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Date : 20210910


Dossier : IMM‑4100‑20

Référence : 2021 CF 937

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 septembre 2021

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

JENIFFER CORREA RODRIGUEZ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

I. Contexte

[1] La demanderesse est une citoyenne de la Colombie. Elle est arrivée au Canada en octobre 2017 et a présenté une demande d’asile quatre mois plus tard. Elle allègue que, dans son enfance, elle et les autres membres de sa famille ont été déplacés par les conflits internes en Colombie. Son frère aîné a disparu en 1999, et son cousin, un orphelin qui vivait avec eux, a été tué en 2004. En 2006, elle a été agressée sexuellement par des membres des Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC). En 2008, dans l’espoir d’une vie meilleure, elle s’est installée chez son frère et sa belle‑sœur. En 2011, cette dernière, analyste financière dans une banque, a été ciblée par les FARC à des fins d’extorsion. En conséquence, la demanderesse, son frère et sa belle‑sœur ont été forcés de déménager à plusieurs reprises. Toujours selon ses dires, ce n’est qu’en décembre 2014 qu’elle a eu connaissance de l’extorsion : son frère l’a informée de l’extorsion, après que les extorqueurs eurent fait allusion à la demanderesse et ajouté qu’ils savaient où et quand elle travaillait et qui étaient ses amis. En 2015, elle a eu une liaison avec un Chilien, est déménagée au Chili et l’a épousé. Le mariage a pris fin pour cause de violence conjugale, et elle est revenue en Colombie, chez son frère et sa belle‑sœur. Quelques jours après son retour, le soir du 22 juillet 2017, alors qu’elle rentrait chez son frère en taxi après une sortie, trois hommes ont intercepté le véhicule et les ont agressés, le chauffeur et elle. Elle se rappelle qu’avant de perdre conscience, un des agresseurs a dit qu’il s’agissait d’un [traduction] « règlement de comptes », un terme que les extorqueurs avaient précédemment employé. Elle a fui au Chili, où elle a passé quelques mois, puis elle est venue au Canada munie d’un visa de touriste.

[2] Le 11 avril 2019, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande d’asile de la demanderesse. Elle a conclu que la crédibilité de cette dernière était minée par :

  • a) son incapacité de faire état de ses adresses de résidence avec constance;

  • b) la preuve contraire concernant un déménagement en 2014;

  • c) les incohérences au sujet du moment où elle a été informée de l’extorsion;

  • d) l’absence de mention que les FARC étaient les extorqueurs dans le formulaire Fondement de la demande d’asile;

  • e) sa décision de retourner au domicile de son frère en juillet 2017;

  • f) le fait que son frère et sa belle‑sœur ont respectivement continué de diriger une entreprise et de travailler au sein d’une banque en Colombie.

[3] La demanderesse a interjeté appel de la décision de la SPR à la Section d’appel des réfugiés (la SAR). Le 18 juin 2020, soit approximativement un an après avoir présenté sa preuve et ses observations écrites à l’appui de l’appel, la SAR a demandé des observations écrites supplémentaires au sujet de la possibilité de refuge intérieur (PRI). Le 17 juillet 2020, la demanderesse a transmis à la SAR les observations écrites supplémentaires exigées et y a ajouté de nouveaux éléments de preuve documentaire à des fins d’examen concernant la PRI proposée.

[4] Le 14 août 2020, la SAR a rejeté l’appel de la demanderesse et confirmé la décision de la SPR selon laquelle la demanderesse n’était ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger. Pour la SAR, la question déterminante a été la crédibilité. Si elle a constaté des erreurs dans certaines conclusions de la SPR, elle a conclu que ces erreurs n’étaient pas déterminantes. La SAR a jugé que la demanderesse n’était pas crédible au sujet d’éléments essentiels de sa demande, y compris l’existence d’une crainte ou d’un risque pour son avenir.

