La décision sur le fond

[20] L’audition de la plainte s’est échelonnée sur environ 70 jours, de février à octobre 2013. Il y a eu 25 témoins et 500 pièces documentaires ont été déposées. Au milieu de l’audience, un retard de trois mois a été accusé lorsque la Société de soutien a découvert que le demandeur avait sciemment omis de divulguer 100 000 documents (décision sur le fond, paragraphes 14 à 16). Bon nombre de ces documents ont par la suite été jugés « préjudiciables à sa cause et très pertinents » (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2019 TCDP 1, au para 13 [2019 TCDP 1]). Le Tribunal a rendu une ordonnance sur consentement, exigeant que le demandeur dédommage la Société de soutien, l’APN et les COO pour « manque de transparence du Canada et son mépris flagrant » pour sa procédure et en raison « des graves répercussions que cela a eues sur les procédures » (2019 TCDP 1, au para 30).

[21] Les observations du demandeur devant le Tribunal comprenaient un aperçu de son engagement à financer le programme des SEFPN, le principe de Jordan et d’autres programmes. Il a soutenu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour étayer la plainte et que la preuve documentaire ne devait avoir que peu ou pas de poids. La preuve documentaire comprenait des rapports du vérificateur général, des rapports des organismes provinciaux de protection de l’enfance, le rapport Blue Hills et les rapports Wen:De. Il a également soutenu que le Tribunal n’avait pas compétence pour évaluer les violations du droit international ou pour prononcer des sanctions pour de telles violations alléguées. Le Tribunal outrepassait également sa compétence en s’immisçant dans le rôle de l’organe exécutif du gouvernement et en formulant des politiques et des décisions de financement.

[22] Le demandeur a également fait valoir que le principe de Jordan n’était pas un concept de protection de l’enfance. Par conséquent, il ne s’inscrivait pas dans le cadre de la plainte. La réponse du Canada au principe de Jordan n’a pas démontré qu’il s’agissait à première vue d’un cas de discrimination.

[23] Le demandeur n’a pas soutenu que le Tribunal n’avait pas compétence pour accorder des indemnités financières. Le Canada a plutôt soutenu que les plaignants n’avaient pas présenté suffisamment de preuves pour appuyer la demande d’indemnité financière pour les « victimes » ou les [TRADUCTION] « [enfants] retirés de leur foyer. »

[24] Le Tribunal a conclu que le demandeur avait manqué à l’article 5 de la LCDP de deux manières. Premièrement, le programme des SEFPN était discriminatoire à l’égard des enfants et des familles des Premières Nations vivant dans les réserves et au Yukon. Le Programme des SEFPN a résulté en un financement fixe inadéquat qui a nui à la prestation de services d’aide à l’enfance adaptés à leur culture, a incité les organismes à prendre en charge les enfants des Premières Nations et n’a pas tenu compte des besoins particuliers des enfants et des familles des Premières Nations.

[25] Deuxièmement, le demandeur a fait preuve de discrimination en adoptant une approche trop stricte du principe de Jordan. Cela a résulté en des interruptions, des retards et des refus en matière de service. Le Tribunal a dit ce qui suit au sujet du lien entre le programme des SEFPN et le principe de Jordan :

Selon le Tribunal, bien qu’il ne s’agisse pas à strictement parler d’un concept portant sur le bien-être de l’enfant, le principe de Jordan est pertinent et est souvent indissociable de la fourniture de services à l’enfance et à la famille aux Premières Nations, notamment dans le cas du programme des SEFPN. Le rapport Wen:De no 3 a expressément recommandé la mise en œuvre du principe de Jordan selon les modalités suivantes, à la page 16 :

[traduction]

Les conflits de compétence entre les ministères fédéraux et entre les ministères du gouvernement fédéral et les provinces ont des conséquences négatives importantes sur la sécurité et le bien-être des enfants indiens inscrits […] Le nombre de conflits avec lesquels les organismes sont aux prises chaque année est élevé. À la phase 2, où la question a été explorée plus à fond, les 12 ASEFPN visées par l’échantillon ont signalé avoir vécu 393 conflits de compétences au cours de la seule dernière année. Il a fallu environ 50,25 heures/personne avant que chaque conflit soit résolu, ce qui a drainé sérieusement les ressources humaines déjà limitées (para 362).

[Souligné dans l’original.]

[26] Le Tribunal a conclu que le demandeur était conscient de ce que le Programme des SEFPN créait des inégalités et des disparités pour les enfants des Premières Nations qui tentaient d’avoir accès à des services essentiels. Il a également noté qu’il existait des solutions fondées sur des preuves, comme le mentionnent les rapports de l’examen des politiques nationales de 2000 et les trois rapports Wen:De, auxquels le Canada a participé. Bien qu’il soit conscient du problème et des solutions possibles, le demandeur n’a pas apporté de changements substantiels pour résoudre les problèmes (décision sur le fond, aux para 150 à 185). Cette décision faisait également référence au rapport de la vérificatrice générale de 2008, au rapport du Comité permanent des comptes publics de 2008 et 2010, au rapport d’étape de la vérificatrice générale de 2011 et à divers autres rapports et témoignages (décision sur le fond, aux para 186 à 216).

[27] La décision sur le fond reconnaît que les pratiques de financement discriminatoires du demandeur ont fait souffrir les enfants et les familles des Premières Nations vivant dans les réserves et au Yukon. Il a conclu que « […] ces effets préjudiciables perpétuent les désavantages historiques et les traumatismes subis par les peuples autochtones, notamment en raison du système des pensionnats indiens. » (décision sur le fond, au para 459). Le Tribunal a ordonné au demandeur de cesser immédiatement ses pratiques discriminatoires et d’engager toute réforme nécessaire pour se conformer à la décision sur le fond. Il a également ordonné la mise en œuvre immédiate du principe de Jordan dans toute sa signification et sa portée. Enfin, le Tribunal a demandé des observations sur les mesures correctives.

[28] Le Tribunal est resté saisi de la plainte afin de superviser les efforts du demandeur pour se conformer à la décision sur le fond. Il en est également resté saisi pour résoudre les questions en suspens relatives à l’indemnisation financière des victimes. Le demandeur n’a pas demandé le contrôle judiciaire de la décision sur le fond.

D. Décisions subséquentes à la décision sur le fond

[29] Après la décision sur le fond, la Commission a déclaré à plusieurs reprises qu’elle conservait sa compétence pour surveiller le dossier afin de s’assurer que la discrimination cesse. La complexité de cette procédure est reflétée dans les résumés de certaines autres décisions, dont les plus pertinentes sont présentées ci-dessous.

(1) Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 10 (2016 TCDP 10).

[30] En avril 2016, le Tribunal a ordonné au demandeur de prendre des mesures immédiates concernant certaines conclusions de la décision sur le fond et de produire un rapport complet sur les mesures prises. Tout en reconnaissant que le demandeur prenait des mesures immédiates pour mener des consultations sur les moyens de remédier à la discrimination en cause, il a rappelé au demandeur qu’il avait ordonné la cessation immédiate de cette discrimination. Le Tribunal a également expliqué qu’il est de plus en plus nécessaire de conserver sa compétence parce qu’il peut être difficile de mettre en œuvre les ordonnances de réparation suite à une discrimination systémique.

[31] Le Tribunal a indiqué qu’il discuterait les questions en suspens concernant les réparations en trois étapes :

Premièrement, le Tribunal traitera des demandes de réformes immédiates au Programme des SEFPN, à l’Entente de 1965 et au principe de Jordan. La présente décision porte sur ce sujet.

En guise de deuxième étape, il sera statué sur d’autres réformes à moyen et à long termes au Programme des SEFPN et à l’Entente de 1965 ainsi que sur d’autres demandes en matière de formation et de contrôle permanent. Enfin, les parties traiteront des demandes d’indemnisation en vertu de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP (2016 TCDP 10, aux para 4 et 5).

[32] Le demandeur n’a pas demandé le contrôle judiciaire de cette décision.

(2) Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 16 (2016 TCDP 16).

[33] En septembre 2016, le Tribunal a conclu que le demandeur limitait l’application du principe de Jordan aux enfants des Premières Nations vivant dans les réserves, par opposition à tous les enfants des Premières Nations. Le Tribunal a également conclu que le demandeur restreignait de la même manière son application aux enfants des Premières Nations « atteints de problème de santé et ceux qui présentent un problème spécifique à court terme qui nécessite une aide sociale et médicale » (2016 TCDP 16, au para 119). Le Tribunal a précisé que le principe de Jordan s’applique à tous les enfants des Premières Nations, qu’ils vivent sur ou hors réserve (2016 TCDP 16, aux para 118 et 119).

[34] La Commission a prié le demandeur de produire des renseignements supplémentaires sur ses consultations concernant le principe de Jordan et le processus de traitement des demandes. Il a ordonné au Canada de fournir les noms et les coordonnées de tous les points de contact du principe de Jordan à chaque organisme responsable des SEFPN. Le Tribunal a noté que la nouvelle formulation du principe de Jordan par le demandeur semblait une fois encore plus restrictive que celle créée par la motion adoptée unanimement à la Chambre des communes et a ordonné au Canada d’y remédier (2016 TCDP 16, aux para 118 et 119, 160). Le Canada n’a pas demandé le contrôle judiciaire de cette décision.

(3) Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2017 TCDP 14 (2017 TCDP 14).

[35] En mai 2017, le Tribunal a conclu que le demandeur ne s’était toujours pas conformé aux décisions antérieures portant sur le principe de Jordan. Cette décision portait également sur les observations de la NNA concernant une situation tragique dans la Première Nation Wapekeka [Wapekeka], dont la collectivité est située dans le nord de l’Ontario.

[36] En juillet 2016, la Première Nation Wapekeka a fait une proposition à Santé Canada pour obtenir un financement relativement à la création d’une équipe de santé mentale dans la communauté. Dans cette proposition, Wapekeka a alerté Santé Canada sur des préoccupations concernant un pacte de suicide parmi un groupe de jeunes filles. En janvier 2017, deux enfants de douze ans ont tragiquement mis fin à leurs jours.

[37] La NNA a modifié son avis de requête pour demander des réparations en ce qui concerne la perte de ces enfants. La NNA a déposé deux affidavits à l’appui de sa requête modifiée. L’un des affidavits était celui du Dr Michael Kirlew, médecin communautaire et médecin de famille à Wapekeka, et coroner enquêteur pour la région nord-ouest de l’Ontario. Le témoignage du Dr Kirlew indiquait qu’un fonctionnaire de Santé Canada lui avait affirmé que le Ministère avait tardé à répondre à la proposition de Wapekeka parce qu’elle arrivait à un [TRADUCTION] « moment difficile » du cycle de financement fédéral.

[38] Le demandeur a déposé un affidavit émanant de Robin Buckland, alors directrice exécutive du Bureau des soins de santé primaires de la Direction générale de la santé des Premières Nations et des Inuits (DGSPNI) de Santé Canada et responsable nationale du principe de Jordan. En contre-interrogatoire, Mme Buckland a reconnu que la proposition de Wapekeka constituait un exemple d’« interruption de service » pour les enfants. Elle n’a pas pu expliquer pourquoi le Canada ne répondait pas aux besoins relevés dans cette proposition.

[39] La NNA a fait valoir qu’il est nécessaire de définir la notion d’« interruption de service » selon le principe de Jordan. Cela permettra de s’assurer que les enfants des Premières Nations reçoivent des services gouvernementaux suffisants. La NNA a également fait valoir qu’un demandeur ne doit pas automatiquement se voir refuser l’admissibilité à l’indemnisation s’il est incapable de démontrer le bien-fondé d’une demande spécifique pour un service ou un soutien. Les observations de la NNA ont servi de base à la définition de l’« interruption de service » incluse dans le cadre d’indemnisation exigé par le Tribunal (Cadre d’indemnisation).

[40] Le Tribunal a donné des directives précises sur la façon de traiter les demandes fondées sur le principe de Jordan, en réitérant deux de ses principaux objectifs. Premièrement, le principe de Jordan consiste à s’assurer que les enfants des Premières Nations ne subissent pas d’interruption de service en raison de conflits de compétences. Deuxièmement, étant donné que les enfants des Premières Nations peuvent avoir des besoins supplémentaires, la prestation de services peut aller au-delà de ce qui n’est par ailleurs pas offert à d’autres personnes. Le Tribunal a noté qu’une caractéristique clé du principe de Jordan est qu’il s’agit d’un principe axé sur l’enfant qui s’applique également à tous les enfants des Premières Nations, qu’ils résident sur ou hors réserve.

(4) Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien, 2017 TCDP 35 (2017 TCDP 35).

[41] Le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de la décision 2017 TCDP 14 concernant certains détails relatifs aux conférences de cas et aux délais, mais a renoncé à cette demande après la délivrance d’une ordonnance sur consentement par le Tribunal en novembre 2017. Le Tribunal a conclu que le demandeur s’était conformé en grande partie à ses directives concernant le principe de Jordan.

[42] Le Tribunal a exposé des points clés pour éclairer la définition et l’application du principe de Jordan par le demandeur. Premièrement, le demandeur doit éliminer les interruptions de service et suivre une approche axée sur l’enfant qui s’applique également à tous les enfants des Premières Nations, qu’ils vivent ou non dans une réserve. De plus, si un service gouvernemental est disponible pour tous les autres enfants, le premier ministère avec lequel on a communiqué doit payer le service sans entamer au préalable une procédure administrative de financement et d’approbation. En outre, le demandeur ne doit participer à des conférences de cas cliniques qu’avec des professionnels qui ont les compétences et la formation pertinentes. Ces consultations ne sont requises que si elles sont raisonnablement nécessaires pour déterminer les besoins cliniques du demandeur. Le premier ministère avec lequel on a communiqué peut demander un remboursement après l’approbation du service recommandé et du financement.

[43] Le Tribunal a également déclaré que lorsqu’un service gouvernemental n’est pas nécessairement offert à tous les autres enfants ou qu’il excède la norme en matière de soins, le premier ministère avec lequel on a communiqué doit évaluer les besoins particuliers de l’enfant afin de déterminer si le service demandé devrait lui être offert. Le premier ministère avec lequel on a communiqué doit payer le service demandé pour l’enfant des Premières Nations, sans entamer une procédure administrative pour que le service recommandé soit approuvé et que le financement soit fourni. Il peut également consulter la famille, la communauté des Premières Nations ou les prestataires de services pour financer les services dans les délais fixés.

[44] Enfin, bien que le principe de Jordan puisse s’appliquer aux conflits de compétence entre les gouvernements et au sein d’un même gouvernement, ces conflits ne sont pas une exigence préalable à l’application du principe de Jordan.

(5) Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2018 TCDP 4 (2018 TCDP 4).

[45] En février 2018, le Tribunal s’est de nouveau penché sur des questions de non-conformité de la part du demandeur. Il a constaté que la discrimination se poursuivait à l’échelle nationale et que l’absence de programmes de prévention résultait en une appréhension disproportionnée chez les enfants des Premières Nations. Le demandeur a été enjoint de payer les coûts réels engagés par les organismes responsables du Programme des SEFPN pour certaines questions et de créer un comité de consultation où toutes les parties se réuniraient pour discuter de la mise en œuvre des ordonnances du Tribunal.

[46] Le demandeur a soulevé des préoccupations quant à l’équité de l’approche du Tribunal concernant la compétence en matière de réparation. Cependant, le Tribunal n’a pas conclu à une injustice et a déclaré qu’il resterait saisi de l’affaire pour veiller à ce que la discrimination soit éliminée. Plus précisément, le Tribunal a conclu que « […] le préjudice subi par les enfants des Premières Nations et leurs familles — qui ont fait l’objet, et continuent de faire l’objet, d’injustice et de discrimination — l’emporte sur tout manquement potentiel à l’équité procédurale envers le Canada. » (2018 TCDP 4, au para 389).

[47] Le Tribunal a réitéré son intention de passer à la question de l’indemnisation (2018 TCDP 4, au para 385). Le demandeur n’a pas demandé le contrôle judiciaire de cette décision.

[48] Bien que cela ne fasse pas partie de la décision, je note en passant que, le 2 mars 2018, les parties ont signé un protocole de consultation qui couvrait des principes importants encadrant les discussions des parties. Il reconnaissait également l’approche en trois étapes du Tribunal à l’égard des mesures de réparation.

(6) Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations et autres c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2019 TCDP 7 [décision provisoire sur l’admissibilité]

[49] La Société de soutien a présenté une requête en réparation pour s’assurer que la définition de l’« enfant d’une Première Nation » telle qu’elle est formulée dans les décisions 2016 TCDP 2, 2016 TCDP 10, 2016 TCDP 16 et 2017 TCDP 14 a été fournie. La requête se lisait comme suit :

Une ordonnance selon laquelle, jusqu’à ce qu’il soit statué sur la conformité aux ordonnances de ce Tribunal de la définition donnée par le Canada à un « enfant d’une Première Nation » aux fins de la mise en œuvre du principe de Jordan, et afin de s’assurer que les ordonnances du Tribunal sont efficaces, le Canada fournira aux enfants de Premières Nations vivant hors réserve qui ont des besoins urgents en matière de services — mais n’ont pas (et ne peuvent avoir) le statut prévu à la Loi sur les Indiens — les services nécessaires pour répondre à ces besoins urgents, conformément au principe de Jordan (décision provisoire sur l’admissibilité, au paragraphe 27).

[50] La Société de soutien a présenté la présente requête parce qu’elle avait récemment payé les services médicaux d’un enfant des Premières Nations [SJ]. SJ n’avait pas le statut d’Indien aux termes de la Loi sur les Indiens, LRC (1985), c I-5 (Loi sur les Indiens), mais l’un de ses parents avait le statut d’Indien aux termes du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens. Autrement dit, SJ n’avait pas de statut en raison de la règle de l’exclusion après la deuxième génération. Pour cette raison, et parce que SJ vivait à l’extérieur de la réserve, le Canada a refusé de payer les frais médicaux (Décision provisoire sur l’admissibilité, au para 80).

[51] Le Tribunal a ordonné ce qui suit :

À la lumière de ses conclusions et de ses motifs, de son approche à l’égard des mesures de réparation et de ses ordonnances antérieures dans la présente affaire, mentionnées ci-dessus, et, conformément aux alinéas 53(2)a) et b) de la LCDP, la formation ordonne que, en attendant la décision concernant la conformité aux ordonnances du Tribunal de la définition du Canada de l’expression « enfant d’une Première Nation » aux fins de l’application du principe de Jordan, et afin de s’assurer que les ordonnances du Tribunal sont efficaces, le Canada fournisse aux enfants des Premières Nations vivant hors réserve qui ont des besoins urgents ou mettant leur vie en danger, mais qui n’ont pas de statut en vertu de la Loi sur les Indiens (et ne sont pas admissibles à ce statut), les services nécessaires pour répondre à ces besoins urgents ou mettant leur vie en danger, conformément au principe de Jordan (décision provisoire sur l’admissibilité, au paragraphe 87).

E. Décisions sur l’indemnisation

(1) La décision sur l’indemnisation : T-1621-19

[52] Le 15 mars 2019, avant l’audience sur l’indemnisation, le Tribunal a envoyé aux parties des questions écrites sur leurs positions respectives à ce sujet. En bref, les observations combinées de la Société de soutien et de l’APN portaient que le Canada devait verser une indemnité pour chaque enfant concerné par le Programme des SEFPN, qui a été pris en charge à l’extérieur du foyer, et que l’indemnité devrait être versée aux enfants des Premières Nations et à leurs parents ou grands-parents. De plus, l’indemnisation devait être rétroactive à compter de 2006 jusqu’à ce que le Tribunal estime que le demandeur se conforme à la décision sur le fond. Les autres défendeurs ont fait écho à ces observations. En réponse, le demandeur s’est opposé aux demandes d’indemnisation financière individuelle au motif que le Tribunal n’avait pas compétence pour accorder de telles indemnités dans les cas de discrimination systémique.

[53] Le Tribunal a conclu qu’il existe des victimes des pratiques discriminatoires du Canada qui ont droit à une indemnisation. Au paragraphe 11 de la décision sur le cadre, le Tribunal a fourni un résumé succinct de la décision sur l’indemnisation :

Dans la Décision sur l’indemnisation, le Tribunal avait ordonné le versement d’une indemnité aux enfants qui avaient été retirés de leur foyer à compter du 1er janvier 2006. Dans cette décision, le Tribunal a établi que les enfants qui avaient été retirés de leur foyer avant le 1er janvier 2006, mais qui étaient toujours pris en charge à cette date, étaient aussi visés par la Décision sur l’indemnisation, et donc admissibles à une indemnité (aux par. 37 à 76). Enfin, le Tribunal y a établi que l’indemnité devait être versée à la succession des bénéficiaires qui ont été victimes de la conduite discriminatoire du Canada, mais qui sont décédés avant de recevoir leur indemnité (aux par. 77 à 151).

[54] Le Tribunal a conclu que l’approche du Canada en matière de financement était fondée sur des considérations financières. De plus, les pratiques du Canada ont fait en sorte que les enfants des Premières Nations ont été retirés de leur foyer, de leur famille et de leur communauté, ce qui a entraîné des « traumatismes et […] torts de la plus extrême gravité, qui causent un préjudice moral » (Décision sur l’indemnisation, au para 193). Selon le Tribunal, le Canada a agi avec peu ou pas de considération pour les conséquences du retrait des enfants des Premières Nations de leurs familles. Par conséquent, le Tribunal a accordé aux enfants, aux parents ou aux grands-parents des Premières Nations une indemnisation individuelle de 40 000 $. Selon l’alinéa 53(2)e) de la LCDP, la première tranche de 20 000 $ est destinée à réparer le préjudice moral. Selon le paragraphe 53(3) de la LCDP, les 20 000 $ restants ont été accordés à titre d’indemnité spéciale pour les pratiques discriminatoires dans le cadre du Programme des SEFPN et du principe de Jordan.

[55] Le Tribunal n’a pas ordonné au Canada de verser immédiatement une indemnité. Le Tribunal a plutôt ordonné au Canada de définir l’admissibilité des victimes, de créer une méthodologie appropriée pour régir la distribution et de consulter les autres parties qui pourraient produire des observations et des suggestions sur les ordonnances. Le Tribunal a ordonné que les consultations génèrent des procédures qui permettraient, mais n’obligeraient pas, les Premières Nations à identifier les enfants aux fins du Principe de Jordan. Cette décision provisoire resterait en vigueur jusqu’à ce qu’une ordonnance finale soit rendue. Le Tribunal a conservé sa compétence.

