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Date : 20210909


Dossier : IMM-7290-19

Référence : 2021 CF 930

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 septembre 2021

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

CARMEN LEVITTA SMALL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse, Carmen Levitta Small, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’encontre de la décision du 18 novembre 2019 par laquelle l’agent principal d’immigration [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la demande devrait être accueillie.

II. Contexte factuel

[3] Voici en bref les faits pertinents.

[4] La demanderesse est née en 1971 à Saint‑Vincent et elle est toujours citoyenne de ce pays. À l’âge de 8 ans, elle a quitté Saint‑Vincent pour rejoindre sa mère à la Barbade. Celle‑ci avait fui le pays deux ans plus tôt afin d’échapper à un conjoint violent.

[5] À la Barbade, la demanderesse habitait avec sa mère et son beau‑père. Quand la demanderesse avait 11 ans, son beau‑père a commencé à l’agresser sexuellement. Les agressions se sont poursuivies jusqu’à ce qu’elle ait 18 ans. Durant cette période, elle est tombée enceinte, a subi un avortement, a fait de nombreuses fausses couches et a tenté de se suicider.

[6] En 1997, la mère de la demanderesse a quitté la Barbade pour venir au Canada.

[7] La demanderesse est arrivée au Canada le 16 avril 1998 et a obtenu le statut de résident temporaire à titre de visiteur pour une période de six (6) mois. La demanderesse est restée au pays sans statut juridique après l’expiration de son visa de résident temporaire. Sa mère est décédée le 13 août 1999.

[8] En 2004, la demanderesse a rencontré celui qui est maintenant son ex‑mari et ils se sont mariés en 2007. Cet homme avait une fille nommée Sasha issue d’une relation précédente. Étant donné que Sasha n’avait pas grandi avec sa mère biologique, la demanderesse est devenue une figure maternelle pour elle et les deux femmes ont noué des liens étroits.

[9] Même si la relation entre la demanderesse et son mari a pris fin en 2010, celle‑ci est restée proche de sa belle‑fille. Sasha est devenue une mère monoparentale de trois enfants, que la demanderesse considère comme ses petits‑enfants. Au fil des ans, Sasha s’est tournée vers la demanderesse lorsqu’elle avait besoin d’aide, y compris de soutien moral et financier.

[10] En 2014, avec l’aide d’un consultant en immigration, la demanderesse a présenté sa première demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. La demande a été rejetée en 2015. La demanderesse n’a pas sollicité le contrôle judiciaire de cette décision.

[11] En septembre 2017, la demanderesse a présenté une deuxième demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[12] Le 21 août 2018, la demanderesse a fait l’objet d’un rapport visé à l’article 44 de la LIPR au motif qu’elle avait dépassé la durée de séjour autorisée.

III. Décision de l’agent

[13] Dans sa décision rendue par écrit le 18 novembre 2019, l’agent a rejeté la deuxième demande de résidence permanente de la demanderesse fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[14] L’agent a évalué les facteurs relevés par la demanderesse à l’appui de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, y compris son degré d’établissement au Canada. Après avoir examiné l’ensemble des facteurs, l’agent a conclu qu’aucun motif d’ordre humanitaire ne justifiait l’octroi de la dispense sollicitée par la demanderesse.

[15] Au sujet de l’établissement, l’agent signale que la demanderesse [traduction] « a un degré d’établissement au Canada » et indique qu’un [traduction] « certain poids » a été accordé à ce facteur.

[16] L’agent souligne que la demanderesse a vécu au Canada pendant plus de vingt‑et‑un (21) ans, qu’elle s’est inscrite à un programme d’études secondaires à l’Institut Stratford en 2014, qu’elle a travaillé comme gardienne d’enfants entre mai 1998 et juin 2007 et qu’elle travaille comme concierge à titre de travailleuse autonome depuis 2007. L’agent signale également que la demanderesse est la propriétaire unique de l’entreprise Small-C Janitorial Service, qu’elle est devenue membre de l’église Church of God de Toronto Ouest en mai 1998 et qu’elle fait du bénévolat auprès d’un organisme pour personnes âgées, le St. Clair West Services for Senior, depuis 2014.

[17] L’agent souligne aussi les amitiés et relations qu’elle a nouées au Canada, y compris sa relation très étroite avec sa belle‑fille Sasha, ainsi que le soutien qu’elle procure à cette mère monoparentale et ses enfants. Dans sa décision, l’agent reproduit certains extraits de la demande de la demanderesse, y compris le paragraphe suivant :

[traduction]

La vie de Sasha s’est stabilisée depuis que j’en fais partie. Cependant, mon mariage a pris fin en 2010 et Sasha a été dévastée par mon départ. Nous sommes encore proches aujourd’hui et avons une relation mère‑fille très solide, et je fais partie de sa vie au quotidien alors qu’elle se démène avec ses propres enfants en tant que mère monoparentale. Néanmoins, je la soutiens beaucoup financièrement ainsi que pour s’occuper des enfants, dont je suis la grand‑mère. Nous sommes très proches et j’apporte une stabilité, une meilleure qualité de vie ainsi que du bien‑être dans la vie de ses enfants. L’intérêt supérieur de ces enfants ne serait pas servi sans mon appui, mon aide et mon implication continue dans la vie de Sasha et de ses enfants. Notre séparation entraînerait d’importantes difficultés sur les plans émotionnel, financier et psychologique, pour moi comme pour eux. Je suis leur grand‑mère et mon départ nous dévasterait tous. Ils sont ma seule famille et ma seule raison de vivre après toutes les souffrances que j’ai vécues.