[5] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Elle affirme que la SAR a manqué à son devoir d’équité procédurale en ne traitant pas de la question d’une PRI viable dans ses motifs. La demanderesse soutient aussi que l’évaluation de sa crédibilité effectuée par la SAR est déraisonnable sur deux points. La SAR n’aurait pas tenu compte du fait que le genre de la demanderesse et la violence liée au genre dont elle a été victime pouvaient affecter sa capacité de se souvenir des événements, y compris des détails de ses divers changements de lieu de résidence, dérogeant en cela aux Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe [les Directives]. La SAR aurait aussi tiré des conclusions conjecturales concernant l’agression du 22 juillet 2017.

II. Analyse

[6] Les conclusions de la SAR au sujet de la crédibilité sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 143 (Vavilov); Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35). La Cour examine « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov au para 83). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov au para 100).

[7] Lorsque la Cour examine des questions d’équité procédurale, son rôle est de trancher la question de savoir si la procédure a été équitable en toutes circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 54‑56; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).

A. Aucun manquement à l’équité procédurale

[8] La demanderesse suggère qu’en l’invitant à présenter des observations écrites supplémentaires sur l’existence d’une PRI viable, la SAR a créé une attente légitime suivant laquelle cette question avait de l’importance et toute déclaration supplémentaire ou tout élément de preuve que présenterait la demanderesse en réponse serait dûment examiné. La demanderesse soutient que le défaut de la SAR d’aborder la question dans ses motifs et de renvoyer aux observations supplémentaires et à la preuve à l’appui constitue un manquement à son devoir d’équité procédurale.

[9] La demanderesse ne m’a pas convaincue du bien‑fondé de ses arguments.

[10] Comme la SAR a jugé que la demanderesse n’était pas crédible concernant des éléments essentiels de sa demande d’asile, y compris l’existence d’un risque prospectif, elle n’avait aucune raison d’examiner la question de la PRI. La SAR a simplement avisé la demanderesse qu’elle pourrait examiner une autre question avant de trancher l’appel, car la SPR n’avait pas porté la question d’une PRI viable à son attention. Si la SAR avait jugé la demanderesse crédible, elle n’aurait pas pu examiner la question de l’existence d’une PRI sans en aviser la demanderesse. La SAR n’a pas mentionné la question dans sa décision, probablement parce que la décision de la SPR était muette à cet égard et qu’elle n’était pas pertinente au regard des motifs d’appel soulevés par la demanderesse.

[11] En outre, la demanderesse n’a pas expliqué en quoi l’issue de l’appel aurait pu être différente si la SAR avait traité de la question de la PRI dans sa décision ni en quoi la façon dont la SAR a géré cette question pourrait lui avoir été préjudiciable. On ne voit pas très bien comment une décision portant sur l’existence d’une PRI pourrait miner la conclusion défavorable concernant la crédibilité que la SAR a tirée.

[12] En ce qui concerne l’argument de la demanderesse voulant que la SAR ait commis une erreur en affirmant qu’elle « n’a[vait] pas présenté de nouveaux éléments de preuve », puisqu’en fait, elle avait présenté quatre nouveaux éléments avec ses observations écrites au sujet de l’existence d’une PRI, la demanderesse rapporte les propos de la SAR hors de leur contexte. La SAR a précisé que la demanderesse « n’a[vait] pas présenté de nouveaux éléments de preuve avec son mémoire d’appel », ce qui est exact. Puisque la SAR a décidé de ne pas examiner la question de la PRI, il était inutile de faire mention des éléments de preuve que la demanderesse avait présentés pour étayer ses arguments concernant la PRI.

B. Évaluation raisonnable de la crédibilité

[13] Dans son mémoire visant à obtenir l’autorisation de la Cour, la demanderesse n’a présenté aucun argument concernant l’évaluation de sa crédibilité effectuée par la SAR. Il est bien établi que la Cour ne se penche pas sur des arguments soulevés pour une première fois dans un mémoire du droit complémentaire. Toutefois, la Cour peut examiner de nouvelles questions si, par exemple, elles sont appuyées par le dossier de la preuve, ne portent pas préjudice au défendeur et n’entraînent aucun retard injustifié (Al Mansuri c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 22 aux para 12‑13; voir aussi la décision AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 19 aux para 72, 74; Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 864 aux para 25‑29). Comme le défendeur ne s’est pas fermement opposé à la présentation d’un nouvel argument par la demanderesse et qu’en fait, il y a répondu, j’ai décidé d’exercer mon pouvoir discrétionnaire d’examiner le bien‑fondé de l’argument de la demanderesse.