[56] Le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de la décision sur l’indemnisation et a demandé un sursis en attendant une décision sur le fond. En réponse, la Société de soutien a demandé la suspension de la demande de contrôle judiciaire. Les deux requêtes ont été rejetées (Canada (Procureur général) c Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, 2019 CF 1529).

(2) Décision supplémentaire sur l’indemnisation

[57] Nonobstant la demande de contrôle judiciaire pendante du demandeur, en février 2020, le demandeur, l’APN et la Société de soutien ont soumis au Tribunal un projet de cadre d’indemnisation. Les parties ont également demandé au Tribunal des orientations et des précisions concernant l’indemnisation. En avril 2020, le Tribunal a précisé :

a) Les enfants bénéficiaires devaient avoir un accès illimité à leur indemnité lorsqu’ils atteignaient l’âge de la majorité dans leur province;

b) Une indemnité devait être versée aux enfants admissibles des Premières Nations (et à leurs parents ou grands-parents) qui ont été pris en charge avant le 1er janvier 2006 et qui l’ont été jusqu’à cette date;

c) Une indemnité devait être versée aux héritiers de la succession des personnes décédées qui auraient autrement été admissibles à une indemnité (décision supplémentaire sur l’indemnité, aux para 36, 75, 76 et 152).

[58] Certains éléments du projet de cadre de compensation n’ont pas été approuvés.

(3) La décision sur les définitions

[59] Le 28 mai 2020, le Tribunal a clarifié les expressions et termes figurant dans la décision sur l’indemnisation, notamment « service essentiel », « interruption de service », et « retard déraisonnable ». Il a également été dit dans cette décision que la classe des aidants familiaux admissibles ne s’étendait pas au-delà des parents ou des grands-parents. Le Tribunal a ordonné aux parties de retenir trois définitions pour refléter ses motifs dans la finalisation de l’ébauche du cadre d’indemnisation.

(4) La décision sur la fiducie

[60] Le Tribunal a décidé que l’indemnité payable aux mineurs et aux personnes n’ayant pas la capacité requise doit être versée dans une fiducie. Le Tribunal a de nouveau conservé sa compétence et a été habilité à résoudre tout différend individuel concernant les droits à l’indemnisation.

(5) La décision sur le cadre

[61] Dans cette décision, le Tribunal s’est penché sur le processus d’indemnisation des enfants et des bénéficiaires des Premières Nations ainsi que de leurs parents ou grands-parents. Le Tribunal a approuvé le cadre d’indemnisation révisé des parties et les annexes qui l’accompagnent. Le cadre d’indemnisation était conforme et subordonné aux ordonnances du Tribunal. L’une des caractéristiques de cette décision était que les victimes pouvaient se retirer du processus d’indemnisation. Dans le cadre de la présente procédure de contrôle judiciaire, cette décision est attaquée au titre de la décision sur l’admissibilité.

F. Décisions relatives à l’admissibilité en vertu du principe de Jordan

[62] Dans les décisions rendues de 2016 à 2018, y compris la décision sur le fond, l’expression « tous les enfants des Premières Nations » en ce qui concerne l’admissibilité en vertu du principe de Jordan, n’a pas été définie expressément. En février 2017, l’un des témoins du Canada a déclaré que le statut au titre de la Loi sur les Indiens n’était pas une condition obligatoire pour recevoir des services en vertu du principe de Jordan. Les décisions suivantes ont envisagé la question de savoir si les enfants des Premières Nations non inscrits sont admissibles au principe de Jordan.

(1) Décision provisoire sur l’admissibilité

[63] En février 2019, le Tribunal a rendu une décision provisoire. Il a ordonné au demandeur de fournir aux enfants des Premières Nations non inscrits vivant hors réserve, et ayant des besoins urgents ou mettant leur vie en danger, les services nécessaires pour répondre à ces besoins, conformément au principe de Jordan. Le Tribunal a ordonné que cette mesure provisoire s’applique (1) aux enfants des Premières Nations sans statut au titre de la Loi sur les Indiens qui vivent hors réserve, mais sont reconnus comme membres par leur nation, (2) à ceux qui ont des besoins urgents ou qui mettent leur vie en danger. Cette mesure provisoire était exécutoire jusqu’à ce qu’à l’issue d’une audience complète le Tribunal statue sur la définition de l’« enfant d’une Première Nation » en vertu du principe de Jordan.

(2) Décision sur l’admissibilité : T-1559-20

[64] En mai 2019, contrairement à ce qu’avait déclaré l’un des fonctionnaires du Canada en février 2017 (voir le para 62 ci-dessus), le sous-ministre délégué de l’époque, monsieur Perron, a déclaré que [traduction] « depuis le début », le Canada croyait comprendre que les ordonnances du Tribunal ne s’appliquaient qu’aux enfants inscrits au titre de la Loi sur les Indiens. Le Canada a finalement élargi son approche pour inclure les enfants des Premières Nations non inscrits qui résident habituellement dans une réserve. Toutefois, la Société de soutien demeurait préoccupée par le fait que cette approche était encore trop étroite et qu’elle n’était pas conforme à la décision TCDP 14 de 2017, car elle exclut les enfants vivant hors réserve. Par conséquent, la Société de soutien a présenté une requête en éclaircissements et en mesure provisoire.

[65] Lors de l’audience relative à la décision sur l’admissibilité, la Société de soutien a fait remarquer que le Canada avait reconnu que l’ordonnance de 2017 du TCDP 14 s’appliquait à trois catégories d’enfants :

[TRADUCTION]

  • a)les enfants, qu’ils vivent dans une réserve ou non, qui ont le statut d’Indien au titre de la Loi sur les Indiens;

  • b)les enfants, qu’ils vivent dans une réserve ou non, qui sont admissibles au statut d’Indien au titre de la Loi sur les Indiens;

  • c)les enfants, qu’ils vivent dans une réserve ou non, qui sont visés par un accord ou une entente sur l’autonomie gouvernementale des Premières Nations (décision sur l’admissibilité, au para 25).

[66] La Société de soutien a également fait valoir que le Canada excluait à tort les catégories suivantes :

[TRADUCTION]

  • a)les enfants, qu’ils vivent dans une réserve ou non, qu’un groupe, une communauté ou un peuple des Premières Nations reconnaît comme membres, conformément aux coutumes ou aux traditions de ce groupe, de cette communauté ou de ce peuple des Premières Nations;

  • b)les enfants des Premières Nations, qu’ils vivent dans une réserve ou non, qui ont perdu leurs liens avec leur communauté des Premières Nations en raison du système des pensionnats indiens, de la rafle des années 60 ou de la discrimination au sein du programme des SEFPN;

  • c)les enfants des Premières Nations, qu’ils vivent dans une réserve ou non, qui n’ont pas le statut d’Indien au titre de la Loi sur les Indiens et qui n’y sont pas admissibles, mais dont le parent ou le tuteur a le statut d’Indien au titre de la Loi sur les Indiens ou y est admissible (décision sur l’admissibilité, au para 26).

[67] Le demandeur a soutenu qu’il ne convenait pas d’élargir la portée du principe de Jordan comme le demandait la Société de soutien. La demande de la Société de soutien allait au-delà de la plainte, des détails, des preuves et de la compétence du Tribunal, comme en témoigne l’absence de consensus entre les plaignants. La Société de soutien a également soutenu qu’elle respectait les ordonnances en rendant admissibles aux services, conformément au principe de Jordan : les membres inscrits des Premières Nations, vivant à l’intérieur ou à l’extérieur des réserves, les enfants des Premières Nations qui ont le droit d’être inscrits et les enfants autochtones, y compris les enfants autochtones non inscrits qui résident ordinairement dans une réserve (décision sur l’admissibilité, au para 73).

[68] Après avoir examiné les observations sur l’autonomie gouvernementale et l’autodétermination, les traités, les obligations internationales et les principes constitutionnels, le Tribunal a conclu qu’il ne se prononçait pas sur les questions de citoyenneté ou d’appartenance aux Premières Nations, mais seulement l’admissibilité au principe de Jordan. Ce faisant, il a confirmé que les catégories actuellement déterminées par le Canada étaient appropriées aux fins du principe de Jordan. Le Tribunal a toutefois bel et bien conclu que deux nouvelles catégories proposées par la Société de soutien s’inscrivaient dans le cadre de la plainte et de la preuve et étaient donc admissibles au principe de Jordan :

[TRADUCTION]

  • a)Les enfants des Premières Nations n’ayant pas le statut d’Indien et qui sont reconnus comme citoyens ou membres de leurs Premières Nations respectives;

  • b)Les enfants des Premières Nations, qu’ils vivent dans une réserve ou non, qui n’ont pas le statut d’Indien au titre de la Loi sur les Indiens et qui n’y sont pas admissibles, mais dont le parent ou le tuteur a le statut d’Indien au titre de la Loi sur les Indiens ou y est admissible.

[69] Le Tribunal a refusé d’admettre la troisième catégorie (ceux qui ont perdu leur lien avec leur communauté des Premières Nations en raison du système des pensionnats indiens, de la rafle des années 60, de la discrimination au sein du programme des SEFPN ou d’autres raisons). Le Tribunal a également déclaré que le demandeur devait appliquer le principe de Jordan aux catégories d’enfants des Premières Nations admis en leur [traduction] « ouvrant la porte » (y compris ceux qui étaient déjà admis en vertu de la définition élargie du Canada), puis apprécier au cas par cas si la prestation réelle des services serait conforme aux principes d’égalité réelle (décision sur l’admissibilité, au para 215). À ce stade, le Canada a demandé le contrôle judiciaire de cette décision.

(3) 2020 TCDP 36

[70] Les parties ont présenté des observations conjointes sur un processus d’admissibilité proposé pour le principe de Jordan et ont demandé au Tribunal d’approuver les critères d’admissibilité. En conséquence, le Tribunal a ordonné que les affaires répondant à l’un des quatre critères suivants étaient admissibles à l’examen en vertu du principe de Jordan :

  • a)l’enfant est inscrit ou est admissible à l’inscription en vertu de la Loi sur les Indiens, avec ses modifications successives;

  • b)l’enfant a un parent ou un tuteur inscrit ou admissible à l’inscription en vertu de la Loi sur les Indiens;

  • c)l’enfant est reconnu par sa nation aux fins du principe de Jordan;

  • d)l’enfant réside habituellement dans une réserve.

[71] Le Tribunal a reconfirmé qu’il conserverait sa compétence pour le moment. Le Tribunal s’est engagé à céder sa compétence une fois que les parties auraient confirmé les critères d’admissibilité et qu’un mécanisme de mise en œuvre efficace serait élaboré.

(4) La décision sur le cadre

[72] Le 12 février 2021, Le Tribunal a approuvé le cadre d’indemnisation révisé des parties et les annexes qui l’accompagnent. Ce cadre d’indemnisation est conforme et subordonné aux ordonnances du Tribunal. Aux termes du Cadre d’indemnisation, un administrateur supervisera le processus d’indemnisation et les victimes pourront se retirer de ce processus.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[73] Après avoir examiné les observations et les arguments des parties, les questions en litige dans l’affaire en cause sont les suivantes :

  • 1)La décision sur l’indemnisation était-elle raisonnable?

  • 2)La décision sur l’admissibilité était-elle raisonnable?

  • 3)Le Canada a-t-il été privé de son droit à l’équité procédurale?

[74] Il n’est pas controversé entre les parties que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]), à l’exception des observations sur l’équité procédurale.

[75] Le demandeur soutient que l’examen du caractère raisonnable d’une décision est un exercice « rigoureux » dans lequel le processus de raisonnement et l’issue doivent posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable (Vavilov, aux para 12 et 13, 67, 72, 86, 99 et 100, 104). Il soutient que le non-respect du contexte législatif ou de la jurisprudence faisant autorité rend une décision déraisonnable, tout comme le fait de ne pas suivre un raisonnement logique ou examiner correctement les éléments de preuve (Vavilov, aux para 102, 122 à 124).

[76] Selon la Société de soutien, le demandeur sollicite en fait un examen selon la norme de la décision correcte. Elle soutient que les conclusions de fait du Tribunal ne sont pas susceptibles d’examen en l’absence de circonstances particulières. La Société de soutien prétend que l’exercice « rigoureux » dont parle le demandeur [traduction] « tire son origine du principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs ». La Société de soutien cite la jurisprudence Vavilov, aux paragraphes 5 et 74, à l’appui de cette position. Par conséquent, la Cour doit adopter une attitude de retenue et prêter attention à l’expertise du Tribunal à la lumière d’une affaire longue et complexe composée de décisions pour la plupart non contestées (O’Grady c Bell Canada, 2020 CF 535, au para 31).

[77] L’APN affirme que la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de fait et de droit du Tribunal, compte tenu de la longueur du processus et des nombreuses décisions et ordonnances. L’APN demande également à la Cour de retenir l’interprétation du Tribunal des dispositions de portée large de la LCDP en matière de réparation. Elle soutient que le décideur administratif dispose d’une grande marge de manœuvre pour prendre des décisions acceptables lorsque les éléments de preuve dont il dispose sont susceptibles de plusieurs issues; qu’il fait appel à ses compétences et à ses connaissances et que le texte législatif est relativement peu contraignant (Vavilov, aux para 31, 111 à 114, 125 et 126; Canada (Procureur général) c Zalys, 2020 CAF 81, au para 79).

[78] La Commission soutient également que l’examen du caractère raisonnable commence par une position de retenue judiciaire. En conséquence, la Cour doit faire preuve de respect à l’égard du rôle distinct d’un décideur administratif tel que le Tribunal. Elle soutient qu’une cour de contrôle ne doit pas rechercher quelle décision elle aurait prise, mais seulement si la partie qui conteste la décision s’est acquittée de son fardeau de démontrer que la décision contestée était déraisonnable (Vavilov, aux para 83 et 100).

[79] Dans l’ensemble, les autres défendeurs approuvent les positions de la Société de soutien, de l’APN et de la Commission concernant les critères d’examen.

[80] À la lumière de la jurisprudence Vavilov, j’abonde dans le sens des parties : le caractère raisonnable est la norme applicable tant pour la première que pour la deuxième question. Cela signifie qu’une Cour ne doit pas rechercher quelle décision elle aurait prise si elle avait été saisie de l’affaire. Au lieu de cela, une cour doit seulement déterminer si la partie requérante a satisfait à l’exigence de démontrer que la décision contestée était déraisonnable eu égard au raisonnement sous-jacent et à l’issue (Vavilov, aux para 15 et 75).

[81] Je conviens également que, en l’absence de circonstances exceptionnelles, la cour de contrôle doit laisser intactes les conclusions factuelles d’un décideur. Si une décision est cohérente sur le plan interne et fondée sur une chaîne d’analyse rationnelle, la Cour doit s’y conformer (Vavilov, aux para 125 et 85). Lors du contrôle du caractère raisonnable, la Cour n’apprécie pas les motifs écrits du décideur en fonction d’une norme de perfection (Vavilov, aux para 91 et 92). Des lacunes ou des erreurs mineures dans la décision du décideur ne suffisent pas à établir un manque de justification, d’intelligibilité et de transparence appelant l’annulation de la décision — il faut établir qu’elle « souffre de lacunes graves » (Vavilov, au para 100).

[82] Quant à la question de l’équité procédurale, aucune déférence n’est due au Tribunal. La Cour d’appel fédérale a récemment dit dans l’arrêt Canada (AG) c Ennis, 2021 CAF 95 :

[traduction]

À cet égard, il est bien établi que les décideurs administratifs ne font pas preuve de retenue à l’égard des questions d’équité procédurale : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 R.C.F. 121, aux paragraphes 34 à 56; Wong c Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2018 CAF 101, 2018 C.L.L.C. 230‑038, au paragraphe 19 [Wong]; Ritchie c Canada (Procureur général), 2017 CAF 114, 19 Recueil de jurisprudence en droit administratif (6e édition) 177, au paragraphe 16 [Ritchie] (au paragraphe 45).

[83] À ce titre, la question de l’équité procédurale est contrôlable selon la norme de la décision correcte.

V. Positions des parties

[84] Comme signalé précédemment, les observations des parties et le dossier sont volumineux. Voici un aperçu des positions respectives des parties dans les affaires dont la Cour est saisie.

A. Décision sur l’indemnisation

(1) Position du demandeur

[85] Le demandeur ne nie pas que le programme des SEFPN comportait des failles qui devaient être corrigées. Le demandeur reconnaît également la nécessité d’indemniser les enfants concernés. Le demandeur soutient essentiellement que le Tribunal a outrepassé le pouvoir qu’il détient aux termes de la LCDP en rendant les ordonnances en question. Il fait valoir qu’un exercice raisonnable de la compétence en matière de réparation doit être conforme à la nature de la plainte, à la preuve et au cadre législatif. Il soutient que les deux décisions ne sont pas fondées à ces égards.

[86] Il soutient également que le Tribunal n’avait pas compétence pour accorder une indemnisation semblable à celle d’un recours collectif, particulièrement dans la mesure où la plainte portait sur une discrimination systémique. Le demandeur note qu’aucune personne ayant droit à une indemnisation n’était partie à l’instance ou n’a témoigné devant le Tribunal.

[87] Les arguments spécifiques du demandeur quant au caractère raisonnable de la décision sur l’indemnisation peuvent être résumés comme suit :

  • a)la décision était incompatible avec la nature de la plainte;

  • b)elle a transformé l’affaire en un recours collectif;

  • c)il y a eu manquement aux principes juridiques en matière d’indemnisation des préjudices;

  • d)les motifs sont inadéquats;

  • e)le Tribunal a commis une erreur en accordant une indemnisation en vertu du principe de Jordan;

  • f)les définitions dans la décision sur les définitions sont déraisonnables;

  • g)le Tribunal a commis une erreur en concluant que la conduite du Canada était délibérée et insouciante;

  • h)le Tribunal a commis une erreur en accordant une indemnisation aux aidants naturels.

[88] Le demandeur soutient que la décision sur l’indemnisation, en tout ou en partie, est déraisonnable et qu’elle doit être renvoyée à une formation différemment constituée du Tribunal.

(2) Position de la Société de soutien

[89] La Société de soutien fait valoir que la décision sur l’indemnisation est raisonnable et que la Cour ne doit pas l’annuler pour les raisons suivantes :

  • a)les victimes de discrimination systémique ont droit à des réparations individuelles;

  • b)les arguments du Canada concernant les recours collectifs sont un leurre;

  • c)les principes juridiques en matière d’indemnisation des préjudices ne s’appliquent pas aux recours en matière de droits de la personne;

  • d)les ordonnances relatives aux successions et fiducies sont raisonnables;

  • e)il ressort clairement des preuves que les enfants des Premières Nations ont enduré des douleurs et des souffrances;

  • f)la connaissance qu’avait le Canada des préjudices causés appelle une conclusion de discrimination délibérée et insouciante;

  • g)la conclusion de discrimination continue dans le cadre du Programme des SEFPN est raisonnable et étayée par les preuves.

[90] La Société de soutien affirme également que le demandeur soulève des arguments concernant plusieurs décisions qui ne sont pas en cause dans la présente procédure de contrôle judiciaire. Par conséquent, la requête du demandeur constitue une contestation indirecte de ces décisions et de la décision sur le fond. Subsidiairement, si la Cour conclut qu’une partie de la décision sur l’indemnisation est déraisonnable, elle ne doit renvoyer que cette partie de la décision à la même formation du Tribunal.

(3) Position de l’APN

[91] L’APN fait écho à la position de la Société de soutien. L’APN soutient que le Tribunal dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire en matière de réparation pour permettre aux victimes de discrimination de retrouver leur intégrité. En outre, le Tribunal peut se pencher sur la conduite délibérée ou insouciante de l’auteur de la discrimination. Elle soutient que le demandeur qualifie à tort l’indemnisation individuelle de recours collectif en la comparant au type de dommages‑intérêts que l’on peut obtenir dans ce type de procédure judiciaire.

[92] De plus, l’APN soutient que le Tribunal a correctement apprécié les preuves. En effet, il y avait des preuves portant que les enfants ont subi un préjudice parce qu’ils ont été retirés de leur famille en raison du sous-financement du programme des SEFPN par le demandeur. L’APN note que des témoins ont témoigné devant le Tribunal au sujet des préjudices subis par les familles lorsqu’un enfant est retiré de la cellule familiale. De plus, le Canada savait que le sous-financement causait des préjudices, car il a été partie à divers rapports sur le sujet au cours des 20 dernières années. Le Tribunal a raisonnablement conclu que cela constitue une discrimination délibérée et insouciante.

(4) Position de la Commission

[93] La Commission adopte la même position que la Société de soutien et l’APN en ce qui concerne le caractère raisonnable. La Commission affirme que la Cour doit faire preuve de retenue judiciaire à l’égard de la décision sur l’indemnisation. Elle note le fait que le Tribunal est saisi de cette question depuis neuf ans, qu’il a entendu de nombreux témoins et qu’il a reçu de nombreuses preuves documentaires attestant la discrimination systémique et individuelle due au sous-financement du programme des SEFPN. Elle note également les nombreuses décisions, y compris la décision sur le fond, que le Canada n’a pas contestées.

[94] La Commission fait remarquer que même si certains aspects de la décision sur l’indemnisation peuvent être audacieux, les violations exceptionnelles de la LCDP appellent à juste titre des mesures exceptionnelles. La Commission met l’accent sur les principes généraux de la LCDP et laisse les questions des victimes et de l’indemnisation aux défendeurs.

(5) Position des CDO

[95] Les CDO mettent l’accent sur la décision sur l’admissibilité. À ce titre, leurs observations sont exposées ci-dessous.

(6) Position de la NNA

[96] La NNA adopte la même position que la Société de soutien, l’APN et la Commission. Les observations de la NNA portent essentiellement sur la définition de certains mots et expressions figurant dans la décision sur les définitions, en particulier de l’expression « interruption de service ». Elle a attiré l’attention de la Cour, comme elle l’a fait devant le Tribunal, sur les événements tragiques survenus à Wapekeka. Ces événements témoignent de l’existence d’une discrimination systémique et individuelle, contrairement à ce que prétend le Canada. Elle soutient que la conduite du Canada était délibérée et insouciante et que les indemnités financières sont raisonnables.

(7) Position d’Amnistie

[97] L’intérêt d’Amnistie dans cette procédure est de s’assurer que la décision sur l’indemnisation et la décision sur l’admissibilité soient examinées à la lumière des obligations juridiques internationales du Canada. Elle soutient que le Tribunal a correctement discuté la question des obligations juridiques internationales du Canada.

(8) Position du CPA

[98] La Cour a accordé au CPA la qualité d’intervenant, avec le consentement des parties, mais seulement en ce qui concerne la décision sur l’admissibilité. Par conséquent, les observations du CPA sont exposées ci-dessous.

