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Date : 20210922


Dossier : IMM-1478-20

Référence : 2021 CF 976

Ottawa (Ontario), le 22 septembre 2021

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

NINA JOSEPH HILAIRE

MARIE JULIANA MONICA JOSEPH

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [SAR] le 14 février 2020. La demande de contrôle judiciaire est présentée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés LC 2001, ch 27 [LIPR]. La SAR avait confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] qui avait conclu à un manque de crédibilité de la Demanderesse quant aux événements qu’elle alléguait s’être produits en septembre 2017 et qui auraient suscité chez elle le départ de son pays d’origine, Haïti. De plus, à l’audience devant la SPR, la Demanderesse avait soulevé la violence conjugale dont elle disait, au cours de l’audition devant la SPR, avoir été la victime. Enfin, était soulevé le danger que connaît quelqu’un comme la Demanderesse si elle devait retourner en Haïti.

I. Les faits

[2] Il m’apparaît impératif de rappeler qu’il s’agit en l’espèce d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés. À l’occasion, la Demanderesse s’est réclamée de la décision de la SPR. Qu’on se souvienne que la SAR considérait l’appel de la décision de la SPR sur la base de la décision correcte. Cela implique que la SAR fait sa propre évaluation de la preuve présentée devant la SPR et n’est aucunement tenue à quelque déférence à l’endroit de la décision de celle-ci. La SAR fait un examen de la preuve présentée devant la SPR. Elle ne peut admettre en preuve que les éléments permis en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR. Je le reproduis :

(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

(4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

Pour dire les choses clairement, la SAR ne peut que considérer la preuve faite devant la SPR sauf les cas d’exception prévus au paragraphe 110(4).

[3] Les faits de cette affaire qui auraient dû être plutôt simples ont pris une autre dimension lorsque les versions fournies par la Demanderesse n’ont pas été concordantes.

[4] Dans le formulaire de fondement de la demande d’asile (FDA), la Demanderesse a fait une série de déclarations relatives aux événements qui sont allégués être survenus en Haïti et qui ont incité la Demanderesse à quitter son pays et à faire une demande d’asile aux Canada. Ces assertions se sont avérées par la suite être contredites par la Demanderesse même. La Demanderesse dit avoir été secrétaire administrative adjointe pour le Coordonnateur du Secteur populaire Haïtien à la suite des élections de 2011. Le Secteur populaire Haïtien aurait été un des mouvements politiques qui devaient se fondre avec Politique VÉRITÉ. Le mari d’alors de la Demanderesse, un certain Wilner Joseph, devait se porter candidat à la députation lors de l’élection législative du 9 août 2015. La Demanderesse dit s’être « mobilisée à ses côtés durant toute la campagne électorale ». Elle ajoute que malgré que les résultats partiels de l’élection aient donné M. Joseph comme étant largement en tête, le conseil électoral provisoire en aura décidé autrement donnant le siège à un autre candidat.

[5] Il semble qu’il y ait eu un gouvernement de transition mis en place en février 2016 afin de gouverner pendant ce temps de transition et d’organiser de nouvelles élections. Étant donné les activités partisanes du mari de la Demanderesse, elle fût nommée Premier secrétaire à l’ambassade d’Haïti en République Dominicaine, en mai 2016. Cependant, aux nouvelles élections tenues en novembre 2016, un autre parti aura gagné les élections et une nouvelle personne a été installée au poste de Président de la République, le 7 février 2017. Ce n’était pas le parti de son mari qui l’avait emporté aux élections, si bien que la Demanderesse aurait vu son poste de Premier secrétaire être révoqué le 16 juin 2017.

[6] La Demanderesse déclare avoir participé à une manifestation le 12 septembre 2017, où les enjeux étaient « la vie chère, l’augmentation du prix de la gasoline et pour la hausse du salaire minimum. » (narratif, para 10). Deux jours après la manifestation, soit le 14 septembre 2017, la Demanderesse aurait été attaquée dans son domicile. Elle aurait été maltraitée et on lui aurait demandé où se trouvait son mari alors même qu’on la frappait au visage et au corps. Disant ne pas savoir où celui-ci se trouvait, les assaillants ont quitté les lieux, non sans menacer la Demanderesse de revenir.

