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Date : 20210920


Dossier : IMM-4089-20

Référence : 2021 CF 971

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 septembre 2021

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

CHARMAINE FIRSTINA JEANTY

VINCE JROME SIMILIEN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Charmaine Firstina Jeanty et son fils de 17 ans, Vince Jrome Similien, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 4 août 2020 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé le rejet de leur demande d’asile fondée sur la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Il s’agit de la deuxième demande de contrôle judiciaire d’une décision de la SAR mettant en cause Mme Jeanty et Vince. Dans sa décision modifiée du 19 décembre 2019, le juge Fothergill a accueilli leur demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la première décision de la SAR principalement au motif que l’évaluation du caractère adéquat de la protection de l’État réalisée par la SAR était déraisonnable (Jeanty c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 453 [Jeanty 1]).

[3] En particulier, le juge Fothergill a statué que la conclusion selon laquelle Mme Jeanty ne risquait plus d’être victime de violence familiale parce qu’elle n’était plus mariée à son ex‑mari, l’agent de persécution, était contredite par son expérience antérieure et les rapports sur la situation dans le pays. De plus, en ce qui concerne l’évaluation qu’a réalisée la SAR au sujet du risque prospectif auquel s’expose Mme Jeanty, le juge Fothergill a statué que la conclusion de la SAR selon laquelle son ex‑mari n’était plus aux Bahamas et qu’il ne représentait donc plus une menace n’était pas cohérente avec les témoignages non contredits des deux fils de Mme Jeanty, qui affirment l’avoir aperçu aussi récemment qu’en 2017, et ce, après qu’il ait été expulsé vers Haïti en 2015.

[4] L’affaire a été renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR. C’est la décision de ce tribunal qui fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire en l’espèce.

[5] En bref, je conclus que la décision de la SAR n’est pas intelligible en ce qui concerne son évaluation de la crédibilité des demandeurs et que sa conclusion à l’égard du risque prospectif auquel s’expose Mme Jeanty est déraisonnable, puisque la SAR a une fois de plus omis d’examiner, d’une façon ou d’une autre, le témoignage non contredit des deux fils de Mme Jeanty selon lequel son ex‑mari est retourné aux Bahamas après son expulsion en 2015.

[6] Par conséquent, j’accueille la demande.

II. Faits

[7] Mme Jeanty et Vince sont citoyens des Bahamas. À l’âge de 18 ans, Mme Jeanty est tombée enceinte et sa mère, qui habitait aux États‑Unis à l’époque, l’a obligée à marier le père de son futur enfant de sorte qu’il [traduction] « ne naisse pas hors du mariage ». Mme Jeanty sentait qu’elle était trop jeune pour se marier, mais elle s’est néanmoins pliée aux souhaits de sa mère vers la fin de l’an 2000 ou au début de 2001 — on ne connaît pas la date exacte du mariage.

[8] Leur premier fils, Victor, est né aux Bahamas en novembre 2001. Cependant, la relation entre Mme Jeanty et son mari s’est avérée cauchemardesque pour elle. Au cours de leur mariage, son mari lui a fait subir des agressions physiques, sexuelles et psychologiques. Ces événements l’ont forcée à envoyer Victor vivre avec sa grand-mère aux États‑Unis en 2002 ou 2003 afin qu’il ne soit pas témoin de ces abus.

[9] Mme Jeanty a finalement trouvé la force et le courage de quitter son mari quelques mois avant la naissance de leur deuxième enfant, Vince, en mai 2004. Elle a déménagé chez sa tante, mais son mari continuait de rôder autour de leur maison et de son lieu de travail pour la harceler. Il semble qu’il tentait de minimiser ses comportements abusifs tout en la pressant de revenir vers lui. Quelque temps après la naissance de Vince, Mme Jeanty est partie vivre chez sa mère aux États‑Unis avec lui. Cependant, son ex‑mari a continué de la harceler en appelant chez sa mère pour essayer de la [traduction] « piéger » afin qu’elle retourne aux Bahamas. Elle refusait ne serait-ce que de lui parler malgré les demandes de sa mère.

[10] Vers la fin de 2004, Mme Jeanty a rencontré un citoyen américain avec qui elle a eu une fille, Senyah, née aux États‑Unis en mars 2007. Mme Jeanty a éventuellement obtenu le divorce de son mari violent en 2009 et a marié le père de Senyah. Toutefois, cette relation n’a pas duré longtemps et Mme Jeanty est retournée aux Bahamas avec ses trois enfants plus tard en 2009.

