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Date : 20210928


Dossier : T-1069-19

Référence : 2021 CF 1008

Ottawa (Ontario), le 28 septembre 2021

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

MARTIN DUCHARME

demandeur

et

AIR TRANSAT A.T. INC.

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Martin Ducharme, le Demandeur, recherche le contrôle judiciaire de la décision de la Commission canadienne des droits de la personne [CCDP] qui n’a pas statué sur la plainte faite par M. Ducharme parce qu’elle a estimé que celle-ci était irrecevable, aux termes de l’alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LRC (1985), ch H-6) [LCDP]. La demande de contrôle judiciaire aura été faite en vertu de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch F-7, article 18.1.

I. Introduction

[2] En vertu de la LCDP, certaines pratiques sont interdites et constituent des actes discriminatoires. L’acte discriminatoire doit être fondé sur l’un des motifs de distinction illicite prévu à la loi. En l’espèce, le Demandeur a porté plainte auprès de la CCDP le 6 octobre 2014 de ce qu’il a considéré être un acte discriminatoire à son endroit de la part de son employeur, Air Transat A. T. Inc. (le Défendeur). Il a été congédié et il prétend que c’est pour cause de déficience. En effet, le Demandeur a invoqué comme motif de distinction illicite la « déficience ». C’est un des motifs se trouvant à la LCPD. Le paragraphe 3(1) est ainsi rédigé :

Motifs de distinction illicite

Prohibited grounds of discrimination

3 (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité ou l’expression de genre, l’état matrimonial, la situation de famille, les caractéristiques génétiques, l’état de personne graciée ou la déficience.

3 (1) For all purposes of this Act, the prohibited grounds of discrimination are race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, gender identity or expression, marital status, family status, genetic characteristics, disability and conviction for an offence for which a pardon has been granted or in respect of which a record suspension has been ordered.

[Je souligne]

L’acte discriminatoire aurait été celui qui est décrit à l’article 7 de la LCDP. M. Ducharme allègue qu’Air Transat a refusé de continuer de l’employer, et que ce refus est fondé sur une déficience :

Emploi

Employment

7 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

7 It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee, on a prohibited ground of discrimination.

[3] Au narratif de sa plainte, le Demandeur allègue qu’il n’a pu reprendre son emploi chez le Défendeur, où il avait 21 années d’ancienneté, suite à « une période d’invalidité court terme pour état anxieux-dépressif » (souligné dans la plainte datée du 6 octobre 2014). La période d’invalidité est dite par le Demandeur comme ayant duré du 28 mai 2013 au 31 décembre 2013 (la Cour note que le Demandeur aurait repris le travail au 13 au 26 juin 2013). Le Demandeur allègue qu’il n’a pu reprendre son travail de directeur de vol après cette période. Le Défendeur est une compagnie aérienne et, à la suite de certaines péripéties sur une durée d’une année, a mis fin à l’emploi du Demandeur auprès d’elle le 14 mai 2014.

[4] M. Ducharme avait entrepris d’autres recours relatifs aux mêmes faits. Il a soumis quatre griefs contre son employeur qui se sont soldés par des rejets devant l’arbitre de grief. Aucune demande de contrôle judiciaire n’a été lancée contre la décision arbitrale. Il a aussi porté plainte contre Air Transat auprès du Conseil canadien des relations industrielles (le Conseil). Deux des plaintes étaient à l’encontre de son employeur et étaient relatives à des pratiques déloyales de travail (para 97(1) du Code canadien du travail, LRC (1985) ch. L-2). Les plaintes ont été rejetées (2017 CCRI LD 3915 et 2018 CCRI LD 3954). Je note que, comme pour les plaintes en vertu de la LCDP, des plaintes avaient également été présentées au Conseil à l’égard du Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP). Devant le Conseil, la plainte était relative à un manquement allégué au devoir de juste représentation (article 37, Code canadien du travail). Sur contrôle judiciaire des décisions du Conseil devant la Cour d’appel fédérale, les trois demandes de contrôle judiciaire ont été rejetées, avec dépens en faveur d’Air Transat (Ducharme c Air Transat A.T. Inc., 2021 CAF 34). Quant aux allégués contre deux membres du SCFP auprès de la CCDP, la demande de contrôle judiciaire à l’égard du refus de la CCDP de traiter de la plainte à l’égard du Syndicat a elle aussi été rejetée récemment (2021 CF 847). Puisque ces allégués ne sont pas partie des plaintes relatives à Air Transat, il n’est guère pertinent d’épiloguer. Ainsi, il ne reste plus que la plainte devant la CCDP qui concerne les agissements allégués d’Air Transat. Je me tourne donc vers l’examen de la demande de contrôle judiciaire de la décision de la CCDP relative à Air Transat.