[7] Ayant contacté son mari, celui-ci est entré à la maison avec trois de ses amis quelques minutes plus tard. Il a emmené la Demanderesse à l’hôpital alors que le frère de celui-ci était chargé de conduire la fille du couple chez la sœur de la Demanderesse. Une fois traitée à l’hôpital pour un œil enflé, le visage tuméfié et des rougeurs aux bras, la Demanderesse fut ramenée par son mari chez sa mère où se trouvait sa fille. Le récit n’explique pas comment la fille de la Demanderesse aurait pu être emmenée chez sa sœur et que la fille du couple se soit trouvée chez la mère de la Demanderesse.

[8] La Demanderesse déclare que le surlendemain, le frère de son mari la mena pour faire une plainte au poste de police. Elle dit de plus que « sur ces entrefaites, j’ai résolu moi-même de quitter le pays avec ma fille coûte que coûte. Mon mari procéda aux démarches pour nous obtenir des visas canadiens pour quitter le pays à l’aide de mon passeport diplomatique qui était encore heureusement entre mes mains. » (narratif, para 15). Les demandes de visas furent faites le 3 octobre 2017 et les visas ont été obtenus le 30 octobre 2017. La Demanderesse et sa fille avaient déjà quitté Haïti pour la République Dominicaine le 10 octobre 2017, et c’est de cet endroit qu’elles se sont embarquées à destination du Canada, le 14 novembre 2017. Ainsi, une période de deux mois s’écoule entre la seule exaction dont la Demanderesse aurait été victime et son arrivée Canada où elle demande l’asile.

[9] Comme on le voit, la Demanderesse se plaignait de son sort comme découlant de ses activités politiques. D’ailleurs, elle dit à son FDA qu’elle voulait solliciter des autorités canadiennes l’asile politique. Les choses commencèrent à prendre une tournure différente lorsque, à l’audition devant la SPR, elle a indiqué avoir subi de la violence conjugale de la part de son mari depuis 2011 (SPR, para 11). On prétendra que la Demanderesse a fait part à son avocat de ce passé de violence conjugale quelques minutes à peine avant l’audition du 15 mars 2019.

[10] Tant la SPR que la SAR ont fait remarquer des différences notables au sujet des événements du 14 septembre 2017 lorsque la Demanderesse présenta son témoignage. Lors de l’audience, la Demanderesse a indiqué que durant la soirée du 14 septembre 2017, elle avait posé de la glace sur son œil et que ce n’est que le lendemain qu’elle se serait rendue à l’hôpital. Elle a aussi dit à l’audience qu’elle était demeurée chez une voisine du 14 au 19 septembre 2017 et s’était ensuite rendue chez sa sœur. Cela est différent du FDA quant à la visite à l’hôpital et là où la Demanderesse a séjourné par la suite. La demande d’explications de la part de la SPR par rapport à des versions aussi différentes n’aura produit aucun résultat puisque, à l’audience, la Demanderesse a maintenu la version donnée à l’audience.

[11] À l’audience devant la SPR le 15 mars 2019, la Demanderesse a déclaré que c’est son beau-frère qui a porté plainte à la police et qu’elle n’était pas présente puisqu’elle était restée chez sa sœur pendant une semaine. Pourtant, c’est la Demanderesse qui a soumis le certificat de police qui indique que c’est elle qui a déposé la plainte ; aucune mention du beau-frère n’est faite dans ledit certificat. Pour toute explication, la Demanderesse dit ne pas se souvenir si son beau‑frère l’avait accompagnée au poste de police.

