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Date : 20210909


Dossier : IMM‑18‑20

Référence : 2021 CF 935

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 septembre 2021

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

HELEN SORAYDA ESPANA ALVAREZ

CAMILA GALICIA‑ESPANA

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Helen Sorayda Espana Alvarez sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR). La SPR a jugé que ni Mme Espana Alvarez ni sa fille mineure n’avaient besoin de la protection du Canada en conformité avec l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. La SPR a conclu à l’existence de possibilités de refuge interne [PRI] au Guatemala, soit à Sololá, à Santa Cruz del Quiche et à Retalhuleu.

[2] La SPR a rejeté la demande d’asile présentée au nom de la fille de Mme Espana Alvarez, âgée de trois ans et citoyenne des États‑Unis de naissance. Le père de cette dernière vit présentement à Los Angeles, en Californie. À l’audition de la demande de contrôle judiciaire, l’avocat des demanderesses a confirmé que cet aspect de la décision de la SPR n’était pas contesté.

[3] La SPR a conclu que Mme Espana Alvarez était la victime de menaces plausibles de la part de la Mara Salvatrucha [la MS], un groupe criminel organisé actif au Guatemala et ailleurs. La SPR s’est fondée sur le cartable national de documentation (le CND) sur le Guatemala, en particulier sur les Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum‑Seekers from Guatemala (principes directeurs relatifs à l’évaluation des besoins de protection internationale des demandeurs d’asile originaires du Guatemala) publiés par le Haut Commissariat des Nations Unies [le HCR] pour les réfugiés en janvier 2018 [les principes directeurs du HCR], pour justifier ses conclusions au sujet du pouvoir et de l’influence de la MS dans différentes régions du Guatemala. Cependant, la SPR n’a pas traité de l’affirmation sans équivoque dans les principes directeurs du HCR selon laquelle une PRI viable [traduction] « n’existe probablement pas pour les personnes qui risquent d’être poursuivies » par des acteurs non étatiques comme la MS.

[4] La conclusion de la SPR voulant que Mme Espana Alvarez dispose d’une PRI au Guatemala n’était pas raisonnablement étayée par son analyse ni par la preuve présentée en l’espèce. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Contexte

[5] Entre 2015 et 2018, Mme Espana Alvarez et son frère ont dirigé une entreprise de transport à Tiquisate, dans le département d’Escuintla, au Guatemala. Le 15 août 2018, trois hommes armés disant appartenir à la MS ont exigé que Mme Espana Alvarez leur verse 50 000 quetzales (environ 8 000 dollars). Ils lui ont dit qu’ils la tueraient si elle ne leur versait pas la somme exigée ou si elle communiquait avec la police. Mme Espana Alvarez a néanmoins signalé l’incident à la police, mais, en réponse, on lui a simplement proposé d’augmenter le nombre de patrouilles dans son quartier. La famille a alors embauché un agent de sécurité.

[6] Le 22 août 2018, une femme disant appartenir à la MS s’est présentée au domicile de Mme Espana Alvarez et lui a dit qu’elle la tuerait si elle ne versait pas la somme exigée.

[7] Le 11 septembre 2018, l’agent de sécurité privé embauché par la famille a démissionné après qu’un individu qui, d’après lui, faisait partie de la MS l’eut menacé en criant depuis la rue.

[8] Le 16 septembre 2018, Mme Espana Alvarez et sa fille ont emménagé dans la maison d’une tante, à Villa Nueva, dans le département de Guatemala. Le 25 octobre 2018, alors que Mme Espana Alvarez faisait ses courses à Villa Nueva, le taxi à bord duquel elle était montée a été suivi, puis a essuyé plusieurs coups de feu. Ni elle ni le chauffeur n’ont été blessés. Des policiers locaux ont pourchassé les assaillants, mais sans parvenir à les intercepter.

[9] Mme Espana Alvarez s’est rendue aux États‑Unis le 1er novembre 2018. Sa fille, qui n’avait pas la citoyenneté officielle du Guatemala, n’a pas pu quitter le pays sans l’autorisation de son père. Cette dernière a rejoint Mme Espana Alvarez aux États‑Unis le 24 avril 2019.

[10] Mme Espana Alvarez et sa fille sont arrivées au Canada le 4 mai 2019. Elles ont demandé l’asile dès leur arrivée.

III. La question en litige

[11] La seule question en litige soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la conclusion de la SPR selon laquelle Mme Espana Alvarez dispose d’une PRI au Guatemala était raisonnable.