II. Les faits

[5] La plainte portée devant la CCDP, celle qui nous concerne à ce stade, allègue essentiellement que le Demandeur a été congédié en raison de sa déficience qu’il ne définit pas autrement que comme un « état anxieux-dépressif ». De fait, on en sait très peu au sujet de cette déficience alléguée. Il dit que son employeur a pris des mesures d’une grande ampleur, demandant des expertises médicales démesurées, qu’il qualifiera de « procédures abusives et discriminatoires » (plainte du 6 octobre 2014, para B.6). Il écrit au paragraphe B.3 que son employeur aura agi « de façon discriminatoire sur ma déficience passée à mon endroit en procédant à toutes sortes de demandes telles l’accès à mon dossier médical antérieur et non contemporain à mon invalidité à court terme (Date : 25 octobre 2013 au 14 mai 2014) ». On comprendra donc que le Demandeur en avait contre les demandes de renseignements faites par son employeur et des demandes répétées pour obtenir des évaluations médicales. Plusieurs de ces évaluations devaient être faites par le Centre d’évaluation pour toxicomane et alcoolique (C.E.P.A.T.).

[6] Le jugement Ducharme de la Cour d’appel fédérale relatif aux plaintes portées contre les décisions du Conseil donne un aperçu général des circonstances de cette affaire qui me semble très utile. J’en reproduis les paragraphes les plus pertinents :

[4] Le demandeur était à l’emploi d’Air Transat depuis 1993 à titre d’agent de bord. Lors de ses six dernières années auprès de l’entreprise, le demandeur a aussi agi comme directeur de vol; à ce titre, il était responsable de superviser les agents de bord durant les vols, et de faire le lien entre le poste de pilotage et la section des passagers. Il a maintenu au cours de toutes ces années un dossier disciplinaire vierge, et jouait un rôle actif au sein de son syndicat.

[5] Du 28 mai au 13 juin 2013, le demandeur a pris un congé d’invalidité au motif qu’il composait avec un problème d’anxiété. Revenu au travail le 14 juin 2013, il s’est de nouveau placé en arrêt de travail du 26 juin au 31 décembre 2013 pour raisons médicales. Préalablement à son retour au travail, son employeur l’a informé le 23 septembre 2013 qu’il soupçonnait un profil de consommation. S’en sont suivies de nombreuses demandes d’expertise médicale, de tests de dépistage et de divulgation de son dossier médical auxquelles s’est objecté le demandeur, au motif que ces demandes n’avaient rien à voir avec son dernier congé pour raisons médicales et son travail.

[6] Le demandeur a finalement accepté de se soumettre à des tests de dépistage le 21 mars 2014. Il a cependant refusé de répondre à toute question portant sur ses antécédents médicaux lors de deux examens médicaux subséquents, les 1er et 28 avril 2014. Le 14 mai 2014, l’employeur a mis fin à l’emploi du demandeur, invoquant son manque de collaboration et l’impossibilité de valider son aptitude à exercer ses fonctions et de déterminer s’il présente un profil de consommation.

[7] De janvier à mai 2014, le syndicat a déposé quatre griefs au nom du demandeur en lien avec les mesures prises par l’employeur. Ces griefs, alléguant abus de droit et congédiement injustifié, ont tous été rejetés par l’arbitre en avril 2017.