II. Décision de la SAR

[12] La SAR note bien sûr les différences entre le FDA et la version donnée par la Demanderesse à l’audience devant la SPR. Pour la SAR, un tel témoignage remet en question le déroulement des évènements du 14 septembre 2017. La SAR ajoute qu’aucune preuve de nature médicale ou même psychologique n’a été offerte qui pourrait tenter d’expliquer la capacité à témoigner de la Demanderesse au moment de l’audience. L’état émotionnel de la Demanderesse ne saurait justifier les incohérences, dit la SAR. De plus, rien de tel n’a même été soulevé devant la SPR où on aurait pu faire allusion à des difficultés à témoigner en raison d’un état émotionnel. On peut lire au paragraphe 21 de la décision de la SAR ses constatations sur les contradictions entre le narratif de la Demanderesse et son témoignage :

[21] Je note que le témoignage de l'appelante principale à l'audience contredit les événements inscrits dans son récit écrit. Tout d'abord, elle déclare à l'audience avoir mis la glace sur son œil et s'être rendue à l'hôpital le lendemain de l'incident du 14 septembre 2017, et ce contrairement à ce qui est indiqué dans son récit écrit qui révèle que son mari l'a emmenée à l'hôpital le jour de l'incident. Son témoignage à l'audience à l'effet qu'elle a résidé chez sa voisine du 14 au 19 septembre 2017 contredit également son récit écrit qui révèle qu'elle s'est rendue chez sa sœur après avoir reçu les soins à l'hôpital. Aucune mention ne figure dans le récit écrit quant à son séjour chez la voisine. Je suis d'accord avec la SPR et j'estime que les contradictions soulevées sont de nature importante. Je tiens à souligner que l'incident du 14 septembre 2017 représente l'élément crucial ayant forcé l'appelante principale à fuir son pays. La conclusion défavorable de la SPR sur la crédibilité de l'appelante principale, en ce qui a trait à la survenance de cet événement, est correcte.

[13] La SAR commente aussi au sujet de la plainte faite à la police. Elle note que les versions varient quant à la présence du beau-frère au poste de police. En fin de compte, à l’audience devant la SPR, la Demanderesse a dit ne pas se souvenir s’il était là. La SAR conclut que les versions ne sont pas réconciliables et que la crédibilité générale de l’appelante est grandement entachée. De fait, la SAR déclare que « cette conclusion et les autres conclusions défavorables de la SPR sur la crédibilité de l’appelante principale ne sont pas contestées dans le mémoire d’appel et je ne vois pas, quant à moi, où la SPR aurait erré à ce sujet » (décision de la SAR, para 24).

[14] La décision de la SAR examine ensuite les allégations concernant la violence conjugale dont la Demanderesse avait souffert et qu’elle évoque pour la première fois à l’audience devant la SPR. La Demanderesse avait tenté de présenter des éléments de preuve nouveaux devant la SAR. Il s’agissait d’un acte de divorce qui était accompagné d’un extrait du jugement de divorce. La SAR avait demandé qu’on lui envoie le jugement de divorce en son entier, plutôt que d’un seul extrait. Encore faut-il connaître les motifs donnés pour prononcer le divorce. Deux demandes furent faites à cet égard et aucune n’a donné lieu à l’envoi demandé. C’est ainsi que la SAR s’est déclarée dans l’impossibilité d’examiner les allégations de la demanderesse quant au contenu du jugement de divorce. Qui plus est, la SAR note qu’aucune explication n’est donnée pourquoi ce jugement de divorce, qui aurait été prononcé le 19 avril 2019, n’a pas été acheminé à la SPR qui n’aura rendu sa décision que le 6 mai 2019. Rappelons que l’audience devant la SPR a eu lieu le 15 mars 2019, que la décision a été rendue le 6 mai 2019, et que serait intervenue un jugement prononçant un divorce le 19 avril. Quoique la SPR ait noté la décision prise par la Demanderesse de se séparer de son mari, aucune mention d’un divorce qui aurait été conclu n’apparaît à la décision de la SPR.

[15] Une nouvelle preuve, comme un jugement de divorce, qu’on voudrait présenter en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR devant la SAR doit satisfaire les conditions explicites qui, en droit, sont incontournables. La SAR a par ailleurs fait remarquer que la valeur probante d’une telle preuve aurait été nulle en l’espèce puisque l’extrait produit par la Demanderesse indique que le tribunal haïtien a admis le divorce « pour injure grave et publique » au tort de son mari. Pourtant, aurait dit la Demanderesse lors de l’audience devant la SPR, ce serait pour des relations extraconjugales de son époux qu’elle voulait se séparer. De plus, la SAR note que l’extrait du jugement de divorce et l’acte de divorce portent la même signature, celle de l’Officier de l’état civil, alors même que le jugement de divorce est prononcé par un juge d’un tribunal haïtien. C’est donc dire que la preuve inadmissible n’aurait, selon la SAR, eu aucun effet puisqu’elle est sans valeur probante.