[11] Aux Bahamas, l’ex‑mari de Mme Jeanty a recommencé à la harceler en lui téléphonant et en se rendant à la maison où elle vivait avec ses enfants. Il l’a agressé en juin 2009, mais la police a refusé d’intervenir parce qu’elle considérait qu’il s’agissait d’un conflit familial. Le harcèlement a continué, au point où Mme Jeanty a fini par se sentir épuisée en raison de la crainte constante que suscitait le harcèlement de son ex‑mari; elle a envoyé ses trois enfants aux États‑Unis pour qu’ils y restent avec leur grand‑mère. Elle est restée aux Bahamas, où elle vivait avec sa sœur et son neveu, le fils de sa sœur.

[12] En 2010, l’ex‑mari de Mme Jeanty, un citoyen haïtien, a été expulsé des Bahamas après qu’il aurait violemment agressé et sérieusement blessé sa petite amie de l’époque. Il est retourné aux Bahamas par bateau et, pendant qu’il s’y trouvait, il a recommencé à harceler Mme Jeanty en la menaçant au téléphone et en se rendant à son appartement. À deux reprises en 2011, quelqu’un a tenté d’entrer de force dans son appartement. Pourtant, la police ne semblait pas disposée à donner suite au rapport déposé par Mme Jeanty.

[13] En 2015, l’ex‑mari de Mme Jeanty a de nouveau été expulsé vers Haïti après que celle‑ci ait présenté son jugement définitif de dissolution du mariage aux autorités d’immigration des Bahamas, les forçant ainsi à trouver et expulser l’ex‑mari du pays puisqu’il s’y trouvait sans statut. Également en 2015, Senyah a quitté les États‑Unis pour aller vivre avec sa mère. Les garçons, Victor et Vince, les ont rejoints peu de temps après, en 2016.

[14] Malgré le fait qu’il ait été expulsé vers Haïti à deux reprises, l’ex‑mari a continué de menacer Mme Jeanty au téléphone jusqu’en février 2017, au point où elle ne se sentait plus en sécurité. Les membres de la famille ont découvert des traces de tentatives d’entrées par effraction dans leur maison, ont entendu des bruits étranges et ont régulièrement remarqué des personnes autour de leur propriété pendant la nuit.

[15] Bien que Mme Jeanty a admis ne pas avoir vu son ex‑mari en personne depuis 2009, Vince et Victor ont témoigné, au cours de l’audience devant la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qu’ils l’ont aperçu aux Bahamas aussi récemment qu’en mars 2017.

[16] En avril 2017, Mme Jeanty et ses trois enfants ont quitté les Bahamas pour se rendre au Canada, où ils ont demandé l’asile. À la suite de son arrivée au Canada, Mme Jeanty a appris qu’un homme correspondant à la description de son ex‑mari, bien qu’il ne fût pas identifié, s’était rendu à son ancien lieu de travail en juin 2017 et avait demandé de ses nouvelles.

[17] En fin de compte, le désistement des demandes d’asile de Victor et Senyah a été prononcé puisqu’ils sont citoyens américains et ne craignent pas d’être persécutés s’ils doivent retourner aux États‑Unis.

A. Décision de la SPR

[18] Premièrement, au sujet de Vince, la SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, l’ex‑mari de Mme Jeanty n’avait aucun intérêt à lui faire du mal et donc qu’il ne représentait aucun risque de préjudice prospectif pour lui.

[19] Au sujet de Mme Jeanty, la SPR a conclu que son témoignage relatif à l’expérience qu’elle a vécue avec son ex‑mari était crédible et n’a pas contesté le fait qu’il l’ait agressé sexuellement, physiquement, verbalement et psychologiquement au cours de leur mariage. À la lecture de la décision de la SPR, il semble que cette dernière ait aussi admis que l’ex‑mari est retourné aux Bahamas illégalement après avoir été expulsé en 2015. Cependant, la SPR a assimilé la capacité des autorités d’immigration des Bahamas à l’expulser après qu’elles eurent été alertées à une protection adéquate de l’État dont bénéficiait Mme Jeanty. Le commissaire de la SPR a énoncé ce qui suit :

[traduction]

[43] Bien que la demanderesse principale [Mme Jeanty] affirme dans son exposé circonstancié qu’elle ne sait pas si son ex‑mari habite en Haïti ou aux Bahamas, Victor a affirmé avoir vu son père aux Bahamas en février et mars 2017. Dans son témoignage, il a affirmé que, en mars 2017, son père lui a demandé qui était le petit ami de sa mère. Il a affirmé ne pas avoir parlé de cet événement à sa mère et je reconnais que c’est la raison pour laquelle ce détail ne figurait pas dans l’exposé circonstancié de cette dernière.

