Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20210907


Dossier : T‑348‑19

Référence : 2021 CF 924

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2021

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

demanderesse

et

KENELANE FARMS LIMITED, KENNETH WILLIAM BILLS et MARION ELAINE BILLS

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse présente une requête en jugement sommaire, en vertu des articles 214 et 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles). La demanderesse cherche à recouvrer des défendeurs la somme de 239 845,27 $, plus les intérêts et les frais. La demanderesse prétend que les défendeurs ont manqué à leurs obligations de remboursement des fonds reçus dans le cadre du Programme de paiements anticipés prévu par la Loi sur les programmes de commercialisation agricole, LC 1997, c 20 [LPCA].

[2] Les défendeurs s’opposent à la requête en jugement sommaire et soutiennent qu’il existe plusieurs véritables questions litigieuses. Les défendeurs font valoir que la garantie qu’ils ont signée n’est pas exécutoire; que leur accord de remboursement avec Agriculture et Agroalimentaire Canada [AAC] est un contrat distinct qui n’est pas régi par la LPCA, que la demanderesse n’a pas présenté sa demande dans le délai de prescription applicable, que le calcul de la dette, le cas échéant, est inexact, et que tout intérêt dû sur une dette devrait être réduit en raison du retard de la demanderesse à en demander le recouvrement et à intenter la présente action.

[3] Pour les motifs qui suivent, je rends un jugement sommaire en faveur de la demanderesse. Il n’y a pas de véritable question à trancher. Les preuves nécessaires au jugement équitable de l’affaire sont clairement exposées dans les affidavits présentés à la Cour, y compris le montant de la dette. Les questions juridiques soulevées par les défendeurs concernant l’applicabilité de la LPCA ont été récemment tranchées par notre Cour et confirmées par la Cour d’appel fédérale.

I. Contexte

[4] Bien que les défendeurs contestent certains des faits, le contexte pertinent est exposé dans les observations de la demanderesse et résumé ci‑dessous.

[5] La LPCA est la loi fédérale qui établit et régit le Programme de paiements anticipés, lequel appuie les producteurs agricoles. En vertu de ce programme, les organismes engagés dans la commercialisation du produit agricole (comme la Commission canadienne du blé [CCB]) peuvent verser des avances aux producteurs avant que leur culture ou leur récolte ne produise des revenus. Lorsqu’un producteur manque à ses obligations de remboursement, définies dans son accord avec l’organisme en question, celui‑ci peut demander au ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire [le ministre] de rembourser le montant dû à l’organisme. Après que le ministre a effectué le paiement à l’organisme, il est subrogé dans les droits de l’organisme (en l’espèce la CCB) à l’encontre du producteur.

[6] Le rôle de garant assumé par le ministre a été récemment décrit par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Moodie c Canada, 2021 CAF 121, au paragraphe 5 [Moodie CAF] :

[traduction]

[5] L’article 23 de la LPCA fait véritablement du ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire (le ministre) un garant du producteur. Si le producteur manque à ses obligations de remboursement, l’organisme administrateur créancier peut demander le paiement au ministre. Si certaines conditions sont remplies, le ministre est légalement obligé de payer toute somme impayée au nom du producteur défaillant. Ce programme facilite donc l’accès au crédit pour les producteurs agricoles, en transférant une partie appréciable du risque de crédit au ministre.

[7] En avril 2011, la défenderesse Kenelane Farms Limited [la société défenderesse] a demandé par écrit à la CCB un paiement anticipé en vertu de la LPCA pour la période prérécolte de 2011‑2012. La demanderesse l’appelle le paiement anticipé no 1 et la Cour fait de même.

[8] En mars 2012, la société défenderesse a demandé par écrit à la CCB un paiement anticipé en vertu de la LPCA pour la période de battage du grain 2011‑2012, lequel est appelé paiement anticipé no 2.

[9] La société défenderesse a reçu le paiement no 1 (100 000 $) le ou vers le 29 avril 2011 et le paiement no 2 (64 463,52 $) le ou vers le 13 mars 2012.

[10] Auparavant, en octobre 2006, Kenneth William Bills et Marion Elaine Bills [les défendeurs individuels] avaient signé un formulaire de déclaration et de garantie permanentes [la garantie des défendeurs individuels] concernant tant les paiements anticipés déjà reçus à ce moment‑là que les avances présentes et futures accordées à la société défenderesse en vertu de la LPCA. Par cette garantie, les défendeurs individuels acceptaient de payer à la CCB la totalité du solde alors dû, avec les intérêts et les frais de justice, si la société défenderesse, Kenelane Farms, ne faisait pas les paiements.