[16] Cela mène aux allégations de violence conjugale proférées pour la première fois par la Demanderesse devant la SPR. Celle-ci avait estimé qu’aucune explication raisonnable pour faire de façon tardive une telle déclaration n’avait été fournie par la Demanderesse. Celle-ci était représentée par le même avocat depuis la signature de son FDA, en décembre 2017, et ce même avocat la représentait devant la SPR. De fait, il s’agit toujours du même avocat qui a continué à représenter les intérêts de la demanderesse devant la SAR et devant cette Cour.

[17] Devant la SAR, on a soutenu que l’avocat avait été mis au courant par la Demanderesse de la décision de se séparer, mais ce n’est qu’au jour de l’audience que la Demanderesse l’a informé au sujet de la violence conjugale dont elle se disait victime. La SAR note spécifiquement que la Demanderesse, dans son mémoire d’appel, affirmait avoir fait parvenir à la SPR une note l’informant « … de sa décision arrêtée de sa séparation de son mari depuis ladite date ». Or, le dossier ne révélait rien de tel et, dans son mémoire des faits et du droit devant cette Cour, la Demanderesse concède laconiquement, au paragraphe 8, que « Ce fût une erreur ». On en comprend que rien de tel a été fait malgré l’assertion. Cette confusion entretenue par la Demanderesse est déplorable. On se serait attendu, à tout le moins, à des explications. Même lorsque soulevé à l’audience devant cette Cour, aucune explication ne fut offerte.

[18] La SAR constate aussi qu’aucune explication n’a été donnée pour une divulgation aussi tardive. La SAR note que même en admettant qu’il peut y avoir réticence à dévoiler au grand jour des incidents de violence conjugale, cela n’explique pas pourquoi la Demanderesse a décidé de dévoiler le tout à peine quelques minutes avant l’audience. Trouvant appui sur la décision de cette Cour dans Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 [Lawani], le passage suivant est cité à la décision de la SAR :

[33] Je ne suis pas non plus d’accord avec l’affirmation de Mme Lawani selon laquelle la SPR a commis une erreur en tirant des conclusions défavorables de la présentation tardive de sa prétention de bisexualité. La SPR a de la latitude dans l’examen des facteurs qui touchent la crédibilité. Elle n’a pas cru l’explication de Mme Lawani concernant l’ajout à la dernière minute de son affirmation de bisexualité, ce qu'elle a expliqué en grand détail dans sa décision, en tenant compte du fait que Mme Lawani avait été au Canada pendant une longue période avant que sa demande d’asile soit examinée par la SPR.

La SAR se déclare en accord avec la SPR lorsqu’elle rejette les allégations de violence conjugale. La SPR avait appris de la Demanderesse qu’elle avait décidé de se séparer de son mari à la fin de 2018, trois mois avant l’audience du 15 mars 2019. Pourtant son FDA n’a jamais été amendé et la Demanderesse n’a pas fourni une explication raisonnable pour ce retard. Comme noté plus haut, l’avocat de la Demanderesse était le même depuis, au moins, la signature du FDA en décembre de 2017. La Demanderesse bénéficiait de l’assistance d’un avocat depuis longtemps. La SPR dit encore que l’allégation de violence conjugale a été considérée à la lumière de sa constatation que la Demanderesse n’aura « pas été un témoin crédible tant sur des aspects essentiels que périphériques des allégations étayées dans son FDA au soutien de sa Demande d’asile » (décision de la SPR, para 33).

[19] Finalement, la Demanderesse soumettait devant la SAR qu’elle est une femme seule qui serait vulnérable en Haïti. On nous dit que dans son mémoire d’appel devant la SAR, la Demanderesse soutenait que la SPR aurait dû considérer qu’elle serait persécutée en Haïti à cause de ses opinions politiques et des activités politiques de son mari. Cela s’ajoute aux craintes relatives à son statut en tant que jeune femme seule, sans ressources.