[18] L’agent se dit attentif et sensible au fait que la demanderesse joue un rôle de soutien pour Sasha et ses enfants. Il reconnaît également qu’il puisse être difficile pour Sasha d’être une mère monoparentale. L’agent indique que sa situation n’est pas unique et qu’elle disposerait au besoin de filets de sécurité si la demanderesse quittait le Canada.

[19] L’agent conclut que, même si le degré d’établissement de la demanderesse au Canada constituait un [traduction] « facteur favorable », celle‑ci est restée au pays après la date d’expiration de son visa de résident temporaire et a longtemps travaillé sans y être autorisée. L’agent signale que la demanderesse n’a pas tenté de régulariser sa situation avant 2014 et qu’elle est restée au Canada malgré le rejet de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en 2015. L’agent conclut qu’un [traduction] « certain poids » a été accordé à ce facteur défavorable compte tenu du mépris de la demanderesse pour la réglementation canadienne.

[20] L’agent examine ensuite les risques et conditions défavorables auxquels la demanderesse serait exposée à son retour à Saint‑Vincent. L’agent signale que la demanderesse a quitté Saint‑Vincent à un jeune âge dans le but de rejoindre sa mère à la Barbade, qui avait fui une situation de violence conjugale. Il reconnaît que son beau‑père l’a agressée sexuellement et qu’elle a fait plusieurs fausses couches. En outre, il convient que la mère de la demanderesse a quitté la Barbade pour le Canada en 1997 et que la demanderesse l’y a suivie en 1998.

[21] L’agent conclut que peu de renseignements montrent que la demanderesse subirait de mauvais traitements aux mains de son ex-beau-père à Saint‑Vincent puisqu’elle n’a pas mis les pieds au pays depuis près de quarante (40) ans. En outre, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que l’ex‑partenaire de sa mère l’aurait récemment menacée ou harcelée, ou qu’il aurait récemment cherché à la retrouver ou à lui faire du mal. En outre, rien ne prouve que l’environnement caribéen aurait des répercussions négatives sur la santé psychologique de la demanderesse en raison des abus qu’elle a subis là‑bas.

[22] Bien que l’agent exprime de la sympathie à l’égard de la demanderesse, il se dit confiant quant à la résilience de cette dernière et au fait qu’elle sera en mesure de s’adapter à Saint‑Vincent après une période d’ajustement.

[23] En outre, l’agent est convaincu que la capacité de la demanderesse à rester positive, malgré la violence familiale qu’elle a subie, ne serait pas affectée à Saint‑Vincent. L’agent croit également qu’elle pourrait vivre sur ses économies au moment de réintégrer le pays jusqu’à ce qu’elle décroche un emploi. L’agent a bon espoir que la demanderesse serait en mesure de trouver un emploi à Saint‑Vincent grâce à son expérience de travail, à ses compétences, à la formation qu’elle a suivie au Canada, ainsi qu’à ses qualités de personne fiable et travaillante.

[24] Compte tenu de ce qui précède, l’agent conclut que le facteur relatif aux difficultés financières n’est pas suffisant pour justifier une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[25] L’agent examine ensuite la question de l’intérêt supérieur des enfants, plus précisément la relation de proximité entre les enfants de Sasha et la demanderesse, ainsi que son rôle de grand‑mère aimante. L’agent se dit convaincu que, à la suite du retour de la demanderesse à Saint‑Vincent, Sasha continuera de favoriser l’établissement d’une relation authentique entre la demanderesse et ses enfants grâce à des visites, des appels téléphoniques, des discussions en ligne ou d’autres moyens.

[26] L’agent estime que, compte tenu des circonstances, il ne peut conclure que le départ de la demanderesse compromettrait directement l’intérêt supérieur des enfants.

[27] Après avoir examiné l’ensemble des facteurs et des circonstances dans leur entièreté, l’agent n’est pas convaincu que les motifs d’ordre humanitaire soulevés par la demanderesse justifient une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

IV. Questions en litige

[28] La seule question à trancher est celle de savoir si l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que les motifs d’ordre humanitaire n’étaient pas suffisants pour accueillir la demande de résidence permanente de la demanderesse.

V. Norme de contrôle

[29] Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] au paragraphe 44, la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de contrôle applicable à la décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable.

[30] Lorsqu’elle procède au contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 15.