[11] Au 1er octobre 2012, les paiements anticipés no 1 et no 2 étaient en souffrance. Selon la demanderesse, à la date du défaut de paiement, les soldes en souffrance des deux paiements anticipés, avec les intérêts calculés à partir des dates de versement des avances conformément aux conditions applicables, s’élevaient à 55 028,91 $ pour le paiement anticipé no 1 et à 66 613,36 $ pour le paiement anticipé no 2.

[12] De plus, selon la demanderesse, après la date de défaut de paiement, les intérêts sur les montants impayés s’accumulent à raison de trois pour cent (3 %) au‑dessus du taux d’intérêt préférentiel, calculés quotidiennement et composés mensuellement.

[13] Le ou vers le 10 avril 2013, le ministre a honoré la garantie sur les paiements anticipés en vertu de l’article 23 de la LPCA et a fait un versement à la CCB.

[14] Le 24 avril 2013, le 22 novembre 2013, le 6 janvier 2014 et le 10 février 2016, AAC a écrit aux défendeurs pour les informer du solde impayé et exiger une réponse.

[15] Le ou vers le 6 janvier 2014, les défendeurs ont conclu un accord de remboursement avec AAC (distinct de l’accord de remboursement avec la CCB), mais les défendeurs n’ont pas respecté les modalités de cet accord de remboursement.

[16] La demanderesse a intenté la présente action le 21 février 2019.

II. Les observations de la demanderesse

[17] La demanderesse soutient qu’il n’y a pas de véritable question à trancher, puisque la Cour est saisie de tous les faits nécessaires pour établir la dette et la responsabilité des défendeurs à l’égard de celle‑ci.

[18] La demanderesse soutient que la LPCA est une loi fédérale qui régit tous les aspects du programme, y compris le délai de prescription de six ans offert au ministre pour entamer des procédures visant à faire respecte les droits que lui confère le paragraphe 23(4) de la LPCA. La demanderesse fait valoir que les droits du ministre diffèrent des droits de l’organisme administrateur, en l’occurrence la CCB.

[19] La demanderesse soutient que la garantie signée par les défendeurs individuels est exécutoire.

[20] Premièrement, la demanderesse conteste le recours des défendeurs à la Guarantees Acknowledgement Act, RSA 2000, c G‑11, une loi régie par la province de l’Alberta.

[21] La demanderesse prétend que la LPCA, et non la loi provinciale, s’applique à la garantie des défendeurs individuels. La demanderesse renvoie à l’alinéa 10(1)d) de la LPCA, qui exige que, pour être admissible à une avance, chaque actionnaire d’une société productrice doit s’engager solidairement par écrit envers l’agent d’exécution. La LPCA ne précise pas la forme que doit revêtir cet accord, si ce n’est qu’il doit être par écrit.

[22] Deuxièmement, la demanderesse soutient que même si la Guarantees Acknowledgment Act s’applique, la garantie des défendeurs individuels est à la fois conforme à cette loi et exécutoire. La demanderesse note que le [traduction] « Formulaire de déclaration et de garantie permanentes » répondait à toutes les exigences de la loi provinciale.

[23] La demanderesse indique également que l’affidavit de monsieur Mark De Luca a été joint au « Formulaire de déclaration et de garantie permanentes », et montre que les défendeurs individuels ont comparu devant un avocat (qui est également un notaire) le 19 octobre 2006 à Lloydminster, en Alberta, et qu’ils ont signé le certificat faisant partie du document, reconnaissant qu’ils avaient lu et compris la garantie. La demanderesse souligne que l’avocat a également signé le certificat. La demanderesse ajoute que le certificat signé par les défendeurs individuels était présenté dans la forme prescrite par la Guarantees Acknowledgement Act de l’Alberta.

[24] La demanderesse conteste l’affirmation des défendeurs selon laquelle le notaire n’est pas identifié et que le certificat qu’il a produit ne portait pas de sceau notarial.

[25] La demanderesse fait également valoir que les défendeurs n’ont fourni aucun élément de preuve contestant la validité de la garantie.

