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Date : 20210920


Dossier : IMM‑4198‑20

Référence : 2021 CF 958

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 septembre 2021

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

ELIZAVETA KUPRIIANOVA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Mme Kupriianova, une citoyenne de Russie âgée de 71 ans, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision datée du 31 août 2020 par laquelle un agent des visas de l’ambassade du Canada à Moscou, a refusé sa demande de visa de résident temporaire [VRT] pour entrées multiples. En bref, je conclus que les motifs de l’agent des visas ne sont pas étayés par une justification appropriée. Par conséquent, la décision est déraisonnable et sera annulée.

I. Contexte

[2] Mme Kupriianova a un fils unique, Sergei, qui vit au Canada avec sa femme et leur fils de quatre ans. Elle a aussi une petite‑fille de 22 ans, née du mariage précédent de Sergei, qui, elle, vit et étudie à Saint‑Pétersbourg, et est proche de sa grand‑mère. Le projet de Mme Kupriianova était de se rendre au Canada en août 2020 pour y visiter la famille de son fils – ce dernier avait loué un chalet pour l’occasion –, puis de rentrer ensuite en Russie et y épouser son partenaire.

[3] Mme Kupriianova a exercé un emploi jusqu’en 2018, dispose d’un modeste revenu de retraite, détient l’équivalent d’environ 4 000 $ canadiens en économies dans des comptes bancaires et chez elle, et possède un appartement à Saint‑Pétersbourg, dont la valeur équivaut à environ 60 000$ canadiens.

[4] Comme l’on s’y attendrait de la part d’un fils, Sergei s’était engagé à subvenir aux besoins financiers de sa mère lors de son séjour au Canada. Il a fourni des relevés bancaires faisant état d’un revenu personnel d’un peu moins de 4 000 $ par mois et a indiqué que son revenu familial annuel total s’élevait à 60 000 $.

[5] Le 31 août 2020, Mme Kupriianova a reçu une lettre de la part de la Section des visas de l’ambassade du Canada à Moscou l’informant que sa demande était refusée au motif que l’agent des visas n’était pas [traduction] « convaincu que [Mme Kupriianova] disposait des ressources financières suffisantes, revenus et actifs compris, pour réaliser [son] objectif prévu de se rendre au Canada, ou pour subvenir à [ses] besoins au Canada et pour effectuer [son] voyage de retour ». L’agent des visas n’était également pas convaincu que Mme Kupriianova [traduction] « [quitterait] le Canada à la fin de [son] séjour à titre de résidente temporaire, conformément à l’alinéa 179b) du RIPR [le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés], en raison de [ses] liens familiaux au Canada et avec [son] pays de résidence », de [traduction] « la raison de [sa] visite », de sa [traduction] « situation d’emploi actuelle » et de ses [traduction] « actifs et de sa situation financière ».

[6] Prise isolément, la lettre du 31 août 2020 semble mettre exclusivement l’accent sur la situation financière de Mme Kupriianova et fait totalement abstraction de la preuve produite par Sergei, selon laquelle il s’engageait à héberger sa mère et à subvenir aux besoins financiers de cette dernière pendant son séjour au Canada. Hormis quelques achats, quelles dépenses Mme Kupriianova pouvait‑elle bien engager pendant son séjour dans la famille de son fils?

[7] Cependant, les notes de l’agent des visas figurant dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC] dénotent une approche légèrement plus nuancée. Elles se limitent à ce qui suit :

[traduction]

Documents examinés. En fonction des renseignements au dossier, je ne suis pas convaincu que les hôtes sont en mesure d’assumer cette visite et que les liens financiers et personnels de la demandeure principale avec son pays d’origine sont en effet suffisants pour l’obliger à quitter le Canada à l’expiration du statut accordé, quel qu’il soit. Refusée.

II. Les questions en litige

[8] La présente demande soulève deux questions :

  • a) L’agent des visas est‑il parvenu à cette décision conformément aux principes d’équité procédurale?

  • b) La décision de l’agent des visas est‑elle raisonnable?

III. La norme de contrôle

[9] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable pour juger du bien‑fondé de la décision est celle de la décision raisonnable. C’est aussi mon avis (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25 [Vavilov]).

IV. Analyse

[10] À titre préliminaire, je souhaite traiter brièvement de l’argument de Mme Kupriianova lié au manquement à l’équité procédurale : l’agent des visas a tiré, fait‑on valoir, des conclusions voilées en matière de crédibilité. Je ne vois rien dans la décision de l’agent des visas ou dans la preuve qui donne lieu de le penser. En toute équité, Mme Kupriianova n’a pas insisté sur ce point quand elle a présenté ses arguments de vive voix devant moi.

[11] En revanche, l’argument de Mme Kupriianova selon lequel la décision de l’agent des visas n’est pas justifiée, transparente et intelligible est un argument beaucoup plus solide.

[12] Il ne fait aucun doute qu’il incombe à Mme Kupriianova d’établir qu’elle quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée (alinéa 20(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27). De plus, il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau la preuve et de substituer ses propres conclusions à celles de l’agent des visas (Saif c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 680 au para 27).