[7] Comme le note la CAF, le Demandeur a présenté quatre griefs, ce qui donnera lieu à une sentence arbitrale de 74 pages où l’arbitre de grief fait une analyse détaillée des faits qui n’a pas été démontrée comme n’étant pas exhaustive ou incorrecte. On retrouvera en annexe au présent jugement le paragraphe 392 de la sentence arbitrale du 5 avril 2017. Cela constitue un excellent résumé des différentes péripéties au cours de la période du 13 mars 2013 au 14 mai 2014. Pour bien saisir de quoi il s’agissait, il faut connaître la teneur des griefs. J’en reproduis des parties pertinentes :

1. TS-YUL-14-08

23 janvier 2014

Je/Nous affirmons que : Contrairement à la convention collective et aux lois en vigueurs, depuis le ou vers le 1 janvier 2014, l’employeur refuse le retour au travail de Martin Ducharme après son absence pour maladie.

Je/Nous réclamons que l’employeur accepte le retour immédiat de M. Ducharme à son poste de directeur de vol, le remboursement complet de toute perte monétaire et qu’il rétablisse tous ses droits, bénéfices et privilèges. Nous réclamons également les dommages moraux subis. Nous réclamons aussi une compensation monétaire pour tout préjudice fiscal en découlant. Le tout avec les intérêts et l’indemnité prévus au Code Canadien du Travail sans préjudices aux autres recours que nous pourrions exercer.

2. TS-YUL-14-31

11 mars 2014

Je/Nous affirmons que : Contrairement à la convention collective et aux lois en vigueurs, le ou vers le 27 février 2014, l’employeur a remis à Martin Ducharme une lettre intitulée “demande d’informations médicales” dont le contenu est injuste et illégal.

Je/Nous réclamons que l’employeur respecte et applique la convention collective, qu’il retire cette lettre du dossier de M. Ducharme, qu’il lui rembourse toute perte monétaire et qu’il rétablisse tous ces droits, bénéfices et privilèges. Nous réclamons également les dommages moraux subis. Nous réclamons aussi une compensation monétaire pour tout préjudice fiscal en découlant. Le tout avec les intérêts et l’indemnité prévus au Code Canadien du Travail et sans préjudices aux autres recours que nous pourrions exercer.

3. TS-YUL-14-46

1er mai 2014

Contrairement à la convention collective et aux lois applicables, et nonobstant les interventions du Syndicat, l’Employeur a porté atteinte aux droits du travailleur en exigeant de ce dernier qu’il se soumette à des tests, prélèvements et à des évaluations médicales d’une telle ampleur qu’ils constituent de l’abus de droit, une atteinte à la vie privée, à la dignité et à l’intégrité de la personne.

Nous réclamons que l’employeur cesse cette pratique et qu’il respecte la convention collective et les lois applicables. Nous réclamons la réintégration immédiate du travailleur sans autre contrainte ni condition. Nous réclamons également que l’employeur rembourse toute perte monétaire et qu’il rétablisse tous les droits, bénéfices et privilèges de monsieur Ducharme rétroactivement à la date où ce dernier aurait dû être réintégré au travail. Nous réclamons de plus une compensation financière pour dommages moraux, punitifs et exemplaires, et pour atteinte aux droits fondamentaux du travailleur, compensation à être établie lors de l’audition. Nous réclamons enfin une compensation monétaire pour tout préjudice fiscal en découlant, le tout avec les intérêts et l’indemnité prévus au Code canadien du travail. »

4. TS-YUL-14-57

14 mai 2014

Je/nous le(s) soussigné(es) affirmons que la compagnie viole la convention collective, plus précisément mais ne s’y limitant pas, les articles 2.02.08 et 29.01 en ayant congédié Monsieur Martin Ducharme sans cause juste et suffisante par lettre le 14 mai 2014.

Donc nous demandons que la compagnie se conforme à la convention collective, annule la dite lettre de congédiement, réintègre Monsieur Martin Ducharme comme employé syndiqué chez Air Transat, rétablisse tout manquement à la rémunération de Monsieur Martin Ducharme avec les intérêts prévus au code du travail et amende son dossier afin de refléter la correction, nous recommandons également que la compagnie informe officiellement tous les départements concernés dans les plus brefs délais, le tout sans préjudice à tout droit et privilège dévolus.

De plus, nous réclamons une compensation financière pour dommages moraux, punitifs et exemplaires, et pour attente aux droits fondamentaux du travailleur, compensation à être établie lors de l’audition. Nous réclamons enfin une compensation monétaire pour tout préjudice fiscal en découlant, le tout avec les intérêts et l’indemnité prévus au Code canadien du travail.