[26] Troisièmement, en ce qui concerne l’argument des défendeurs, soit que la garantie des défendeurs individuels n’est pas exécutoire au‑delà de la campagne agricole 2006‑2007, la demanderesse soutient que son but était d’appliquer la garantie à toutes les avances présentes et futures. La demanderesse note le libellé de la [traduction] « Partie 2 – Garantie », qui stipule clairement : [traduction] « [c]ette garantie constituera une garantie permanente pour toutes les avances consenties au demandeur en relation avec tous les carnets de livraison dans lesquels le demandeur apparaît, maintenant et à l’avenir ». La demanderesse fait également référence à la disposition suivante de la garantie des défendeurs individuels :

[traduction]

En contrepartie des paiements anticipés versés à Kenelane Farms Ltd. (demandeur), je/nous, soussigné(e)(s), garantissons conjointement et solidairement que si le demandeur est en défaut de paiement pour tout paiement anticipé reçu maintenant ou dans l’avenir et versé dans le cadre du Programme d’avance de crédit printanière (PACP) de la LPCA, ou du Programme d’avances printanières bonifié (PAPB), je/nous et chacun d’entre nous, verserons à la Commission canadienne du blé (CCB) le montant dû et impayé des paiements anticipés à la date du défaut de paiement, ainsi que les intérêts courus à partir de la date à laquelle le ou les paiements anticipés ont été émis au taux spécifié sur la ou les demandes d’avance, plus les frais de recouvrement, jusqu’à ce que le solde soit intégralement payé.

[27] Quatrièmement, en réponse à l’argument des défendeurs que les défendeurs individuels n’ont reçu aucune contrepartie pour leur garantie sur les paiements anticipés pour la campagne agricole 2011‑2012, la demanderesse fait valoir que la contrepartie pour la garantie des défendeurs individuels était en fait les paiements anticipés qui ont été versés à la société défenderesse, Kenelane Farms Limited. La demanderesse note que les défendeurs individuels détenaient chacun une participation de 50 % dans Kenelane Farms Limited.

[28] La demanderesse soutient que le paragraphe 23(4) de la LPCA, qui prévoit une prescription de six ans à partir de la date de la subrogation, s’applique aux mesures de recouvrement de la dette prises par le ministre. La demanderesse note que l’applicabilité de la LPCA a été établie dans la décision Canada c Moodie, 2020 CF 46 [Moodie CF] et confirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Moodie CAF. La demanderesse conteste l’argument des défendeurs voulant que leur accord de remboursement avec l’AAC, conclu en 2014 à l’égard des deux avances qui leur ont été versées en 2012, constitue un contrat distinct.

[29] La demanderesse soutient en outre qu’il n’existe aucune justification pour réduire le montant des intérêts dus par les défendeurs. La demanderesse fait valoir que la jurisprudence invoquée par les défendeurs est inapplicable. La demanderesse soutient que le paragraphe 23(3) de la LPCA, qui prévoit que le producteur est redevable des intérêts calculés conformément à l’accord de remboursement, majorés des frais de justice, est applicable. La LPCA ne comporte aucune disposition permettant de réduire le montant des intérêts.

[30] La demanderesse nie également avoir tardé à intenter la présente action en vue de permettre aux intérêts de s’accumuler, notant qu’elle est saisie d’un volume élevé de demandes semblables. La demanderesse ajoute que le délai, dans la présente action, depuis la date de la subrogation jusqu’au dépôt de sa demande, est raisonnable et semblable à celui en cause dans de récentes demandes de jugement sommaire accueillies par notre Cour.

[31] La demanderesse conteste également l’argument des défendeurs voulant qu’un procès soit nécessaire, notamment pour déterminer le montant véritablement dû, s’il y a lieu. La demanderesse fait valoir que les défendeurs n’ont pas fourni de preuve, dans le cadre de la présente requête, établissant qu’il existe une question litigieuse en lien avec le montant de la dette. La demanderesse ajoute que les défendeurs n’ont pas contre‑interrogé les souscripteurs des affidavits qu’elle a soumis et que, par conséquent, la preuve présentée dans les affidavits de Mark De Luca et Shelley Warner, appuyée par les pièces, est incontestée.

[32] En réponse à l’argument des défendeurs, soit que les premiers 100 000 $ du montant qui leur a été avancé devraient être exempts d’intérêts, la demanderesse note que les conditions et modalités comprennent la disposition suivante : [traduction] « en cas de défaut, le taux d’intérêt de pénalité s’élève à trois pour cent au‑dessus du taux de prêt préférentiel pour le principal, qui était précédemment exempt d’intérêts ». La demanderesse explique que le montant de 4 499,74 $ figurant sur le relevé de compte de la CCB, mis en doute par les défendeurs, est le montant des intérêts qui sont appliqués à la suite du défaut de paiement du montant principal, lequel était auparavant sans intérêt.