[14] Après examen de la décision, je suis convaincue que la SAR a tenu compte de l’explication de la demanderesse au sujet des difficultés qu’elle a, de son propre aveu, à se remémorer avec exactitude les événements, y compris les détails de ses divers changements de lieu de résidence. La SAR a en particulier examiné son argument selon lequel la SPR n’a pas pleinement reconnu ses antécédents de persécution en Colombie, y compris le fait que sa famille était directement prise pour cible et menacée par des membres de la guérilla depuis son enfance et qu’elle avait été victime d’une agression sexuelle et de violence conjugale. La SAR a conclu que, bien que la peur que ces événements ont engendrée chez la demanderesse soit profondément regrettable, cette dernière n’avait pas fourni de preuve médicale démontrant que les traumatismes qu’elle avait subis compromettaient sa capacité de témoigner ni demandé à la SPR ou à la SAR d’être désignée comme personne vulnérable. La SAR a aussi relevé que le témoignage de la demanderesse en ce qui a trait aux expériences difficiles sur le plan émotionnel qu’elle avait vécues était plutôt cohérent. La demanderesse ne m’a pas convaincue que la SAR a déraisonnablement fait fi de la violence fondée sur le sexe qu’elle a subie ou omis de tenir compte des Directives dans son évaluation de sa crédibilité.

[15] Pour ce qui est de la question de savoir si la SAR a tiré des conclusions conjecturales concernant l’agression du 22 juillet 2017, il est à noter que la SAR a conclu que la preuve était insuffisante pour soutenir que l’attaque contre la demanderesse était de quelque façon liée aux FARC, à un autre groupe paramilitaire ou à des tentatives d’extorsions antérieures. La demanderesse affirme que la conclusion conjecturale de la SAR, soit que le chauffeur du taxi était la cible initiale de l’attaque, est [traduction] « un exemple ahurissant d’inférence totalement dépourvue de fondement et qui ne repose sur aucun élément du dossier dont disposait la SPR ».

[16] De mon point de vue, la demanderesse a mal interprété la conclusion de la SAR à propos de cette agression. Après avoir pris acte du témoignage de la demanderesse, la SAR a conclu qu’il était hautement improbable qu’elle ait été reconnue dans la pénombre à l’intérieur d’un taxi, plus de deux ans après avoir quitté la Colombie, par des individus qui ne l’avaient jamais rencontrée en personne. La SAR a aussi conclu qu’il était improbable que des assaillants aient voulu l’attaquer à un tel moment et d’une telle façon, car ils savaient où elle travaillait et à quelle heure, et ainsi, le chauffeur de taxi risquait de la défendre ou d’être témoin de l’attaque. Dans ce contexte, la SAR a estimé que le scénario le plus probable, « par exemple », était que le chauffeur était la cible initiale des assaillants, lesquels auraient reconnu le numéro de la plaque d’immatriculation, qui était éclairée. La SAR a indiqué que, bien qu’elle ne puisse être certaine que le chauffeur du taxi était la cible, cette possibilité était plus probable dans ces circonstances que celle voulant qu’il s’agisse d’un règlement de comptes des membres des FARC contre la demanderesse exécuté parce que la belle‑sœur de celle‑ci ne les avait pas payés après 2011. La SAR a précisé que sa conclusion en l’occurrence ne constituait pas une certitude, mais une explication possible de ce qu’avait décrit la demanderesse.

[17] Pour conclure, je suis convaincue que la décision de la SAR, interprétée de façon globale et contextuelle, satisfait à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov. La décision est fondée sur des motifs intrinsèquement cohérents et est justifiée au regard des faits pertinents et du droit. En outre, les motifs sont transparents et intelligibles.

[18] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de la certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUDGMENT dans le dossier IMM‑4100‑20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4100‑20

INTITULÉ :

JENIFFER CORREA RODRIGUEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDéOCONFéRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 AOÛT 2021

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 10 SEPTEMBRE 2021

COMPARUTIONS :

Michael Brodzky

POUR LA DEMANDERESSE

Michael Butterfield

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Brodzky

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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