[20] La SAR aura considéré la situation de la Demanderesse, si elle doit retourner en Haïti, et rappelle qu’elle est instruite, a travaillé en Haïti et a même occupé un poste de Premier secrétaire à l’ambassade d’Haïti en République Dominicaine. Elle a de la famille qui se trouve toujours en Haïti. Elle a une sœur et sa mère qui l’accueilleraient à bras ouverts selon la SAR; son père et deux frères s’y trouvent. La Demanderesse semble prétendre maintenant que ses parents souffrent d’un handicap, mais aucune nouvelle preuve n’a été fournie et cette allégation n’était pas devant la SPR. En plus, la SAR a rappelé la règle de la décision Dezameau c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 559 où notre Cour rappelait qu’il ne suffit pas de prétendre que quelqu’un a un profil qui s’apparente à des groupes de femmes vulnérables, ce qui n’est d’ailleurs pas accepté ni par la SPR ni la SAR, pour avoir gain de cause. L’appartenance à un groupe social particulier, si elle est prouvée, ne suffit pas pour conclure à persécution. Il doit exister de la preuve d’un risque de préjudice suffisamment grave qui ira plus loin qu’une simple possibilité. En l’espèce, la SAR est d’accord avec la SPR que la Demanderesse ne fait pas partie d’un groupe de femmes dites vulnérables en Haïti. A tout événement, la preuve n’a pas convaincu qu’il existe un risque de préjudice suffisamment grave pour être davantage qu’une simple possibilité.

III. Arguments et analyse

[21] Le mémoire des faits et du droit reprend en son entier l’affidavit de la Demanderesse. Le reste du mémoire est un amalgame de propositions diverses sans jamais identifier la norme de contrôle et en quoi ces propositions rencontrent cette norme de contrôle.

[22] La Demanderesse s’en prend de façon générale à ce qu’elle soutient être contraire au principe d’équité énoncé dans l’arrêt bien connu Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CA) [Maldonado]. Il me semble utile de rappeler ce qui a été effectivement décidé dans cette affaire. À la page 305 de la décision, on lit :

J’estime que la Commission a agi arbitrairement en mettant en doute, sans juste motif, la véracité des déclarations sous serment du requérant susmentionné. Quand un requérant jure que certaines allégations sont vraies, cela crée une présomption qu’elles le sont, à moins qu’il n’existe des raisons d’en douter. En l’espèce, je ne vois aucune raison valable pour la Commission de douter de la sincérité des allégations mentionnées du requérant.

Comme on le voit bien, la présomption dont on parle dans Maldonado n’a rien de bien particulier et elle est loin d’être irréfragable. Quelqu’un qui témoigne sincèrement mérite qu’on le croit à moins qu’il n’y ait des raisons pour ne pas le faire. C’est le cas en notre espèce. Il n’y a rien d’arbitraire à reconnaître des contradictions et incohérences qui sont flagrantes. Or, c’est exactement ce que la SAR, et avant elle la SPR, ont fait. Il ne peut faire de doute que cette Demanderesse s’est contredite sur des éléments essentiels de sa déclaration FDA. Ces contradictions n’ont jamais été expliquées. Il en découle évidemment que la présomption ne coure plus. Il y a amples raisons de douter des allégations lorsque des contradictions et incohérences émergent, d’autant qu’elles ne sont pas périphériques mais vont au cœur de ce qui faisait l’objet de la décision.

[23] La Demanderesse s’est contentée de traiter de la demande de contrôle judiciaire comme si la Cour devait se prononcer sur la base de la décision correcte. Ce n’est pas le cas. La décision de la Cour suprême du Canada dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, confirme que la norme de contrôle est bien celle de la décision raisonnable en droit administratif, sauf pour quelques exceptions qui ne trouvent pas application ici. La décision correcte emporte une absence de retenue judiciaire à l’endroit de la décision considérée, ce qui ferait en sorte que la cour de révision est autorisée à substituer sa conclusion à celle du tribunal administratif. La norme de la décision raisonnable est toute différente. Ainsi, la Cour suprême requiert que « [l]a cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable » (para 99). La Cour établit en quoi une décision est déraisonnable au paragraphe 101 :