[Je souligne]

[8] Les quatre griefs ont été rejetés après une audition qui aura duré six jours. Les motifs cherchant à justifier le rejet des griefs se trouvent aux paragraphes 394 à 410 de la sentence arbitrale.

[9] Sur une période d’un peu plus de six mois, l’arbitre compte cinq occasions au cours desquelles le Défendeur s’attend à ce que le Demandeur consente réellement aux tests de dépistage et accepte donc que l’on procède à un bilan de santé complet : un revirement de dernière minute par M. Ducharme empêche la réalisation de l’objectif. Je reproduis le paragraphe 395 de la sentence arbitrale :

[395] À cinq reprises au cours de cette période et alors que l'Employeur s'attend, à chacune des visites de Monsieur « X », à ce que ce dernier consente finalement aux tests de dépistage et accepte que l'on procède à un bilan de santé complet, voilà que survient un obstacle ou un revirement de dernière minute de la part de Monsieur « X » empêchant la réalisation de l’expertise.

L’objection du Demandeur à l’égard de la confidentialité des résultats des expertises qui aura été une raison donnée par le Demandeur ne valait plus dès lors que le Défendeur a confirmé de façon non équivoque au Syndicat et au Demandeur que l’information médicale découlant du dépistage ne serait communiquée qu’au médecin désigné par le Défendeur. L’employeur a d’ailleurs pris l’engagement formel de ne pas congédier le Demandeur s’il coopérait dans l’évaluation de son cas.

[10] L’arbitre constate que le Défendeur a tenté d’aplanir les difficultés que soulevait le Demandeur. Alors qu’il réclamait le dossier médical de M. Ducharme, cette demande était abandonnée pour en arriver à une entente sur le seul dépistage et le bilan de santé complet. C’est alors que le Demandeur remettait au médecin devant procéder aux tests le matin de ceux-ci une lettre visant à limiter encore significativement la portée de l’expertise (lettre du Demandeur, au Dr. Chiasson, le 28 avril 2014). Celle-ci ne devait pas être complétée puisque le Demandeur devait refuser de répondre à certaines questions. Telles sont les constatations de faits de l’arbitre de grief. Les constatations sont finales puisqu’aucun contrôle judiciaire de cette décision n’a été entrepris. Voici ce qu’en dit l’arbitre au paragraphe 405 de sa décision :

[405] Comment réconcilier le témoignage de Monsieur « X » qui se disait conscient que son emploi était en jeu avec l’engagement alors pris par l'Employeur de ne pas mettre un terme à son emploi s'il respectait les conditions ? Et, partant de là, pourquoi ne pas avoir fait la part des choses et mis dans la balance sa croyance dans ses principes et les impératifs de sécurité qui s'imposaient à l'Employeur ?

[11] Cela fait dire à l’arbitre que les échanges et tractations n’auront mené nulle part; M Ducharme aura choisi de s’en tenir à ses positions et « [i]l doit en assumer les conséquences » (para 406).

[12] Après avoir commenté brièvement sur l’existence de rumeurs au sein de son milieu de travail quant à une possible « consommation » que M. Ducharme aurait alimentée par son comportement, l’arbitre conclut de la façon suivante :

[409] L'Employeur, Air Transat, est un transporteur aérien public. Monsieur « X » y occupait l'emploi de directeur de vol, considéré comme un emploi à haut niveau de sécurité. L'Employeur ayant démontré qu'il avait des motifs sérieux et raisonnables de soupçonner Monsieur « X » de consommation, il était légitimé d'exiger de ce dernier qu'il se soumette à des tests de dépistage et à une expertise médicale visant à établir un bilan complet de santé et vérifier s'il possédait un profil de consommation.

[410] Devant les refus répétés de Monsieur « X » de s'y soumettre, je suis d'avis que 1'Employeu a démontré l’existence d'une cause juste et suffisante de procéder à son congédiement.

III. La décision de la CCDP

[13] La décision sous étude concluait qu’il n’y a pas lieu de statuer sur la plainte déposée le 6 octobre 2014. Elle a été communiquée le 29 mai 2019.

