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Date : 20210831


Dossier : T-1807-18

Référence : 2021 CF 906

Ottawa (Ontario), le 31 août 2021

En présence de l'honorable monsieur le juge Bell

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

demanderesse

et

FERME MICHEL TOUCHETTE S.E.N.C., MICHEL TOUCHETTE ET LINDA BRIN

défendeurs

et

LES PRODUCTEURS DE PORCS DU QUÉBEC

mise en cause

MOTIFS ET JUGEMENT

I. Les faits

[1] Le ou vers le 10 septembre 2008, l’agent d’exécution, la Fédération des producteurs de porcs du Québec (« l’agent d’exécution ») et le producteur, Ferme Michel Touchette s.e.n.c. (« le producteur ») ont conclu une entente quant à l’octroi d’une avance au montant de 175 000,00 $, dans le cadre du Programme de paiements anticipés (« PPA ») pour la campagne agricole s’échelonnant du 1 avril 2008 au 30 septembre 2009. Le ou vers le 17 décembre 2008, lors de la même campagne agricole, le producteur et l’agent d’exécution ont conclu une seconde entente quant à l’octroi d’une avance supplémentaire au montant de 50 000,00 $. Ces montants, y compris les intérêts, sont garantis par une garantie conjointe et solidaire signée par Linda Brin et Michel Touchette le 4 août 2008 et le 8 décembre 2008.

[2] Ni la demanderesse, ni l’agent d’exécution n’a reçu à ce jour aucun paiement volontaire des défendeurs en remboursement du capital et ce, depuis l’émission de la première avance, soit le ou vers le 18 décembre 2008.

[3] Les défendeurs ont obtenu deux sursis de remboursement de l’avance totale, soit le 11 mai 2009 et le 20 janvier 2011. Le producteur a réitéré son engagement à payer le montant dû et payable et Michel Touchette et Linda Brin ont réitéré leur engagement personnel et solidaire à rembourser la somme due.

[4] Le ou vers 14 novembre 2012, le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire Canada (le « Ministre ») a fait un paiement de 225 376,56 $, représentant le total de l’avance (incluant l’intérêt) pour la campagne agricole 2008-2009, à la Banque Nationale du Canada et devenait ainsi subrogée, aux termes de la Loi sur les programmes de commercialisation agricole, L.C. 1997, ch. 20 (la « LPCA ») et aux termes des demandes d’avance, dans les droits de celui-ci à l’encontre de tous les défendeurs.

[5] En tenant compte des sommes pour lesquelles le Ministre subrogé a droit à titre de créancier subrogé et pour lesquelles les défendeurs sont redevables, la dette totale se chiffrait à 316 029,96 $, y compris les intérêts, en date du 9 avril 2021.

II. Questions en litige

A. Est-ce que les faits établissent qu’un jugement sommaire devrait être accordé en faveur de la partie demanderesse de manière solidaire à l’encontre des parties défenderesses?

B. La demande de recouvrement est-elle prescrite parce qu’elle a été déposée après l’expiration du délai de six ans?

III. Analyse

A. Règles générales en matière de jugements sommaires

[6] La Règle 213 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles] permet l’émission d’un jugement sommaire à un demandeur seulement après que le défendeur ait déposé une défense. En l’espèce, une défense a été déposée le 21 novembre 2018.

[7] L’objectif du jugement sommaire est d’aboutir des demandes ou des défenses qui n’ont aucune chance raisonnable de succès. La Règle 215(1) précise qu’un jugement sommaire sera rendu lorsque la Cour est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense.

[8] La Règle 214 énonce que la réponse à une requête en jugement sommaire ne peut être fondée sur un élément qui pourrait être produit ultérieurement en preuve dans l’instance. Cette Cour explique ce qui suit au paragraphe 10 de la décision Moroccanoil Israel Ltd. c. Lipton, 2013 CF 667 :

Elle doit énoncer les faits précis et produire les éléments de preuve démontrant l’existence d’une véritable question litigieuse. Le défendeur doit démontrer qu’il existe une véritable question litigieuse. Le défendeur ne peut pas s’appuyer sur de vagues déclarations ou dire qu’il n’était pas au courant et/ou s’appuyer sur des dénégations formulées dans ses plaidoiries pour soulever une véritable question litigieuse.

[9] Si la Cour est convaincue qu’il existe une véritable question de fait ou de droit litigieuse à l’égard d’une déclaration ou d’une défense, elle peut néanmoins trancher cette question par voie de procès sommaire, le tout conformément au paragraphe 215(3)(a) des Règles.

(1) Les préconditions d’un jugement sommaire sont établies

[10] La LPCA est une loi fédérale établie afin de supporter la production agricole au Canada en permettant aux producteurs agricoles de bénéficier de prêts. La LPCA prévoit un mécanisme par lequel les agents d’exécutions impliqués dans la vente de produits agricoles font des avances aux producteurs pour leur permettre de prendre certaines actions, telles que l’achat de matériel pour la production et de procéder à la production elle-même. Les producteurs agricoles doivent éventuellement rembourser le prêt, avec intérêts, à l’agent d’exécution. Le Ministre garantit le remboursement du prêt à l’agent d’exécution en cas de défaut de paiement du producteur.