[33] La demanderesse renvoie à l’affidavit de Mark De Luca, qui atteste qu’à la date du défaut de paiement, les soldes impayés des paiements anticipés, avec les intérêts calculés à partir des dates de versement des avances conformément aux conditions applicables et convenues, s’élevaient à 55 028,91 $ pour le paiement anticipé no 1, et à 66 613,36 $ pour le paiement anticipé no 2. Pour le paiement anticipé no 1, un montant d’intérêt de 4 499,74 $ s’est accumulé avant la date de défaut de paiement, et un montant d’intérêt de 25 293,54 $ s’est accumulé après la date de défaut de paiement jusqu’au 31 janvier 2019. Pour le paiement anticipé no 2, un montant d’intérêt de 2 149,85 $ s’est accumulé avant la date de défaut de paiement, et un montant d’intérêt de 30 727,09 $ s’est accumulé après la date de défaut de paiement jusqu’au 31 janvier 2019.

[34] La demanderesse renvoie aussi à l’affidavit de Shelley Warner, qui atteste que le principal et les intérêts dus à la date du défaut de paiement s’élevaient à 55 028,91 $ pour le paiement anticipé no 1, et à 66 613,36 $ pour le paiement anticipé no 2. Le montant des intérêts courus à partir de la date du défaut de paiement jusqu’au 22 juin 2021, au taux préférentiel majoré de trois pour cent, composés mensuellement, s’élève à 37 871,81 $ pour le paiement anticipé no 1, et à 46 155,71 $ pour le paiement anticipé no 2. Mme Warner atteste qu’au 22 juin 2021, le montant total du jugement s’élevait à 91 925,72 $, auquel s’ajoute quotidiennement un montant d’intérêt de 13,73 $, pour le paiement anticipé no 1, et à 112 769,07 $, auquel s’ajoute quotidiennement un montant d’intérêt de 16,84 $, pour le paiement anticipé no 2.

III. Les observations des défendeurs

[35] Les défendeurs s’opposent à la demande de jugement sommaire et soulèvent plusieurs arguments, contestant l’exposé des faits par la demanderesse, le droit applicable, le caractère exécutoire de la garantie qu’ils ont signée, le délai de prescription, le calcul de la dette due, s’il y a lieu; et le pouvoir ou la latitude permettant de réduire les intérêts sur toute dette due en raison du retard de la demanderesse à poursuivre le recouvrement et à intenter la présente action.

[36] Premièrement, les défendeurs soutiennent que la Guarantees Acknowledgment Act albertaine s’applique, et en outre que la garantie des défendeurs individuels n’était pas conforme aux exigences de la loi provinciale et n’est donc pas exécutoire. Entre autres arguments, ils affirment que l’identité de l’avocat devant lequel ils ont signé le certificat, qui fait partie de la garantie, est inconnue.

[37] Les défendeurs soutiennent également que la garantie des défendeurs signée en 2006 n’est pas exécutoire, car elle ne s’applique qu’aux avances destinées à la campagne agricole 2006‑2007, précisant que les deux avances en cause ont été versées pour la campagne agricole 2011‑2012. Les défendeurs soutiennent également qu’aucune contrepartie n’a été avancée à l’appui de la garantie des paiements anticipés pour la campagne agricole 2011‑2012.

[38] Deuxièmement, les défendeurs soutiennent que leur accord de remboursement avec AAC, conclue en janvier 2014, est un nouveau contrat régi par le droit de l’Alberta, qui inclut le délai de prescription de deux ans prévu par la loi albertaine, soit la Limitations Act, RSA 2000, c L‑12. Les défendeurs soutiennent que l’action de la demanderesse a été intentée bien au‑delà de la période de deux ans.

[39] Troisièmement, les défendeurs soutiennent que même si la LPCA s’applique, le délai de prescription de six ans s’étend à partir du jour où le ministre est subrogé dans les droits de l’agent d’exécution (en l’espèce la CCB), ce qui correspond à la date du défaut de paiement, et non à la date à laquelle le ministre honore la garantie.

[40] Quatrièmement, les défendeurs soutiennent que si la Cour décide que la demanderesse détient effectivement un droit ayant force exécutoire, le montant des intérêts demandé devrait être réduit étant donné que la demanderesse n’a pas présenté sa demande en temps opportun. Les défendeurs reconnaissent que le ministre a envoyé entre 2013 et 2016 des lettres exigeant un remboursement, mais notent que la demanderesse n’a pas intenté les actions en recouvrement et n’a intenté la présente action qu’en février 2019, sans donner aucune explication pour ce retard.

[41] Les défendeurs renvoient à la jurisprudence portant sur des questions similaires, dans des circonstances où la Judgment Interest Act albertaine s’appliquait, pour faire valoir que le retard de la demanderesse a eu pour conséquence que les intérêts avant jugement se sont accumulés à son propre avantage, au détriment des défendeurs, ce qui devrait justifier une réduction des intérêts à payer. Les défendeurs indiquent qu’à la date du défaut de paiement, le solde principal était d’environ 115 000 $ et que la demanderesse réclame maintenant 204 694 $, plus les intérêts courus.