[13] Cela dit, depuis l’arrêt Vavilov, il n’est pas suffisant que l’agent des visas présente tout simplement ses conclusions sans à tout le moins donner quelques indications à propos des éléments de preuve qui l’ont conduit aux conclusions en question. Comme l’a récemment déclaré le juge Norris dans la décision Potla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 646 au paragraphe 24 :

L’évaluation du caractère raisonnable d’une décision se doit d’être sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse (Vavilov, aux par. 12 et 13). Le contrôle de la décision raisonnable s’intéresse à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au par. 83). En ce qui touche les questions concernant les demandes de visa, il y a lieu de faire preuve de déférence envers le décideur en raison de la nature largement factuelle de la décision et de la connaissance présumée du décideur des critères applicables. Bien qu’un agent des visas ne soit pas tenu de fournir des motifs détaillés, les motifs fournis doivent être suffisants pour expliquer la décision [renvois omis]. Comme l’a expliqué la Cour Suprême du Canada [sic] dans Vavilov, « il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (au para 86, en italique dans l’original). Les motifs devraient être interprétés à la lumière du dossier en tenant dûment compte du contexte administratif dans lequel ils sont fournis (Vavilov, aux par. 91 à 95).

[Non soulignés dans l’original.]

[14] Le contexte administratif est celui d’une demande de VRT. Les agents des visas reçoivent, évaluent et tranchent d’innombrables demandes de cette nature sur une base régulière; leurs décisions sont hautement discrétionnaires, et il convient de faire preuve de déférence à l’égard de leurs conclusions (Van Hoffen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1023 au para 13). Dans de telles circonstances, je suis de l’avis du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre], selon lequel il ne serait pas raisonnable que les tribunaux s’attendent à des conclusions étayées par des motifs longuement exposés ou détaillés – cela serait tout simplement irréalisable.

[15] Cependant, comme la Cour suprême l’a affirmé dans l’arrêt Vavilov, il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Une cour de révision doit aussi s’attendre, de façon raisonnable, à ce que l’agent des visas justifie sa décision au moyen de motifs.

[16] En l’espèce, les notes figurant dans le SMGC m’informent uniquement que l’agent des visas n’était pas convaincu que Sergei disposait des moyens financiers pour subvenir aux besoins de sa mère pendant le séjour de celle‑ci au Canada ou que les liens de Mme Kupriianova avec la Russie constituaient un facteur d’attirance suffisant pour l’obliger à y retourner à la fin de son séjour autorisé au Canada.

[17] Au cours de l’audience devant moi, Mme Kupriianova et le ministre ont longuement insisté sur des éléments de preuve à l’appui de leurs positions respectives. En ce qui concerne Mme Kupriianova, on me demandait de soupeser de nouveau la preuve – ce que je ne ferai pas. Cependant, je n’ai pas été davantage convaincu par le ministre, qui, en faisant l’inventaire des éléments de preuve, donnait souvent l’impression de chercher désespérément une justification à la décision de l’agent des visas.

[18] Le fait demeure qu’il n’y a rien dans la décision de l’agent des visas qui explique pourquoi ce dernier n’était pas convaincu que Sergei pouvait subvenir aux besoins de sa mère ou que les facteurs incitant Mme Kupriianova à retourner en Russie à la fin de son séjour étaient suffisants. Je ne m’attends pas à un long exposé – les motifs de l’agent peuvent être concis, mais ils doivent être suffisants pour permettre à Mme Kupriianova et à la Cour de comprendre pourquoi la demande a été refusée (Sepehri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1217 au para 4). Je m’attends à ce qu’à tout le moins, l’agent des visas fasse référence aux éléments de preuve qui ont motivé ses conclusions. En l’état actuel des choses, je ne peux que conjecturer ce que l’agent des visas a jugé insatisfaisant dans la preuve.

[19] Le ministre soutient que les motifs de l’agent des visas sont suffisants s’ils permettent à Mme Kupriianova de comprendre pourquoi sa demande a été rejetée (Lv c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 935 au para 29 [Lv]). J’en conviens, mais, dans la décision Lv, les notes que l’agente a consignées au SMGC indiquaient non seulement que celle‑ci n’avait pas été convaincue par les documents fournis par le demandeur, mais aussi quels éléments de preuve en particulier soulevaient des préoccupations. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

V. Conclusion

[20] J’accueille la demande de contrôle judiciaire et je renvoie l’affaire à un autre agent des visas en vue d’un nouvel examen.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4198‑20

LA COUR STATUE que :

  1. La décision de l’agent des visas datée du 31 août 2020 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas en vue d’un nouvel examen.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4198‑20

 

INTITULÉ :

ELIZAVETA KUPRIIANOVA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

LE 8 SEPTEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 septembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Amedeo Clivio, pour le compte de Tatiana Gulyaeva

 

POUR LA DEMANDERESSE

Alex C. Kam

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet de Tatiana Gulyaeva

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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