IV. Analyse

[12] La décision est assujettie au contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). La Cour n’interviendra que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100). Ces critères sont remplis si les motifs permettent à la Cour de comprendre pourquoi la décision a été prise et de trancher la question de savoir si la décision appartient aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov aux para 85‑86, où l’on cite l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[13] Le critère servant à établir l’existence d’une PRI viable est bien établi (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 707 (CAF) aux paras 5‑6, 9,10) : premièrement, la CISR doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une PRI; deuxièmement, la situation dans la partie du pays que l’on estime constituer une PRI doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge, compte tenu de toutes les circonstances. Chacun des deux volets doit être établi.

[14] Le SPR a conclu que Mme Espana Alvarez était crédible et a accepté son assertion selon laquelle la MS l’avait personnellement menacée. Toutefois, la SPR a rejeté les inférences voulant qu’elle ait été prise pour cible à plusieurs reprises par la MS ou que cette dernière avait toujours la volonté de s’en prendre à elle.

[15] Le point crucial de l’analyse de la SPR se trouve au paragraphe 22 de sa décision :

[traduction]

[22] Je ne dispose pas de suffisamment d’éléments de preuve crédibles démontrant que les prétendus membres de la MS ont la volonté de poursuivre les demandeures d’asile dans la région constituant une PRI. Dans la preuve documentaire et le témoignage qui m’ont été soumis, il est établi que la dernière menace apparente de la part des auteurs du préjudice a été faite le 22 août 2018, soit quand une membre de la MS aurait menacé la demandeure d’asile principale Bien que cette dernière allègue que la MS est responsable des coups de feu du 25 octobre 2018 à Villa Nueva, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour conclure en ce sens au‑delà de la prépondérance des probabilités. Dans le département de Guatemala, où se situe Villa Nueva, le taux de criminalité est élevé, d’après une myriade de sources figurant dans la section 7 du CND, dont la sous‑section 7.7 n’est qu’un exemple. Se retrouver fortuitement sur les lieux d’un crime violent dans le département de Guatemala n’est pas improbable, et, à défaut d’une preuve convaincante suffisante, il ne s’ensuit pas logiquement que l’incident des coups de feu du 25 octobre 2018 est lié aux tentatives d’extorsion des 15 et 22 août 2018. Au cours de son témoignage, la demandeure d’asile principale a reconnu que les attaques de criminels de droit commun contre des automobilistes étaient fréquentes et a raconté un incident antérieur à celui en l’espèce, où des assaillants avaient fait feu sur sa sœur qui circulait à motocyclette.

[16] La SPR a noté que les frères, la sœur et la mère de Mme Espana Alvarez vivaient toujours au Guatemala et que rien n’indiquait que les auteurs des menaces du mois d’août 2018 avaient toujours un intérêt envers sa famille. Rien n’indiquait non plus qu’ils avaient démontré un intérêt envers Mme Espana Alvarez depuis son arrivée au Canada.

[17] La SPR n’a pas remis en question le pouvoir et l’influence de la MS au Guatemala. Cependant, en se fondant sur les principes directeurs du HCR, elle a conclu que la MS ne jouissait pas d’un rayon d’action illimité. La SPR a fait remarquer que la MS n’était présente que dans les deux tiers du territoire national et semblait le plus implantée à Guatemala et dans les agglomérations urbaines du département de Guatemala. Citant de nouveau les principes directeurs du HCR, la SPR a conclu que, bien que le pouvoir dont dispose la MS pour se livrer à de l’extorsion soit grand, ce pouvoir demeure néanmoins limité dans les régions que dominent les cartels de narcotrafiquants et dans celles où les systèmes de justice autochtones informels sont bien implantés.

[18] Au moins deux aspects de la décision de la SPR justifient l’intervention de la Cour : premièrement, son traitement de la question de l’incident des coups de feu à Villa Nueva en octobre 2018; deuxièmement, l’aspect le plus grave, sa prise en compte sélective d’éléments des principes directeurs du HCR.

[19] La SPR a reconnu que Villa Nueva était situé dans le département de Guatemala, où la MS était [traduction] « le plus implantée ». Rien concernant l’incident des coups de feu d’octobre 2018 ne donne à penser qu’il s’agissait d’une tentative de vol ou que Mme Espana Alvarez s’était retrouvée dans la trajectoire de projectiles d’arme à feu lors d’un acte criminel dont elle fut une victime incidente. Elle a déclaré devant la SPR que le taxi avait été suivi avant d’être la cible de coups de feu. Quand les assaillants ont vu un véhicule de police à proximité, ils ont fait demi‑tour et pris la fuite.

[20] Il était loisible à la SPR de conclure qu’il était impossible d’établir un lien de façon certaine entre l’incident des coups de feu et la MS, mais elle est allée plus loin en soutenant qu’il ne [traduction] « s’ensuit pas logiquement » qu’il pourrait exister un tel lien. Étant donné que les menaces qu’a proférées à deux reprises la MS à l’endroit de Mme Espana Alvarez étaient de nature personnelle, que Villa Nueva et Tiquisate sont situées à proximité l’une de l’autre, et que le pouvoir et l’influence de la MS dans l’ensemble du département de Guatemala ont été reconnus par la SPR, il était déraisonnable de la part de cette dernière de nier entièrement la pertinence de l’incident des coups de feu de 2018.