[42] Enfin, les défendeurs soutiennent que si la LPCA a préséance, ce qu’ils contestent, la tenue d’un procès est nécessaire, à tout le moins pour établir le montant de la dette. Les défendeurs soutiennent que le calcul de la dette fait par la demanderesse est inexact, notant que les montants figurant dans la déclaration, l’affidavit de Shelley Warner, la pièce « D » à l’appui de l’affidavit de Mark De Luca, et le calcul de l’accord de remboursement diffèrent tous l’un de l’autre.

IV. Jugement sommaire : principes de la jurisprudence

[43] Dans la décision Lauzon c Canada (Agence du revenu), 2021 CF 431, le juge Walker a énoncé, aux paragraphes 19 à 21, le droit applicable aux requêtes en jugement sommaire :

[19] L’objectif d’un jugement sommaire est de permettre à la Cour de régler sommairement des affaires qui ne devraient pas faire l’objet d’un procès parce qu’il n’y a pas de véritable question à trancher. Dans Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7 (Hryniak), la Cour suprême du Canada a examiné les valeurs qui sous‑tendent le processus de jugement sommaire. Bien que l’arrêt Hryniak ait porté sur l’interprétation des Règles de procédure civile de l’Ontario, RRO 1990, Reg 194 (qui sont formulées différemment des Règles des Cours fédérales relatives aux jugements sommaires), les principes établis par la Cour suprême sont d’application générale et nous rappellent que les mêmes objectifs consistant à conserver les ressources judiciaires et à améliorer l’accès à la justice, tout en préservant le traitement approprié d’une action, sous‑tendent les articles 213 à 215 des Règles (Hryniak, au para 35; voir aussi Manitoba c Canada, 2015 CAF 57 au para 11).

[20] L’application des articles 213 à 215 des Règles a été examinée en profondeur par la juge Mactavish, membre de notre Cour à l’époque, dans l’affaire Milano Pizza Ltd. c 6034799 Canada Inc., 2018 CF 1112 aux para 24‑41 (Milano Pizza). Le paragraphe 215(1) des Règles énonce que la Cour rend un jugement sommaire si elle « est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense ». La Cour suprême a décrit les circonstances dans lesquelles un juge peut rendre une telle décision (Hryniak, au para 49) :

[49] Il n’existe pas de véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’un procès lorsque le juge est en mesure de statuer justement et équitablement au fond sur une requête en jugement sommaire. Ce sera le cas lorsque la procédure de jugement sommaire (1) permet au juge de tirer les conclusions de fait nécessaires, (2) lui permet d’appliquer les règles de droit aux faits et (3) constitue un moyen proportionné, plus expéditif et moins coûteux d’arriver à un résultat juste.

[21] Le critère applicable à une requête en jugement sommaire n’est pas de savoir si une partie ne peut éventuellement pas avoir gain de cause au procès. Il s’agit plutôt de savoir si l’affaire est si douteuse qu’elle ne mérite pas d’être examinée par le juge des faits lors d’un futur procès (Milano Pizza, au para 33; Conseil Kaska Dena c Canada, 2018 CF 218 aux para 21 et 23 (Kaska)). Il incombe à la partie qui demande un jugement sommaire d’établir l’absence d’une véritable question litigieuse, et cela s’accompagne d’un fardeau de preuve (Collins c Canada, 2015 CAF 281 au para 71). Toutefois, l’article 214 des Règles exige que la partie intimée énonce des faits précis dans sa réponse à la requête et qu’elle présente des éléments de preuve montrant qu’il y a une véritable question à trancher (Canmar Foods Ltd. c TA Foods Ltd., 2021 FCA 7 (CanLII), 2021 CAF 7 au para 27). Autrement dit, les deux parties doivent présenter leurs meilleurs éléments de preuve et la Cour a le droit de supposer qu’aucun nouvel élément de preuve ne serait présenté au procès (Première Nation Samson c Canada, 2015 CF 836 au para 94; confirmé par 2016 CAF 223 aux para 21 et 24; Kaska, au para 23).

[44] Ces principes, avec les articles 214 et 215 des Règles, ont été appliqués pour déterminer s’il convenait d’accéder à la requête de la demanderesse.