[101] Qu’est‑ce qui rend une décision déraisonnable? Il nous semble utile ici, d’un point de vue conceptuel, de nous arrêter à deux catégories de lacunes fondamentales. La première est le manque de logique interne du raisonnement. La seconde se présente dans le cas d’une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision […]

Le fardeau repose bien sûr sur les épaules de qui conteste la décision. Il s’agit bien de la contestation de la décision de la SAR, ce qui emporte que c’est le dossier tel que constitué devant la SAR qui fait l’objet du contrôle judiciaire. Cette partie doit en démontrer le caractère déraisonnable. Mais avant de ce faire, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov, para 100). Il s’agit là du fardeau auquel la Demanderesse est tenue. Or, celle-ci n’a aucunement déchargé son fardeau.

[24] Dans notre cas d’espèce, la Demanderesse n’a en aucune manière examiné la décision de la SAR pour en démontrer le caractère déraisonnable. Elle s’est plutôt employée à convaincre que la décision aurait dû être autre à son avis ce qui correspond à la norme de la décision correcte. Ainsi, la Demanderesse consacre de nombreux paragraphes au jugement de divorce qui aurait été rendu à Haïti et qu’elle n’a, de toute manière, jamais produit malgré deux demandes en ce sens par la SAR. Le certificat et l’extrait du jugement de divorce ont été rejetés parce qu’ils ne pouvaient satisfaire à l’article 110 de la LIPR. L’admissibilité de documents devant la SAR est sujette aux conditions prévues à la loi. Je ne vois rien à réprouver à ce que la SAR, avant de décider de la question, demande à une partie de lui fournir le document complet. Ces écrits, qui ne pouvaient être admis, n’étaient ni devant la SAR ni, conséquemment, devant cette Cour.

[25] Un autre exemple d’une attaque qui ne mène nulle part est relatif au paragraphe 28 de la décision de la SAR. Elle y notait que « la SPR a indiqué avoir pris en considération les allégations de violence conjugale mises de l’avant par l’appelante principale lors de son audience. » La Demanderesse déclare que c’est faux et ajoute que cela « laisse conclure que les conclusions de la SPR et de la SAR ne répondent pas au critère de la décision correcte ». Outre que cette phrase est elliptique en soi, la Demanderesse ne fournit aucunement en quoi cela serait faux, d’autant que la SPR avait consacré cinq paragraphes à cette allégation dans sa décision (para 11 à 13 et 32-33). Si on ne considère que ces deux décisions entre elles, la SAR est tenue à la norme de la décision correcte par rapport à la décision de la SPR : elle peut ainsi en venir à une conclusion différente sur le mérite. Mais la norme est toute autre lorsque la cour de révision est appelée à examiner l’affaire telle que décidée par la SAR. Un demandeur doit alors démontrer que la décision a un caractère déraisonnable (Vavilov, para 100).

[26] La SPR a expliqué que le fait que la révélation de violence conjugale ait été si tardive en minait la crédibilité. La SAR renchérissait, citant le jugement Lawani de cette Cour qui reconnaissant la latitude du décideur des faits; dans Lawani, une prétention de bisexualité avait été faite de façon tardive, ce qui pouvait justifier une conclusion défavorable. Ce que la Demanderesse devait faire était de démontrer en quoi la conclusion de la SPR, adoptée par la SAR, était déraisonnable pour avoir gain de cause en cette Cour. Quelles étaient les lacunes graves qui faisaient en sorte que la décision n’ait pas les apanages de la décision raisonnable? La Demanderesse se contente de faire valoir ses prétentions sans reconnaître que la Cour ne joue pas le rôle qu’elle semble espérer, celui d’une Cour qui n’aurait qu’à avoir une opinion différente sur le mérite des prétentions qu’elle présente à nouveau.