[11] Un producteur obtiendra un paiement anticipé en concluant une entente de remboursement avec l'agent d’exécution qui doit comprendre diverses conditions exigées par la LPCA. En vertu de l'article 23 de la LPCA, lorsqu'un producteur fait défaut de rembourser une avance de fonds, l’agent d’exécution peut demander au Ministre de rembourser les sommes dues. Lorsqu'un tel appel est effectué, pourvu que les dispositions du paragraphe 23 (1) soient respectées, le Ministre doit verser à l’agent d’exécution les sommes prévues à ce paragraphe, qui se lit comme suit :

23 (1) Si le producteur est en défaut relativement à un accord de remboursement, le ministre doit, après réception d’une demande en ce sens de l’agent d’exécution ou du prêteur à qui, le cas échéant, la garantie a été donnée, lui remettre, conformément à l’accord de garantie d’avance et sous réserve des règlements pris en vertu des alinéas 40(1)g) ou g.1), la somme correspondant aux sommes mentionnées aux alinéas 22a) et c) et les intérêts — autres que ceux payés par le ministre en application du paragraphe 9(1) — sur la somme non remboursée de l’avance garantie calculés au taux prévu dans l’accord de garantie d’avance, courus à partir de la date du versement de l’avance

[12] Lorsque le Ministre fait un tel paiement, il est subrogé à l’agent d’exécution contre le producteur et les personnes qui y sont liées solidairement. Les paragraphes 23(2) et 23(3) de la LPCA se lisent comme suit :

23. (2) Le ministre est subrogé dans les droits de l’agent d’exécution contre le producteur défaillant et les personnes qui se sont engagées au titre des alinéas 10(1)c) et d) à concurrence du paiement qu’il fait en application des paragraphes (1) ou (1.1). Il peut notamment prendre action, au nom de l’agent d’exécution ou au nom de la Couronne, contre ce producteur et ces personnes.

Frais engagés par le ministre

(3) Le producteur est redevable au ministre des frais engagés par celui-ci pour procéder au recouvrement en vertu du paragraphe (2), y compris les frais juridiques et les intérêts sur le montant des frais calculés conformément à l’accord de remboursement.

[13] La preuve au présent dossier démontre ce qui suit:

  • - Les défendeurs ont fait une demande pour un prêt agricole le ou vers le 10 septembre 2008;

  • - Lesdéfendeursontreçulasommetotalede225 000 $envertu de ce programme;

  • - Lesdéfendeurs ontfaitdéfautderembourser l’avanceàl’agent d’exécution ;;

  • - LeMinistreapayél’avancegarantiele14novembre 2012, après en avoir reçu la demande de l’agent d’exécution.;

  • - Les défendeurs sont endettés envers Sa Majesté d’un montant de 316 029,96 $ en date du 9 avril 2021.

[14] Aucune preuve contraire n’a été portée à l’attention de la demanderesse à l’effet que cette somme ne serait pas due à Sa Majesté. Les défendeurs n’apportent aucune preuve contraire à l’effet que l’argent a été prêté et qu’ils n’ont effectués aucun remboursement par la suite. Le Ministre a par la suite été subrogé dans les droits du prêteur lors du remboursement de la somme. Les intérêts sont réclamés conformément à l’entente de remboursement signée par les défendeurs.

[15] Les défendeurs Michel Touchette et Linda Brin ont accepté d’être responsables de façon conjointe et solidaire envers l’Agent d’exécution et le Ministre de tout montant dû par Ferme Michel Touchette s.e.n.c. en signant la section 3.2 « Déclaration de garantie » des deux demandes d’avance, ainsi que les sursis.

[16] Les défendeurs invoquent également le manque de diligence raisonnable de la demanderesse à l’encontre de cette requête en jugement sommaire.

[17] Bien qu’il incombe à la partie requérante d’établir l’absence d’une véritable question litigieuse, la partie intimée doit se décharger d’un fardeau de la preuve au moyen d’affidavits ou d’autres éléments de preuve, pour démontrer qu’il existe une véritable question litigieuse. (Dawson c. Rexcraft Storage & Warehouse Inc., 1998 4831 (ON CA), 164 D.L.R. (4th) 257 au para 17; voir aussi Collins c. Canada, 2015 CAF 281).

[18] Les prétentions des défendeurs concernant un manque de diligence de la part de la partie demanderesse ne soulèvent pas une véritable question litigieuse.

[19] En effet, il n’y aura pas de véritable question litigieuse si le juge possède tous les éléments de preuve nécessaire pour trancher justement et équitablement le litige (Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 RCS 87 [Hryniak] au para 66). Prima facie, cette Cour possède tous les éléments de preuve nécessaires à un jugement favorable à la demanderesse.

(2) L’action a été intenté dans le délai prescrit

[20] En l’espèce, les défendeurs prétendent que le délai de six ans commence à partir du 25 mai 2012, date à laquelle l’agent d’exécution a avisé les défendeurs qu’il ferait une demande afin d’être remboursé par le Ministre.