[14] Le 18 juin 2015, la CCDP avait demandé au Demandeur de recourir à une autre procédure de traitement des plaintes ou de règlement de griefs, comme le prévoit spécifiquement l’alinéa 41(1)a) de la LCDP. Se prévalant de la possibilité de réactiver sa plainte, le Demandeur le fit le 29 décembre 2017. Si le Demandeur se prévaut d’une telle possibilité, la Commission prévient les parties qu’il se peut que l’alinéa 41(1)d) s’applique. Ce pourrait être le cas « si les questions liées aux droits de la personne ont été traitées par l’autre processus ».

[15] Le Demandeur était invité à offrir le 15 février 2019 ses observations relativement à un rapport sur les articles 40/41 préparé par une Agente des droits de la personne. Il est daté du 14 février 2019. Ce rapport est à être remis à la CCDP pour qu’elle statue, ou refuse de statuer, sur la plainte en vertu de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP. Ce rapport détaillé recommande qu’il ne soit pas donné suite à la plainte déposée, et réactivée. La raison en est que les allégations de discrimination devant la CCDP ont été traitées dans le cadre des griefs dont a disposé l’arbitre.

[16] Les observations du Demandeur sur la question de l’utilisation de la décision sur les quatre griefs ont été reçues en date du 26 mars 2018. Le Rapport 40/41 remis à la CCDP explique les raisons de sa recommandation. Comme cela aura été malheureusement le cas tout au cours des procédures que le Demandeur a lancées, l’Agente des droits de l’homme note que le Demandeur porte attention à ce qu’il considère le fond de sa plainte, plutôt que ce qui fait l’objet de la question qui se pose, à savoir si la continuation de l’examen de la plainte est vexatoire vu les constatations de l’arbitre de grief.

[17] L’Agente note que le Demandeur indique généralement que les questions relatives aux droits de la personne n’ont pas été traitées par l’arbitre puisqu’il n’a pas statué sur l’essence du litige qui met en cause plusieurs droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, ch. 11, les « droits fondamentaux du travailleur » et LCDP. Le Demandeur allègue aussi que c’est le Syndicat qui a voulu garder le litige étroit et c’est le Syndicat qui a refusé d’entreprendre un contrôle judiciaire à l’encontre de la sentence arbitrale.

[18] Pour l’Agente des droits de la personne, il n’est pas question de réviser les décisions antérieures. « Il s’agit plutôt de déterminer si une autre procédure de recours [sic] a permis de traiter des allégations de discrimination formulées par le plaignant, comme indiqué au paragraphe 1 du présent rapport » (Rapport 40/41, para 31). Pour l’Agente, le fond de la plainte examiné par l’arbitre, sous forme de griefs, est le même que celui devant la Commission, sous forme de plainte. Le Demandeur a allégué que des erreurs de faits et de droit été commises, mais il n’a jamais spécifié en quoi elles consistent. Aucune irrégularité n’a même été soulevée.

[19] Or, l’Agente dit que la question tranchée par l’arbitre « est essentiellement la même que celle qui est soulevée dans la présente plainte » (Rapport 40/41, para 35). Une plainte est vexatoire lorsqu’elle « vise à plaider à nouveau des questions qui ont déjà été réglées » (Rapport 40/41, para 36). En examinant le fond des griefs, l’arbitre a examiné les questions relatives aux droits de la personne. L’alinéa 41(1)d) de la LCDP peut donc s’appliquer. Le Rapport est transmis à la CCDP.

[20] La décision de la CCDP est venue le 29 mai 2019. Le syllogisme juridique y est exposé. La CCDP est satisfaite que les allégations soulevées à la plainte l’ont aussi été dans les quatre griefs dont a disposé l’arbitre. De dire la CCDP (décision de la CCDP, para 3), les allégations faites par le Demandeur devant l’arbitre des griefs recherchent compensation pour des atteintes à des droits protégés par la LCDP : « pour atteinte aux droits fondamentaux du travailleur », « atteinte à sa vie privée », « atteinte à sa dignité » et « atteinte à l’intégrité de sa personne », des droits protégés par la LCDP.

