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Date : 20210907


Dossier : IMM‑648‑20

Référence : 2021 CF 922

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 7 septembre 2021

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

LEYLA HAJIYEVA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Le défendeur a introduit la présente requête écrite en vertu de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, en vue d’obtenir une ordonnance rejetant la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse relativement à une décision qu’un agent a rendue sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Le défendeur soutient que la demande est théorique. La demanderesse répond que ce n’est pas le cas, et elle soulève une série de questions de nature procédurale.

[3] Pour les motifs qui suivent, la requête du défendeur est rejetée.

I. Les faits à l’origine de la présente requête

[4] La demanderesse a demandé l’asile dès son arrivée au Canada en 2001. En 2002, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a fait droit à sa demande. En 2004, elle est devenue résidente permanente du Canada.

[5] En 2015, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a présenté une demande en vue de mettre fin à l’asile accordé à la demanderesse, au motif que celle-ci s’était réclamée à plusieurs reprises de la protection du pays dont elle avait la nationalité. Le 4 juillet 2019, la SPR a fait droit à la demande du ministre. Le 10 août 2019, un rapport établi au titre de l’article 44 de la LIPR concluait que la demanderesse était interdite de territoire au Canada.

[6] Le 30 décembre 2019, une mesure d’interdiction de séjour a été prise contre la demanderesse, dont le départ du Canada a plus tard été fixé au mois de mars 2020.

[7] Le 9 janvier 2020, la demanderesse a été convoquée à une entrevue le 22 janvier 2020 aux bureaux de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC). Lors de cette entrevue, l’agent lui a remis un avis écrit d’évaluation des risques avant renvoi (ERAR). Il a déclaré, dans la présente requête, qu’il l’avait fait par erreur.

[8] Le 24 janvier 2020, la demanderesse a présenté une demande d’ERAR.

[9] Le 27 janvier 2020, l’agent a avisé la demanderesse que sa demande d’ERAR ne serait pas traitée étant donné l’erreur commise.

[10] Le 31 janvier 2020, la demanderesse a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire concernant la décision de l’agent d’annuler sa demande d’ERAR, en plus de demander une ordonnance de la nature d’un mandamus obligeant le défendeur à poursuivre le traitement de cette demande.

[11] La demanderesse était censée se présenter aux bureaux de l’ASFC le 13 mars 2020 afin d’organiser son renvoi. Celui‑ci a été annulé à cause de la pandémie.

[12] Le 3 juillet 2020, la demanderesse est devenue admissible à une ERAR, par suite de l’expiration du délai de 12 mois prescrit à l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR.

[13] Le 22 février 2021, le juge Shore de notre Cour a rendu une ordonnance exigeant l’établissement d’une copie certifiée du dossier du tribunal, et ce, avant que soit tranchée la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Les parties ont qualifié cette mesure d’ordonnance de « communication ».

[14] Par lettre en date du 5 mars 2021, l’avocat du défendeur a confirmé à l’avocat de la demanderesse que l’ASFC communiquerait avec cette dernière pour lui offrir la possibilité de présenter une demande d’ERAR. Selon lui, le litige était théorique depuis que l’ASFC avait avisé la demanderesse qu’elle était admissible à une ERAR. Le défendeur demandait que la demanderesse mette fin au litige, faute de quoi il déposerait une requête en jugement et demanderait à la Cour de rendre une ordonnance annulant l’ordonnance de communication du 22 février 2021.

[15] S’en est suivi une multitude de lettres et de faits, dont certains sont décrits ci‑dessous.

[16] Par lettre en date du 11 mars 2021, l’ASFC a demandé à la demanderesse de se présenter à un bureau de l’ASFC, le 25 mars 2021. À cette lettre était joint un feuillet d’information sur l’ERAR, qui est un document différent de l’avis d’évaluation des risques avant renvoi.

[17] Le 15 mars 2021, le défendeur a présenté une demande informelle de prorogation du délai prescrit pour répondre à l’ordonnance de communication du 22 février 2021.

[18] Par lettre en date du 23 mars 2021, l’avocat de la demanderesse a informé l’avocat du défendeur que sa cliente ne pouvait pas se présenter à la réunion du 25 mars 2021 avec l’ASFC. La demanderesse estimait que l’offre de présenter une demande d’ERAR, que l’ASFC avait manifestement l’intention de lui faire, était prématurée en raison du litige en cours (c’est‑à‑dire, la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision par laquelle l’agent avait annulé la demande d’ERAR que la demanderesse avait déposée le 24 janvier 2020). L’avocat a également fait savoir, dans un [TRADUCTION] « commentaire distinct, mais important » que la demanderesse s’était mise elle-même en quarantaine après avoir eu des contacts étroits avec une personne ayant obtenu un résultat positif à un test de dépistage de la COVID‑19.

