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Date : 20210831


Dossier : IMM-7473-19

Référence : 2021 CF 902

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 août 2021

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

YEONSU KIM

SUNGYI KIM

SANGSU LEE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La demanderesse principale, Yeonsu Kim [Mme Kim], son époux Sangsu Lee [M. Lee], et leur fille adulte Sungyi Kim [Sungyi], sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a refusé de leur accorder la résidence permanente [RP] pour des motifs d’ordre humanitaire. Mme Kim et Sungyi sont visées par une mesure de renvoi dont l’exécution est suspendue jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à l’égard de la présente demande. Au moment de la décision initiale, M. Lee était au Canada avec un permis de travail. Il n’y a aucun élément de preuve dans le dossier certifié du tribunal [DCT] concernant son permis de travail ou la durée de ce permis; il est simplement mentionné qu’il en a un.

[2] Il s’agit d’un cas difficile, car la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ne semble pas avoir beaucoup de chances de succès et elle est peu transparente en ce qui concerne la situation de M. Lee. Toutefois, pour les motifs exposés ci-dessous, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire et je renvoie l’affaire pour qu’elle fasse l’objet d’un nouvel examen par un autre agent.

II. Contexte

[3] Mme Kim est née à Mundok, en Corée du Nord. Elle s’est enfuie en 1999 en franchissant la frontière chinoise au milieu de la nuit. Elle a vécu en Chine pendant un certain temps, et y a rencontré le père de sa fille (pas M. Lee). Cependant, elle allègue qu’elle a subi des abus de la part de ce dernier et, par conséquent, en 2003, elle a fui seule vers la Corée du Sud en passant par Hong Kong. Son mari et sa fille l’ont rejointe en Corée du Sud en 2006. Ils ont divorcé en 2009.

[4] En 2010, Mme Kim et sa fille Sungyi sont entrées au Canada et ont présenté des demandes d’asile au motif qu’elles devraient retourner en Corée du Nord. Mme Kim affirme que des courtiers et un avocat au Canada lui ont conseillé de dissimuler leur citoyenneté sud‑coréenne et de demander l’asile en tant que Nord-Coréennes. Leurs demandes ont été acceptées, et c’est sur cette base que Mme Kim et Sungyi ont obtenu le statut de résident permanent [RP] en 2012.

[5] En 2015, Mme Kim a épousé M. Lee. Ils ont eu un fils, Isaac, qui est né au Canada en 2016.

[6] En 2017, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a présenté une demande visant à faire annuler le statut de réfugié de Mme Kim et de Sungyi, laquelle a été accueillie, car elles n’avaient pas divulgué leur citoyenneté sud-coréenne dans leurs demandes d’asile. Dans une décision rendue le 15 novembre 2018, la Section de la protection des réfugiés a conclu qu’elles avaient fait une présentation erronée sur des faits importants, ou une réticence sur ces faits, et a accueilli la demande du ministre d’annuler le statut de réfugié au sens de la Convention qui avait été accordé à Mme Kim et à sa fille. En conséquence, elles ont perdu leur statut de résident permanent.

[7] M. Lee est entré au Canada en tant que travailleur temporaire en 2015, et a présenté une demande en vue d’être parrainé par Mme Kim. Toutefois, cela n’a pas été possible étant donné la révocation du statut de RP de cette dernière. Dans le dossier, il n’y a aucun élément de preuve lié à son permis de travail, mais il existe des éléments de preuve attestant de son emploi.

[8] Le 28 novembre 2018, les demandeurs ont déposé une demande de RP au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[9] Les parties conviennent, tout comme moi, que la décision sur cette demande est assujettie à la norme de la décision raisonnable.

[10] À mon avis, l’erreur déterminante qui, en l’espèce, rend la décision déraisonnable est que l’agent n’a pas envisagé la possibilité que M. Lee ne retourne pas en Corée du Sud. Le décideur n’a pas fondé sa décision sur les éléments de preuve concrets dont il disposait et a plutôt présumé que M. Lee retournerait également en Corée du Sud avec la famille. J’ai examiné le DCT, y compris la demande et les affidavits, et nulle part il n’est mentionné qu’il retournera en Corée du Sud. Il y a une référence au fait que, étant donné l’âge du fils de Mme Kim, celui‑ci n’aurait pas d’autre choix que d’aller en Corée du Sud, mais rien de plus concernant l’endroit où il vivrait si Mme Kim était renvoyée et que M. Lee restait au Canada. Certes, le retour de toute la famille est probable, mais il était déraisonnable pour l’agent de prendre sa décision uniquement sur cette base, alors que rien ne prouvait que c’était ce qui allait se passer.