B. Décision sur l’admissibilité

[99] Le demandeur a qualifié cette décision de [traduction] « décision relative à la définition d’enfant d’une Première Nation » tandis que les autres parties l’ont appelée [traduction] « la décision sur l’admissibilité ». En examinant le contexte, j’ai choisi de m’y référer en tant que « décision sur l’admissibilité ». Étant donné que la décision sur l’indemnisation et la décision sur l’admissibilité sont liées, bon nombre des observations des parties concernant ces deux décisions se recoupent. Je résume ci-dessous les observations directement liées à la décision sur l’admissibilité.

(1) Position du demandeur

[100] Le demandeur soutient que la décision sur l’admissibilité est déraisonnable parce que le Tribunal a outrepassé sa compétence aux termes de la LCDP.

[101] Le demandeur fait valoir que la plainte portait sur la discrimination dans les réserves et au Yukon. De plus, il n’y avait aucune preuve relative aux deux autres catégories d’enfants des Premières Nations que le Tribunal a jugé admissibles pour examen :

  • a)les enfants non inscrits qui sont reconnus par une Première Nation comme étant membres de leur communauté;

  • b)les enfants non inscrits dont les parents sont admissibles au statut d’Indien au titre de la Loi sur les Indiens.

[102] Le demandeur soutient que la première catégorie supplémentaire impose un fardeau pour déterminer qui est admissible au sein des Premières Nations alors qu’elles n’étaient pas parties à la procédure et n’ont pas été consultées. La deuxième catégorie tranche une question complexe d’identité qui n’était pas soumise au Tribunal et sur laquelle il n’y a pas de consensus parmi les Premières Nations.

(2) Position de la Société de soutien

[103] La Société de soutien prétend que [traduction] « tous les enfants des Premières Nations » ne signifie pas [traduction] « les enfants ayant le statut d’Indien ». Le Tribunal a modifié la définition de l’ [traduction] « enfant d’une Première Nation » afin de s’assurer que les ordonnances rendues en vertu du principe de Jordan ne créent pas de discrimination supplémentaire ou ne donnent pas lieu à des plaintes supplémentaires.

[104] La Société de soutien rejette la caractérisation de la décision sur l’admissibilité faite par le demandeur. Premièrement, la définition retenue par le Tribunal se limite à la question préliminaire de savoir quelles demandes de service le demandeur doit prendre en considération. Deuxièmement, les Premières Nations ne sont pas tenues de rendre une quelconque décision sur la reconnaissance des enfants. Troisièmement, aucune Première Nation n’est intervenue pour soutenir la position du Canada selon laquelle une consultation aurait dû avoir lieu ou que cette définition est trop large ou crée des obligations pour elle.

[105] Elle affirme que le Tribunal a correctement examiné les questions d’identité des Premières Nations, d’autodétermination, d’obligations juridiques internationales, de lois fédérales, de droits garantis par l’article 35 et de portée de la plainte. Subsidiairement, si une partie de la décision sur l’admissibilité est jugée déraisonnable, seule cette partie doit être renvoyée à la même formation du Tribunal.

(3) Position de l’APN

[106] L’APN soutient que le Tribunal a correctement examiné l’aspect colonial des dispositions de la Loi sur les Indiens relatives au statut et des politiques assimilationnistes au regard des traités et des droits inhérents. Elle affirme que le Tribunal a raisonnablement conclu que les dispositions de la Loi sur les Indiens relatives au statut ne respectaient pas les normes en matière de droits de la personne. Ce faisant, le Tribunal ne contestait pas les dispositions de la Loi sur les Indiens relatives au statut. Le Tribunal a plutôt reconnu que certains membres des Premières Nations continuaient d’être victimes de discrimination lorsqu’ils tentaient d’avoir accès à des services de santé, parce que le Canada s’appuyait sur la définition du mot « Indien » figurant dans la Loi sur les Indiens.

[107] À la lumière de cette discrimination systémique bien ancrée, il était loisible au Tribunal de retenir une approche téléologique pour interpréter la LCDP. Le Tribunal a agi de façon raisonnable en étendant l’admissibilité au principe de Jordan aux personnes qui n’ont pas le statut d’Indien, mais qui sont reconnues par leurs Premières Nations comme citoyens et membres.

[108] L’APN demande que, si la Cour conclut qu’une partie de la décision est déraisonnable, elle ne renvoie que cette partie pour réexamen par la même formation du Tribunal.

(4) Position de la Commission

[109] La Commission fait écho aux observations de la Société de soutien et de l’APN. La Commission soutient également que son intérêt était d’exhorter le Tribunal à appliquer un cadre de droits de la personne tout en tenant compte des principes d’autonomie gouvernementale et d’autodétermination. Elle note que le Tribunal ne s’est pas penché sur la compétence des Premières Nations en matière de citoyenneté ou d’appartenance, mais a simplement examiné l’admissibilité en vertu du principe de Jordan. Le Tribunal, en examinant le contexte historique de la Loi sur les Indiens, a noté à juste titre que la Loi sur les Indiens ne correspond pas aux traditions des Premières Nations et qu’elle continue d’avoir un impact discriminatoire.

(5) Position des CDO

[110] Les CDO adoptent la même position que la Société de soutien, l’APN et la Commission concernant le caractère raisonnable de la décision sur l’admissibilité. Les CDO mettent l’accent sur le respect par le Tribunal des droits à l’autodétermination des Premières Nations. Ils rejettent également l’argument du demandeur selon lequel une consultation et un consensus avec les Premières Nations étaient nécessaires avant que la décision sur l’admissibilité puisse être rendue. Le Canada ne cite aucune autorité à l’appui de sa position selon laquelle une consultation avec les Premières Nations est nécessaire avant que la décision ne soit rendue sur cette question. Il soutient que la Cour devrait approuver l’approche adoptée par le Tribunal dans l’élaboration d’une mesure de réparation qui tient compte de la compétence des Premières Nations.

(6) Position de la NNA

[111] La NNA adopte la même position que la Société de soutien, l’APN et la Commission concernant le caractère raisonnable de la décision sur l’admissibilité. Elle affirme que l’objectif général était de prévenir toute discrimination supplémentaire en exerçant sa compétence en matière de réparation tout en reconnaissant la compétence des Premières Nations en matière de citoyenneté et d’appartenance. Elle affirme que le Tribunal a correctement examiné l’admissibilité en vertu du principe de Jordan au regard de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, résolution adoptée par l’Assemblée générale, Documents officiels de l’Assemblée générale des Nations Unies, 61e session, supp no49, Doc ONU A/RES/61/295 (2007) (DNUDPA).

(7) Position d’Amnistie

[112] L’intérêt d’Amnistie dans cette procédure est de s’assurer que la Cour examine la décision sur l’admissibilité à la lumière des obligations juridiques internationales du demandeur.

(8) Position du CPA

[113] Le CPA note que le demandeur approuve l’admissibilité des enfants sans statut qui résident habituellement dans la réserve, en vertu du principe de Jordan. Le CPA soutient que les deux autres catégories d’admissibilité ajoutées par le Tribunal étaient raisonnables à la lumière de la preuve et des procédures antérieures.

C. Équité procédurale

(1) Position du demandeur

[114] Le demandeur soutient que le Tribunal n’a pas fait preuve d’équité procédurale à son égard en :

  • a)changeant la nature de la plainte au cours de la phase de réparation;

  • b)omettant d’indiquer qu’il appréciait la nature continue de la discrimination;

  • c)ne fournissant pas suffisamment de motifs concernant les mesures de réparation individuelles;

  • d)demandant aux parties de créer un nouveau processus pour identifier les bénéficiaires de l’ordonnance d’indemnisation;

  • e)invitant les parties à demander l’inclusion de nouveaux bénéficiaires dans la même décision où elle a déterminé qui est admissible à l’indemnisation.

(2) Position des défendeurs et de l’intervenant

[115] Dans l’ensemble, les défendeurs et l’intervenant soutiennent que le demandeur n’a pas été privé de son droit à l’équité procédurale. Le Tribunal n’avait pas encore terminé l’étape de réparation. Par conséquent, il était raisonnable pour le Tribunal de conclure que la discrimination n’avait pas cessé. Ils soutiennent également que le Tribunal a informé toutes les parties quant aux questions qu’il examinait. En particulier, la décision sur le fond a indiqué diverses questions que le Tribunal examinerait à l’avenir. En outre, le demandeur n’a pas demandé le contrôle judiciaire de cette décision.

VI. Analyse

A. Question préliminaire — Requête

[116] Les observations écrites du demandeur comprenaient une référence à deux rapports du directeur parlementaire du budget [rapports du DPB] datés du 10 mars 2021 et du 23 février 2021. Avant de finaliser les observations, le demandeur a demandé l’accord des parties afin de les mettre en copie dans le courriel, leur accordant un délai de réponse de trois jours. Les parties n’ont pas répondu à la demande du demandeur et ses observations écrites comprenaient des références aux deux rapports du DPB.

[117] L’APN s’est opposée à l’inclusion des rapports du DPB et a déclaré que son omission de répondre ne constituait pas une approbation de leur inclusion. L’APN déclare que le demandeur n’a pas présenté de requête en production de nouvelles preuves sur cette question. Par conséquent, l’inclusion des rapports est inappropriée et la Cour doit les exclure.

[118] Le demandeur et l’APN ont convenu que la Cour pouvait faire abstraction de cette question sur les documents déposés plutôt que de consacrer du temps à celle-ci lors de l’audience relative au contrôle judiciaire. La Cour a approuvé cette approche.

[119] En général, une demande de contrôle judiciaire se fonde sur la preuve présentée au décideur (Ordre des architectes de l’Ontario c Assn. of Architectural Technologists of Ontario, 2002 CAF 218). Les cas dans lesquels la Cour peut prendre en considération de nouveaux éléments de preuve sont limités et comprennent des questions telles que l’équité procédurale et la compétence (Gitxsan Treaty Society c Hospital Employees Union [1999], [2000] 1 CF 135; Reid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 222 au para 33). Le demandeur a soulevé la question du Tribunal qui a rendu une décision sans avoir compétence. Dans certaines circonstances, cette position ne peut être retenue que s’il est présenté de nouvelles preuves devant le Tribunal (Gitxsan Treaty Society c Hospital Employees Union [1999], 177 DLR [4th] 687 au para 13 citant R v Nat Bell Liquors Ltd [1922], 65 DLR 1). Je ne puis conclure que nous sommes en présence de telles circonstances en l’espèce.

[120] Je conclus que l’inclusion des rapports du DPB n’a aucune incidence sur les questions dont la Cour est saisie. L’APN a raison d’affirmer que les rapports du DPB n’ont été présentés au Tribunal dans aucune des demandes de contrôle judiciaire. En tant que tel, dans la mesure où ils sont pertinents, je m’appuierai sur eux uniquement aux fins d’information.

B. La décision sur l’indemnisation

(1) Caractère raisonnable

[121] Après avoir examiné les observations des parties et le dossier dont je dispose, je conclus que le Tribunal a exercé son vaste pouvoir discrétionnaire en conformité avec la LCDP et la jurisprudence. Par conséquent, la Cour s’en remet à l’approche et à la méthodologie du Tribunal en ce qui concerne la décision sur l’indemnisation, qui, lorsqu’elle est lue dans son ensemble, répond à la norme du caractère raisonnable de la jurisprudence Vavilov.

[122] Le vaste pouvoir discrétionnaire en matière de réparation, prévu par la LCDP, doit être examiné à la lumière du contexte de cette procédure extraordinaire, qui concerne un segment vulnérable de notre société, touché par des décisions de financement dans le cadre d’un régime de compétence complexe. Il n’est pas controversé que les Premières Nations occupent une position unique au sein de la structure juridique constitutionnelle du Canada. De plus, personne ne peut réellement douter que les membres des Premières Nations comptent parmi les membres les plus défavorisés et marginalisés de la société canadienne (Canada (Commission des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2012 CF 445 aux para 332 et 334). Le Tribunal en était conscient et a raisonnablement tenté de remédier à la discrimination tout en étant attentif aux positions très différentes des parties. Le survol par le Tribunal des positions respectives des parties à chaque étape de la procédure a mis en évidence les perspectives fondamentalement différentes du demandeur et des défendeurs. Ces différences ont été une fois de plus illustrées dans les observations sur les présentes procédures de contrôle judiciaire.

[123] D’une part, le demandeur a demandé des éclaircissements et a présenté des observations axées sur l’exigence d’une preuve de chaque préjudice et sur le fait qu’il tentait de remédier à toute insuffisance de financement par un financement accru. D’autre part, les défendeurs et les intervenants soutiennent que le Tribunal a retenu une vision globale de cette question. Selon les défendeurs, le Tribunal a mis l’accent sur les préjudices collectifs subis par les enfants, les familles et les communautés, depuis l’époque des pensionnats jusqu’aux impacts causés par le financement du programme des SEFPN et le principe de Jordan.

[124] Mes motifs concernant la compétence du Tribunal en général, ainsi que les huit contestations spécifiques soumises par le demandeur, sont exposés ci-dessous.

a) La portée de la compétence du Tribunal

[125] Il n’y a aucune controverse entre les parties quant aux principes qui régissent les droits de la personne et, en particulier, la portée de la compétence du Tribunal au titre de la LCDP. Toutefois, il y a divergence entre elles sur la question de savoir si le Tribunal a exercé ses pouvoirs dans le cadre des paramètres de la LCDP.

[126] La Cour suprême du Canada a déjà décidé que la LCDP confère au Tribunal un vaste pouvoir discrétionnaire en matière de réparation. Ces mesures visent à réparer le préjudice subi par les victimes et à prévenir la répétition de pratiques discriminatoires identiques ou similaires (Robichaud c Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 RCS 84 aux para 13 à 15; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53 au para 62 [Mowat]).

[127] De même, la Cour d’appel fédérale enseigne que la question des réparations appropriées dans un cas donné est une question mélangée de fait et de droit qui relève directement de l’expertise du Tribunal (Développement social Canada c Canada (Commission des droits de la personne), 2011 CAF 202 au para 17 [Walden 2011]; Collins c Canada (Procureur général), 2013 CAF 105 au para 4).

[128] Il est également clair que la législation en matière de droits de la personne est fondamentale ou quasi-constitutionnelle et qu’elle doit être interprétée de manière large et téléologique (Battlefords and District Co-operative Ltd. c Gibbs, [1996] 3 RCS 566 au para 18). En d’autres termes, la législation sur les droits de la personne doit être interprétée de façon libérale et de manière à reconnaître les droits protégés et à leur donner effet pleinement (Me Unetelle c Canada (Procureur général), 2018 CAF 183 au para 23 [Me Unetelle]).

[129] Le demandeur fait valoir que le Tribunal n’avait que le pouvoir de traiter la plainte, qui portait sur une allégation de sous-financement systémique. Il soutient également que le Tribunal ne disposait pas de suffisamment de preuves de préjudice individuel. Le demandeur a présenté des arguments similaires devant le Tribunal, tels qu’ils sont exposés dans la décision sur le fond, aux paragraphes 49 à 58. Le résumé de la décision sur le fond, figurant aux paragraphes 20 à 28 des présentes, expose également certains des arguments du demandeur.

[130] Les défendeurs affirment que le Tribunal a exploré la question de la nature de sa compétence au paragraphe 94 de la décision sur l’indemnisation. Le Tribunal a dit : « Le pouvoir du Tribunal d’accorder des réparations, telles que des indemnités pour préjudice moral ou des dommages-intérêts spéciaux pour comportement délibéré ou inconsidéré, lui a été conféré par la LCDP, laquelle a été qualifiée à de nombreuses reprises par la Cour suprême du Canada de loi quasi constitutionnelle. » Dans ce même paragraphe, le Tribunal a également fait référence à des passages qu’il a rédigés sur son pouvoir d’accorder des réparations dans la décision 2018 TCDP 4, qui n’a pas été attaquée. Dans la décision 2018 TCDP 4, il est dit :

[30] C’est sous l’angle de la LCDP et de l’intention du législateur qu’il y a lieu d’examiner les réparations, plutôt que sous celui des autorisations du Conseil du Trésor ou de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C., 1985, ch. F 11. L’argument de la séparation des pouvoirs est habituellement invoqué dans le contexte de réparations ordonnées en vertu de l’article 24 de la Charte (voir par exemple l’arrêt Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62), ce qui empêche d’interpréter de manière appropriée la LCDP. Par ailleurs, le PGC n’a pas montré que la séparation des pouvoirs fait partie de l’analyse interprétative de la LCDP. Aucune des décisions jurisprudentielles que le Canada a invoquées et que la formation a examinées ne change le point de vue de cette dernière sur les réparations prévues par la LCDP.

[131] Le demandeur fait également valoir que le Tribunal a exercé son pouvoir de manière inappropriée en conservant sa compétence sur ses décisions ultérieures. Selon le demandeur, le Tribunal a effectivement fui ses responsabilités d’arbitrage en ordonnant aux parties d’essayer de conclure des accords et en restant saisi pour en superviser la mise en œuvre.

[132] Je rejette l’argument du demandeur. Je souscris aux arguments des défendeurs selon lesquels l’approche du Tribunal en matière de rétention de compétence a des précédents. Dans l’affaire Hughes, James Peter c Élections Canada, 2010 TCDP 4 [Hughes 2010], Élections Canada a été réputé avoir commis un acte discriminatoire en omettant de fournir un lieu de scrutin sans obstacle. En l’espèce, le Tribunal a accordé des mesures d’intérêt public et est resté saisi jusqu’à l’exécution de l’ordonnance en question et de toute ordonnance de mise en œuvre subséquente. Le Tribunal a également ordonné aux parties de se consulter sur divers aspects de l’ordonnance, y compris leur mise en œuvre (Hughes 2010, au para 100).

[133] La jurisprudence a également adopté cette approche à l’occasion de diverses affaires comportant des mesures financières pour une seule victime et de grands groupes de victimes (Grant c Manitoba Telecom Services Inc., 2012 TCDP 20, aux para 15 et 23; Alliance de la Fonction publique du Canada c Canada (Conseil du Trésor), 32 CHRR 349, au para 507, ordonnance no 9). Le Tribunal a également mentionné qu’il existait une jurisprudence enseignant que le juge peut rester saisi d’une affaire pendant une période pouvant aller jusqu’à dix ans afin de s’assurer que la discrimination a été corrigée, que les mentalités ont changé et que des discussions ont eu lieu en vue d’un règlement (décision sur l’indemnisation, au para 10. Voir également 2018 TCDP 4, au paragraphe 388; McKinnon v Ontario (Ministry of Correctional Services), 1998 CarswellOnt 5895).

[134] En outre, le Tribunal a souligné que rien dans le libellé de la LCDP n’empêche l’octroi de multiples mesures (décision sur l’indemnisation, au para 130). J’abonde dans ce sens. L’approche large et libérale de la législation en matière de droits de la personne permet l’utilisation de cette méthode.

[135] Le fait que le Tribunal soit resté saisi de cette affaire lui a permis de favoriser le dialogue entre les parties. La Commission affirme que la doctrine faisant autorité dans ce domaine favorise l’utilisation d’une approche dialogique dans les cas de discrimination systémique impliquant des défendeurs issus du gouvernement (Gwen Brodsky, Shelagh Day & Frances M Kelly, « The Authority of Human Rights Tribunals to Grant Systemic Remedies », (2017) 6:1 Can J of Human Rights 1). La Commission a qualifié cette approche d’audacieuse compte tenu de la nature de la plainte et de la complexité de la procédure.

[136] L’approche dialogique contribue à l’objectif de réconciliation entre les peuples autochtones et la Couronne. Elle donne aux parties la possibilité de faire des commentaires, de demander des directives supplémentaires au Tribunal si nécessaire, et d’accéder à l’information sur les efforts du Canada pour se conformer aux décisions. Comme je l’explique plus loin dans mon analyse de la décision sur l’admissibilité, cette approche a permis au Tribunal d’établir des paramètres concernant ce qu’il est en mesure d’examiner en fonction de la compétence que lui accorde la LCDP, de la plainte et de sa compétence en matière de réparation.

[137] La Commission affirme que l’approche dialogique a été adoptée pour la première fois dans la présente instance en 2016 et qu’elle a été confirmée à plusieurs reprises depuis lors. Elle soutient que l’application de l’approche dialogique est pertinente quant à l’examen du caractère raisonnable, dans la mesure où le Canada n’a pas demandé le contrôle judiciaire de ces décisions antérieures.

[138] Je souscris à la référence faite par le Tribunal à la décision Canada (Procureur général) c Grover (1994), 24 CHRR 390 [Grover], où la tâche de déterminer des mesures de réparation « efficaces » a été caractérisée comme exigeant « de l’innovation et de la souplesse de la part du Tribunal […] » (2016 TCDP 10, au para 15). En outre, je conviens que « la [LCDP] est structurée de manière à favoriser cette souplesse » (2016 TCDP 10, au para 15). A l’occasion de l’affaire Grover, la Cour a déclaré que la souplesse est nécessaire parce que le Tribunal a une mission légale difficile à remplir (au para 40). L’approche de Grover, à mon avis, soutient le fondement de l’approche dialogique. Cette approche a également permis aux parties de se pencher sur des questions clés sur la façon de traiter la discrimination, comme l’a souligné mon résumé dans la section sur l’historique de la procédure.

[139] Enfin, étant donné que le Parlement a confié au Tribunal la responsabilité première de remédier à la discrimination, je conviens que la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard du Tribunal à la lumière de sa compétence légale décrite ci-dessus.

b) Portée de la plainte

[140] Je ne suis pas convaincu par l’argument du demandeur selon lequel le Tribunal a transformé la plainte de discrimination systémique en discrimination individuelle et, par conséquent, a accordé des dommages-intérêts déraisonnables à des particuliers. Le demandeur a raison d’affirmer que la plainte a été déposée par deux organisations plutôt que par des particuliers. Cependant, lorsqu’on examine les procédures et les décisions dans leur intégralité, il est évident que, dès le début, les enfants des Premières Nations et leurs familles ont été identifiés comme l’objet de la plainte ou, subsidiairement, comme des victimes.

[141] Plus important encore, la décision sur le fond a discuté toutes les observations du demandeur sur ce point ainsi que les autres questions. Le demandeur n’a pas attaqué la décision sur le fond. Il ne peut pas le faire maintenant. Néanmoins, j’examinerai chacune de ses observations.

[142] L’introduction de la plainte indique ce qui suit :

[traduction]

Au nom de l’Assemblée des Premières Nations et de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, nous vous écrivons pour déposer une plainte fondée sur la Loi sur les droits de la personne concernant les niveaux inéquitables de financement de l’aide à l’enfance fournie aux enfants et aux familles des Premières Nations vivant dans les réserves en vertu de la formule de financement d’Affaires autochtones et du Nord Canada (AANC) […]

[Non souligné dans l’original.]