V. Les dispositions pertinentes de la LPCA

Paiement ministériel

Payments to be made by Minister

23 (1) Le ministre doit, après réception d’une demande en ce sens de l’agent d’exécution ou du prêteur à qui, le cas échéant, la garantie a été donnée, lui remettre, conformément à l’accord de garantie d’avance et sous réserve des règlements pris en vertu des alinéas 40(1)g) et g.1), le pourcentage réglementaire de la dette correspondant à la responsabilité du ministre pour les sommes mentionnées aux alinéas 22a) et c) et les intérêts sur le montant non remboursé de l’avance garantie calculés au taux prévu dans l’accord de garantie d’avance, courus à partir de la date du versement de l’avance.

23 (1) If a producer is in default under a repayment agreement and the Minister receives a request for payment from the administrator or lender to whom the guarantee is made, the Minister must, subject to any regulations made under paragraphs 40(1)(g) and (g.1), pay to the lender or the administrator, as specified in the advance guarantee agreement, an amount equal to the Minister’s percentage of (a) the amounts mentioned in paragraphs 22(a) and (c); and

(b) the interest at the rate specified in the advance guarantee agreement on the outstanding amount of the advance, calculated from the date of the advance.

Subrogation

Subrogation

(2) Le ministre est subrogé dans les droits de l’agent d’exécution contre le producteur défaillant et les personnes qui se sont engagées personnellement au titre des alinéas 10(1)c) et d), à concurrence du paiement qu’il fait au titre du paragraphe (1).

(2) The Minister is, to the extent of any payment under subsection (1), subrogated to the administrator’s rights against the producer in default and against persons who are personally liable under paragraphs 10(1)(c) and (d).

Frais engagés par le ministre

Recovery of interest and costs

(3) Le producteur est redevable au ministre des frais engagés par celui‑ci pour procéder au recouvrement en vertu du paragraphe (2), y compris les frais juridiques et les intérêts sur le montant des frais calculés conformément à l’accord de remboursement.

(3) The producer is liable to the Minister for interest on the subrogated amount, calculated in accordance with the repayment agreement, and the costs incurred by the Minister to recover that amount, including legal costs.

Prescription

Limitation period

(4) Toute poursuite visant le recouvrement par le ministre d’une créance relative au montant non remboursé de l’avance, aux intérêts ou aux frais se prescrit par six ans à compter de la date à laquelle il est subrogé dans les droits de l’agent d’exécution.

(4) No action or proceedings may be initiated by the Minister to recover any amounts, interest and costs that are owing more than six years after the day on which the Minister is subrogated to the administrator’s rights.

VI. Un jugement sommaire est accordé

[45] Je suis convaincue, à la lumière des éléments de preuve fournis par la demanderesse, des dispositions de la LPCA et de la jurisprudence, qu’il n’y a pas de véritable question à trancher. La preuve fournie me permet de faire les constatations nécessaires quant aux faits et d’appliquer la loi à ces faits. La Cour d’appel fédérale a récemment et clairement régler plusieurs des questions soulevées par les défendeurs. En outre, les défendeurs n’ont apporté aucune preuve à l’appui de leurs arguments en faveur de l’existence d’une véritable question litigieuse, comme l’exige l’article 214 des Règles. Le jugement sommaire autorise l’application d’un processus proportionnel et plus rapide pour régler la demande de la demanderesse.

[46] En résumé, la demanderesse a établi que les défendeurs doivent le montant demandé à la Couronne. La demanderesse a établi que les défendeurs ont demandé et reçu les paiements anticipés de la CCB. Quand il a versé le montant garanti à la CCB, le ministre est devenu subrogé dans les droits de la CCB. La demanderesse a intenté la présente action dans les six ans de la date à laquelle le ministre a honoré la garantie prévue à l’article 23 de la LPCA pour les paiements anticipés. Les intérêts réclamés correspondent à ce qui a été convenu dans les accords de paiements anticipés signés par les défendeurs.

[47] La garantie des défendeurs individuels est exécutoire. Je suis du même avis que la demanderesse et j’estime que le libellé très clair de la garantie des défendeurs individuels signée en 2006 démontre qu’elle vise toutes les avances présentes et futures faites conformément à la LPCA, et qu’elle ne se limite pas à la campagne agricole 2006‑2007. Comme indiqué dans la garantie, la contrepartie visant celle‑ci était en fait les paiements anticipés qui ont été versés à Kenelane Farms Limited, dans laquelle les défendeurs individuels détenaient chacun une participation de 50 %.

[48] La LPCA s’applique à la garantie. L’alinéa 10(1)d) de la LPCA exige que, pour être admissible à une avance, chaque actionnaire d’une société de producteurs doit s’engager solidairement par écrit envers l’agent d’exécution.