[21] Au contraire, le paragraphe 23(4) de la LPCA est clair à l’effet que :

(4) Sous réserve des autres dispositions du présent article, toute poursuite visant le recouvrement par le ministre d’une créance relative au montant non remboursé de l’avance, aux intérêts ou aux frais se prescrit par six ans à compter de la date à laquelle il est subrogé dans les droits de l’agent d’exécution. [Je souligne]

[22] Or, le Ministre a été subrogé dans les droits du prêteur le 14 novembre 2012 en payant les sommes dues à l’agent d’exécution. La présente action a été prise le 12 octobre 2018, soit dans le délai applicable.

[23] Dans Canada c. Moodie, 2020 CF 46 [Moodie], un producteur agricole a soulevé un argument similaire quant au point de départ de la prescription. Le défendeur soutenait que la subrogation du Ministre dans les droits de l’agent d’exécution survient à compter du moment le producteur est en défaut à l’égard de l’agent d’exécution et que la somme devient exigible, ou, au plus tard, lorsque l’agent d’exécution demande au Ministre de lui rembourser l’avance consentie. La Cour rejette cette prétention en concluant ainsi au para 27:

J’estime que l’accord et la LPCA sont cohérents et clairs : le droit du ministre d’intenter une action en recouvrement d’une créance ne peut être exercé que lorsque certaines conditions sont remplies. Premièrement, le producteur doit être en défaut de paiement (article 22 de la LPCA). Deuxièmement, l’agent d’exécution doit avoir présenté au ministre une demande de paiement correspondant au montant prévu par la loi et le règlement (paragraphe 23(1) de la LPCA). Troisièmement, le ministre doit avoir effectué un paiement à l’agent d’exécution conformément à la demande faite en ce sens (paragraphes 23(1) et (1.1) de la LPCA). Ce n’est qu’une fois ces conditions réunies que le ministre est subrogé dans les droits de l’agent d’exécution (paragraphe 23(2) de la LPCA). Le cas échéant, le producteur est redevable au ministre du montant imputé par subrogation (paragraphe 23(3) de la LPCA). C’est à ce moment-là que le délai de prescription commence à courir, sous réserve des autres dispositions relatives aux délais prescrits aux paragraphes 23(6) à (9) de la LPCA. »

[24] C’est donc au moment où le Ministre rembourse l’agent d’exécution que le délai de prescription commence à courir. Il est à noter que la Cour d’appel fédérale a récemment confirmé cette décision et l’interprétation à retenir quant au point départ du délai de 6 ans dans Moodie v. Canada, 2021 FCA 121.

[25] Dans ces circonstances, pratiquement identiques à celles de ce présent dossier, la Cour a accordé la demande de jugement sommaire dans Moodie. Je ne vois rien qui me permettrait de m’éloigner de cette décision.

IV. Conclusion

[26] Je réponds donc ainsi aux deux questions en litige :

A. Est-ce que les faits établissent qu’un jugement sommaire devrait être accordé en faveur de la partie demanderesse de manière solidaire à l’encontre des parties défenderesses?

Oui.

B. La demande de recouvrement est-elle prescrite parce qu’elle a été déposée au-delà après l’expiration du délai de six ans?

Non.

[27] Un jugement sommaire est approprié en l’espèce. Les questions en litige sont biens définies; les faits nécessaires ont été établis; la preuve soumise par la demanderesse n’est pas contredite par la partie défenderesse et aucune question de crédibilité ne ressort du litige; la question de droit à trancher concernant le délai peut l’être de la même façon qu’elle le serait après un procès.


JUGEMENT dans le T-1807-18

LA COUR STATUE que :

  1. Un jugement sommaire est rendu en faveur de la demanderesse;

  2. Les défendeurs doivent payer à la demanderesse la somme de316, 029, 96 $ plus les intérêts;

  3. Les défendeurs doivent payer à la défenderesse les intérêts antérieurs au jugement, calculés sur ce montant à compter du 9 avril 2021 conformément aux modalités de l’entente de remboursement signée par la société défenderesse et garantie par les défendeurs individuels;

  4. Les défendeurs doivent payer à la demanderesse les intérêts postérieurs au jugement, calculés au taux annuel de cinq pour cent, conformément à l’article 3 de la Loi sur l’intérêt, LRC 1985, c I‑15, à compter de la date du présent jugement;

« B. Richard Bell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1807-18

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA c FERME MICHEL TOUCHETTE S.E.N.C., MICHEL TOUCHETTE et LINDA BRIN

 

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO)

MOTIFS ET JUGEMENT :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS ET JUGEMENT:

LE 31 août 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Annie Laflamme

Me Jonathan Bachir-Legault

Pour la demanderesse

 

Me Nicolas Laurin

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur générale du Canada

Montréal (Québec)

Pour la demanderesse

 

Services juridiques PC

Montréal (Québec)

 

Pour les défendeurs

 

 

 

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