[…]

[46] De plus, je conclus que la demanderesse pouvait se prévaloir de la protection de l’État à l’égard de son ex‑mari. Bien que la violence contre les femmes soit un problème grave et répandu aux Bahamas, la loi reconnaît la violence familiale comme un crime distinct de l’agression et des voies de fait, et le gouvernement applique généralement la loi. Toutefois, les groupes de défense des droits des femmes ont fait état d’une certaine réticence des autorités chargées d’appliquer la loi d’intervenir dans les conflits familiaux. Bien que la police n’ait peut‑être pas pris au sérieux la situation de violence familiale vécue par la demanderesse, dans son cas, elle a certainement pris au sérieux la question de l’immigration. L’ex‑mari est citoyen haïtien et il se trouvait aux Bahamas illégalement.

[…] [48] L’ex‑mari se trouve aux Bahamas illégalement. Il a été expulsé deux fois. Aussitôt que la demanderesse principale a alerté le ministère de l’Immigration au sujet de son ex‑mari, celui‑ci a été expulsé. La demanderesse principale a reçu la protection de l’État. J’admets que l’ex‑mari est retourné illégalement aux Bahamas. Cependant, aucun gouvernement ne peut garantir une protection parfaite à tous ses citoyens en tout temps, car cela est impossible.

[Non souligné dans l’original; renvoi omis.]

[20] En fin de compte, la SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, la preuve était insuffisante pour conclure que l’ex‑mari de Mme Jeanty constituait un risque prospectif pour les demandeurs.

[21] Finalement, en ce qui concerne la crainte que Vince soit recruté par des gangs criminels, la SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, aucun dirigeant de gang ou criminel local n’avait menacé la vie du garçon et que rien ne donnait à penser qu’on cherchait à le recruter; les préoccupations à cet égard étaient purement hypothétiques.

B. Décision de la SAR faisant l’objet du contrôle

[22] Les demandeurs ont soumis à l’examen de la SAR les nouveaux éléments de preuve suivants :

a) Des rapports de police concernant l’attaque de l’ex‑mari visant Mme Jeanty;

b) Une copie de la pièce d’identité avec photo de Mme Jeanty;

c) Un rapport de police concernant l’attaque de l’ex‑mari visant sa nouvelle petite amie;

d) Trois articles de journaux portant sur la question de la violence familiale aux Bahamas.

[23] La SAR a admis les trois articles de journaux comme nouveaux éléments de preuve conformément au paragraphe 110(4) de la LIPR et aux trois critères énoncés dans les arrêts Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 [Raza], et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 [Singh] (c.‑à‑d. que la preuve présentée doit être crédible, pertinente et nouvelle).

[24] La SAR a rejeté les autres éléments de preuve nouveaux parce qu’ils ne satisfaisaient pas aux trois critères énoncés dans les arrêts Raza et Singh. De plus, la SAR a rejeté la demande d’audience des demandeurs sur le fondement du paragraphe 110(6) de la LIPR. Les articles de journaux admis comme nouveaux éléments de preuve ne soulevaient aucune question de crédibilité, n’étaient pas essentiels à l’appel et ne justifiaient pas que la demande d’asile soit accordée ou refusée.

[25] En outre, la SAR a conclu que la SPR n’était pas tenue de prendre en compte les « raisons impérieuses » dans son analyse au titre du paragraphe 108(4) de la LIPR puisqu’elle avait conclu que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention au moment où ils ont quitté les Bahamas.

[26] En outre, la SAR a conclu que la SPR n’a pas omis d’examiner les actes de persécution dont Mme Jeanty a été victime par le passé de la part de son ex-mari. La SAR a convenu avec la SPR que la conclusion selon laquelle l’ex‑mari était derrière chaque incident de harcèlement et d’entrées par effraction était hypothétique. La SAR était d’avis que la preuve n’était pas suffisante pour appuyer la croyance de Mme Jeanty selon laquelle son ex‑mari la recherche activement aux Bahamas ou qu’il est même retourné au pays depuis son expulsion en 2015.