[19] Le 24 mars 2021, le défendeur a déposé la présente requête en rejet de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. À l’appui de cette requête, il a déposé un affidavit de M. Ramesh Patel, souscrit le 23 mars 2021. Il a demandé que non seulement cet affidavit soit utilisé à l’appui de la requête, mais aussi qu’il puisse être déposé au dossier de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous‑jacente.

[20] Toujours le 24 mars 2021, la demanderesse a signifié une assignation à comparaître en vertu des Règles des Cours fédérales, afin que M. Patel se présente devant la Cour pour être contre‑interrogé sur son affidavit par voie de vidéoconférence, le 25 mars 2021.

[21] La demanderesse ne s’est pas présentée aux bureaux de l’ASFC le 25 mars 2021.

[22] M. Patel ne s’est pas présenté à son contre‑interrogatoire le 25 mars 2021.

[23] La demanderesse a déposé un dossier de réponse à la présente requête, le 31 mars 2021. Dans ses observations écrites, elle fait valoir les points suivants :

  • le juge Shore devrait instruire la requête du défendeur, celle‑ci comportant une demande de modification de l’ordonnance de communication rendue le 22 février 2021;

  • le défendeur ne devrait pas être autorisé à déposer l’affidavit de M. Patel au dossier de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire;

  • la demanderesse devrait être autorisée à contre‑interroger M. Patel sur son affidavit;

  • l’ordonnance de communication datée du 22 février 2021 ne devrait pas être annulée;

  • la requête du défendeur devrait être instruite de vive voix, et non sur dossier comme le prévoit l’article 369 des Règles des Cours fédérales;

  • la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire n’est pas théorique, de sorte qu’il y aurait lieu de rejeter la requête du défendeur.

[24] Le défendeur a déposé un dossier de requête en réplique, le 6 avril 2021. Dans ses observations écrites, il répond comme suit aux points soulevés par la demanderesse :

  • le défendeur n’a aucune opinion quant à l’identité du juge de la Cour qui devrait trancher la requête;

  • la demanderesse n’avait pas le droit de contre‑interroger M. Patel avant d’avoir été autorisée à présenter une demande de contrôle judiciaire, et tout contre‑interrogatoire équivaudrait à une recherche à l’aveuglette;

  • l’ordonnance de communication visait à favoriser la conclusion d’un règlement avant qu’il soit statué formellement sur la demande d’autorisation, et cette ordonnance a été rendue sur le fondement d’un Avis à la communauté juridique publié par la Cour (sous le titre : « Projet pilote (Bureau local de Toronto seulement) : Discussions de règlement dans les instances en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés », révisé le 4 juillet 2019). La requête fondée sur le caractère théorique de la demande devrait être tranchée avant qu’il soit donné suite à l’ordonnance de communication;

  • la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est théorique;

  • il n’est pas nécessaire de tenir une audience sur la présente requête parce que celle‑ci n’est pas complexe;

  • la Cour devrait songer à condamner aux dépens l’avocat de la demanderesse à titre personnel, à cause des positions qu’il a défendues et des arguments qu’il a invoqués en réponse à la requête.

[25] Le 7 avril 2021, la demanderesse a déposé une argumentation écrite sous forme de contre‑réplique. Elle a formulé un certain nombre d’observations contestant l’exactitude et le bien‑fondé des observations en réplique du défendeur. Elle a réitéré sa demande visant à obtenir que la présente requête fasse l’objet d’une audience.

[26] Par lettre datée du même jour, le défendeur s’est opposé à la contre‑réplique de la demanderesse.

[27] Après avoir examiné les documents accompagnant la requête, j’ai donné une directive dans laquelle j’invitais les parties à préciser leurs positions respectives quant à savoir si, en mars 2021, la demanderesse avait été avisée, conformément au paragraphe 160(3) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le RIPR), qu’elle pouvait présenter une demande de protection sous la forme d’une demande d’ERAR.