[27] La Demanderesse ne s’arrête pas là. Elle ajoute que la SPR et la SAR n’avaient « aucune raison valable de ne pas donner au moins le bénéfice du doute aux allégations de violence conjugale […] » (mémoire des faits et du droit de la Demanderesse, para 20). Comme on le sait, le fardeau est celui de la prépondérance des probabilités; mais ce qui est plus important pour nos fins, c’est que la Demanderesse fait un argument qui n’a rien à voir avec la norme de la décision raisonnable. Non seulement le doute raisonnable n’a pas sa place là où des allégations doivent être prouvées selon la balance des probabilités, mais cela suggère fortement que la Demanderesse se méprend sur la norme de contrôle. Le raisonnement de la SAR est intelligible et rationnel; il mène à une justification. Des attaques sans fondement dans la preuve ne peuvent faire la démonstration qu’une décision n’est pas raisonnable, ce qui constitue le fardeau d’un demandeur. Cela ne veut pas dire que dès qu’un décideur administratif a parlé, il y a ipso facto justification, transparence et intelligibilité. C’est plutôt que des attaques sans fondement ne peuvent faire la preuve d’une absence de raisonnabilité. Qui plus est, les attaques à tout vent laissent très souvent à désirer.

[28] C’est ainsi que la teneur du contrôle judiciaire lancé par la Demanderesse ne s’attaque pas à la cible qu’est la raisonnabilité de la décision de la SAR. Elle n’en fait pas la démonstration. Les arguments présentés participent de la décision correcte, là où la cour de révision n’est pas tenue à la déférence qui découle « du principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs » (Vavilov, para 13). La cour de révision ne substitue pas son opinion à celle du décideur administratif. Uniquement lorsque la décision sera jugée déraisonnable pourra-t-il y avoir un contrôle judiciaire accordé d’une décision de la SAR.

IV. Conclusion

[29] Dans ce cas, la Demanderesse a prétendu craindre pour sa sécurité pour des raisons politiques qui, semble croire la Demanderesse, auraient mené à l’agression du 14 septembre 2017. Ce fut d’ailleurs la seule agression qui a été alléguée. Ce n’est que cinq minutes avant l’audience de la SPR qu’elle indique vouloir invoquer de la violence conjugale remontant au début de la décennie pour justifier une crainte de retour à Haïti. Cette allégation a été rejetée par la SPR parce qu’elle était tardive. Le caractère tardif d’une allégation peut en entacher la crédibilité.

[30] L’affaire ne s’améliore pas alors qu’un jugement de divorce intervient durant le délibéré de la SPR et qu’il n’est pas fourni à celle-ci. Ce ne sera que devant la SAR que la Demanderesse cherchera à ne déposer qu’un extrait du jugement de divorce, malgré deux demandes de la SAR pour consulter le jugement au complet, ce qui apparaît être la moindre des choses. A tout événement, l’article 110 de la LIPR se dressait pour empêcher une telle production.

[31] Il ne restait donc plus que l’allégation du risque fondé sur le genre. La Demanderesse a plaidé devant cette Cour qu’elle est sujette à la persécution fondée sur le sexe et la violence conjugale.

[32] On ne peut douter que la situation des femmes à Haïti soit très difficile. Mais la SPR et la SAR ont conclu que la Demanderesse jouit plutôt d’une situation favorable par rapport aux groupes vulnérables : elle y a de la famille dont elle jouit du soutien, elle est éduquée par rapport au reste de la population. Si tant est que la Demanderesse appartenait à un groupe vulnérable, ce qui n’a manifestement pas été démontré, encore faudrait-il pour qu’il y ait persécution qu’on ait produit des éléments de preuve qui puissent convaincre que le risque de persécution n’est pas qu’une possibilité. La SAR n’en a pas trouvé et rien devant cette Cour ne permet de mettre en doute cette conclusion, encore moins que celle-ci était déraisonnable.

[33] En conséquence, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Il n’y a aucune question à être certifiée, comme les parties en ont convenu.

 


JUGEMENT au dossier IMM-1478-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-1478-20

INTITULÉ :

NINA JOSEPH HILAIRE & MARIE JULIANA MONICA JOSEPH c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR vidéoCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

lE 2 SEPTEMBRE 2021

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 22 septembre 2021

COMPARUTIONS :

Joseph-Alphonse André

 

Pour les demanderesses

 

Caroline Doyon

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

J.A. André Law Office

Ottawa (Ontario)

Pour les demanderesses

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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