[143] Le demandeur affirme que les règles de procédure du Tribunal exigent que la nature d’une plainte soit précisée dans l’exposé des précisions, afin de permettre au défendeur de connaître les moyens qui lui sont opposés. Il affirme qu’en l’espèce, aucune victime n’a été identifiée dès le départ. Le demandeur s’appuie sur l’arrêt Re CNR and Canadian Human Rights Commission (1985), 20 DLR (4th) 668 (CAF), où il est dit :

“Il ne faut pas en conclure que la réparation n’est jamais possible. Au contraire, les alinéas b), c) et d) prévoient expressément la possibilité d’une indemnisation en nature ou en espèce. Cette indemnisation ne peut être versée qu’à « la victime » de l’acte discriminatoire, ce qui rend impossible, ou du moins peu indiquée, son application à un groupe ou aux victimes d’une discrimination systémique car, de par la nature des choses, il n’est pas toujours facile dans ces cas d’identifier chacune des victimes.”

[144] Le demandeur cite également l’arrêt Moore c Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61 [Moore] où la Cour suprême du Canada a souligné que les réparations doivent découler de la demande telle que formulée par les plaignants. En outre, le demandeur cite l’arrêt Moore pour étayer l’argument selon lequel le Tribunal n’est pas, selon les termes du demandeur, une « commission royale d’enquête » (Moore, aux para 64, 68 à 70).

[145] Je souscris au principe selon lequel les réparations doivent découler de la demande. Toutefois, je note également que la Cour, dans l’arrêt Moore, était toujours consciente de la nécessité de disposer de preuves pour déterminer si une plainte individuelle ou systémique de discrimination est fondée :

[64] La réparation doit cependant découler de la demande. En l’espèce, la demande a été présentée au nom de Jeffrey, et tous les éléments de preuve étayant concrètement cette demande le concernaient directement. Le Tribunal était certes autorisé à tenir compte de la preuve de nature systémique afin de décider si Jeffrey avait été victime de discrimination, mais il n’était pas nécessaire qu’il se livre à une enquête approfondie sur la structure précise des mécanismes de financement provinciaux ou sur tous les aspects de l’administration par la province de l’éducation spécialisée pour décider si Jeffrey avait été victime de discrimination. À mon humble avis, le Tribunal a pour rôle de statuer sur la plainte particulière dont il est saisi, non d’agir comme une commission royale d’enquête.

[146] Il est clair que la Cour, dans l’arrêt Moore, s’est concentrée sur l’absence de preuves relatives à la discrimination systémique et a noté que les preuves concernaient la discrimination individuelle. Dans la présente affaire, il y avait des preuves de discrimination tant systémique qu’individuelle et des preuves de préjudices permettant au Tribunal d’accorder des réparations pour les deux cas.

[147] Il est également important de préciser qu’au paragraphe 58 de l’arrêt Moore, la Cour a déclaré que la question de la discrimination ne doit pas être examinée selon une approche dualiste ou être « scindée en deux catégories distinctes » :

« Il n’était cependant pas nécessaire ni utile conceptuellement de scinder la discrimination en ces deux catégories distinctes. Une pratique est discriminatoire, et ce, que ses conséquences préjudiciables injustifiables affectent soit une seule personne, soit plusieurs personnes de façon systémique […] »

[148] En ce qui concerne l’exposé des précisions, la Commission a clairement identifié les personnes à qui la plainte profiterait. Au paragraphe 16 de son exposé des précisions mis à jour/modifié, la Commission a indiqué à plusieurs reprises que la plainte concernait [traduction] « les enfants et les familles des Premières Nations vivant normalement dans les réserves ». De même, au paragraphe 17 de son exposé des précisions mis à jour/modifié, la Commission a défini la question comme suit :

[traduction]

Le défendeur a-t-il exercé une discrimination à l’égard des enfants autochtones dans le cadre de la prestation d’un service, à savoir le manque de financement ou l’effet de la formule de financement utilisée pour les services de protection de l’enfance destinés aux enfants et aux familles des Premières Nations, ou leur a-t-il porté préjudice, le tout contrairement à l’article 5 de la Loi, pour des motifs de race et d’origine nationale ou ethnique?

[Non souligné dans l’original.]

[149] La Commission a également précisé que la Société de soutien et l’APN demandaient une indemnisation pour les personnes retirées de leurs communautés et l’application complète et adéquate du principe de Jordan, conformément à la motion 296 adoptée à la Chambre des communes.

[150] Dans la décision sur l’admissibilité, la formation a également noté, au paragraphe 200, qu’elle « […] s’est déjà penchée sur la portée de la demande (la plainte, l’exposé des précisions, les éléments de preuve, les arguments, etc.) par rapport à la portée de la plainte et sur les éléments qui composent la plainte (voir 2019 TCDP 39, aux par. 99 à 102) […] » Le Tribunal a poursuivi au paragraphe 201 en déclarant que « [c]ette question a déjà été soulevée et a reçu une réponse. La seule autre question à trancher quant à la compétence du Tribunal consiste à savoir si la présente requête va au-delà ou non de la portée de la plainte. La réponse de la formation est non, en ce qui concerne les questions I et II de la présente décision. » La référence aux « questions I et II » concerne les deux catégories supplémentaires d’enfants des Premières Nations.

[151] Le demandeur, après avoir reçu l’exposé des précisions, a produit ses propres précisions. Le défendeur a également produit un exposé des précisions à jour en février 2013, qui répondait aux mêmes questions qu’il soulève dans la présente demande.

[152] En outre, les paragraphes 486, 487 et 489 de la décision sur le fond exposent les positions de la Société de soutien, de l’APN et du demandeur concernant l’indemnisation. Il ne fait aucun doute qu’une indemnisation était demandée pour les enfants des Premières Nations et leurs familles.

[153] Je conclus que le Tribunal a correctement apprécié le rapport entre la plainte et l’exposé des précisions des parties. Le Tribunal a déclaré que le formulaire de plainte n’est qu’un aspect de la plainte et qu’il ne tient pas lieu de plaidoirie (Polhill c la Première Nation Keeseekoowenin, 2017 TCDP 34, au para 13 [Polhill TCDP]). Cela semblerait être conforme à l’objectif général de la LCDP, où les procédures devant le Tribunal « […] se veulent être expéditives et le moins formalistes possible […] » (Polhill TCDP, au para 19).

[154] L’argument du demandeur selon lequel les défendeurs n’ont pas identifié la victime dans la plainte est de nature technique. Il est inapproprié d’interpréter une loi quasi constitutionnelle d’une manière qui empêche le règlement de la plainte de victimes en raison d’un détail technique. De plus, un formulaire de plainte ne donne qu’un aperçu de la plainte, dont des éclaircissements seront produits au cours du processus et au fur et à mesure que les conditions de l’audience seront définies dans l’exposé des précisions (Polhill TCDP, au para 36). Si le demandeur donne à penser qu’il a été lésé par cette prétendue transformation de la plainte, je ne le vois pas à la lecture du dossier qui m’est soumis.

[155] Je conviens avec les défendeurs que les arguments du demandeur concernant les recours individuels par rapport aux recours systémiques auraient pu être présentés plus tôt. Par exemple, cet argument aurait pu être soulevé lorsque la décision sur le fond a été rendue publique. Aux paragraphes 383 à 394, la décision sur le fond comprend diverses conclusions concernant les enfants des Premières Nations et leurs familles. Ces conclusions font référence aux enfants et aux familles des Premières Nations identifiés dans la plainte et à l’exposé des précisions déposé par les parties elles-mêmes. La section « résumé des conclusions » de la décision sur le fond analyse, en détail, les conclusions relatives au programme des SEFPN et au principe de Jordan et prévient que la question des dommages-intérêts sera traitée à l’avenir. Toutes les conclusions du Tribunal dans la décision sur le fond sont liées aux enfants des Premières Nations et à leurs familles. Ces conclusions se reflètent dans pratiquement toutes les décisions ultérieures, qu’elles soient attaquées ou non.

[156] Comme l’observent correctement la Société de soutien et l’APN, le demandeur ne peut pas contester les conséquences compensatoires du préjudice systémique lorsqu’il semble approuver la conclusion du Tribunal selon laquelle une discrimination généralisée a eu lieu. Je note que, bien que le demandeur ne souscrive pas au processus de raisonnement et à la solution retenue par le Tribunal, il a reconnu [traduction] « la nécessité d’indemniser les enfants concernés » dans sa déclaration d’ouverture à l’audition de la présente instance de contrôle judiciaire. Je conviens également que le montant des indemnités accordées pour atteinte à la dignité est lié à la gravité des répercussions psychologiques et des pratiques discriminatoires sur la victime, ce qui ne nécessite pas de preuve médicale ou d’autre nature.

[157] Le Tribunal a examiné la plainte et l’exposé des précisions et a noté que la Société de soutien et l’APN ont demandé une indemnisation pour le préjudice moral, ainsi que des réparations spéciales. Aux paragraphes 6 à 10 de la décision sur l’indemnisation, le Tribunal a reproduit son approche en trois étapes à l’égard des mesures de réparation énoncées dans 2016 TCDP 10 et ses décisions antérieures pour indiquer que la question de l’indemnisation allait être traitée. Avant la décision sur l’indemnisation, le Tribunal a envoyé à toutes les parties des questions écrites au sujet de l’indemnisation et les a invitées à présenter leurs observations. Ce document indiquait également les positions de la Société de soutien et de l’APN concernant les dommages et intérêts. Dans son exposé du droit, au paragraphe 54, le demandeur reconnaît que la demande de la Société de soutien concernant un fonds fiduciaire visait à fournir une certaine indemnisation aux enfants déplacés. Le demandeur poursuit en déclarant que la Société de soutien n’a pas demandé que l’indemnisation soit versée directement aux individus. Ces deux déclarations indiquent que le demandeur savait que des recours individuels étaient envisagés.

[158] L’indemnisation accordée en vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP vise, bien entendu, à indemniser les personnes pour la perte du droit de ne pas être victime de discrimination et l’expérience de la victimisation (Panacci c Canada (Procureur général), 2014 CF 368 au para 34). Elle vise également à les indemniser pour l’atteinte à leur dignité (Me Unetelle, aux para 13 et 28). Au paragraphe 467 de la décision sur le fond, le Tribunal a reconnu que le préjudice en question est le retrait des enfants des Premières Nations de leurs familles. Aux paragraphes 485 à 490 de la décision sur le fond, le Tribunal a résumé les positions des parties sur l’indemnisation. Il a été clairement exposé qu’une indemnisation individuelle était demandée. Le Tribunal a conclu en indiquant qu’il enverrait aux parties certaines questions avant de trancher sur la question de l’indemnisation.

[159] Le Canada n’a pas attaqué les décisions rendues avant la décision sur l’indemnisation. Le Canada a plutôt répondu aux questions posées par le Tribunal le 15 mars 2019. Il est particulièrement important de mentionner la troisième question posée par le Tribunal ainsi que les questions connexes :

[traduction]

3. La formation fait remarquer que les coplaignants ont demandé différentes façons d’accorder des réparations en ce qui concerne l’indemnisation des victimes en vertu de la LCDP.

La Société de soutien a demandé que les indemnités accordées soient placées dans une fiducie indépendante qui financera des activités de guérison au profit des enfants des Premières Nations qui ont été victimes de discrimination dans le cadre de la prestation des services à l’enfance et à la famille. La Société de soutien fait valoir qu’une réparation sous forme de fiducie qui mènera à l’établissement d’un programme de guérison à l’intention des personnes qui ont reçu des services à l’enfance et à la famille inférieurs aux normes est plus apte à offrir aux enfants qui ont été pris en charge depuis 2006 une réparation considérable que les indemnisations individuelles ne pourraient jamais l’être. À cet égard, la Société de soutien a précisé qu’une analogie peut être établie avec le volet du règlement relatif aux pensionnats indiens, qui prévoyait le versement de sommes à une fondation de guérison dans le but de mettre en place des programmes de guérison au profit des survivants.

La formation est au courant du Processus d’évaluation indépendant (PEI) destiné aux survivants des pensionnats et sait également qu’une fondation de guérison et un fonds d’indemnisation individuelle ont été établis pour les personnes qui ont fréquenté les pensionnats et qu’il y a eu un processus d’adjudication pour les victimes d’abus dans les pensionnats.

L’APN a demandé que les compensations financières soient accordées aux victimes et à leurs familles directement avec son aide pour affecter les fonds plutôt que de les placer dans un fonds de guérison.

Pourquoi ne pas appliquer les deux options au lieu de choisir entre l’une ou l’autre?

La formation ne voudrait pas adopter une approche paternaliste à l’égard de l’octroi de réparations en décidant de ce qu’il faut faire avec les fonds d’indemnisation dans le cas où une indemnisation est accordée aux victimes.

Certains enfants sont maintenant adultes et pourraient préférer une compensation financière à des activités de guérison. Certains pourraient souhaiter créer une entreprise ou utiliser leur indemnisation à d’autres fins. Cela soulève la question de savoir qui doit décider pour les victimes? Les victimes doivent décider elles-mêmes de leurs droits, n’est-ce pas le cas?

[Non souligné dans l’original.]

[160] Devant le Tribunal, le demandeur a affirmé que l’indemnisation individuelle doit être fondée sur le fait que chacune des victimes est partie à la plainte. Le Tribunal a répondu à cet argument en soulignant que le paragraphe 40(1) de la LCDP autorise un groupe à déposer une plainte. Le Tribunal a également souligné que, conformément à la résolution 85/2018 de l’APN, l’APN est habilitée à parler au nom des enfants des Premières Nations qui ont été victimes de discrimination de la part du Canada. Cette conclusion était raisonnable.

[161] Le passage susmentionné indique que le Tribunal a tenu compte des réformes systémiques et des indemnisations individuelles qui sont au cœur de la plainte. De plus, au cours des nombreuses audiences, le demandeur n’a jamais présenté de preuves en réponse à cet argument. Le demandeur a seulement déclaré qu’il ne souscrivait pas à cet argument ou que la preuve faisait défaut. Le Tribunal a accordé beaucoup d’attention à la preuve avant d’accorder une réparation, et il avait le droit, en vertu de l’alinéa 50(3)c) de la LCDP, de recevoir et d’accepter toute preuve qu’il jugeait appropriée.

[162] Je rejette la qualification du demandeur des décisions ultérieures à la décision sur le fond, à savoir une [traduction] « série de procédures sans fin ». Les procédures subséquentes reflètent plutôt la façon dont le Tribunal a géré la procédure en utilisant l’approche dialogique. Le Tribunal a cherché à favoriser la négociation et les solutions pratiques pour mettre en œuvre son ordonnance et à reconnaître pleinement les droits de la personne. De plus, une partie importante des procédures qui ont suivi la décision sur le fond résultait de requêtes visant à garantir la conformité du Canada aux diverses ordonnances et décisions du Tribunal.

[163] De plus, je conclus que le Tribunal a analysé correctement la LCDP et a compris que les victimes et les plaignants peuvent être des personnes différentes (décision sur l’indemnisation, aux para 112 et 115). Le Tribunal a déjà accordé une indemnisation à des victimes qui n’étaient pas des plaignants, dans une affaire en matière d’équité salariale (Alliance de la fonction publique du Canada c Société canadienne des postes, 2005 TCDP 39, au para 1023, ordonnance no 1 [AFPC TCDP]). Il est également vrai que, dans cette même affaire, le Tribunal a refusé d’accorder une indemnisation pour préjudice moral lorsqu’aucune victime n’avait témoigné (AFPC TCDP, aux para 991 et 992). Toutefois, ces paragraphes soulignent que d’autres preuves étayant l’allégation de discrimination faisaient défaut. Comme nous le verrons plus loin, cette situation est différente de celle de la présente affaire, car le Tribunal s’est appuyé sur une preuve abondante. Cette preuve a été mentionnée tout au long des diverses décisions.

[164] L’alinéa 50(3)c) de la LCDP confère au Tribunal un vaste pouvoir discrétionnaire pour recevoir toute preuve qu’il juge appropriée, même si cette preuve ne serait pas admissible dans une cour de justice, y compris le ouï-dire. Dans le jugement Canada Commission canadienne des droits de la personne c Canada (Procureur général), 2010 CF 1135 conf. par Walden 2011 [Walden CF], notre Cour a décidé que le Tribunal n’a pas nécessairement besoin d’entendre toutes les victimes présumées de discrimination afin de les indemniser toutes pour le préjudice moral qu’elles ont subi (au para 73). Rien dans la LCDP n’exige non plus le témoignage d’un petit groupe représentant les victimes. Le Tribunal a le pouvoir discrétionnaire de s’appuyer sur les éléments de preuve qu’il souhaite tant que son processus décisionnel est intelligible et raisonnable.

[165] Il est également important de déterminer avec précision les souffrances et douleurs que le Tribunal examinait. Le demandeur fait valoir que chaque plaignant était tenu de produire des éléments de preuve pour préciser les préjudices subis. Toutefois, l’examen de la preuve par le Tribunal montre clairement que le préjudice en question comprend les atteintes à la dignité découlant du retrait des enfants de leur famille (décision sur l’indemnisation, aux para 13, 82 et 83, 86, 147 et 148, 161 et 162, 180, 182, 188, 223, 239A). Il n’était donc pas nécessaire de préciser les préjudices spécifiques découlant du retrait de ces enfants. C’est le retrait proprement dit et l’atteinte à la dignité que le Tribunal examinait. Le témoignage des enfants et des autres victimes était donc inutile.

[166] Je conclus également que le Tribunal n’a pas commis d’erreur lorsqu’il a constaté qu’il disposait d’une vaste preuve de discrimination individuelle et systémique. Aux paragraphes 406 à 427 de la décision sur le fond, le Tribunal a discuté de l’impact du retrait d’un enfant sur les familles, dans le cadre du système des pensionnats. Le Tribunal a fait référence aux témoignages du Dr John Milloy, de l’aîné Robert Joseph et de la Dre Amy Bombay.

[167] Dans la décision sur l’indemnisation, le Tribunal a fait référence à la preuve sur laquelle il se fondait, qu’il a examinée en détail aux paragraphes 156 à 197. Je conclus que ce traitement de la preuve est conforme aux principes relatifs à la suffisance de la preuve, énoncés dans l’arrêt Moore. En bref, le Tribunal disposait d’un fondement pour prendre la décision qu’il a prise.

[168] Je note que le Tribunal a rejeté la dichotomie entre la discrimination individuelle et la discrimination systémique évoquée par le Canada, comme l’a fait la Cour dans l’arrêt Moore (décision sur l’indemnisation, au para 146; Moore, au para 58). L’argument du demandeur selon lequel il est nécessaire de prouver le préjudice individuel et l’effet du retrait des enfants des familles et des communautés met en évidence cette dichotomie. Il est clair que les perspectives différentes des parties quant à la nature du présent différend et à la question de savoir si l’on remédie à la discrimination ont entraîné la multiplicité des procédures.

[169] Je conclus que la discrimination individuelle et la discrimination systémique ne sont pas mutuellement exclusives aux fins d’une telle ordonnance d’indemnisation. En outre, l’idée selon laquelle les victimes devraient être privées de recours individuels en raison de la nature systémique du préjudice n’est pas étayée par le libellé de la LCDP (Moore, au para 58; Hughes 2010, aux para 64 à 74).

[170] La Commission soutient que le demandeur s’appuie fortement sur une observation de la Cour d’appel fédérale selon laquelle il serait impossible d’accorder une indemnisation individuelle à des groupes, car ils ne sont pas toujours facilement accessibles (Re CNR Co and Canadian Human Rights Commission (1985), 20 DLR (4th) 668 (CAF), au para 10). Les défendeurs notent que la Cour suprême du Canada a infirmé ce jugement (CN c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 RCS 1114). Par conséquent, ils demandent à notre Cour de ne pas tenir compte de l’argument du demandeur. Nonobstant la décision de la Cour suprême, j’abonde dans le sens de la Commission : l’observation invoquée par le demandeur est différente parce que, comme il a déjà été signalé plus haut, il n’est pas nécessaire que des individus soient présents et produisent des preuves.

[171] La Commission affirme que le Tribunal a raisonnablement conclu que la LCDP l’autorise à indemniser les victimes de discrimination qui ne sont pas des plaignants. La Commission fait valoir que le Tribunal a à juste titre établi une distinction d’avec les faits de l’affaire Canada (Secrétaire d’État aux Affaires extérieures) c Menghani (1993), 110 DLR (4th) 700 (CF) [Menghani]. Le demandeur soutient que la décision Menghani fait autorité pour ce qui est de ne pas accorder de recours à un non-plaignant. Après avoir examiné la décision Menghani et les motifs du Tribunal, je conclus que le Tribunal a correctement fait la distinction par rapport à cette jurisprudence, à la lumière de son examen de l’argument du demandeur selon lequel les enfants victimes doivent témoigner. La question en litige en ce qui concerne l’affaire Menghani était le défaut de qualité pour agir au titre de la LCDP pour le non-plaignant, ce qui n’est pas le cas dans les présentes affaires.

[172] En outre, dans la décision sur l’indemnisation, la réponse du Tribunal à l’argument du demandeur était la suivante :

[108] Il ressort clairement de l’examen de l’exposé des précisions des plaignantes qu’elles cherchaient à obtenir une indemnité depuis le début, soit avant même l’ouverture de l’audience sur le fond. Le Tribunal demande aux parties de préparer un exposé des précisions en vue de préciser la nature de la demande, compte tenu du fait que le formulaire de plainte est abrégé et qu’il est impossible d’y inclure tous les éléments de la demande. C’est aussi un outil d’équité et de justice naturelle qui permet aux parties de connaître à l’avance la thèse de leur adversaire afin de préparer leur cause. Il arrive parfois que les parties présentent également des requêtes en vue de faire annuler les allégations contenues dans l’exposé des précisions afin d’empêcher la partie adverse de présenter des éléments de preuve sur la question.

[109] Le PGC a répondu à ces allégations et demandes relatives à l’indemnisation dans son exposé des précisions mis à jour le 15 février 2013, ce qui démontre qu’il savait très bien que les plaignantes, la Société de soutien et l’APN, sollicitaient dans leur demande des réparations pour préjudice moral, ainsi qu’une indemnité spéciale pour chaque enfant.