[28] Le paragraphe 160(1) du RIPR dispose que toute personne peut faire une demande de protection au titre de l’article 112 de la LIPR après avoir reçu un avis à cet effet. Les paragraphes 160(3) et (4) prévoient ce qui suit :

EXAMEN DES RISQUES AVANT RENVOI

 

PRE-REMOVAL RISK ASSESSMENT

Avis

Notification

(3) L’avis est donné :

(3) Notification shall be given

a) dans le cas de la personne visée par une mesure de renvoi ayant pris effet, avant son renvoi du Canada;

(a) in the case of a person who is subject to a removal order that is in force, before removal from Canada; and

b) dans le cas de la personne nommée dans le certificat visé au paragraphe 77(1) de la Loi, lorsque le résumé de la preuve est déposé en application du paragraphe 77(2) de la Loi.

(b) in the case of a person named in a certificate described in subsection 77(1) of the Act, when the summary of information and other evidence is filed under subsection 77(2) of the Act.

Délivrance

When notification is given

(4) L’avis est donné :

(4) Notification is given

a) soit sur remise en personne du formulaire de demande de protection;

(a) when the person is given the application for protection form by hand; or

b) soit à l’expiration d’un délai de sept jours suivant l’envoi par courrier du formulaire de demande de protection à la dernière adresse fournie au ministère par la personne.

(b) if the application for protection form is sent by mail, seven days after the day on which it was sent to the person at the last address provided by them to the Department.

[29] L’effet de l’avis prévu au paragraphe 160(3) est décrit à l’article 232 du RIPR :

Sursis : examen des risques avant renvoi

Stay of removal — pre-removal risk assessment

232. Il est sursis à la mesure de renvoi dès le moment où le ministère avise l’intéressé aux termes du paragraphe 160(3) qu’il peut faire une demande de protection au titre du paragraphe 112(1) de la Loi. Le sursis s’applique jusqu’au premier en date des événements suivants :

232. A removal order is stayed when a person is notified by the Department under subsection 160(3) that they may make an application under subsection 112(1) of the Act, and the stay is effective until the earliest of the following events occurs:

a) le ministère reçoit de l’intéressé confirmation écrite qu’il n’a pas l’intention de se prévaloir de son droit;

(a) the Department receives confirmation in writing from the person that they do not intend to make an application;

b) le délai prévu à l’article 162 expire sans que l’intéressé fasse la demande qui y est prévue;

(b) the person does not make an application within the period provided under section 162;

c) la demande de protection est rejetée;

(c) the application for protection is rejected;

d) [Abrogé, DORS/2012-154, art. 12]

(d) [Repealed, SOR/2012-154, s. 12]

e) s’agissant d’une personne à qui l’asile a été conféré aux termes du paragraphe 114(1) de la Loi, la décision quant à sa demande de séjour au Canada à titre de résident permanent;

(e) if a decision to allow the application for protection is made under paragraph 114(1)(a) of the Act, the decision with respect to the person’s application to remain in Canada as a permanent resident is made; and

f) s’agissant d’une personne visée au paragraphe 112(3) de la Loi, la révocation du sursis prévue au paragraphe 114(2) de la Loi.

(f) in the case of a person to whom subsection 112(3) of the Act applies, the stay is cancelled under subsection 114(2) of the Act.

[30] La demanderesse a répondu à la directive par une lettre datée du 19 août 2021. Le défendeur y a répondu par une lettre datée du 23 août 2021.

[31] Par lettre en date du 23 août 2021, la demanderesse a contesté certaines observations du défendeur et a demandé une fois de plus que la présente requête fasse l’objet d’une audience.

[32] La Cour croit comprendre que la demanderesse n’a pas présenté de demande d’ERAR depuis que le délai de 12 mois prévu à l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR a expiré, en juillet 2020.

[33] Je crois comprendre aussi, d’après les lettres que les parties se sont échangées, que l’ASFC a récemment invité la demanderesse à se présenter à ses bureaux le 8 septembre 2021.

[34] Dans la présente requête, aucune des parties n’a déposé d’affidavit ou présenté d’observations afin d’expliquer les pratiques que suit l’ASFC lorsqu’elle avise quelqu’un en vertu de l’article 160 du RIPR qu’il peut faire une demande d’ERAR. Comme je l’ai mentionné, les documents accompagnant la présente requête comprennent un feuillet d’information sur l’ERAR et un « avis d’évaluation des risques avant renvoi ».

II. Analyse

[35] J’examinerai sommairement les questions de nature procédurale que la demanderesse a soulevées et expliquerai ensuite ma conclusion sur la requête du défendeur.