[11] Bien que la jurisprudence (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]) indique clairement qu’un contrôle judiciaire n’est certainement pas une « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (para 102) et qu’un décideur « ne doi[t] pas être jugé au regard d’une norme de perfection », il y a certainement un point où la décision du décideur devient déraisonnable. Lorsqu’un élément aussi fondamental est erroné sur le plan factuel, l’analyse du décideur est faussée à un point tel qu’elle n’est plus raisonnable.

[12] Il n’y a aucune analyse de la possibilité que M. Lee et son fils canadien restent au Canada, tandis que sa femme et sa belle-fille retournent en Corée du Sud. Il n’y a pas non plus d’analyse de la possibilité que M. Lee reste au Canada pendant que le reste de la famille (y compris son fils canadien) retourne en Corée du Sud. Le dossier ou les motifs ne précisent pas quand le permis de travail de M. Lee expire ou s’il est prolongé. L’agent a pris sa décision en se fondant sur une hypothèse. Étant donné que M. Lee n’est pas sous le coup d’une mesure de renvoi, qu’il possède un permis de travail valide et qu’il a un fils canadien, l’agent aurait également dû tenir compte de ce qui se passerait s’il restait au Canada. Le fait que l’agent ne l’ait pas fait entache son raisonnement tout au long de la décision.

[13] On retrouve cette conclusion factuelle sans fondement probatoire à de nombreux endroits. Premièrement, l’agent a tiré plusieurs conclusions sur les difficultés qu’éprouveraient les demandeurs en se fondant sur le fait que M. Lee, qui occupe actuellement un emploi dans la construction et subvient aux besoins de la famille, retournerait avec eux en cas de décision défavorable. Il ne s’agit pas là d’un élément mineur, mais d’une question de bien-être financier et de santé émotionnelle pour toute la famille. Il s’agit également d’un facteur qui concerne directement l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant (l’ISE), qui, si elle ne tient pas compte de cette possibilité, est incomplète.

[14] Deuxièmement, dans les motifs concernant l’établissement de Sungyi, l’agent a estimé que si elle retournait vivre en Corée du Sud, elle devrait passer par une période de transition, mais que cela était atténué par le fait qu’elle aurait [traduction] « l’amour et le soutien de sa mère, de son beau-père et de son demi-frère en Corée du Sud », ainsi que de sa famille élargie. Étant donné que ce n’est pas nécessairement le cas, l’analyse est déficiente.

[15] Le troisième exemple concerne Isaac, qui avait 3 ans au moment de la demande. Dans les motifs, il a été constaté que son jeune âge lui causerait certaines difficultés lors de son déménagement, mais qu’il bénéficierait du soutien de ses parents et de sa sœur, de sorte que ses besoins seraient comblés. Ainsi, la preuve ne permettait pas de conclure que son intérêt supérieur serait compromis. Une analyse plus approfondie est nécessaire étant donné que son père pourrait ne pas retourner avec la famille en Corée du Sud, et qu’Isaac ne bénéficierait donc pas de son soutien en Corée du Sud. L’analyse est déficiente et une analyse plus approfondie est nécessaire.

[16] Une décision raisonnable doit reposer sur un raisonnement intrinsèquement cohérent, ce qui suppose notamment que l’on puisse comprendre le raisonnement du décideur (Vavilov, aux para 102-103). En l’espèce, « il est impossible de comprendre, lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement du décideur sur un point central » (Vavilov, au para 103), car le décideur n’a pas envisagé une possibilité bien réelle dans ses motifs; ou s’il l’a fait, il n’a pas couché son processus de raisonnement sur papier. Autrement dit, il est impossible de tirer des conclusions logiques si elles ne sont pas fondées sur un portrait complet. Dans la présente affaire, la lacune est si fondamentale que la décision est déraisonnable.

[17] Aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-7473-19

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. J’accueille la présente demande.

  2. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur afin qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7473-19

 

INTITULÉ :

YEONSU KIM ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 AOÛT 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 31 AOÛT 2021

 

COMPARUTIONS :

Marvin Moses

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Kevin Spykerman

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Marvin Moses

Avocat

Marvin Moses Law Office

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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