[27] Finalement, la SAR a convenu avec la SPR que rien ne prouvait que des gangs violents cherchaient à recruter Vince.

III. Questions en litige

[28] Les demandeurs soulèvent plusieurs questions, y compris en ce qui concerne la présentation de nouveaux éléments de preuve. Ils soulèvent également les questions de savoir si la SAR aurait dû tenir compte de l’exception relative aux raisons impérieuses énoncée au paragraphe 108(4) de la LIPR et si le fait que les autorités d’immigration des Bahamas aient expulsé l’ex‑mari de Mme Jeanty démontre que l’État peut la protéger adéquatement en ce qui concerne sa crainte qu’il continue d’abuser d’elle à l’avenir. Cependant, il n’est pas nécessaire que j’examine ces questions soulevées par les demandeurs puisque je statue que la conclusion de la SAR en matière de crédibilité n’est pas intelligible et que son évaluation du risque prospectif est déraisonnable.

IV. Norme de contrôle

[29] Les demandeurs font valoir que les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte. Cependant, ils ne soulèvent manifestement aucune question d’équité procédurale. De toute façon, il me semble que les questions ayant été soulevées devraient être examinées selon la norme de la décision raisonnable, puisqu’aucune des exceptions à la présomption de contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 23, 25 [Vavilov]).

[30] Pour déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable, la cour de révision doit se demander si elle « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99).

V. Analyse

[31] D’abord, nous devrions garder à l’esprit les commentaires du juge Fothergill dans la décision Jeanty 1 à l’égard de la première décision de la SAR. Après avoir souligné que la SAR avait examiné la question de la protection de l’État en ce qui concerne la violence fondée sur le sexe de façon générale, il a affirmé ce qui suit :

[21] J’ai beaucoup de mal à croire que les policiers bahamiens ne considéreraient pas une altercation entre [l’ex‑mari] et Mme Jeanty comme un conflit familial qui ne mérite pas leur attention. Après tout, ils ont refusé d’enquêter sur l’agression commise en juin 2009, même après que Mme Jeanty leur eut montré les papiers du divorce […]

[22] Par conséquent, je conclus que l’évaluation faite par la SAR du caractère adéquat de la protection de l’État était déraisonnable. La SAR a reconnu qu’il existait un grave problème de violence familiale et d’impunité des policiers aux Bahamas. Toutefois, sa conclusion selon laquelle Mme Jeanty ne risquait pas d’être victime de violence familiale parce qu’elle n’était plus mariée à [son ex‑mari] est contredite par l’expérience de celle‑ci et par les rapports sur la situation dans le pays. En outre, la conclusion de la SAR selon laquelle [son ex‑mari] ne se trouve plus aux Bahamas n’est pas cohérente avec les témoignages non contredits des deux fils de Mme Jeanty, qui affirment l’avoir aperçu aussi récemment qu’en 2017. [Son ex‑mari] a incontestablement démontré qu’il pouvait assez facilement retourner aux Bahamas, et ce, en dépit de son expulsion à Haïti, son pays natal.

[Non souligné dans l’original.]

[32] Dans la décision dont je suis saisi, la SAR a fait les déclarations suivantes :

[30] La SPR a tranché la demande d’asile en se fondant à la fois sur les questions de crédibilité et de protection de l’État. La SAR confirme la décision de la SPR au sujet de la crédibilité. Par conséquent, la SAR n’a pas à aborder les observations sur la protection de l’État dans sa décision.

[Non souligné dans l’original.]

[33] Plus loin, lorsqu’elle a examiné si la SPR était tenue de considérer les raisons impérieuses, la SAR a affirmé ce qui suit :

[38] La SPR ne serait tenue d’appliquer la doctrine des raisons impérieuses que si elle avait conclu que les appelants avaient qualité de réfugié au sens de la Convention au moment de leur départ. Toutefois, étant donné que la SPR a conclu que, au moment de leur départ des Bahamas en 2017, les appelants n’avaient pas qualité de réfugié pour des raisons liées à la crédibilité et la protection de l’État, la SAR conclut que la SPR n’était pas tenue d’examiner les raisons impérieuses.