A. Les questions de nature procédurale

[36] Premièrement, je ne crois pas que le juge Shore soit tenu d’instruire et de trancher la présente requête. Le défendeur n’a présenté aucune demande officielle en vertu de l’article 399 des Règles, mais il a demandé qu’on annule l’ordonnance en raison du caractère théorique de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. L’ordonnance de communication du 22 février 2021 semble avoir été rendue en vertu de l’Avis à la communauté juridique de la Cour, plutôt qu’à l’issue d’une requête débattue sur le fond. En conséquence, l’ordonnance rendue en l’espèce n’aura aucune incidence sur le contenu de l’ordonnance de communication du 22 février 2021.

[37] Deuxièmement, il n’est pas nécessaire de tenir une audience. Je crois pouvoir trancher justement les points dont il est question en l’espèce en procédant sur dossier. Une audience occasionnerait aux parties d’autres coûts et des retards.

[38] Troisièmement, le défendeur a déposé l’affidavit de M. Patel à l’appui de la présente requête en rejet de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire pour cause de caractère théorique. La demanderesse s’oppose à tort à l’utilisation de cet affidavit dans la présente requête. Selon les Règles des Cours fédérales, il n’est pas nécessaire d’obtenir l’autorisation de la Cour pour déposer un affidavit à l’appui d’une requête. L’article 363 des Règles exige d’une partie qu’elle présente sa preuve par affidavit et relate tous les faits sur lesquels elle fonde sa requête qui ne figurent pas au dossier de la Cour. L’article 312 des Règles ne s’applique pas.

[39] Quatrièmement, les parties ne s’entendent pas sur la question du droit de la demanderesse de contre‑interroger M. Patel sur son affidavit pour les besoins de la requête. La demanderesse renvoie à l’article 83 des Règles, tandis que le défendeur soutient que le paragraphe 12(2) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 (version modifiée), interdit le contre‑interrogatoire de l’auteur d’un affidavit avant que la demande d’autorisation soit accueillie. Étant donné ma conclusion sur le bien‑fondé de la requête du défendeur, il ne servirait à rien de contre‑interroger M. Patel, car ses réponses n’auraient aucune incidence sur l’issue de l’affaire. Il n’est donc pas nécessaire de trancher les questions de droit que les parties ont soulevées dans leurs observations, ou (si la demanderesse devait avoir gain de cause sur cet argument) d’ajourner la requête afin que le contre‑interrogatoire puisse avoir lieu.

[40] Cinquièmement, selon l’alinéa 312a) des Règles, il est nécessaire d’obtenir l’autorisation de la Cour avant de pouvoir déposer l’affidavit de M. Patel au dossier de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Cette autorisation est refusée pour le moment. Si la demande d’autorisation est accordée, le défendeur pourra demander à nouveau l’autorisation de déposer un affidavit en vertu de l’alinéa 312a) des Règles – vraisemblablement un affidavit mis à jour en fonction des faits qui seront connus à ce moment‑là. Il serait naturel pour la demanderesse de demander l’autorisation de contre‑interroger l’auteur de cet affidavit, si elle le juge opportun, par voie de requête incidente fondée sur l’alinéa 312b) des Règles.

[41] Sixièmement, l’ordonnance de communication du 22 février 2021 est toujours valide. Si les parties ne s’y sont pas déjà conformées, les délais prévus pour le faire commenceront à courir à compter de la date de l’ordonnance rendue ci‑après.

[42] J’examinerai maintenant la requête que le défendeur a présentée en vue de faire rejeter la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en raison de son caractère théorique.

B. La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est‑elle théorique?

[43] Les parties conviennent que le critère du caractère théorique a été établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342. À la page 353, le juge Sopinka décrit ce critère et le principe qui le sous‑tend :

Le caractère théorique

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu’un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l’action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s’applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n’exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer. J’examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d’exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire. La jurisprudence n’indique pas toujours très clairement si le mot "théorique" (moot) s’applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s’il s’applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d’entendre. Pour être précis, je considère qu’une affaire est "théorique" si elle ne répond pas au critère du "litige actuel". Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s’il estime que les circonstances le justifient.

Le juge Sopinka a conclu qu’il n’y avait plus de « litige actuel » ou de « différend concret » entre les parties (à la page 357a)).

[44] Le défendeur fait valoir que, d’après l’arrêt Borowski, la Cour doit procéder à une analyse en deux temps. En premier lieu, elle doit examiner si sa décision sur le fond aurait un effet pratique sur les droits des parties. En deuxième lieu, elle doit décider s’il lui faut exercer son pouvoir discrétionnaire de se prononcer sur le fond, que l’affaire soit ou non théorique.