[…]

[144] Le Tribunal estime qu’il est déraisonnable d’obliger des enfants vulnérables à témoigner au sujet des torts qu’ils ont subis en raison de la discrimination raciale systémique, surtout lorsque des éléments de preuve par ouï-dire fiables tels que des rapports d’experts, des affidavits et des témoignages d’adultes s’exprimant au nom des enfants et des documents gouvernementaux officiels en confirment l’existence. Dans ses observations, le PGC ne tient pas compte des conclusions tirées par le Tribunal en 2016, par lesquelles celui-ci avait fait siennes bon nombre des conclusions formulées dans des rapports jugés fiables. Le PGC fait ainsi abstraction des conclusions rendues par le Tribunal en l’instance dans ses décisions antérieures en l’espèce en ce qui a trait aux souffrances subies par les enfants.

[Non souligné dans l’original.]

[173] Le demandeur fait également valoir que les catégories de personnes ayant droit à une indemnisation, telles qu’elles sont définies aux paragraphes 245 à 251 de la décision sur l’indemnisation, sont très différentes de ce que la Société de soutien et l’APN ont demandé. Dans ces paragraphes, le Tribunal fait référence aux enfants [traduction] « nécessairement retirés », aux enfants « inutilement retirés », aux enfants affectés par le principe de Jordan ainsi qu’aux parents et grands-parents aidants. À mon avis, le Tribunal a raisonnablement examiné les diverses façons, dont le sous-financement du programme des SEFPN et le principe de Jordan ont abouti au retrait des enfants des familles et des communautés pour les raisons complexes et à multiples volets que le demandeur a soulignées. Il était raisonnable de faire des distinctions plus précises entre les raisons du retrait, mais, quelle que soit la raison, les enfants concernés ont été retirés et se sont vu refuser des services adaptés à la culture dans leurs propres communautés. Encore une fois, tel était le fondement de la plainte et les ordonnances ne sont pas si différentes de ce que la Société de soutien et l’APN demandaient.

[174] Pour toutes les raisons susmentionnées, je conclus que le Tribunal n’est pas allé au-delà de la portée de la plainte pour parvenir à sa décision.

c) Recours collectif

[175] Le demandeur soutient que l’ordonnance rendue par le Tribunal équivalait à un règlement de recours collectif sans la représentation appropriée des membres du groupe. À ce titre, le Tribunal aurait indûment étendu ses pouvoirs au-delà de ce que prévoyait la loi, ce qui a rendu la décision déraisonnable (Vavilov, au para 68). Je rejette cet argument.

[176] Le demandeur interprète mal l’indemnisation accordée. En effet, le Canada compare l’indemnisation au type de dommages-intérêts que l’on peut obtenir dans une procédure judiciaire. Toutefois, les indemnisations pour préjudice moral, accordées en vertu de l’article 53 de la LCDP, constituent une compensation pour la perte du droit d’une personne de ne pas être victime de discrimination, l’expérience de la victimisation et l’atteinte à sa dignité. Une victime n’est pas tenue de prouver la perte de ce droit (Lemire c Canada (Commission des droits de la personne), 2014 CAF 18 au para 85).

[177] Il est clair que le Tribunal n’a pas ordonné d’indemnisation pour des dommages de nature délictuelle ou des préjudices personnels, comme cela est exigé dans le cadre d’un recours collectif. Au contraire, le Tribunal, comme nous l’avons souligné plus haut, a adopté une approche graduelle en matière de réparation et a spécifiquement donné aux parties toute latitude de présenter leurs positions sur l’indemnisation. Une fois les observations reçues, le Tribunal a examiné les arguments et a ordonné une indemnisation en vertu de l’article 53 de la LCDP.

[178] Comme nous l’avons vu plus haut, le Tribunal peut accorder des réparations tant pour la discrimination individuelle que pour la discrimination systémique, sous réserve de la suffisance de la preuve dont il dispose. Toutefois, un recours collectif est axé sur l’octroi d’une indemnisation individuelle et il n’y a aucune certitude que des réparations pour discrimination systémique seront accordées. La LCDP offre à la Société de soutien et à l’APN un processus permettant de demander des réparations pour discrimination systémique et discrimination individuelle, et le Tribunal n’a pas commis d’erreur en accordant des réparations pour les deux cas de figure. L’élaboration d’un cadre d’indemnisation était conforme aux objectifs visant à déterminer le processus d’indemnisation des particuliers.

[179] Je note également que rien dans la LCDP n’interdit aux particuliers de chercher à obtenir des réparations par la voie de recours collectifs ou d’actions en justice distinctes. D’autres procédures judiciaires peuvent être engagées par les victimes si elles choisissent de ne pas adhérer au cadre d’indemnisation. Comme l’a souligné le demandeur, l’APN a engagé un recours collectif pour une catégorie de personnes concernées par les retraits. Cependant, je conclus que la procédure de recours collectif n’a pas d’incidence sur les questions en litige pour les raisons susmentionnées. L’élaboration du cadre d’indemnisation ne donne pas non plus à penser qu’un recours collectif était le moyen privilégié ou le seul moyen de procéder. La Société de soutien dit correctement que l’option du recours collectif n’annule pas les ordonnances d’indemnisation. Les deux recours peuvent être exercés simultanément.

d) Principes du préjudice de droit

[180] Le demandeur soutient également que la décision sur l’indemnisation est contraire aux principes du droit en matière d’indemnisation du préjudice. Il fait valoir que la décision sur l’indemnisation ne fait pas de distinction entre les enfants retirés pour une courte période et les enfants retirés pour une période plus longue ni entre les enfants qui ont vécu des circonstances différentes. Le demandeur cite une abondante jurisprudence relative à des poursuites civiles, qui enseigne que la causalité et la proportionnalité doivent être prises en compte lors de l’octroi de dommages-intérêts (voir par exemple Whiten c Pilot Insurance, 2002 CSC 18). Toutefois, je constate que cette jurisprudence est différente en raison du cadre législatif en jeu en l’espèce. La LCDP permet au Tribunal d’accorder une indemnisation pour la perte de dignité d’une personne à la suite d’actes discriminatoires. Comme il a été signalé précédemment, il n’est pas nécessaire d’établir un préjudice matériel réel.

[181] Une fois de plus, le demandeur soutient que le Tribunal aurait dû exiger qu’au moins une personne fournisse des preuves des préjudices qu’elle a subis (Walden CF, au para 72). Il affirme qu’il est déraisonnable de supposer que tous les enfants retirés de leurs familles, quelle que soit leur situation particulière, satisfont aux critères d’indemnisation prévus par la loi sans en avoir la preuve.

[182] Je rejette cet argument. Le paragraphe 73 de la décision Walden CF répond directement à l’argument du demandeur :

[73] […] Le Tribunal a conclu qu’il ne pouvait accorder d’indemnité pour préjudice moral en l’absence d’éléments de preuve concernant le préjudice personnel des demandeurs. Cependant, cela ne signifie pas qu’il exigeait nécessairement une preuve directe de chaque personne. Comme la Commission l’a souligné, le Tribunal peut accepter des éléments de preuve sous différentes formes, y compris le ouï-dire. En conséquence, le Tribunal aurait pu conclure à la possibilité d’utiliser la preuve présentée par certaines personnes pour déterminer le préjudice moral subi par un groupe.

[183] La position des défendeurs a toujours été qu’ils cherchent à obtenir réparation des préjudices découlant du retrait des enfants des Premières Nations de leurs familles et de leurs communautés. Ils ne cherchaient pas à obtenir réparation des pertes personnelles de type délictuel, subies par chaque enfant ou sa famille. Le Tribunal a examiné la preuve relative aux préjudices dans la décision sur le fond, la décision sur l’indemnisation et dans de nombreuses autres décisions.

[184] Le demandeur cite également la décision Hughes c Canada (Procureur général), 2019 CF 1026, aux paragraphes 42 et 64 [Hughes 2019], selon laquelle il doit y avoir un lien de causalité entre l’acte discriminatoire et la perte alléguée. Il fait valoir que le Tribunal ne s’est pas livré à une analyse des effets que le sous-financement a eus sur l’un ou l’autre des bénéficiaires de l’indemnisation ou des préjudices qu’ils ont subis. Le demandeur affirme également que le Tribunal n’a pas fait de distinction entre les situations des bénéficiaires. Le demandeur cite également la décision Youmbi Eken c Réseaux Netrium Inc., 2019 TCDP 44 [Netrium] à l’appui de l’argument selon lequel la somme maximale n’est accordée que dans les cas les plus graves (au para 70).

[185] Je souscris aux principes consacrés par la décision Hughes 2019 tels que soulignés par le demandeur. Cependant, contrairement à la présente affaire, les dommages et intérêts dans l’affaire Hughes 2019 étaient des pertes de salaire et la question à trancher était la date limite pour les dommages et intérêts. Dans la présente affaire, il s’agit d’accorder une indemnisation pour la douleur et la souffrance causées par un comportement discriminatoire ayant entraîné le retrait d’enfants de leur foyer et de leur communauté. Cela se distingue clairement d’une plainte pour perte de salaire. Dans la décision Hughes 2019, la Cour a également noté que les conclusions relatives au lien de causalité appellent un examen approfondi des faits et un degré élevé de déférence (Hughes 2019, au para 72). J’abonde dans ce sens.

[186] Les faits de l’affaire Netrium sont également différents de ceux de la présente affaire. La plaignante était une adulte qui avait subi une perte d’emploi et elle s’est vu accorder un montant de 7 000 $. En l’espèce, nous avons affaire aux effets néfastes d’un retrait sur des enfants, pendant une période de temps considérable. L’attribution de la somme maximale prévue par la loi relève de la discrétion du Tribunal, en fonction des faits dont il est saisi.

[187] Le demandeur affirme que si la législation en matière de droits de la personne prévoit la compétence d’examiner des demandes collectives, c’est parce que les législateurs l’ont clairement prévue, à l’instar de la compétence des juges en matière de coûts (Mowat, aux para 57 et 60). Dans l’affaire Mowat, l’appelant soutenait que l’approche large, libérale et téléologique pouvait aboutir à la conclusion selon laquelle les coûts ou les dépenses sont indemnisables. Tel n’est pas le cas en l’espèce. Ni la Société de soutien ni l’APN ne demandent autre chose que ce qui est prévu par la LCDP et dans le cadre de la compétence du Tribunal au titre de la LCDP.

[188] Je conviens avec les défendeurs que les principes du droit en matière d’indemnisation des préjudices ne s’appliquent pas. Le préjudice en l’espèce, tel que déterminé par le Tribunal, était le retrait d’enfants des Premières Nations de leurs familles en raison du modèle de financement discriminatoire du Canada. Comme il a été signalé précédemment, les indemnisations pour préjudice moral visent à compenser le préjudice causé par l’atteinte à la dignité d’une personne. La perte de dignité résultant du retrait est un préjudice différent qui n’est pas apprécié de la même manière que dans le cadre d’une affaire de contentieux délictuel ou de préjudice corporel.

[189] La LCDP n’est pas conçue pour traiter de différents niveaux de dommages ou pour s’engager dans des processus d’évaluation du préjudice personnel fondé sur la faute commise. Le Tribunal a accordé des indemnités au titre des droits de la personne, pour préjudice moral en raison de la perte du droit de ne pas être victime de discrimination, de victimisation et d’atteinte à la dignité de la victime. Cela relève tout à fait de la compétence du Tribunal.

[190] Le montant de l’indemnisation accordée pour l’atteinte à la dignité d’une personne est limité, mais il est lié à la gravité des répercussions psychologiques sur la victime. Le Tribunal a examiné l’approche adoptée dans le cadre du Paiement d’expérience commune de la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens. Toutefois, le Tribunal n’en a tenu compte que pour un cadre d’indemnisation, et non pour l’application des principes du recours collectif. L’objet même de l’indemnisation est d’indemniser un parent ou un grand-parent biologique pour la perte de leur enfant à cause d’un système qui les a discriminés parce qu’ils sont issus des Premières Nations.

[191] La Commission dit correctement qu’il était loisible au Tribunal de conclure que les indemnités financières accordées en vertu de la LCDP servent des objectifs particuliers qui sont uniques au domaine des droits de la personne. Il s’agit notamment de l’indemnisation pour préjudice moral et de l’indemnisation spéciale pour discrimination délibérée et inconsidérée, qui sont autorisées par la LCDP, une loi quasi constitutionnelle.

[192] En l’espèce, les alinéas 53(2)a), 53(2)e) et le paragraphe 53(3) de la LCDP sont pertinents. Ils ont trait aux intérêts de la victime sur le plan de la dignité et de la gravité des répercussions psychologiques. La vulnérabilité de la victime est pertinente pour ce qui est du montant de l’indemnité, et la Commission fait valoir que cela vaut particulièrement lorsque les victimes sont jeunes (Opheim c Gagan Gill & Gillco Inc, 2016 TCDP 12 au para 43).

[193] La Société de soutien soutient que le montant des dommages-intérêts accordés dans la décision sur l’indemnisation est plus que raisonnable compte tenu du fait que la Dre Blackstock a elle-même reçu deux indemnités de 10 000 $. En évaluant ce montant par rapport à la catégorie de victimes et aux préjudices qu’elles ont subis, la Société de soutien fait valoir que l’indemnité maximale est raisonnable. Je souscris à cet argument.

[194] Au final, le contexte unique des préjudices constatés en l’espèce limite l’application du droit en matière d’indemnisation des préjudices, contrairement à ce que soutient le demandeur. Dans la décision sur le fond, non attaquée, il était clair que le préjudice était lié au retrait des enfants de leur famille et à l’atteinte à la dignité des enfants, par opposition aux préjudices individuels de type délictuel qu’ils ont subis en raison du retrait. Le Tribunal a déjà déterminé quels étaient les préjudices, qui les a subis et a conclu que les préjudices ont été causés par le régime de financement discriminatoire du Canada (décision sur le fond, au para 349).

e) Volonté et imprudence

[195] Le demandeur soutient que la conclusion de discrimination délibérée et inconsidérée du Tribunal était déraisonnable et sans précédent parce qu’elle ne tenait pas compte de la proportionnalité ou de la preuve. Je rejette cet argument.

[196] Une fois de plus, le demandeur affirme que cela ne peut être déterminé sans une enquête sur les faits et les circonstances, au cas par cas. On parlerait de décision raisonnable si le lien de causalité entre l’acte de sous-financement et le préjudice subi avait été apprécié et si le Tribunal avait accordé une indemnisation proportionnelle aux vécus individuels. Le demandeur affirme que le Tribunal ne l’a pas fait. Ces arguments ont déjà été discutés dans la section précédente de la présente décision.

[197] Le demandeur affirme que le Canada n’a pas fait preuve de discrimination de façon délibérée et inconsidérée, mais qu’il a plutôt fait des investissements importants et apporté des changements aux politiques. Par exemple, le Canada a commencé à financer les activités de prévention. De plus, même si le sous-financement était un facteur contribuant aux résultats défavorables pour les enfants des Premières Nations, il n’était pas le seul facteur dans une situation complexe. Le demandeur cite la décision Canada (Procureur général) c Johnstone, 2013 CF 113 [Johnstone] (conf. par 2014 CAF 110) dans laquelle la Cour a exposé l’objet du paragraphe 53(3) et défini les mots « délibéré et inconsidéré » (Johnstone, au para 155). Le paragraphe 53(3) est une disposition punitive, destinée à être dissuasive et à décourager ceux qui pratiquent une discrimination délibérée. Pour être considéré comme délibéré, l’acte discriminatoire doit être intentionnel. Un acte discriminatoire inconsidéré « témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante » (Johnstone, au para 155).

[198] Dans la présente procédure, le demandeur a indiqué les changements qu’il apportait lorsque la Commission a rendu sa décision. Il a également indiqué les changements supplémentaires qu’il a apportés pour répondre spécifiquement aux questions identifiées par le Tribunal. Le demandeur affirme qu’il n’y a pas eu de tentative délibérée d’ignorer les besoins des enfants des Premières Nations.

[199] La Société de soutien et l’APN soutiennent que de nombreux éléments de preuve ont été présentés au Tribunal, attestant que le demandeur était conscient du préjudice permanent causé aux enfants des Premières Nations. Malgré cela, le demandeur a choisi de ne pas prendre de mesures correctives. Le Tribunal a cité les divers rapports Wen:De, les rapports de l’examen des politiques nationales et les rapports du vérificateur général qui ont été acceptés par les parties dans la décision sur le fond (voir les para 257 à 305). Par ailleurs, le Tribunal a entendu de nombreux témoins, qui ont tous été interrogés dans la décision sur le fond (voir les para 149 à 216) et dans la décision sur l’indemnisation (voir les para 33, 90, 144 et 145, 152, 155 à 157, 162, 172, 174 et 184).

[200] En se fondant sur son examen de divers rapports internes, externes et parlementaires sur une période de vingt ans, le Tribunal disposait de suffisamment de preuves pour conclure que le Canada était au courant de ces problèmes. Par conséquent, il était en droit d’accorder une indemnité supplémentaire pouvant atteindre 20 000 $ en raison de ce qu’il considérait comme un comportement discriminatoire délibéré et inconsidéré de la part du Canada.

[201] Lorsqu’il y a des preuves portant que les pratiques discriminatoires ont causé des douleurs et des souffrances, une indemnisation doit être accordée et ne pas dépasser le plafond de 20 000 $ ni être trop faible de manière à banaliser l’importance de la LCDP sur le plan social. L’indemnisation spéciale pour une conduite délibérée et inconsidérée est une disposition punitive visant à dissuader la discrimination (Johnstone, au para 155).

[202] Comme signalé ci-dessus, il n’est pas obligatoire de fournir la preuve de la perte subie par une victime. La Commission soutient que le mot [traduction] « punitive » doit être interprété à la lumière de l’arrêt Lemire. Dans l’arrêt Lemire, la Cour d’appel fédérale a décidé que les dommages-intérêts pour conduite délibérée et inconsidérée, prévus par la LCDP ne sont pas de nature pénale, mais visent à garantir le respect des objectifs de la LCDP (para 90).

[203] Le Tribunal a correctement examiné les faits au dossier pour déterminer s’il fallait accorder les dommages-intérêts pour conduite délibérée et inconsidérée. Il y avait plus que suffisamment de preuves sous forme de rapports, auxquels le Canada a participé, et qui étaient indépendants, pour justifier cette conclusion. Le processus et le résultat de la décision du Tribunal reflètent amplement une chaîne d’analyse cohérente et rationnelle sur le plan interne.

f) Définitions dans la décision sur les définitions

[204] Le demandeur soutient que les solutions retenues par la décision sur l’indemnisation et des décisions subséquentes, en particulier la décision sur les définitions, sont déraisonnables. Cela est vrai, même si la Cour conclut que l’indemnisation de certains enfants est appropriée en vertu du principe de Jordan. Plus précisément, le demandeur soutient que l’effet conjugué de ces décisions est que les enfants et les personnes qui s’en occupent ont droit au montant maximal de l’indemnisation, même si aucune demande n’est faite, si l’interruption ou le retard dans la prestation du service n’a causé aucun préjudice ou si le retard n’a pas été plus important que celui subi par un enfant non membre des Premières Nations. Il note à nouveau l’absence de proportionnalité et l’absence de preuve de préjudice individuel. Il soutient que le Tribunal a conclu que chaque cas est le pire des cas, ce qui n’est pas une façon appropriée d’examiner la question.

[205] Comme il est noté plus haut, dans la décision sur les définitions, trois expressions utilisées dans la décision sur l’indemnisation ont été examinées, à savoir : « services essentiels », « interruptions de service », et « retard déraisonnable ». Les parties n’ont pas pu s’entendre sur leur signification et ont dû demander au Tribunal de les clarifier.

[206] Le demandeur soutient que l’expression « service essentiel » a été utilisée à plusieurs reprises dans la décision sur l’indemnisation sans être définie. De plus, le Tribunal a rejeté de façon déraisonnable l’argument du demandeur selon lequel un « service essentiel » était nécessaire à la sécurité de l’enfant. Le demandeur s’oppose à la conclusion du Tribunal selon laquelle tout comportement qui creuse l’écart entre les enfants des Premières Nations et le reste de la société est indemnisable, et pas seulement lorsqu’il a un impact négatif sur la santé et la sécurité d’un enfant des Premières Nations (décision sur les définitions, au para 147).

[207] Selon la Société de soutien, la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard de l’approche adoptée par le Tribunal pour construire un cadre d’indemnisation des victimes, qui a finalement fait référence à ces expressions. Les ordonnances, lues de concert, indiquent clairement la catégorie de victimes qui recevront une indemnisation. Je souscris aux observations de la Société de soutien selon lesquelles le Tribunal a aussi logiquement défini les « services essentiels » dans son appréciation de l’indemnisation, en limitant l’indemnisation aux situations [TRADUCTION] « qui ont creusé l’écart entre les enfants des Premières Nations et le reste de la société canadienne. » Le Tribunal a dit à plusieurs reprises que son pouvoir discrétionnaire en matière de réparation visait à remédier à la discrimination. Ses conclusions relatives aux « services essentiels » sont cohérentes avec l’objectif de remédier à la discrimination envers les enfants des Premières Nations.

[208] En comparaison, le demandeur soutient que la définition de l’expression « interruption de service » par le Tribunal est déraisonnable. Il soutient que le Tribunal a rejeté de façon déraisonnable les critères proposés par le Canada, qui auraient donné un sens à cette expression : le service doit être demandé; il doit y avoir eu un conflit entre les compétences quant à la question de savoir qui doit payer; et le service doit normalement être financé par l’État pour tout enfant au Canada (décision sur les définitions, au para 107).

[209] La NNA note que le Canada semble s’opposer au fait que le cadre d’indemnisation permette l’indemnisation pour les services non fournis en l’absence d’une [traduction] « demande » communiquée au Canada. La NNA approuve la position de la Société de soutien sur la question des « interruptions de service » et soutient que le Tribunal a pris une décision raisonnable conformément à la preuve et aux observations qui lui ont été présentées. La NNA a présenté des observations au Tribunal sur la définition des « interruptions de service » du point de vue des Premières Nations du Nord qui sont régulièrement confrontées à des lacunes systémiques en matière de services essentiels. La NNA soutient qu’il ressort clairement du cadre d’indemnisation que le Tribunal a soigneusement pris en considération son point de vue et a intégré ses observations dans la définition de l’expression « interruption de service ». Je conclus que le Tribunal disposait d’éléments de preuve et d’observations pour tirer cette conclusion dans le cadre de sa compétence générale en matière de réparation de la discrimination.

[210] En ce qui concerne l’expression « retard déraisonnable », le demandeur fait valoir que le Tribunal a reconnu qu’il doit fournir un niveau de service beaucoup plus élevé afin de réparer les injustices passées et qu’il ne doit pas avoir à indemniser qui que ce soit lorsqu’il n’y a que des écarts mineurs par rapport à ces normes. Toutefois, il n’a pas imposé de limites raisonnables (décision sur les définitions, aux para 171 et 174). En bref, le demandeur soutient qu’il n’est pas raisonnable d’indemniser toute personne qui subit un retard pour un service quelconque aux niveaux exigés dans la décision sur l’indemnisation.