[49] Par ailleurs, même si la Guarantees Acknowledgment Act de l’Alberta s’appliquait, ses critères ont été respectés. Kenneth William Bills et Marion Elaine Bills ont comparu devant un avocat ou notaire, ont reconnu avoir signé la garantie des défendeurs individuels, puis ont signé la déclaration (à la partie « certificat » du document), qui revêtait la même forme que celle prévue dans le règlement d’application de cette loi. Les défendeurs individuels sauraient sans doute, ou seraient en mesure de vérifier, l’identité de l’avocat ou notaire qu’ils ont engagé.

[50] La jurisprudence a établi que l’accord de remboursement conclu entre les défendeurs et AAC n’est pas un nouveau contrat. La LPCA est applicable et la requête de la demanderesse se fonde sur cette loi. Le paragraphe 23(4) prévoit que le délai de prescription est de six ans à compter de la date à laquelle le ministre est subrogé dans les droits de l’organisme, c’est‑à‑dire la date à laquelle le ministre honore la garantie et paie l’organisme (en l’espèce, la CCB). Le délai de prescription ne commence pas à courir à la date où le producteur (les défendeurs) a fait défaut.

[51] Dans Moodie CF et trois autres affaires semblables (Canada c Klesse, 2020 CF 45; Canada c Harman, 2020 CF 47; Canada c McKinna, 2020 CF 48), la Cour a conclu que le droit de poursuite du ministre était distinct de celui de l’agent d’exécution, et qu’il était régi par la LPCA, notant ce qui suit dans Moodie CF, aux paragraphes 26 et 27 :

[26] Le droit d’action de la demanderesse en l’espèce découle de l’application de la LPCA; il s’agit d’une demande de recouvrement fondée sur la loi, et non sur un contrat. Les dispositions applicables de la loi, en particulier les droits de subrogation du ministre, sont reflétées dans l’accord signé par les défendeurs, mais cela n’a pas pour effet d’en modifier la nature essentielle. Je n’accepte pas l’allégation des défendeurs selon laquelle les demandes de cette nature doivent être interprétées comme des réclamations contractuelles ou des réclamations en equity. J’examinerai l’argument de [traduction] l’« attitude irréprochable » plus loin.

[27] J’estime que l’accord et la LPCA sont cohérents et clairs : le droit du ministre d’intenter une action en recouvrement d’une créance ne peut être exercé que lorsque certaines conditions sont remplies. Premièrement, le producteur doit être en défaut de paiement (article 22 de la LPCA). Deuxièmement, l’agent d’exécution doit avoir présenté au ministre une demande de paiement correspondant au montant prévu par la loi et le règlement (paragraphe 23(1) de la LPCA). Troisièmement, le ministre doit avoir effectué un paiement à l’agent d’exécution conformément à la demande faite en ce sens (paragraphes 23(1) et (1.1) de la LPCA). Ce n’est qu’une fois ces conditions réunies que le ministre est subrogé dans les droits de l’agent d’exécution (paragraphe 23(2) de la LPCA). Le cas échéant, le producteur est redevable au ministre du montant imputé par subrogation (paragraphe 23(3) de la LPCA). C’est à ce moment‑là que le délai de prescription commence à courir, sous réserve des autres dispositions relatives aux délais prescrits aux paragraphes 23(6) à (9) de la LPCA;

[Non souligné dans l’original.]

[52] En l’espèce, comme dans la décision Moodie, les mêmes conditions sont toutes réunies pour que le ministre puisse recouvrer les sommes dues.

[53] Dans l’arrêt Moodie CAF, les appelants ont fait valoir que la demande du ministre n’était pas soumise au délai de prescription de six ans parce qu’elle avait été introduite plus de six ans après que le producteur (les appelants) n’a pas respecté pour la première fois à son accord de remboursement. La Cour d’appel a clairement déterminé que la subrogation a lieu au moment où le ministre paie l’agent d’exécution, notant aux paragraphes 12 à 15 :

[traduction]

[12] En effet, une deuxième raison justifiant le rejet de l’interprétation des appelants est qu’elle implique que la ministre, si elle devient subrogée à l’agent d’exécution au moment du manquement par le producteur, pourrait intenter une action en recouvrement de la dette auprès du producteur avant que l’agent d’exécution ne demande au ministre de faire le paiement et avant que le ministre ne verse des fonds. Cela signifierait sans doute soit que l’agent d’exécution serait privé du droit de recouvrer la dette lui‑même, puisque ses droits de créance seraient cédés au ministre au moment du défaut de paiement du producteur, soit que le producteur serait responsable du défaut de paiement à la fois envers l’agent d’exécution et le ministre. Cette interprétation est, à vrai dire, dénuée de fondement, et les appelants n’ont présenté aucun argument convaincant expliquant pourquoi, poussée à la limite, cette interprétation doit être préférée à celle plus évidente et logique, à savoir que la subrogation se produit lorsque la ministre paie l’agent d’exécution à la place du producteur.