[Non souligné dans l’original.]

[34] Finalement, dans son résumé figurant au paragraphe 47, la SAR a conclu ce qui suit :

Bien que la SAR accepte également que l’appelante principale ait vécu une relation empreinte de violence avec son époux pendant et après leur mariage, elle estime que l’appelante principale n’a pas vu son ex‑époux ou eu vent de lui depuis de nombreuses années, et qu’elle n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il est retourné illégalement aux Bahamas après 2015 et qu’il la cherche actuellement […]

[Non souligné dans l’original.]

[35] Tout d’abord, je n’arrive pas vraiment à comprendre ce que la SAR a voulu dire au sujet de la crédibilité de Mme Jeanty. La SPR n’a soulevé aucune question de crédibilité. En fait, la SAR elle‑même a reconnu ce qui suit au paragraphe 32 de sa décision : « La SPR n’a soulevé aucun doute ou crainte quant à la crédibilité de l’appelante principale. »

[36] Si, en parlant de crédibilité, la SAR faisait allusion aux affirmations de Mme Jeanty concernant le risque prospectif posé par son ex‑mari, il s’agit là d’une question de suffisance de la preuve, selon la prépondérance des probabilités, et non d’une question de crédibilité de la demanderesse. De toute manière, même si la SAR faisait bien allusion à la question du risque prospectif, celle‑ci n’a jamais mentionné le témoignage des deux garçons, à savoir que leur père avait été aperçu aux Bahamas en 2017, lorsqu’elle a conclu que la preuve était insuffisante pour établir que l’ex‑mari était retourné aux Bahamas après 2015, et ce, malgré les commentaires très précis du juge Fothergill dans la décision Jeanty 1.

[37] La Cour a bien établi que, lorsque la SAR tire une conclusion, mais passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, on peut déduire qu’elle n’a pas examiné la preuve contradictoire (Cepeda-Gutierrez c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) au para 17; Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 934 au para 40; Begum c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 409 au para 81; Sbayti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1296 au para 60).

[38] En l’espèce, étant donné que le juge Fothergill avait expressément signalé le témoignage des fils dans la décision Jeanty 1, je conclus qu’il est particulièrement difficile de comprendre pourquoi la SAR n’a pas examiné cette preuve en particulier avant de tirer une telle conclusion sur les allées et venues de l’ex‑mari. En outre, la SPR a non seulement fait état du témoignage des fils de Mme Jeanty selon lequel ils avaient aperçu leur père aux Bahamas en 2017, mais elle semble aussi avoir admis que l’ex‑mari était bien retourné au pays après son expulsion en 2015. La SAR ne mentionne nulle part pourquoi elle s’écarte d’une conclusion de la SPR.

[39] Bien que j’admette qu’il était loisible à la SAR de tirer une conclusion différente de celle de la SPR à cet égard et d’arriver à la conclusion que la preuve n’étayait pas le fait que l’ex‑mari de Mme Jeanty était retourné aux Bahamas après son expulsion en 2015, je me serais attendu à ce que la SAR examine au moins le témoignage des garçons démontrant le contraire; les préoccupations du juge Fothergill n’ont pas été entendues!

[40] Finalement, en ce qui concerne les questions de savoir si la SAR aurait dû tenir compte de l’existence de la protection de l’État et si l’intervention des autorités d’immigration des Bahamas — plutôt que de la police — constituait une protection suffisante de l’État, il n’en demeure pas moins que la SAR pouvait raisonnablement décider de ne pas examiner la question de la protection de l’État seulement après avoir apprécié adéquatement la crédibilité de Mme Jeanty ou les risques prospectifs. Comme je l’ai déjà mentionné, la crédibilité de son récit n’a jamais été mise en doute et l’évaluation des risques prospectifs était tout simplement déraisonnable.

[41] Dans les circonstances, j’accueille la demande de contrôle judiciaire et je renvoie l’affaire à la SAR pour qu’elle rende une nouvelle décision.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4089-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel de l’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4089-20

 

INTITULÉ :

CHARMAINE FIRSTINA JEANTY, VINCE JROME SIMILIEN c LE MINISTE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 SEPTEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 20 SEPTEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

John Grice

POUR LES DEMANDEURS

Judy Michaely

POUR LE DÉFEUDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grice and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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