[211] La Société de soutien ne souscrit pas à l’argument du demandeur selon lequel l’indemnisation pour tout retard est inappropriée, car seul le retard déraisonnable est pris en compte dans l’indemnisation. Je souscris à la caractérisation par la Société de soutien du concept de retard du Tribunal. Il est clair que tout retard ne constitue pas un facteur. De plus, la Société de soutien s’oppose à la caractérisation des ordonnances de fiducie par le demandeur. Bien que le demandeur ne les conteste pas, la Société de soutien affirme que le demandeur tente de s’appuyer sur elles pour mettre en doute l’analyse globale du Tribunal. La Société de soutien affirme que ces ordonnances sont raisonnables et [traduction] « reposent sur des principes juridiques solides ». J’abonde dans ce sens pour les raisons exposées plus haut.

[212] La Commission soutient que la décision du Tribunal d’indemniser les successions est justifiée et raisonnable. La LCDP a de vastes objectifs de réparation et n’exclut pas l’indemnisation des successions, comme l’enseigne l’arrêt Stevenson c Canada (Human Rights Commission) (1983), 150 DLR (3d) 385. Le Canada n’a pas indiqué de décisions contraires d’une cour fédérale interprétant la LCDP.

[213] Le demandeur s’appuie bel et bien sur la jurisprudence Canada (Procureur général) c Hislop, 2007 CSC 10 [Hislop], mais elle concernait des personnes décédées avant l’adoption des lois prétendument discriminatoires. De plus, l’arrêt Hislop n’a pas consacré une règle générale selon laquelle les réclamations en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [la Charte], prennent toujours fin au décès. Le Tribunal s’est également penché sur l’affaire Gregoire, à l’occasion de laquelle la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu qu’une succession n’était pas une « personne » pouvant présenter une demande en vertu du Human Rights Code (Code des droits de la personne) de la Colombie-Britannique (British Columbia c Gregoire, 2005 BCCA 585 [Gregoire], au para 14). Le Tribunal a fait la distinction entre la présente affaire et l’affaire Gregoire et a conclu que les revendications des enfants et des familles des Premières Nations étaient présentées au nom des « victimes » — un mot qui ne figure pas dans le Human Rights Code de la Colombie-Britannique. Comme signalé plus haut, le demandeur n’attaquait pas nécessairement la conclusion relative aux successions, mais soutenait qu’il s’agissait d’un autre exemple de processus déraisonnable.

[214] En ce qui concerne les considérations impérieuses d’intérêt public, le Tribunal a conclu que l’indemnisation des successions servirait un double objectif. Elle permettrait d’indemniser les victimes pour la douleur et la souffrance causées par la discrimination et dissuaderait le Canada de répéter la discrimination. Je souscris à l’argument de la Commission selon lequel il ressort des récentes décisions du Tribunal, qui disposent que des réparations financières peuvent être accordées aux successions, que la formation dans l’affaire en cause n’était pas malhonnête, mais plutôt raisonnable.

[215] Comme indiqué tout au long du présent jugement et des motifs, l’insistance du demandeur sur les préjudices individuels reflète une interprétation erronée de la nature de la plainte déposée par la Société de soutien et l’APN. Toutes deux cherchaient à obtenir des réparations fondées sur le retrait massif d’enfants. Comme nous l’avons également déjà noté, la portée des conclusions du Tribunal visait à remédier à la discrimination, ce qui relève de sa compétence. Il s’agit là d’un phénomène courant à mesure qu’une instance avance dans le processus, mais encore plus si l’on considère la portée de la plainte et la nature sans précédent des revendications et de l’instance. L’évolution de l’affaire en cause ne constitue pas un écart par rapport à l’essence de la plainte. Il s’agit plutôt d’une amélioration due à la nature unique de ce processus très complexe qui crée des précédents.

[216] Après avoir examiné les observations des parties, je conclus que le Tribunal a raisonnablement défini les expressions « services essentiels », « interruptions de service » et « retards déraisonnables ». Les conclusions du Tribunal reposent sur la décision sur l’indemnisation et sur l’objectif global de remédier à la discrimination et de la prévenir. Il a raisonnablement exercé sa compétence, comme le prévoit la LCDP.

g) Motifs inadéquats

[217] Le demandeur soutient que les motifs du Tribunal étaient inadéquats parce qu’ils n’expliquaient pas pourquoi il n’avait pas suivi la jurisprudence : Menghani, Moore et CNR. De plus, les motifs ne répondaient pas aux arguments du Canada. À titre d’exemple, le demandeur affirme que le Tribunal a conclu que la jurisprudence Gregoire ne s’appliquait pas parce qu’il s’agissait d’une plainte déposée par des organisations au nom de victimes et qu’elle concernait le représentant unique d’un plaignant individuel (décision supplémentaire sur l’indemnisation, aux para 133 et 134, établissant la distinction d’avec les faits de l’arrêt Gregoire, aux para 7, 11 et 12). Le demandeur soutient que le Tribunal n’a pas expliqué la signification de cette différence.

[218] Bien que le demandeur n’attaque pas les conclusions du Tribunal sur l’indemnisation des successions, il note néanmoins que le Tribunal n’a pas appliqué la règle consacrée par l’arrêt Hislop. Cet arrêt enseigne qu’une succession n’est pas un individu et que, par conséquent, elle n’a pas de dignité à laquelle on peut porter atteinte. Le Tribunal a simplement dit que la règle alors professée était étroitement tributaire du contexte, et que le contexte des droits de la personne justifie de s’écarter de la règle. Le demandeur affirme que le Tribunal n’a pas expliqué pourquoi et qu’il s’agit là d’un exemple de manque de raisonnement.

[219] Le demandeur soutient que le Tribunal ne tient pas compte non plus des textes légaux pertinents, notamment de l’article 52 et du paragraphe 52.3 de la Loi sur les Indiens. L’article 52 de la Loi sur les Indiens confère au ministre le pouvoir de s’occuper des biens des bénéficiaires mineurs. Le paragraphe 52.3 prévoit quant à lui que le ministre collabore avec les conseils de bande et les parents pour gérer les biens des mineurs dans le cadre des régimes provinciaux pertinents. Puisque les plaignants n’ont pas contesté la constitutionnalité de la Loi sur les Indiens, le Tribunal était tenu de s’y conformer.

[220] Tous les passages susmentionnés dans cette section de mes motifs illustrent en fait la portée de l’analyse du Tribunal ainsi que la justification de ses conclusions. Je conclus que ses motifs sont suffisamment explicites et montrent pourquoi le Tribunal a tiré ses conclusions. Le demandeur est simplement en désaccord avec ces conclusions.

h) L’indemnisation selon le principe de Jordan

[221] Le demandeur affirme que, par une série de décisions, le Tribunal a créé une nouvelle politique gouvernementale et a accordé une indemnisation pour défaut de mise en œuvre de cette politique. Le demandeur affirme qu’en adoptant le principe de Jordan, la Chambre des communes a avalisé le principe selon lequel les conflits de financement intergouvernementaux ne doivent pas retarder la fourniture des produits et services nécessaires aux enfants des Premières Nations.

[222] Le demandeur soutient que le principe de Jordan n’a été que brièvement évoqué dans la plainte. Au cours de l’instance, le Tribunal a transformé le principe de Jordan d’une résolution visant à régler les conflits de compétence en une [traduction] « règle juridique » qui garantit l’égalité réelle à un groupe beaucoup plus important que les enfants des Premières Nations vivant dans les réserves et au Yukon. Le demandeur affirme avoir [traduction] « approuvé » ces décisions parce qu’elles reflétaient des choix politiques progressistes et que les résultats ont été impressionnants.

[223] La Société de soutien ne souscrit pas à l’affirmation du demandeur selon laquelle le principe de Jordan n’a jamais fait partie de la plainte. Au contraire, selon elle, le Tribunal a déjà examiné cette plainte et a conclu que le principe de Jordan était étroitement lié au programme des SEFPN (voir para 25 ci-dessus). Puisque le demandeur a déjà approuvé ces conclusions, elle affirme que le Canada ne peut pas soutenir qu’elles sont déraisonnables lors d’une procédure de contrôle judiciaire. J’abonde dans le même sens. Le demandeur a renoncé à son droit d’attaquer la décision sur le fond. De plus, comme signalé au paragraphe 14 ci-dessus, le PE entre AADNC et Santé Canada faisait également référence au lien entre le programme des SEFPN et le principe de Jordan.

[224] La Commission dit correctement que les questions plaidées sont suffisamment larges pour englober les questions relatives au principe de Jordan. Le Tribunal a rendu des décisions en 2016 et 2017, dans lesquelles il rejetait expressément l’argument du demandeur selon lequel le principe de Jordan dépassait la portée de la recherche du Tribunal. Je souscris à l’argument de la Commission selon lequel, si le demandeur croyait vraiment que le principe de Jordan n’était pas du ressort du Tribunal, il aurait dû demander le contrôle judiciaire de ces décisions antérieures.

i) Indemnisation des proches aidants

[225] Le demandeur affirme qu’il n’y avait aucune raison d’accorder une indemnisation aux proches aidants, car il n’y avait aucune preuve de l’impact des politiques de financement sur ce groupe. De plus, les membres de la famille doivent eux-mêmes présenter des demandes et produire des preuves du préjudice qu’ils ont subi, ce qu’ils n’ont pas fait (Menghani, p. 29).

[226] Le demandeur fait valoir que la plainte était muette en ce qui concerne l’indemnisation. En outre, antérieurement aux observations de l’APN selon lesquelles les membres de la famille devaient être indemnisés, la Société de soutien avait seulement soutenu que toute indemnisation devait être versée dans une fiducie. Dans la mesure où il n’y avait pas de plaignants aidants et aucune preuve des préjudices qu’ils ont subis, la décision est déraisonnable

[227] À mon avis, le Tribunal a raisonnablement conclu que l’APN est habilitée, aux termes du mandat de l’Assemblée générale des chefs, à parler au nom des parents et des grands-parents aidants des Premières Nations en tant que victimes de la discrimination du Canada. Par ailleurs, le Tribunal a interprété la LCDP et a conclu que les représentants des victimes peuvent déposer des plaintes au nom de ces dernières. La Commission a le pouvoir discrétionnaire de refuser d’étudier une plainte si la victime n’y consent pas.

[228] Le dossier confirme également que le Tribunal a toujours utilisé l’expression « aux enfants et aux familles des Premières Nations » dans la décision sur le fond et les décisions ultérieures. La plainte, l’exposé des précisions et de nombreux passages de la décision sur le fond le confirment. En fait, dans toutes leurs observations, les parties faisaient référence aux victimes de cette manière.

[229] Le Tribunal a été saisi de nombreux éléments de preuve lors de l’audience sur la décision relative à l’indemnisation. Ces éléments de preuve précisaient les préjudices allégués et l’impact du retrait sur les enfants, les familles et les communautés. Il y a eu de nombreux témoignages de plusieurs experts ainsi que des rapports que le Canada a approuvés, y compris la Commission royale sur les peuples autochtones, qui expliquent l’importance de la famille dans la culture des Premières Nations. Le Tribunal disposait donc d’éléments de preuve pour éclairer sa décision concernant les familles.

[230] Le Tribunal a reçu et accepté les éléments de preuve qu’il jugeait appropriés au titre de l’alinéa 50(3)c) de la LCDP. Il a accepté des éléments de preuve relatifs aux préjudices subis par ces victimes, qui étaient abondants et suffisants pour lui permettre de conclure que chaque parent ou grand-parent dont un enfant a été retiré sans raison a souffert. Les preuves des différents rapports ont montré que les communautés et les familles élargies ont également souffert du retrait des enfants, mais le Tribunal n’a pas étendu l’indemnisation à tous les membres de la famille. À mon avis, le Tribunal a été réceptif aux systèmes de parenté dans les communautés des Premières Nations (voir, par exemple, la décision sur l’indemnisation, au para 255). En même temps, il était également conscient des limites de sa compétence et des éléments de preuve en limitant l’indemnisation aux parents ou aux proches aidants, malgré les observations générales relatives aux « familles ». En fin de compte, les motifs du Tribunal étaient clairement axés sur la question non seulement des enfants, mais aussi des familles et des proches aidants (décision sur l’indemnisation, aux para 11, 13, 32, 141, 153 à 155, 162, 166 et 167, 171, 187, 193, 255). La conclusion du Tribunal en ce qui concerne l’indemnisation des parents ou des grands-parents aidants est transparente, intelligible et justifiée.

(2) Conclusion de la décision sur l’indemnisation

[231] En fin de compte, la décision sur l’indemnisation est raisonnable parce que la LCDP accorde au Tribunal un vaste pouvoir discrétionnaire pour déterminer des mesures de réparation appropriées en fonction des circonstances. Pour recevoir une indemnité, les victimes n’avaient pas besoin de témoigner pour établir un préjudice individuel. Le Tribunal disposait déjà d’abondantes preuves de la discrimination exercée par le Canada, du préjudice subi par les enfants des Premières Nations et leurs familles (le retrait des enfants des Premières Nations de leur foyer) et de la connaissance qu’avait le Canada de ce préjudice. De plus, le Tribunal n’a pas transformé les procédures en un recours collectif parce que la nature et la raison d’être des indemnisations sont différentes de celles ordonnées dans le cadre d’un recours collectif. Dès le départ, les enfants et les familles des Premières Nations étaient l’objet de la plainte et le Canada a toujours su que les défendeurs cherchaient à obtenir une indemnisation pour les victimes. Si le Canada voulait contester ces aspects de la plainte, il aurait dû le faire plus tôt. Le Canada ne peut pas attaquer indirectement la décision sur le fond ou d’autres décisions dans la présente procédure.

C. Décision sur l’admissibilité

[232] Avant d’entamer l’analyse de cette question, il y a plusieurs choses à noter au sujet de la décision sur l’admissibilité. Tout d’abord, en exposant le contexte, le Tribunal a souligné que la décision sur le fond avait confirmé que « les plaignantes avaient établi le bien-fondé de leur plainte selon laquelle les enfants et les familles des Premières Nations vivant dans des réserves et au Yukon se voient refuser l’égalité des services à l’enfance et à la famille ou sont défavorisés dans la fourniture de services à l’enfance et à la famille, en violation de l’article 5 de la LCDP » (décision sur l’admissibilité, au para 2). Ensuite, le Tribunal a décrit les mesures que le Canada prendrait pour mettre en œuvre l’ordonnance et les conclusions supplémentaires du Tribunal dans la décision 2017 TCDP 14 concernant l’interprétation stricte du principe de Jordan par le Canada. Cela a abouti à des ordonnances modifiées dans la décision 2017 TCDP 35 qui n’ont pas été attaquées.

[233] Deuxièmement, et plus important encore, au paragraphe 17 de la décision sur l’admissibilité, le Tribunal a noté que ni le Tribunal ni les parties n’avaient produit une définition de l’expression « enfant d’une Première Nation » avant que la Société de soutien ne présente la requête ayant abouti à la décision sur l’admissibilité. Le Tribunal a bel et bien noté que les parties avaient discuté de cette question en dehors du processus qu’il menait, mais qu’elles n’étaient pas parvenues à un consensus sur cette question. Dans la décision provisoire sur l’admissibilité, le Tribunal a conclu qu’il était préférable de trancher cette question lors d’une audience complète et il a demandé les observations des parties sur un large éventail de questions se rapportant au droit international et à la DNUDPA, aux cas de discrimination aux termes de la Loi sur les Indiens, au droit autochtone, aux droits de la personne et au droit constitutionnel.

[234] Troisièmement, il convient de rappeler les positions des parties en ce qui concerne l’admissibilité et en quoi consiste réellement la décision sur l’admissibilité. Avant la décision sur l’admissibilité, le demandeur souhaitait restreindre l’admissibilité au principe de Jordan aux « enfants des Premières Nations vivant dans les réserves » et aux enfants des Premières Nations « atteints de problèmes de santé et à ceux qui présentent un problème spécifique à court terme qui nécessite une aide sociale et médicale » (décision provisoire sur l’admissibilité, para 12). Au moment de la décision sur l’admissibilité, le demandeur a volontairement élargi l’admissibilité aux : a) enfants des Premières Nations inscrits, vivant sur ou hors réserve; b) enfants des Premières Nations qui ont le droit d’être inscrits; et c) enfants autochtones, y compris les enfants autochtones non inscrits qui résident ordinairement dans une réserve. En comparaison, la Société de soutien souhaitait que le principe de Jordan s’applique aux enfants des Premières Nations autres que les enfants avec statut qui vivent dans les réserves. La Société de soutien a proposé au Tribunal trois catégories supplémentaires. Par souci de simplicité, j’appellerai les trois catégories supplémentaires proposées par la Société de soutien les première, deuxième et troisième catégories, dans l’ordre où elles ont été discutées par le Tribunal dans la décision sur l’admissibilité. Le Tribunal a rendu la décision suivante concernant la première catégorie :

[211] La question comprend deux volets. Le premier volet est le suivant :

Les enfants des Premières Nations qui n’ont pas le statut d’Indien et qui sont reconnus comme citoyens ou membres de leur Première Nation respective devraient-ils être visés par le principe de Jordan?

[212] La formation, à la lumière des motifs exposés ci-dessus, répond par l’affirmative à cette question…

[213] Le deuxième volet est le suivant :

Si les enfants des Premières Nations mentionnés précédemment sont visés par les critères d’admissibilité, cela leur donne-t-il automatiquement droit aux services ou cela ne déclenche-t-il que la deuxième partie du processus, à savoir 1) une approche au cas par cas et 2) le respect du droit inhérent à l’autodétermination des Premières Nations pour déterminer leurs citoyens ou leurs membres avant que l’enfant ne soit considéré comme un cas visé par le principe de Jordan?

[214] La formation est d’avis qu’il s’agit de la deuxième option…

[235] Les extraits suivants mettent en évidence la décision du Tribunal concernant la deuxième catégorie :

[272] En vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, la formation ordonne à l’APN, à la Société de soutien, à la Commission, aux Chiefs of Ontario, à la NNA et au Canada d’inclure, dans leurs consultations, suite à l’ordonnance rendue pour la question I, les enfants des Premières Nations qui n’ont pas le statut d’Indien et qui n’y sont pas admissibles, mais qui ont un parent ou un tuteur ayant ce statut ou y étant admissible.

[273] De plus, la formation ordonne au Canada de considérer les enfants des Premières Nations qui pourront demander d’être inscrits au registre des Indiens et obtenir le statut d’Indien par la mise en œuvre du projet de loi S-3 comme étant immédiatement admissibles à recevoir des services en vertu du principe de Jordan.

[236] Les passages suivants mettent en évidence la décision du Tribunal sur la troisième catégorie, que le Tribunal a divisée en deux sous-catégories :

[274] Dans cette dernière partie, deux catégories additionnelles seront traitées :

Les enfants des Premières Nations n’ayant pas le statut d’Indien et vivant à l’extérieur d’une réserve qui ont perdu leurs liens avec leur communauté des Premières Nations en raison du système de pensionnats indiens, de la rafle des années 60 ou de la discrimination au sein du programme des SEFPN.

Les enfants des Premières Nations n’ayant pas le statut d’Indien et vivant à l’extérieur d’une réserve qui ont perdu leurs liens avec leur communauté des Premières Nations pour d’autres raisons.

[…]

[280] Cela dit, la formation juge que la portée de la demande en l’espèce ne s’étend pas aux enfants des Premières Nations vivant hors réserve qui ont perdu leurs liens avec leur communauté des Premières Nations pour d’autres raisons que la discrimination constatée dans la présente affaire. Il s’agit d’une catégorie d’enfants qui n’a pas été considérée avant la requête présentée en 2019, et le Tribunal ne dispose pas d’éléments de preuve suffisants pour tirer une conclusion à l’égard de ces enfants. Comme la formation l’a noté précédemment, la Cour suprême du Canada a déclaré dans l’arrêt Moore que la réparation doit découler de la demande qui est faite.

[…]

[283] Cependant, la formation n’a tiré aucune conclusion en ce qui concerne les services que reçoivent les enfants des survivants des pensionnats indiens et de la rafle des années 60 qui vivent à l’extérieur d’une réserve et qui ne sont pas reconnus comme membres d’une communauté d’une Première Nation, car ces enfants n’ont pas été mentionnés dans la plainte ou dans les arguments des parties avant la présente requête et les éléments de preuve déposés sont insuffisants.

[…]

[285] Comme les parties n’ont présenté aucun élément de preuve dans le cadre de la présente requête, la formation n’est pas en mesure, pour l’instant, de tirer des conclusions à l’égard des deux catégories d’enfants susmentionnées, et encore moins d’ordonner des réparations.

[237] En fin de compte, le Tribunal n’a ajouté que la première et la deuxième catégorie d’enfants des Premières Nations qui pouvaient être admissibles à des services en vertu du principe de Jordan. Le Tribunal a également ordonné aux parties de se consulter afin d’établir des critères d’admissibilité potentiels pour le principe de Jordan. Les parties devaient tenir compte des décisions du Tribunal et établir un mécanisme pour identifier les citoyens/membres des Premières Nations ainsi que les sources de financement.

[238] Les arguments du demandeur concernant la décision sur l’admissibilité, que j’aborde ci‑dessous, sont imbriqués et se chevauchent nécessairement. En fin de compte, je conclus que la définition de l’expression « enfant d’une Première Nation » donnée par le Tribunal s’inscrit dans une gamme de résultats possibles qui sont défendables au regard des faits et du droit.

(1) Caractère raisonnable

a) La portée de la compétence du Tribunal et la portée de la plainte

[239] Le demandeur soutient que la Commission a outrepassé sa compétence en rendant les ordonnances. Plus précisément, la décision sort du cadre de la plainte et des preuves en ajoutant des catégories que la Société de soutien et l’APN n’ont même pas demandées. Le demandeur soutient en outre que la Société de soutien et l’APN ont essentiellement contesté les dispositions de la Loi sur les Indiens et que le Tribunal n’avait pas compétence pour examiner ces arguments.

[240] Dans l’ensemble, les défendeurs soutiennent que la création de catégories supplémentaires et la définition de l’« enfant d’une Première Nation » allant au-delà de la portée de la Loi sur les Indiens sont compatibles avec les principes du droit international, sont conformes au cadre des droits de la personne, respectent les droits des Premières Nations à l’autonomie gouvernementale et à l’autodétermination et garantissent une égalité réelle.