[21] Le fardeau de la personne qui cherche à se prévaloir de la LCDP est de démontrer que le préjudice allégué est relié aux motifs de distinction illicite. Ici, le motif invoqué est la « déficience » (« disability »). L’employeur peut par ailleurs fournir une explication raisonnable qui ne sera pas un prétexte; l’employeur devra ainsi satisfaire la CCDP que le préjudice allégué provient d’un incident non relié à la déficience de la personne.

[22] Puisque les griefs ont été rejetés et que l’arbitre a conclu que le congédiement est le résultat du refus du Demandeur de se soumettre à une évaluation médicale, ce n’est pas à cause d’une déficience alléguée qu’il y a eu un congédiement : l’explication du Défendeur n’était pas un prétexte selon les conclusions de l’arbitre puisque les griefs qui traitent de différents aspects ont été rejetés.

[23] Ayant tranché essentiellement les mêmes questions en considérant les mêmes allégations que ce qui est énoncé dans la plainte devant la CCDP, la CCDP se dit « satisfaite que les questions tranchées par le Tribunal d’arbitrage ont été essentiellement les mêmes que dans la présente plainte et que le plaignant avait la possibilité de connaître les éléments invoqués contre lui et de les réfuter. La Commission est donc d’avis que toutes les questions visées par cette plainte ont été traitées de façon appropriée et que dans les circonstances il n’est pas justifié de consacrer des ressources publiques à la remise en question de ce qui est essentiellement le même litige. » (décision de la CCDP, p. 2).

[24] Il s’agit là de la décision dont contrôle judiciaire est demandé.

IV. Arguments et analyse

[25] Ce qui aura donné lieu à l’enchevêtrement de procédures est le congédiement du Demandeur. C’est dans une lettre du 14 mai 2014 qu’il a été annoncé par le Défendeur en ces termes :

Monsieur Ducharme,

Le 25 octobre dernier, Julie Bélanger, Directrice principale ressources humaines vous faisait part de nos doutes raisonnables qui nous amènent à croire que vous présentez un profil de consommation. Elle vous expliqué [sic] que compte tenu de la nature de votre emploi à risque élevé en matière de sécurité, ces informations sont essentielles afin d’autoriser votre retour au travail.

Le service de ressources humaines vous a demandé à plusieurs reprises d’avoir accès à votre dossier médical antérieur et de retourner un formulaire d’autorisation à être complété par chaque médecin que vous avez consulté au cours de la dernière année. A ce jour, le service des ressources humaines m’a informé qu’ils n’ont pas obtenu l’ensemble des informations demandées.

Vous avez alors été convoqué à une évaluation dans un centre spécialisé le 1er avril 2014 dans le but de déterminer si vous souffriez d’un problème de consommation afin de vous offrir le support et l’aide nécessaire le cas échéant. Une fois arrivé à la clinique, vous avez refusé de signer le formulaire de consentement et cela a eu pour effet de mettre un terme à votre rendez-vous médical. Après plusieurs échanges avec votre représentante syndicale afin de vous rassurer sur le respect de vos renseignements médicaux, nous vous avons de nouveau convoqué à une expertise le 28 avril. Le médecin expert nous a confirmé que vous refusiez catégoriquement de collaborer et de répondre à ses questions, rendant ainsi impossible pour lui de procéder à votre évaluation.

Considérant l’ensemble de ce qui précède, nous considérons que nous avons mis en œuvre tous les moyens nécessaires afin de vous donner l’opportunité de répondre à nos demandes. Devant votre refus de collaborer, nous n’avons nul autre choix que de mettre un terme à votre emploi en date de ce jour.

[26] Dans la section précédente, une revue détaillée de la décision de la CCDP a été faite, y inclus le syllogisme juridique qui se résume ainsi : le Demandeur a perdu son emploi pour une raison autre que sa déficience alléguée. Il en résulte que si la perte d’emploi ne procède pas d’une déficience, il n’y a plus de motif de distinction illicite qui puisse donner ouverture à un acte discriminatoire aux termes de l’article 7 de la LCDP (dont le texte est reproduit au paragraphe 2 des présents motifs).

[27] La première question à régler est celle de déterminer la norme de contrôle à appliquer. C’est une question importante parce que la norme de contrôle régit la capacité d’intervention d’une cour de révision.