[31] En vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR, le ministre, et implicitement son délégué (l’agent), dispose d’un large pouvoir discrétionnaire pour trancher les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. L’octroi d’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire est une mesure de nature exceptionnelle et hautement discrétionnaire, qui mérite donc « une déférence considérable de la part de la Cour » : Qureshi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 335 (au para 30).

VI. Analyse

[32] Le défendeur fait valoir que la décision est raisonnable, car l’agent n’a commis aucune erreur dans son appréciation des facteurs d’ordre humanitaire, en particulier l’intérêt supérieur des enfants, le degré d’établissement de la demanderesse au Canada ainsi que les difficultés qu’elle rencontrerait à son retour à Saint‑Vincent. En toute déférence, je ne suis pas d’accord.

[33] Compte tenu de la nature formaliste des motifs de l’agent, je ne puis déterminer de quelle façon celui‑ci est parvenu à sa conclusion. Bien que la décision soit transparente, elle n’est pas intelligible ni justifiée.

[34] L’établissement au Canada est un facteur pertinent à examiner dans l’évaluation d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il est bien établi en droit que le degré d’établissement du demandeur n’est pas suffisant en soi pour justifier qu’il soit dispensé de l’obligation d’obtenir un visa d’immigrant à l’étranger.

[35] En l’espèce, l’agent a jugé opportun d’accorder un certain poids à la période que la demanderesse a passée au Canada malgré le fait qu’elle n’avait pas de statut et qu’elle enfreignait les lois canadiennes en matière d’immigration. Cependant, il n’a pas raisonnablement expliqué pourquoi le degré d’établissement de la demanderesse au Canada, qui semble considérable au vu du dossier dont je dispose, a en quelque sorte été supplanté par son non‑respect du droit canadien et a finalement été jugé insuffisant pour justifier l’octroi d’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire, particulièrement à la lumière d’autres facteurs pertinents, comme l’intérêt supérieur de ses petits‑enfants.

[36] Dans la décision Lada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 270, les demandeurs ont sollicité le contrôle judiciaire de la décision par laquelle l’agente a rejeté leur demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, qu’ils avaient présentée depuis le Canada. Les demandeurs ont fait valoir que l’agente n’avait pas justifié ses conclusions répétées selon lesquelles aucun des facteurs n’était étayé par des éléments de preuve suffisants. Le juge Simon Fothergill a rejeté la demande de contrôle judiciaire et a conclu que le raisonnement de l’agente à l’égard du degré d’établissement des demandeurs au Canada était transparent, intelligible et justifié. Il a néanmoins signalé que les conclusions de l’agente étaient toujours accompagnées d’explications.

[37] En dépit de la preuve indiquant que la demanderesse a passé vingt‑et‑un (21) ans au Canada, de ses antécédents professionnels stables, de son indépendance financière, de ses liens étroits avec sa famille canadienne, de sa participation importante au sein de la collectivité et du fait qu’elle a manifestement acquis une réputation de bonne citoyenne au Canada, l’agent s’est contenté de conclure avec indifférence que la demanderesse a [traduction] « un degré d’établissement » et qu’un [traduction] « certain poids » devrait être accordé à ce facteur.

[38] Je souligne également que l’agent passe sous silence le fait que la demanderesse a quitté son pays de naissance lorsqu’elle était enfant il y a plus de quarante (40) ans. Il n’analyse pas non plus sa précédente demande fondée sur des motifs humanitaires et la raison pour laquelle elle a été rejetée.

[39] Dans la décision Adu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 565, madame la juge Anne Mactavish a dénoncé comme suit les prises de décision sans raisonnement transparent, au paragraphe 14 :

[14] À mon avis, ces « motifs » n’en sont pas du tout. Il s’agit plutôt essentiellement d’un résumé des faits et de l’énoncé d’une conclusion, sans aucune analyse étayant celle-ci. L’agente a simplement examiné les facteurs favorables pour lesquels la demande pourrait être accueillie, concluant que, à son avis, ces facteurs n’étaient pas suffisants pour justifier l’octroi d’une dispense. Elle n’a cependant pas expliqué pour quelles raisons. Or, cela n’est pas suffisant puisque les demandeurs se trouvent ainsi dans une position peu enviable où ils ignorent pourquoi leur demande a été rejetée.

[40] Bien que les agents d’immigration ne soient liés par aucune formule magique quand il s’agit d’exercer leur pouvoir discrétionnaire, compte tenu de la pertinence du facteur de l’établissement en l’espèce, l’agent était tenu d’expliquer de quelle manière l’ensemble des facteurs positifs et négatifs ont été soupesés dans son évaluation de la demande de la demanderesse. Il ne l’a pas fait.

VII. Conclusion

[41] Pour ces motifs, je ne suis pas convaincu que la décision est raisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire doit être renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision.

[42] Les parties n’ont présenté aucune question de portée générale à certifier.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-7290-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent principal d’immigration du 18 novembre 2019 est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision.

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Roger R. Lafreniѐre »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7290-19

 

INTITULÉ :

CARMEN LEVITTA SMALL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 SEPTEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 9 SEPTEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

pour la demanderesse

 

Nick Continelli

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazanalaw

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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