[241] À mon avis, l’inclusion de deux catégories supplémentaires d’enfants ne va pas au-delà de la compétence du Tribunal ni la portée de la plainte. En ce qui concerne la compétence du Tribunal au titre de la LCDP, j’adopte le même raisonnement que celui exposé ci-dessus dans la partie relative à la décision sur l’indemnisation. Le Tribunal a conclu qu’une définition de l’« enfant d’une Première Nation » fondée sur la Loi sur les Indiens perpétuerait la discrimination. En tirant cette conclusion, il ne s’est pas prononcé sur la validité de la Loi sur les Indiens. Il relevait de la compétence du Tribunal en matière de questions générales et de réparation de prévenir toute discrimination supplémentaire en ajoutant des catégories d’admissibilité supplémentaires qui vont au-delà de la Loi sur les Indiens. Quant à la portée de la plainte, il existe un lien clair entre la décision sur l’admissibilité et la plainte initiale. La plainte concernait le principe de Jordan et le Tribunal a traité cet aspect de la plainte en créant deux catégories supplémentaires d’enfants admissibles selon le principe de Jordan. De plus, le Tribunal devait définir le sens de l’expression « enfant d’une Première Nation », car les parties n’avaient pas encore déterminé la portée de cette expression.

[242] Bien que cela ne soit pas toujours précisé, les observations des parties et la décision du Tribunal reposent essentiellement sur la Loi sur les Indiens. Cela ne signifie pas pour autant que le Tribunal a outrepassé sa compétence lorsqu’il a créé de nouvelles catégories d’admissibilité. Il y a une différence entre la contestation juridique des dispositions de la Loi sur les Indiens relatives au statut et la définition de l’« enfant d’une Première Nation » aux fins de l’admissibilité au titre du principe de Jordan. Le fait que le Tribunal ait étendu l’admissibilité au principe de Jordan au-delà des limites de la Loi sur les Indiens ne signifie pas qu’il a outrepassé sa compétence ou qu’il a conclu que les dispositions relatives au statut étaient invalides.

[243] De nombreux exemples dans le dossier appuient la position selon laquelle la Loi sur les Indiens était au cœur des procédures sous-jacentes. La plainte fait explicitement référence à la discrimination à l’égard des enfants des Premières Nations « vivant dans les réserves ». De même, les observations des deux parties et les décisions du Tribunal au sujet de l’admissibilité portent sur les enfants vivant dans une « réserve » et les enfants ayant un « statut ». Ces concepts ont été créés par la Loi sur les Indiens. Il n’y a tout simplement pas de système relatif à la « réserve » ou au « statut » sans la Loi sur les Indiens.

[244] De plus, à l’audience de la Cour fédérale, le demandeur a évoqué l’affidavit de la Dre Gideon. Bien entendu, l’affidavit de la Dre Gideon avait également été déposé devant la Commission. Grâce à cet affidavit, les défendeurs voulaient démontrer que le Canada adoptait une vision généreuse de la définition de l’« enfant d’une Première Nation » aux fins du principe de Jordan. L’affidavit de la Dre Gideon fait de nombreuses références à la Loi sur les Indiens et aux concepts de « réserve » et de « statut » En effet, il est difficile, voire impossible, de ne pas examiner les termes « réserve » et « statut » sans prendre également en compte la Loi sur les Indiens.

[245] Les observations du demandeur comprennent un autre exemple attestant du fait qu’il était conscient de l’impact de la Loi sur les Indiens sur la décision concernant l’admissibilité. Le demandeur soutient que la définition qui y figurait au moment de la décision sur l’admissibilité n’était pas discriminatoire. Elle comprenait les enfants inscrits ou ayant le droit d’être inscrits au titre de la Loi sur les Indiens, qui avaient un lien avec une réserve, même s’ils n’y résidaient pas toujours, et les enfants résidants ordinairement dans une réserve même s’ils n’avaient pas le statut d’Indien (2020 TCDP 36, aux para 17 et 18). Le demandeur a également présenté le témoignage de M. Perron selon lequel les enfants des Premières Nations ayant le statut d’Indien et vivant hors réserve souffraient en raison des conflits de compétence. À l’inverse, il n’y avait pas de preuve que les enfants non inscrits vivant hors réserve subissaient un traitement discriminatoire.

[246] Il ne fait aucun doute que les catégories élargies évoquées par le Canada découlent de la Loi sur les Indiens, car elles sont axées sur le statut et la résidence dans les réserves. Je reconnais que ces catégories sont plus inclusives que les positions initiales du Canada concernant l’admissibilité et qu’elles reflètent une évolution importante. Je reconnais la tentative du Canada d’éliminer la discrimination dans le contexte non seulement de la plainte, de la preuve et des diverses décisions et arrêts, mais aussi des contraintes législatives et constitutionnelles existantes dans lesquelles les parties agissent.

[247] Je ne suis toutefois pas convaincu par les arguments du demandeur selon lesquels les deux catégories supplémentaires ne relèvent pas de la compétence du Tribunal, de la plainte ou des éléments de preuves présentés au Tribunal. Il est vrai qu’il y avait des éléments de preuve sur les rapports entre la Loi sur les Indiens (y compris les systèmes liés au statut et à la réserve) et les décisions de financement du Canada. Cependant, comme je l’explique ci-dessous, il y avait aussi des éléments de preuve portant que les enfants des Premières Nations, peu importe leur statut ou leur résidence dans les réserves, souffrent à cause du régime de financement du Canada, qui est fondé sur la Loi sur les Indiens et influencé par celle-ci. Je tire cette conclusion malgré les mesures prises par le Canada pour élargir les critères d’admissibilité.

[248] Le Tribunal a clairement envisagé les difficultés qui surgissent lorsqu’on s’appuie sur des concepts qui proviennent de la Loi sur les Indiens, notamment le « statut » et les « réserves » :

[…] la formation estime qu’il faut se livrer à un exercice d’interprétation pour déterminer si le renvoi à la Loi sur les Indiens, pour établir des critères d’admissibilité aux fins de l’application du principe de Jordan, permet ou non d’atteindre l’objectif d’égalité réelle visé par les ordonnances rendues relativement à ce principe, ainsi que l’objectif de la formation d’éliminer la discrimination et de prévenir la récurrence de tels actes (au para 177).

Dans ce passage, le Tribunal reconnaît implicitement qu’une définition de l’expression « enfant d’une Première Nation » qui s’appuie sur la Loi sur les Indiens perpétuera la discrimination à laquelle le Tribunal cherche à remédier.

[249] La Société de soutien a fait valoir, et les défendeurs et l’intervenant en ont convenu, que le Tribunal a raisonnablement conclu que l’expression « tous les enfants des Premières Nations » comprend certains groupes non reconnus par la Loi sur les Indiens. En élargissant cette définition pour inclure les deux autres catégories, il a empêché toute discrimination supplémentaire. Il était donc raisonnable de ne pas exclure les enfants uniquement en raison de la règle d’exclusion après la deuxième génération consacrée par la Loi sur les Indiens.

[250] J’abonde dans le sens des défendeurs. La décision sur l’admissibilité a empêché toute discrimination future, ce qui est conforme à l’objet de la compétence du Tribunal, tel que mentionné aux paragraphes 125 à 128 ci-dessus. Il n’est pas controversé que le Tribunal jouit d’une vaste compétence en matière de réparation et que cette compétence doit être interprétée de manière libérale à la lumière de la nature quasi constitutionnelle de la LCDP. Je conclus également que cette approche téléologique est conforme à la jurisprudence qui décrit la relation du Canada avec les peuples des Premières Nations, dont la plus récente est l’arrêt R. c Desautel, 2021 CSC 17 [Desautel].

[251] Bien que les faits de l’affaire Desautel soient très différents de ceux de la présente affaire, j’ai tout de même à l’esprit les directives exposées par la Cour suprême, au paragraphe 33, concernant le contexte des procédures impliquant des Autochtones :

[…] qui englobe les peuples autochtones qui étaient ici à l’arrivée des Européens et qui se sont déplacés ou qui ont été forcés de se déplacer ailleurs, ou à qui des frontières internationales ont été imposées, reflète l’objectif de réconciliation. Le déplacement des peuples autochtones à la suite de la colonisation est bien reconnu :

Les peuples autochtones ont été physiquement déracinés : on leur refusait l’accès à leurs territoires traditionnels et, dans bien des cas, on les a forcés à se rendre dans de nouveaux endroits que les autorités coloniales avaient choisis pour eux. Ils ont également été déracinés sur les plans social et culturel : assujettis aux efforts intensifs des missionnaires, ils se sont fait imposer des écoles qui ont réduit leur capacité de transmettre leurs valeurs traditionnelles à leurs enfants, qui leur inculquaient des valeurs victoriennes à dominante masculine et qui attaquaient leurs activités traditionnelles comme les danses et autres cérémonies symboliques. En Amérique du Nord, ils ont également été déracinés sur le plan politique, les lois coloniales les forçant d’abandonner ou, à tout le moins, de camoufler leurs structures et méthodes traditionnelles de gouvernement en faveur d’institutions municipales, de type colonial.

(Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 1, Un passé, un avenir [1996], p. 139-140)

En revanche, une interprétation excluant les peuples autochtones qui ont été contraints de quitter le Canada risquerait de « perpétu[er] l’injustice historique dont les peuples autochtones ont été victimes aux mains des colonisateurs (R. c. Côté, [1996] 3 R.C.S. 139, par. 53).

[252] La décision sur l’admissibilité du Tribunal visait clairement à remédier à la discrimination passée et future tout en veillant à ne pas « perpétuer l’injustice historique ». Cela est évident lorsqu’on examine la portée des éléments de preuve que le Tribunal a pris en considération concernant l’historique des relations entre les Autochtones et la Couronne.

[253] La première catégorie reconnaît qu’il existe une distinction entre le statut d’Indien et la citoyenneté des Premières Nations. À l’heure actuelle, un enfant ou une personne des Premières Nations peut ne pas avoir le statut d’Indien au titre de la Loi sur les Indiens, mais il peut être membre ou citoyen de sa Première Nation si celle-ci exerce un contrôle sur ses membres et a adopté une telle disposition. Actuellement, cela est possible grâce à l’article 10 de la Loi sur les Indiens, qui permet aux Premières Nations de contrôler l’appartenance. Le statut d’Indien demeure toutefois du ressort du Canada. Le Tribunal n’a pas outrepassé sa compétence en étendant l’admissibilité au principe de Jordan aux personnes qui n’ont pas le statut d’Indien au sens de la Loi sur les Indiens, mais qui sont reconnues par leurs Premières Nations comme des citoyens et des membres. L’APN dit correctement qu’il était loisible au Tribunal d’adopter une approche téléologique dans l’interprétation de sa loi d’origine et, par conséquent, d’accorder l’admissibilité élargie du principe de Jordan aux personnes qui n’ont pas le statut d’Indien au sens de la Loi sur les Indiens et qui sont reconnues par leurs Premières Nations comme citoyens et membres.

[254] Dans l’ensemble, les défendeurs et l’intervenant reprennent les arguments de l’APN et des CDO selon lesquels la Loi sur les Indiens est une forme de loi d’apartheid qui donne au gouvernement le pouvoir unilatéral de déterminer qui est légalement un Indien. Ils soutiennent que les Premières Nations signataires des traités n’ont jamais convenu que les avantages et les rémunérations découlant des traités cesseraient lorsqu’un descendant perdrait son statut au titre de la Loi sur les Indiens. Ces observations sont dûment notées. Toutefois, il ne m’est pas nécessaire de me prononcer spécifiquement sur ces observations, car, à mon avis, les conclusions du Tribunal sont raisonnables sans tenir compte de ces observations.

[255] Les CDO citent la Loi concernant les Enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, LC 2019, c 24, qui reconnaît l’engagement du Canada à respecter la DNUDPA et le droit des Premières Nations à l’autonomie gouvernementale ou à l’autodétermination en ce qui concerne les services à l’enfance et à la famille (voir Loi concernant les Enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, au préambule, art 8). La Loi concernant les Enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis ne définit pas non plus les expressions « enfant autochtone », « Première Nation », ou « enfant d’une Première Nation ». La loi laisse plutôt aux Premières Nations le soin de le faire elles-mêmes. En Ontario, la Loi de 2017 sur les services à l’enfance, à la jeunesse et à la famille, LO 2017 c 14, Annexe 1 [LSEJF de l’Ontario] reconnaît la DNUDPA dans son préambule et reconnaît que la « bande » ou la « communauté » d’un enfant des Premières Nations est une bande ou une communauté dont l’enfant est membre ou à laquelle il s’identifie (au para 2(4)). L’expression « enfant d’une Première Nation » n’est pas définie ni restreinte à la définition de la Loi sur les Indiens. Comme le Tribunal l’a reconnu aux paragraphes 224 à 226 de la décision sur l’admissibilité, la LSEJF de l’Ontario comporte également un mécanisme permettant d’aviser les Premières Nations de la même manière que la Loi concernant les Enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis. À ce titre, le raisonnement du Tribunal n’est pas sans précédent.

[256] De plus, si l’on tient compte de la plainte, la décision sur le fond et la décision sur l’indemnisation, la deuxième catégorie n’est pas éloignée au point de ne pas faire partie de la plainte. La deuxième catégorie tient compte de ce que certains enfants des Premières Nations peuvent devenir admissibles au statut d’Indien en fonction de l’admissibilité actuelle ou future de leurs parents ou en raison de la Loi modifiant la Loi sur les Indiens pour donner suite à la décision de la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Descheneaux c Canada (Procureur général), LC 2017, c 25 [Projet de loi S-3]. Le projet de loi S-3 a modifié la Loi sur les Indiens afin de remédier à la discrimination fondée sur le sexe et augmentera temporairement le nombre d’Indiens inscrits au Canada.

[257] Je conclus également que la décision sur l’admissibilité est raisonnable parce que, en examinant la troisième catégorie, le Tribunal a reconnu que celle-ci s’éloignait de la plainte. Le Tribunal, citant l’arrêt Moore, était conscient des paramètres de sa compétence et a conclu que la troisième catégorie n’avait aucun lien avec la plainte.

[258] Dans l’ensemble, la plainte a été formulée en termes de discrimination par rapport à la Loi sur les Indiens, aux réserves et au système de statut. En arrivant à ses conclusions dans la décision sur l’admissibilité, le Tribunal était conscient de la portée de la plainte et de sa vaste compétence en matière de réparation. La décision sur l’admissibilité visait à prévenir toute discrimination future, ce qui est conforme à l’objectif de la loi habilitante du Tribunal. À ce titre, la décision du Tribunal était raisonnable.

b) Conséquences pour la décision sur l’indemnisation

[259] Lors de l’audience relative à ces demandes de contrôle judiciaire, les parties ont fait remarquer que les deux catégories supplémentaires ont une incidence sur la décision relative à l’indemnisation. Le Canada a soutenu que ces deux catégories élargissent maintenant l’admissibilité des personnes ayant droit à une indemnisation. À première vue, c’est le cas, mais je conclus que le Tribunal s’est raisonnablement penché sur la délicate question du statut d’Indien au sens de la Loi sur les Indiens lorsqu’il a cherché à mettre fin à la discrimination. Il s’agissait d’une approche audacieuse, mais qui relevait de la compétence du Tribunal, compte tenu de la plainte et de la preuve au dossier.

[260] Je ne suis pas convaincu que la première catégorie élargira automatiquement l’admissibilité des personnes ayant droit à une indemnisation. Elle pourrait certainement le faire, mais le Canada devra collaborer avec les Premières Nations, comme le prévoit le cadre d’indemnisation. Les Premières Nations détermineront si les enfants sont citoyens ou membres. Pour diverses raisons, les Premières Nations peuvent reconnaître les enfants comme membres ou citoyens, ou non. À ce stade, il est prématuré pour quiconque de déterminer comment les Premières Nations aborderont cette catégorie ou de déterminer combien d’enfants seront concernés.

[261] De même, il est impossible de savoir combien d’enfants seront visés dans la deuxième catégorie. Cela est d’autant plus vrai qu’il est difficile de connaître l’impact du projet de loi S-3. Cependant, la deuxième catégorie tente toujours d’aborder l’effet des dispositions de la Loi sur les Indiens relatives au statut et aux réserves sur les décisions de financement du Canada. Le Tribunal a conclu que ces dispositions pourraient toujours être discriminatoires envers certains individus. Les deux catégories supplémentaires tentent d’atténuer les effets que ces dispositions ont sur certains enfants et de donner aux parties une certaine souplesse dans la façon de collaborer pour évaluer ces complexités.

[262] Je note également que le cadre d’indemnisation lui-même comporte des dispositions qui imposent certaines limites quant au droit de certaines catégories à une indemnisation pour préjudice moral ou à une indemnisation spéciale pour discrimination délibérée et inconsidérée (voir par exemple les points 4.2.5.2 et 4.2.5.3). Là encore, cela démontre une certaine retenue de la part du Tribunal.

c) Allégation de manque de preuve

[263] Le demandeur soutient que le Tribunal ne disposait d’aucune preuve pour rendre son ordonnance concernant les deux catégories supplémentaires. Ceci n’est pas exact.

[264] Dans la décision provisoire sur l’admissibilité, le Tribunal avait la preuve de l’impact ininterrompu de l’interprétation stricte du principe de Jordan au regard du vécu de SJ. Cette décision établissait clairement qu’il y avait un refus de services selon le principe de Jordan, simplement en raison de la règle d’exclusion après la deuxième génération (voir les para 56 à 86). SJ n’avait pas le statut d’Indien parce que l’un de ses parents était inscrit en vertu du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens.

[265] Il convient également de noter que SJ ne résidait pas dans une réserve. À ce titre, les catégories élargies établies par le Canada au moment de la décision sur l’admissibilité n’auraient pas inclus SJ. Le demandeur soutient qu’il n’y a pas eu de preuve devant le Tribunal portant que des enfants autres que ceux pris en compte dans les catégories élargies qu’il a établies, ont été victimes de discrimination. L’histoire de SJ révèle le contraire. Il n’y a aucune raison de croire que les circonstances de SJ sont uniques.

d) Premières Nations non parties

[266] Le demandeur soutient également que le concept de reconnaissance communautaire de la première catégorie est déraisonnable parce qu’il impose aux Premières Nations non parties l’obligation de déterminer quels enfants sont admissibles dans les 48 heures après avoir été informées d’une demande potentielle (2017 TCDP 35, au para 10). De plus, le Tribunal a évité de s’attaquer aux problèmes qu’il a créés concernant la reconnaissance communautaire et la règle de l’exclusion après la deuxième génération énoncée dans la Loi sur les Indiens en demandant aux parties de concevoir elles-mêmes un système. Enfin, le Tribunal n’a pas tenu compte des retombées potentielles des récents efforts législatifs visant à régler les problèmes liés aux services à l’enfance et à la famille, notamment la Loi concernant les Enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis. Je ne retiens aucun de ces arguments pour les raisons suivantes.

[267] D’abord, l’ordonnance exigeait seulement que les parties se consultent. Il n’y avait aucune déclaration selon laquelle les exigences de la Loi sur les Indiens en matière de citoyenneté ou d’appartenance étaient inappropriées ou inconstitutionnelles. Conformément à son approche dialogique et au rôle difficile qu’il joue dans le cadre de la LCDP, le Tribunal a cherché à approuver les discussions de bonne foi que les parties avaient entamées en dehors de son processus.

[268] Ensuite, l’ordonnance n’a en aucun cas affecté la règle d’exclusion après la deuxième génération, prévue par la Loi sur les Indiens. Il s’agissait simplement d’une ordonnance enjoignant aux parties d’examiner deux catégories supplémentaires d’enfants des Premières Nations qui seraient admissibles en vertu du principe de Jordan. L’admissibilité et les contestations de la règle de l’exclusion peuvent être traitées lorsqu’il n’y a pas de contestation du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens en vertu de la Charte. Le Tribunal en était conscient (décision sur l’admissibilité, au para 176). La règle d’exclusion après la deuxième génération, aussi discutable soit-elle à la lumière de l’opposition générale des Premières Nations à la détermination du statut par la Loi sur les Indiens, demeure incontestée et en vigueur.

[269] Je retiens également l’argument du CPA selon lequel la décision sur l’admissibilité exigeait que le Canada consulte les parties afin d’élaborer des critères d’admissibilité pour les enfants des Premières Nations en vertu du principe de Jordan, ce qui a abouti à une ordonnance sur consentement des parties. Si le Canada estimait que la consultation était inadéquate, il aurait pu solliciter une plus grande participation plus tôt. Rien ne prouve qu’il l’ait fait ou qu’une communauté des Premières Nations s’oppose au prétendu fardeau de l’identification pour les catégories d’enfants des Premières Nations.

e) Détermination des questions complexes d’identité

[270] Enfin, le demandeur soutient que la deuxième catégorie tranche une question complexe d’identité qui n’a pas été soumise au Tribunal et sur laquelle les peuples autochtones eux-mêmes ne s’entendent pas.

[271] A l’occasion de l’affaire Desautel, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur la revendication des droits ancestraux d’un non-citoyen du Canada en vertu du paragraphe 35(1). La Cour a dit : « La question de savoir si un groupe est un peuple autochtone du Canada est une question préliminaire, en ce sens que si un groupe n’est pas un peuple autochtone du Canada, il n’est pas nécessaire de passer au critère de l’arrêt Van der Peet […] Cette question préliminaire ne se posera probablement que s’il existe un doute, par exemple lorsque le groupe se trouve à l’extérieur du Canada » (Desautel, au para 20). La Cour a également conclu qu’aucune décision antérieure de la Cour suprême n’avait interprété la portée de l’expression « peuples autochtones du Canada » qui figure au paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 (Desautel, au para 21).

[272] Comme dans l’approche adoptée par la Cour suprême dans l’arrêt Desautel, je conclus également que la question de droit quant à ce qu’on entend par enfant d’une Première Nation et la façon dont cette détermination est faite est en fin de compte remise (Desautel, au para 32). La décision sur l’admissibilité ne déterminait pas l’effet juridique de la définition d’enfant d’une Première Nation. Elle a plutôt établi certains paramètres pour aider les parties à déterminer qui est visé par le principe de Jordan et, par conséquent, qui a droit à une indemnisation.

[273] Je souscris aux observations de la Commission selon lesquelles la décision sur l’admissibilité a apporté des précisions sur l’avantage en question, indiquant qu’il s’agit de la possibilité de demander des services et que ces demandes doivent être examinées au cas par cas. Autrement dit, les enfants des Premières Nations vivant hors réserve auront désormais la possibilité de demander des services en vertu du principe de Jordan. Cela ne garantit pas que toutes les demandes seront satisfaites et que les services seront fournis. La décision sur l’admissibilité ne fait qu’enjoindre au Canada d’« ouvrir la porte » aux enfants des Premières Nations, aux fins d’admissibilité. Déterminer qui peut demander des services ne règle pas une question complexe d’identité qui a des conséquences juridiques allant au-delà de la portée de l’admissibilité à l’application du principe de Jordan.