[28] Non seulement la décision de la Cour suprême du Canada dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] reconnaît une présomption que la norme applicable est celle de la décision raisonnable (para 23), mais les deux autres décisions impliquant le Demandeur ont toutes deux constaté que la norme est bien celle de la décision raisonnable (2021 CF 847 ; 2021 CAF 34).

[29] Il y a des conséquences à l’application de la norme de la décision raisonnable plutôt que de l’autre norme, celle de la décision correcte. En vertu de cette dernière, la cour de révision peut substituer sa décision à celle du tribunal administratif parce qu’aucune déférence n’est due au tribunal administratif. Ce n’est pas le cas lorsque c’est la norme de la décision raisonnable qui prévaut.

[30] La décision phare en la matière est Vavilov. Le rôle de la cour de révision est empreint de retenue judiciaire qui « témoigne d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs » (para 13). Les cours reconnaissent « la légitimité et la compétence des décideurs administratifs » (para 14) et adoptent en conséquence une attitude de respect; on ne rejette pas la décision d’un tribunal administratif pour la raison que la cour de justice serait peut-être arrivée à une conclusion différente. Par ailleurs, la Cour suprême parle en termes d’établir une culture de la justification chez les tribunaux administratifs. Leurs décisions doivent être justifiées.

[31] La déférence, la retenue judiciaire, l’attitude de respect se manifestent par la méthode à suivre dans l’application de norme de la décision raisonnable. Comme le dit expressément la Cour suprême, « [u]ne cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème » (para 83). On ne recherche que la décision raisonnable, qui inclura le raisonnement suivi et le résultat obtenu.

[32] La cour de révision commence donc par regarder les motifs de la décision avec une attention respectueuse : on veut comprendre le fil du raisonnement menant à la conclusion. La décision est-elle intrinsèquement cohérente et rationnelle; par rapport aux contraintes factuelles et juridiques, est-elle justifiée?

[33] Les caractéristiques d’une décision raisonnable sont dites être la justification, la transparence et l’intelligibilité eu égard aux contraintes factuelles et juridiques pertinentes (para 97). Ce sera au Demandeur de porter le fardeau de démontrer le caractère déraisonnable d’une décision administrative. On ne recherche pas des lacunes ou insuffisances superficielles ou accessoires. Il faut des lacunes graves, pas une chasse au trésor phrase par phrase, dans le but de découvrir peut-être quelque erreur. Deux catégories de lacunes graves, ou fondamentales, sont répertoriées : celles qui manquent de logique interne dans le raisonnement (e.g. raisonnement tautologique, faux dilemmes, généralisations non fondées, prémisse absurde) et celles qui ne peuvent tout simplement pas se justifier en droit ou dans les faits pertinents (on pourra argumenter au sujet du régime législatif applicable, des principes législatifs ou de common law applicables, des principes d’interprétation des lois, la preuve faite, les observations des parties, les pratiques et décisions antérieures, l’impact potentiel de la décision sur la personne qui en fait l’objet).

[34] Qu’en est-il en l’espèce? Le Demandeur ne bénéficie pas des conseils d’un avocat, si bien que la seule question qui importait aura été largement éludée par sa tentative de démontrer que son congédiement aura été injuste. Là n’était pas la question. Elle était plutôt la suivante : la CCDP a-t-elle agi raisonnablement en refusant de se prononcer sur la plainte déposée par le Demandeur parce qu’elle est vexatoire au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP? Il y a eu à mon avis une absence de preuve ou d’argument. Ainsi, le fardeau le plus élémentaire n’a pas été rencontré, celui de démontrer, non pas qu’une meilleure solution devait faire en sorte que cette Cour intervienne, mais plutôt que la décision prise par la CCDP n’était pas raisonnable : « Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, para 100). Cela permet de disposer effectivement de la demande de contrôle judiciaire puisque le demandeur n’a pas traité de la seule question devant la Cour. De fait, sa plaidoirie à l’audience prévue pour quatre heures n’aura duré que 15 minutes.