[45] Pour ce qui est du premier volet de l’analyse, le défendeur fait valoir que la demanderesse peut maintenant présenter une demande d’ERAR. La réparation qu’elle cherche à obtenir dans sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est une ordonnance cassant la décision par laquelle l’agent a annulé sa demande d’ERAR du 24 janvier 2020, de même qu’une ordonnance contraignant le défendeur à poursuivre le traitement de cette demande. Le défendeur ajoute que, étant donné le temps écoulé, la demanderesse peut maintenant présenter une demande d’ERAR, ce qui fait que si sa demande de contrôle judiciaire devait être accueillie, cette décision n’aurait aucun effet pratique sur les droits des parties. Elle n’aurait pour seul effet que de permettre le traitement de la demande d’ERAR de la demanderesse, ce qui pourrait être fait sans délai si la demanderesse présentait aujourd’hui une demande d’ERAR. Le défendeur s’appuie à cet égard sur la décision Hamdan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 993 (le juge Boswell).

[46] Dans ses observations écrites initiales, le défendeur fait valoir que, puisque la demanderesse a le droit de présenter une demande d’ERAR depuis le 3 juillet 2020 et qu’elle en a été avisée le 11 mars 2021, elle a obtenu la réparation qu’elle sollicite dans sa demande d’autorisation. Si elle décide de présenter une demande d’ERAR, elle ne sera pas renvoyée tant que celle‑ci n’aura pas été [TRADUCTION] « pleinement examinée, évaluée et tranchée ». Le défendeur ne donne pas plus de détails et ne cite aucune source législative ou autre, mais il soutient que la demande d’autorisation est devenue théorique le 11 mars 2021 (ce qui coïncide avec la date à laquelle l’ASFC a posté le feuillet d’information sur l’ERAR à la demanderesse).

[47] La demanderesse soutient que sa demande n’est pas théorique. Elle fait valoir que, s’il est fait droit à sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, elle aura démontré qu’elle a été avisée de son droit de présenter une demande d’ERAR en vertu de l’article 160 du RIPR le 22 janvier 2020, qu’elle a présenté cette demande le 24 janvier 2020 en réponse à cet avis, et que la demande n’a pas été annulée et doit être traitée. Comme elle a reçu l’avis prévu à l’article 160 et qu’elle a présenté une demande d’ERAR dans les 15 jours suivant la réception de cet avis, la demanderesse aurait droit à un sursis à la mesure de renvoi du Canada par application de la loi : paragraphes 160(3) et (4) et article 232 du RIPR. La demanderesse n’a pas présenté d’observations sur les facteurs de risque, nouveaux ou différents, qui pourraient s’appliquer advenant que sa demande d’ERAR soit considérée comme étant déposée aujourd’hui, par rapport aux risques qui pourraient être pris en compte advenant que sa demande soit considérée comme ayant été déposée le 24 janvier 2020.

[48] La demanderesse fait référence à un document d’information publique publié par le défendeur et intitulé « Traitement des demandes d’examen des risques avant renvoi (ERAR) : Réception ». Il y est prévu que l’étranger qui est visé par une mesure de renvoi ayant pris effet et dont la demande d’ERAR précédente a été rejetée, abandonnée ou retirée peut présenter une demande d’ERAR « subséquente » s’il n’est pas visé par une interdiction de 12 mois concernant l’ERAR. Toutefois, les « demandeurs d’ERAR subséquents ne bénéficient pas d’un sursis réglementaire au renvoi ». La demanderesse est d’avis qu’elle a déjà présenté une demande d’ERAR et qu’elle présenterait donc une demande d’ERAR « subséquente » si elle en présentait une aujourd’hui.

[49] Dans ses observations en réplique, le défendeur n’a pas répondu directement à ce point, mais il a indiqué que l’ASFC avait [TRADUCTION] « avisé [la demanderesse] qu’elle pouvait présenter une demande d’ERAR ». Je souligne qu’il a employé le mot [TRADUCTION] « avisé » (comme aux arts 160(3), 160(4) et 232 du RIPR) sans préciser ou confirmer expressément que, si la demanderesse présentait une telle demande, elle bénéficierait alors d’un sursis.