[13] Cela concorde avec la conclusion du juge de la Cour fédérale, qui a fait observer que la LPCA établit des conditions préalables précises qui sont à remplir avant que le ministre ne doive payer l’agent d’exécution à la place du producteur : Moodie, au paragraphe 27. Le juge de la Cour fédérale a donc conclu que le ministre ne devient pas subrogé au moment du défaut de paiement du producteur : Moodie, aux paragraphes 27 et 28.

[14] À mon avis, l’obligation du ministre de payer l’agent d’exécution à la place du producteur ne naît pas au moment du défaut de paiement du producteur, et peut même ne pas naître du tout, si l’agent d’exécution ne suit pas les étapes prescrites par la loi. On a donc peine à comprendre comment le ministre pourrait être subrogé à l’agent d’exécution au moment du défaut de paiement par le producteur, avant même que le ministre n’ait payé à la place du producteur, et avant même qu’il soit clair qu’il devra le faire.

[15] Par conséquent, je suis d’avis que les réclamations de la ministre n’étaient pas prescrites par la loi, car les délais de prescription n’ont pas commencé à courir au moment où les appelants ont manqué à leurs obligations.

[54] La jurisprudence invoquée par les défendeurs pour soutenir qu’il conviendrait de réduire le montant des intérêts avant jugement se fonde sur les dispositions de la Judgment Interest Act de l’Alberta, ce qui ne les aide en rien. Si l’explication de la demanderesse concernant son retard à intenter son action, soit le volume et la charge de travail, n’est pas convaincante, les défendeurs étaient bien conscients des obligations imposées par leur accord de remboursement et ils auraient pu s’en occuper activement, de façon à éviter l’accumulation des intérêts. En outre, comme le fait remarquer la demanderesse, le délai entre la subrogation et le dépôt de la demande est conforme à celui en cause dans de récentes requêtes en jugement sommaire.

[55] Le montant de la réclamation est clairement indiqué dans les déclarations des souscripteurs des affidavits soumis par la demanderesse. Les défendeurs n’ont pas produit d’autres preuves ni contre‑interrogé les souscripteurs des affidavits soumis par la demanderesse.

[56] La demanderesse a établi, par l’intermédiaire des affidavits de Mark De Luca et Shelley Warner, que :

  • a) les défendeurs ont demandé par écrit à la CCB des paiements anticipés le 27 avril 2011 et le 8 mars 2012;

  • b) les défendeurs ont reçu le paiement anticipé no 1, d’un montant de 100 000,00 $, le ou vers le 29 avril 2011, et le paiement anticipé no 2, d’un montant de 64 463,52 $, le ou vers le 13 mars 2012;

  • c) le ministre a honoré la garantie et a payé la CCB le ou vers le 10 avril 2013;

  • d) la demanderesse a intenté la présente action le 21 février 2019;

  • e) les défendeurs doivent à la Couronne un total de 239 845,27 $ en date du 22 juin 2021.

[57] En conclusion, la Cour accorde un jugement sommaire en faveur de la demanderesse. Conformément au paragraphe 400(4) des Règles des Cours fédérales, la demanderesse a droit à des dépens et débours d’un montant de 2 108,93 $, dont le calcul est exposé dans l’affidavit de Shelley Warner.


JUGEMENT dans le dossier T‑348‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La requête en jugement sommaire est accueillie;

  2. Les défendeurs, Kenelane Farms Limited, Kenneth William Bills et Marion Elaine Bills, doivent payer à la demanderesse :

  • la somme de 239 845,27 $;

  • les dépens et débours de la demanderesse, établis à 2 108,93 $;

  • les intérêts calculés sur la somme de 239 845,27 $, à laquelle s’ajoutera quotidiennement un montant de 16,84 $ à partir du 22 juin 2021, jusqu’à la date du jugement de la Cour; par la suite, les intérêts seront calculés au taux de 5 % par année.

« Catherine M. Kane »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑348‑19

 

INTITULÉ :

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA c KENELANE FARMS LIMITED, KENNETH WILLIAM BILLS ET MARION ELAINE BILLS

 

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 7 septembre 2021

 

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

Cailen Brust

 

Pour la demanderesse

 

Ryan Trainer

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Saskatoon (Saskatchewan)

Pour la demanderesse

 

McLennan Ross, LLP

Edmonton (Alberta)

Pour les défendeurs

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.