[35] Quoi qu’il en soit, je me permets d’ajouter que la décision de la CCDP m’apparaît, de toute manière, avoir tous les apanages de la décision raisonnable. Elle est transparente, intelligible et justifie de par les motifs qui ont été fournis la conclusion à laquelle la CCDP en arrive. Il doit y avoir un lien entre le motif de distinction illicite et l’acte discriminatoire prohibé, sans quoi la LCDP ne donne pas juridiction pour intervenir. Le Demandeur a-t-il perdu son emploi à cause de sa déficience alléguée, ou est-ce plutôt à cause de son absence de coopération avec son employeur face à ce qui a été vu comme des préoccupations légitimes? La lettre de congédiement est sans équivoque sur les raisons données par l’employeur à l’égard d’un employé qui occupe un poste à risque élevé en matière de sécurité, dans une industrie où la sécurité est au premier plan.

[36] L’arbitre des griefs se penchait sur quatre griefs :

  • Contestation du refus de permettre le retour au travail

  • Contestation des demandes du Défendeur d’avoir accès au dossier médical du Demandeur

  • Contestation des demandes d’évaluation médicale, de tests de prélèvement exigés d’une telle ampleur qu’ils constituent de l’abus de droit, une atteinte à la vie privée, à la dignité et à l’intégrité des personnes; cela prétend le Demandeur constitue une atteinte aux droits fondamentaux du travailleur

  • Contestation du congédiement par lettre du 14 mai 2014 qui est dit être sans cause juste et suffisante.

[37] Il eut fallu que le Demandeur démontre qu’il était déraisonnable pour la CCDP de conclure que l’arbitre a tranché ce qui étaient essentiellement les mêmes questions que celles que présentait le Demandeur devant la CCDP. Or, l’arbitre a tranché que le congédiement était justifié en fonction des préoccupations légitimes d’Air Transat en matière de sécurité aérienne et des refus répétés du Demandeur de se soumettre à des tests de dépistage. L’acte discriminatoire allégué (la perte d’emploi) n’est pas fondé sur un motif de distinction illicite (la déficience) puisque la cause du congédiement aura été les refus répétés du Demandeur de se soumettre à des tests de dépistage et à une expertise médicale. En rejetant les quatre griefs, dont le troisième en particulier, la tâche du Demandeur n’aurait pas été facile. S’il a perdu son emploi parce qu’il ne s’est pas soumis au protocole demandé par l’employeur, cela n’a pas été parce qu’il aurait une déficience alléguée, mais pour une autre raison qui elle ne constitue pas un motif de distinction illicite aux termes de l’article 3 de la LCDP. De soumettre, comme l’a fait le Demandeur, qu’il n’aurait pas dû perdre son emploi ne répond à la question à laquelle la CCDP était confrontée : est-ce que le refus de continuer d’employer le Demandeur constitue un acte discriminatoire prohibé parce que causé par sa déficience alléguée? Une fois que l’arbitre conclut explicitement que tel n’est pas le cas, mais que c’est plutôt le refus répété de coopérer qui est la cause du congédiement, il ne reste rien à décider par la CCDP. Les conclusions de l’arbitre excluent le lien entre un acte discriminatoire, soit de refuser d’employer, et l’un des motifs de distinction illicite, la déficience alléguée par le Demandeur. Son congédiement ne provient pas d’une déficience.

V. Conclusion

[38] En conséquence, la demande de contrôle judiciaire ne peut qu’être rejetée. Les parties ont toutes deux requis leurs dépens. Le Défendeur les a situés à un montant forfaitaire de 2000 $. Vu les circonstances de cette affaire, je crois que des dépens doivent être accordés. Je les imposerais à hauteur symbolique de 1 500 $, cela incluant les déboursés et les taxes payables.


JUGEMENT au dossier T-1069-19

LA COUR STATUE:

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Des dépens de 1 500 $, déboursés et taxes incluses, sont adjugés au Défendeur.

« Yvan Roy »

Juge


ANNEXE






COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

t-1069-19

INTITULÉ :

MARTIN DUCHARME c AIR TRANSAT A.T. INC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (ONTARIO) ET mONTRÉA (qUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

lE 9 SEPTEMBRE 2021

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 28 SEPTEMBRE 2021

COMPARUTIONS :

Martin Ducharme

Pour le DEMANDEUR

(Pour son propre compte)

Marc-Alexandre Girard

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aucun

Pour le DEMANDEUR

(Pour son propre compte)

 

Dunton Rainville s.e.n.c.r.l.

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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