[21] La SPR a jugé Mme Espana Alvarez crédible et a convenu que cette dernière avait été personnellement victime de menaces et d’extorsion de la part de la MS à deux occasions distinctes. Dans les principes directeurs du HCR, on affirme ce qui suit :

[traduction]

Lorsqu’il s’agit d’agents de persécution non étatiques, on doit examiner la question de la probabilité que les persécuteurs poursuivent le demandeur d’asile jusque dans le lieu de réinstallation proposé. Compte tenu de la faible superficie du Guatemala et de la capacité des gangs et des autres groupes criminels organisés de sévir dans l’ensemble du pays, ainsi qu’en effet, à l’échelle internationale – à la fois de façon indépendante et au sein de réseaux criminels internationaux –, une possibilité de refuge ou de réinstallation interne viable n’existe probablement pas pour les personnes qui risquent d’être poursuivies par de tels acteurs. Il est particulièrement important de noter que certaines organisations, en particulier la MS et le B‑18 ainsi que les plus grandes organisations de narcotrafiquants, ont la capacité de mener des attaques dans toute partie du Guatemala, peu importe le contrôle territorial de la zone envisagée.

[22] Le SPR a convenu que Mme Espana Alvarez avait été la victime de menaces plausibles de la part de la MS et a fondé sur les principes directeurs du HCR ses conclusions au sujet du pouvoir et de l’influence de la MS dans diverses parties du Guatemala. La SPR ne pouvait pas ensuite faire fi de l’énoncé sans équivoque dans les principes directeurs du HCR selon lequel une PRI viable [traduction] « n’existe probablement pas pour les personnes qui risquent d’être poursuivies » par des acteurs non étatiques comme la MS. La conclusion de la SPR, à savoir que le pouvoir dont disposait la MS pour mettre en œuvre ses tentatives d’extorsion était vaste mais limité, n’était pas raisonnablement étayée par son analyse ni la preuve présentée en l’espèce.

[23] Dans certaines circonstances, un décideur peut raisonnablement tirer à partir du simple passage du temps des inférences voulant qu’un gang criminel n’ait plus les moyens ou la motivation de s’en prendre à un demandeur d’asile (voir, p. ex., Cherednyk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 873 au para 28, où l’on cite Vyshnevskyy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 881 aux para 30‑35). Toutefois, un décideur devrait toujours faire preuve de prudence en tirant de telles inférences lorsque l’élément de preuve du modus operandi d’un gang criminel est peu probant ou qu’il ne s’est pas écoulé un temps considérable. Dans la décision Mendoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 715, le juge Roger Hughes a accueilli une demande de contrôle judiciaire dans une affaire où la CISR s’était livrée à des conjectures injustifiées sur la question de savoir si les demandeurs avaient « irrité » les membres d’un gang criminel « à tel point » que ces derniers voudraient continuer de les poursuivre (au para 7).

[24] En l’espèce, la SPR a reconnu le pouvoir et l’influence de la MS dans l’ensemble du Guatemala tout en exprimant des réserves au sujet de la capacité de cette dernière de se livrer à de l’extorsion hors des régions où elle sévit habituellement. Au moment où la SPR a examiné la demande d’asile de Mme Espana Alvarez, soit en décembre 2019, il s’était écoulé moins de deux ans depuis que la MS avait proférées des menaces de mort jugées crédibles. Dans de telles circonstances, il n’était pas raisonnable de la part de la SPR de tirer une inférence défavorable en se fondant sur l’absence d’éléments de preuve manifestes démontrant que la MS se préparait activement à s’en prendre à la demanderesse principale ou à sa famille.

V. Conclusion

[25] La demande de contrôle judiciaire, en ce qui concerne Helen Sorayda Espana Alvarez, est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision conforme aux présents motifs.

[26] La demande de contrôle judiciaire, en ce qui concerne Camila Galicia‑Espana, est rejetée.

[27] Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de la certification en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire, en ce qui concerne Helen Sorayda Espana Alvarez, est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision conforme aux présents motifs.

  2. La demande de contrôle judiciaire, en ce qui concerne Camila Galicia‑Espana, est rejetée.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑18‑20

 

INTITULÉ :

HELEN SORAYDA ESPANA ALVAREZ ET CAMILA GALICIA‑ESPANA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR vidÉoconfÉrence À calgary (alberta) ET À ottawa (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 AOÛT 2021

 

JUGEMENT ET motifs du JUGEMENT :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 SEPTEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Bjorn Harsanyi, c.r.

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Meenu Ahluwalia

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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