[274] Contrairement à ce que soutient le demandeur, la décision sur l’admissibilité a clairement laissé aux communautés des Premières Nations le soin de se prononcer sur les questions d’identité et la citoyenneté. Les CDO disent correctement qu’il était approprié pour le Tribunal de prendre une décision qui permettrait aux Premières Nations de conserver le contrôle en matière d’identité, d’appartenance et de citoyenneté, selon les principes de l’arrêt Desautel. Les CDO font référence à l’annexe A de la décision TCDP 2020 36 qui n’impose rien à une Première Nation. Cette annexe prévoit plutôt un mécanisme de financement pour une Première Nation qui choisit de participer au processus de reconnaissance communautaire. De plus, elle laisse à la Première Nation le soin de déterminer comment elle le fera.

[275] Pour toutes ces raisons, je rejette l’argument du demandeur selon lequel la décision sur l’admissibilité est déraisonnable parce qu’elle a tranché des questions complexes d’identité.

(2) Conclusion de la décision sur l’admissibilité

[276] En fin de compte, la décision sur l’admissibilité n’est entachée d’aucune erreur susceptible de justifier l’intervention de la Cour. Elle est intelligible et rationnelle et le Tribunal a exercé toute sa compétence pour tirer ses conclusions, en tenant compte de l’ensemble du processus qui s’est déroulé depuis le dépôt de la plainte en 2007.

[277] La décision sur l’admissibilité met en lumière la tension entre la nation, la Loi sur les Indiens et l’admissibilité au financement du programme fourni par le demandeur. En réalité, les discussions des parties ne portent pas sur les mêmes questions. Les défendeurs soulignent à juste titre l’impact défavorable de la législation coloniale sur les peuples autochtones, par le passé et aujourd’hui. Ils soulignent également que les peuples autochtones possèdent des droits autochtones et des droits issus de traités inhérents, y compris le droit à l’autodétermination. Ces droits comprennent le droit de gouverner leurs citoyens, y compris les enfants et les familles. Il s’agit d’une approche holistique.

[278] D’autre part, le demandeur adopte une approche plus limitée et légaliste. C’est bien d’aborder les questions de cette façon, mais cette approche, comme point de départ, est fondamentalement contraire à la façon dont les parties autochtones peuvent aborder les questions. Elle n’est pas non plus propice à la résolution rapide des problèmes rencontrés par les Premières Nations. La multitude de décisions et d’ordonnances le confirme.

[279] Cela dit, il faut féliciter le Canada d’être allé au-delà de sa définition initiale de l’admissibilité. L’approche corrective et dialogique du Tribunal peut être attribuable à cette amélioration. En fin de compte, cependant, le succès repose sur un dialogue et une discussion véritables entre le Canada et les défendeurs. J’encourage les parties à poursuivre ces discussions au profit des futures générations d’enfants des Premières Nations.

D. Équité procédurale

[280] Je ne suis pas convaincu que le demandeur a été privé de son droit à l’équité procédurale.

[281] Comme je l’ai déjà indiqué, j’ai conclu que le Tribunal n’a pas modifié la nature de la plainte à l’étape de la réparation. Le Tribunal, exerçant une vaste compétence en matière de réparation aux termes de la LCDP, une loi quasi constitutionnelle, a donné une explication détaillée dans chaque décision de ce qui s’était produit précédemment et de ce qui se produirait ensuite (voir, par exemple, 2016 TCDP 16, au para 161). Ce faisant, il s’appuyait sur une approche dialogique. Une telle approche était nécessaire compte tenu de l’ampleur de la discrimination et des efforts pertinents pour y remédier ou prévenir toute discrimination future. Plus important encore, le Tribunal s’est appuyé sur des principes juridiques établis, exposés dans l’arrêt Chopra c Canada (Procureur général), 2007 CAF 268, au paragraphe 37, et Hughes 2010, au paragraphe 50 (décision sur le fond, aux para 468 et 483). Je rejette l’argument selon lequel le Tribunal n’a pas informé les parties quant aux questions à trancher.

[282] Je conclus également que le Tribunal n’a pas commis d’erreur en concluant que la discrimination persiste. Le Tribunal a conservé sa compétence pour se pencher spécifiquement sur cette question à partir de la décision sur le fond. Par exemple, dans la décision 2017 TCDP 14, aux paragraphes 80 et 133, le Tribunal a conclu que la discrimination persiste en se fondant sur l’interprétation stricte par le Canada de l’admissibilité à l’application du principe de Jordan. Le Tribunal a rendu une décision similaire dans 2018 TCDP 4, au paragraphe 389. Ces décisions n’ont pas été attaquées.

[283] Je rejette l’argument selon lequel le Tribunal aurait dû inclure la question de savoir si la discrimination avait cessé et donner au Canada la possibilité de présenter des observations sur ce point. Au fur et à mesure que les parties se conformaient aux exigences en matière de rapports, le Tribunal a bel et bien noté qu’il a été encouragé par le fait que le Canada s’est conformé à certaines de ses ordonnances et conclusions, notamment l’augmentation du financement. Cependant, le financement seul n’allait pas remédier à la discrimination (2018 TCDP 4, aux para 13, 105 à 107, 132 à 134, 222).

[284] Je suis convaincu par l’argument de la Société de soutien selon lequel la conclusion de préjudice du Tribunal est appuyée par le « dossier de preuve solide », auquel j’ai fait référence tout au long de la présente décision. Par conséquent, il était raisonnable pour le Tribunal de conclure que la discrimination est continue, particulièrement compte tenu du fait que le Canada n’a jamais contesté cette conclusion dans des ordonnances antérieures.

[285] Le demandeur soutient également que le Tribunal l’a privé de son droit à l’équité procédurale en invitant les parties à faire des suggestions concernant de « nouvelles catégories » de victimes à indemniser. Je conclus que les catégories supplémentaires ne sont pas nouvelles, mais qu’elles se rapportent aux problèmes présentés par la Loi sur les Indiens. Le dossier montre que le Canada s’appuie depuis un certain temps sur la Loi sur les Indiens pour déterminer l’admissibilité à l’application du principe de Jordan. Les concepts de « statut » et de « réserve » définis dans la Loi sur les Indiens ont été clairement soumis au Tribunal et ces mots impactaient nécessairement l’admissibilité à l’application du principe de Jordan d’une manière ou d’une autre.

[286] En toute déférence, le demandeur n’a jamais soulevé d’objections à l’égard de l’approche du Tribunal. La partie qui allègue une violation au droit à l’équité procédurale est tenue de la soulever devant le Tribunal à la première occasion. Le demandeur, qui est un plaideur averti, devrait être conscient de son obligation. À titre d’exemple, au paragraphe 11 de la décision sur l’indemnisation, le Tribunal a réitéré la conclusion qu’il avait tiré dans la décision 2018 TCDP 4, au paragraphe 389, selon laquelle les enfants et les familles des Premières Nations continuent de souffrir. Le demandeur n’a pas attaqué cette décision.

[287] Le demandeur soutient également que le Tribunal ne s’est pas expliqué ni n’a fait état de motifs lorsqu’il a dit que toute injustice procédurale commise envers le Canada a une incidence beaucoup moins grande que le préjudice subi par les enfants des Premières Nations et leurs familles qui ont souffert et continuent de souffrir d’injustice et de discrimination. Je rejette cet argument. À partir de la décision sur le fond, des conclusions ont été tirées quant au préjudice subi par les enfants et leurs familles. Le fait que le Tribunal n’ait pas directement indiqué comment cette appréciation a été réalisée ne rend pas la décision injuste sur le plan de la procédure. Elle peut être déduite du dossier et, plus précisément, de la preuve relative aux préjudices subis par les enfants, tels qu’ils sont mentionnés dans les multiples décisions et arrêts du Tribunal.

[288] Toutes les parties ont été dûment notifiées des questions qui étaient en jeu. Lorsque le Tribunal était saisi de questions non résolues et qu’il restait d’autres questions en litige, il en a notifié toutes les parties par écrit et leur a donné toute latitude de présenter des observations écrites ou verbales. Le dossier de preuve examiné par le Tribunal et l’alinéa 50(3)e) de la LCDP habilitent le Tribunal à décider des questions de procédure liées à l’enquête. Le Tribunal a géré sa compétence en matière de réparation pour s’assurer que la discrimination a cessé et ne se produira pas à l’avenir.

[289] Depuis la décision sur le fond, les questions d’indemnisation et de définitions relatives au principe de Jordan ont été prises en délibéré par le Tribunal. La Société de soutien et l’APN disent correctement que le Canada a eu toute latitude de demander le contrôle judiciaire de cette décision, mais qu’il a choisi de ne pas le faire. Rien dans le dossier ne donne à penser que le Tribunal a limité le type ou la quantité de preuves que le demandeur ou l’une des parties pouvait présenter. Par conséquent, je conclus que le demandeur n’a pas été traité injustement.

[290] En outre, les CDO disent correctement que le Tribunal a tenu compte de façon appropriée du contexte, des droits et des intérêts des parties lorsqu’il a rédigé ses décisions et sa procédure. Par exemple, dans la décision sur l’admissibilité, le Tribunal a demandé aux parties de négocier un mécanisme qui permettrait la mise en œuvre de la décision d’admissibilité communautaire sur le terrain. Dans la décision 2020 TCDP 36, l’ordonnance du Tribunal découlait de la demande adressée aux parties de négocier un plan de mise en œuvre de la décision sur l’admissibilité.

[291] Le Tribunal a précédemment rejeté la suggestion du demandeur selon laquelle une négociation plus poussée ou une négociation quelconque doit avoir lieu avant qu’une réparation puisse être accordée (2018 TCDP 4, aux para 395 à 400).

[292] Je conclus également que le Tribunal a discuté de manière complète et raisonnable l’allégation de surprise du demandeur concernant la décision sur l’indemnisation. L’APN soutient qu’elle et la Société de soutien ont clairement démontré leur intention, dès la date de leur dépôt initial, de demander une indemnisation individuelle. L’APN renvoie au paragraphe 21(3) de l’exposé des précisions soumis avant la décision sur le fond. Le Tribunal l’a également mentionné au paragraphe 108 de la décision sur l’indemnisation.

[293] Comme indiqué ci-dessus, le Tribunal a donné un préavis concernant les questions auxquelles il souhaitait que les parties répondent avant la décision sur l’indemnisation. Si le demandeur pensait que le processus était injuste, c’était là le moment opportun de soulever ces préoccupations. Il ne l’a pas fait.

[294] Au paragraphe 490 de la décision sur le fond, le Tribunal a indiqué à l’avance qu’il souhaitait obtenir les observations des parties sur la question en suspens des réparations. En outre, le Tribunal a discuté directement les arguments du demandeur concernant l’iniquité du processus (2018 TCDP 4, aux para 376 à 389). Le Tribunal a rappelé au demandeur que trois phases avaient été identifiées dans la décision sur le fond et que la décision clôturait la phase de réparation immédiate (2018 TCDP 4, aux para 385 à 388). Cette décision n’a pas été attaquée par le demandeur.

[295] Dans la décision 2017 TCDP 14, le Tribunal a également souligné le processus qu’il a employé pour traiter les réparations ordonnées dans la décision sur le fond, à savoir un processus qui nécessitait des renseignements supplémentaires de la part des parties (au para 32).

[296] Pour toutes ces raisons, je conclus que le demandeur n’a pas été privé de son droit à l’équité procédurale. Le Tribunal a donné à toutes les parties un aperçu complet des éléments qui devaient être tranchés à chaque étape de la procédure et a demandé aux parties de présenter leurs observations. Il n’y a eu aucune surprise.

VII. Quelques réflexions sur la réconciliation

[297] Tout en notant que ces demandes de contrôle judiciaire ne portaient pas sur des questions constitutionnelles ou des droits ancestraux au sens de l’article 35, les parties et le Tribunal ont discuté le concept de réconciliation tout au long de la présente procédure. Avant de conclure, je constate qu’il est nécessaire de faire une pause et de réfléchir à ce concept, puis d’examiner quelques-unes des nombreuses leçons qui ont été tirées des présentes procédures.

[298] Dans l’arrêt Desautel, la Cour suprême a dit ceci au sujet de la réconciliation et de la négociation :

[30] Dans la jurisprudence récente de la Cour, la relation spéciale entre les peuples autochtones et la Couronne a été formulée sous l’angle de l’honneur de la Couronne. Comme l’ont expliqué la juge en chef McLachlin et la juge Karakatsanis dans l’arrêt Manitoba Metis, au par. 67 :

Le principe de l’honneur de la Couronne reconnaît […] les effets, sur les sociétés autochtones préexistantes, de la « surimposition des lois et coutumes européennes ». [. . .] Les peuples autochtones vivaient ici avant les Européens et ils n’ont jamais été conquis; ils ont néanmoins été assujettis à un système juridique qu’ils ne partageaient pas. Les traités historiques ont été élaborés dans ce cadre juridique étranger, en plus d’être négociés et rédigés dans une langue étrangère […]. L’honneur de la Couronne vient caractériser la « relation spéciale » qui découle de cette pratique coloniale.

[…] Bien qu’il reconnaisse cet impact historique, le principe de l’honneur de la Couronne est également au cœur de l’objectif de réconciliation entre la Couronne et les peuples autochtones dans le cadre d’une « relation à long terme empreinte de respect mutuel […] L’honneur de la Couronne commande que les droits ancestraux soient déterminés et respectés, et peut obliger la Couronne à consulter les Autochtones et à trouver des accommodements à leurs intérêts pendant que le processus de négociation se poursuit […] Ce principe requiert également que la Couronne agisse avec diligence pour s’acquitter de ses obligations constitutionnelles envers les peuples autochtones. [renvois omis].

[…]

[87] La négociation, comme façon d’obtenir de la clarté quant aux droits ancestraux, comporte des avantages importants tant pour la Couronne que pour les peuples autochtones :

[traduction] La négociation […] a le potentiel de produire des résultats qui sont mieux adaptés aux intérêts des parties, alors que l’éventail des recours dont dispose un tribunal est plus étroit […] Le règlement des revendications autochtones [comporte] une dimension politique incontournable qui est mieux gérée par la négociation directe.

(S. Grammond, Terms of Coexistence, Indigenous Peoples and Canadian Law (2013), p. 139)

La négociation apporte également une certitude aux deux parties […] Comme la Cour l’a affirmé dans l’arrêt Clyde River […] par. 24, “[o]n ne parvient que rarement, voire jamais, à une véritable réconciliation dans une salle d’audience”. » [Renvois omis.]

[Souligné dans l’original.]

[299] À mon avis, le concept de réconciliation s’inscrit, par essence, dans le processus d’édification de la nation de ce jeune pays, en ce sens que les relations fondamentales entre les peuples autochtones et la Couronne continuent d’évoluer. La réconciliation, en tant que processus d’édification de la nation, peut également aboutir au rétablissement, sur une base appropriée, des relations rompues ou détériorées entre les peuples autochtones et le Canada, de la manière suggérée par la Cour suprême dans ses nombreux jugements.

[300] Les négociations sont également considérées comme un moyen d’atteindre l’objectif de réconciliation. C’est, à mon avis, l’issue privilégiée tant pour les peuples autochtones que pour le Canada. Les négociations, qui font partie du processus de réconciliation, doivent être encouragées, que l’affaire porte ou non sur des questions constitutionnelles ou des droits autochtones. Lorsqu’il y a une bonne volonté dans le processus de négociation, cette bonne volonté doit être encouragée et favorisée avant que le temps n’ait un impact sur ces négociations. Comme l’a si bien dit Pitikwahanapiwin (chef Poundmaker), un bâtisseur de nation à part entière :

[traduction]

Nous connaissons tous l’histoire de l’homme qui s’est assis trop longtemps sur le chemin, qui l’a recouvert, et qui n’a jamais pu retrouver son chemin. Nous ne pouvons jamais oublier ce qui s’est passé, mais nous ne pouvons pas revenir en arrière. Nous ne pouvons pas non plus nous contenter de rester assis au bord du chemin.

[301] À mon avis, l’historique de la procédure en l’espèce a démontré qu’il y a, et qu’il y a eu, une bonne volonté qui a donné lieu à des mouvements considérables pour remédier à cette discrimination sans précédent. Cependant, le bon travail des parties n’est pas terminé. Elles doivent décider si elles continueront à s’asseoir au bord du chemin ou si elles iront de l’avant dans cet esprit de réconciliation.

VIII. Conclusion

[302] Je conclus que le demandeur n’a pas réussi à établir que la décision sur l’indemnisation est déraisonnable. Le Tribunal, en utilisant l’approche dialogique, a raisonnablement exercé son pouvoir discrétionnaire au titre de la LCDP pour traiter un cas complexe de discrimination afin de s’assurer que toutes les questions ont été suffisamment discutées et que la question de l’indemnisation a été discutée par étapes. Le Tribunal a veillé à ce que le lien avec la plainte, tel que mentionné dans la décision sur le fond, soit discuté tout au long des phases de réparation. Rien n’a changé. Tout cela s’est déroulé conformément aux vastes pouvoirs dont dispose le Tribunal au titre de la LCDP.

[303] Je conclus également que le demandeur n’a pas réussi à établir que la décision sur l’admissibilité est déraisonnable. Le Tribunal était conscient de sa compétence lorsque la Société de soutien lui a demandé de créer trois nouvelles catégories pour le principe de Jordan. La Société de soutien a affirmé que la troisième catégorie empêcherait toute discrimination supplémentaire fondée sur le statut d’Indien. Le Tribunal a raisonnablement pris note des questions relatives au statut d’Indien dans le cadre de l’instance. Il a conclu que seulement deux des catégories proposées étaient liées à la portée de la plainte et de l’instance. Je ne vois aucune erreur dans cette conclusion.

[304] Enfin, le demandeur n’a pas réussi à établir qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale. Il ressort du dossier que le demandeur a eu de nombreuses occasions de contester les diverses décisions, mais qu’il ne l’a pas fait. Il ressort également du dossier que le demandeur, ainsi que chaque partie devant le Tribunal, a eu toute latitude de présenter des observations sur toutes les questions que le Tribunal a évoquées. Tout cela s’est déroulé conformément aux vastes pouvoirs dont dispose le Tribunal au titre de la LCDP. Personne n’a été pris par surprise.

[305] Le demandeur n’a pas demandé les dépens dans l’une ou l’autre des deux demandes de contrôle judiciaire et le CPA non plus. Tous les défendeurs, à l’exception de la Commission et d’Amnistie, ont demandé le remboursement des dépens. À la lumière de ce qui précède, les défendeurs, à l’exception de la Commission et d’Amnistie, déposeront leurs observations écrites respectives sur les dépens dans les 45 jours suivant l’ordonnance figurant ci-après et le demandeur déposera sa réponse écrite dans les 90 jours suivant cette même ordonnance. Les parties sont, bien entendu, invitées à en discuter et à déposer une observation conjointe. Si aucune observation conjointe n’est déposée, la question des dépens sera tranchée sur la base des observations écrites.


 

JUGEMENT dans les affaires T-1559-20 et T-1621-19

LA COUR DÉCIDE :

  1. La demande de contrôle judiciaire de la décision sur l’indemnisation dans le dossier T‑1621-19 est rejetée.

  2. La demande de contrôle judiciaire de la décision sur l’admissibilité dans le dossier T‑1559‑20 est rejetée.

  3. Les défendeurs, à l’exception de la Commission et d’Amnistie, produiront leurs observations sur les dépens dans les 45 jours suivant la date de la présente ordonnance. Le demandeur produira ses observations sur les dépens dans les 90 jours suivant la présente ordonnance. La question des dépens sera traitée par écrit.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1559-20 et T-1621-19

INTITULÉ DE LA CAUSE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c SOCIÉTÉ DE SOUTIEN À L’ENFANCE ET À LA FAMILLE DES PREMIÈRES NATIONS DU CANADA, ASSEMBLÉE DES PREMIÈRES NATIONS, COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE, CHEFS DE L’ONTARIO, AMNISTIE INTERNATIONALE ET LA NATION NISHNAWBE ASKI

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

DU 14 AU 18 juin 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

LE 29 septembre 2021

COMPARUTIONS :

Robert Frater, Q.C.

Max Binnie

Meg Jones

Pour le demandeur

 

David Taylor

Sarah Clarke

Pour le défendeur

(SOCIÉTÉ DE SOUTIEN À L’ENFANCE ET À LA FAMILLE DES PREMIÈRES NATIONS DU CANADA)

 

David C. Nahwegahbow

Pour le défendeur

(ASSEMBLÉE DES PREMIÈRES NATIONS)

 

Stuart Wuttke

Adam Williamson

Pour le défendeur

(ASSEMBLÉE DES PREMIÈRES NATIONS)

 

Brian Smith

Jessica Walsh

Pour le défendeur

(COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE)

 

Maggie Wente

Joel Morales

Pour les défendeurs

(CHEFS DE L’ONTARIO)

 

Stephen Aylward

Justin Safayeni

Pour le défendeur

(AMNISTIE INTERNATIONALE)

 

Akosua Matthews

Pour le défendeur

(NATION NISHNAWBE ASKI)

 

Andrew Lokan

Pour l’intervenant

(CONGRÈS DES PEUPLES AUTOCHTONES)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le demandeur

 

Conway Baxter Wilson LLP

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

(SOCIÉTÉ DE SOUTIEN À L’ENFANCE ET À LA FAMILLE DES PREMIÈRES NATIONS DU CANADA)

 

Clarke Child & Family Law

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

(SOCIÉTÉ DE SOUTIEN À L’ENFANCE ET À LA FAMILLE DES PREMIÈRES NATIONS DU CANADA)

 

Nahwegahbow Corbiere

Avocats

Rama (Ontario)

Pour le défendeur

(ASSEMBLÉE DES PREMIÈRES NATIONS)

 

Commission canadienne des droits de la personne

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

(COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE)

 

Olthuis Kleer Townsend LLP

Toronto (Ontario)

Pour les défendeurs

(CHEFS DE L’ONTARIO)

 

Stockwoods LLP

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

AMNISTIE INTERNATIONALE

 

Falconers LLP

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

NATION NISHNAWBE ASKI

 


Paliare Roland

Rosenberg Rothstein LLP

Toronto (Ontario)

Pour l’intervenant

(CONGRÈS DES PEUPLES AUTOCHTONES)

 

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