[50] Dans les observations qu’il a présentées plus tard en réponse à ma directive, le défendeur a fait savoir que, selon le paragraphe 160(3), l’avis devait être donné à la demanderesse avant son renvoi et qu’une fois l’avis donné, il y aurait sursis à la mesure de renvoi. Cependant, il a aussi mentionné que la demanderesse ne s’était pas présentée à l’entretien fixé au 25 mars 2021 et que, de ce fait, en mars 2021, elle n’avait pas reçu l’avis prévu à l’article 160 du RIPR.

[51] L’ASFC pourrait vraisemblablement donner l’avis prévu à l’article 160 du RIPR lorsque la demanderesse se présentera à l’entrevue qui aura lieu à ses bureaux, le 8 septembre 2021 – à supposer qu’elle se conforme à cette exigence de l’ASFC et que l’ASFC lui donne l’avis prévu à l’article 160 de manière à ouvrir droit au sursis visé à l’article 232. L’avocat n’a présenté aucun affidavit ni aucune observation indiquant ce que l’ASFC entend faire à de l’entrevue du 8 septembre et, en particulier, si elle donnera à la demanderesse l’avis prévu à l’article 160. Pour sa part, la demanderesse n’a pas dit si elle entend se présenter aux bureaux de l’ASFC, le 8 septembre. Elle n’a pas non plus expliqué en quoi l’existence ou la teneur de la demande d’autorisation qui est en instance pourrait, en droit, justifier qu’elle ne se présente pas à cette entrevue obligatoire de l’ASFC. Il n’appartient pas à la Cour de donner des conseils à l’une des parties, voire aux deux, sur la façon de parvenir à un règlement juste de leur différend. Ma tâche consiste seulement à trancher la requête du défendeur.

[52] Selon moi, dans les circonstances actuelles, s’il est fait droit à sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, la demanderesse pourrait bien avoir droit à un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre elle, par application du RIPR, ce à quoi elle n’aurait pas droit s’il elle présentait maintenant une demande d’ERAR sans avoir reçu de l’ASFC l’avis prévu à l’article 160 du RIPR. La situation de la demanderesse est différente de celle de l’affaire Hamdan (aux para 31‑37), dans laquelle le demandeur avait présenté une demande d’ERAR et où il n’était pas question d’un éventuel sursis par application du RIPR.

[53] La demanderesse fait valoir l’existence d’un « litige actuel » dont la résolution aura sur elle un effet pratique, à supposer qu’elle ait raison et qu’elle ait gain de cause dans sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision par laquelle on a annulé ou refusé de traiter sa demande d’ERAR. Cette supposition soulève une autre question : sa demande d’autorisation a‑t‑elle un certain fondement? Autrement dit, quelle version des faits survenus en janvier 2020 faut‑il privilégier? La demanderesse est d’avis qu’elle a été avisée par l’ASFC et qu’en réponse à cet avis, elle a déposé sa demande d’ERAR. Le défendeur estime que l’avis a été donné par erreur et que la demande d’ERAR a été présentée dans le délai de 12 mois pendant lequel l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR interdit de le faire.

[54] Dans leurs observations, les parties n’ont avancé aucun argument sur le fond de la demande d’autorisation. Celle‑ci n’a pas encore été tranchée et j’estime qu’il ne convient pas de m’exprimer sur le fond de cette demande ou sur la version à privilégier des faits survenus en janvier 2020. Il incombera au juge saisi de cette demande d’autorisation de se prononcer sur ces questions.

[55] De plus, le fait d’attendre la décision d’autorisation ne nous sera peut‑être pas d’une grande utilité pour la présente requête. La Cour ne motive habituellement pas sa décision d’accueillir ou de rejeter une demande d’autorisation fondée sur l’article 72 de la LIPR. L’autorisation est accordée s’il existe une [TRADUCTION] « cause raisonnablement défendable » : Bains v Canada (Minister of Employment and Immigration) (1990), 47 Admin LR 317; 109 NR 239 (CAF); Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, [2020] 2 RCF 299 au para 18. Cependant, dans son application du critère de la « cause raisonnablement défendable », la Cour peut s’intéresser non seulement au bien‑fondé juridique de l’éventuelle demande, mais aussi à d’autres facteurs connexes : voir l’analyse faite dans un autre contexte légal dans l’arrêt Raincoast Conservation Foundation c Canada (Procureur général), 2019 CAF 224, [2020] 1 RCF 362 aux para 14‑16.

[56] Il incombe au défendeur, dans la présente requête, de démontrer qu’il n’existe aucun litige actuel ou que l’issue de la demande n’aura pas d’effet pratique sur les droits de la demanderesse. Au vu de la preuve et des observations, il ne s’est pas acquitté de ce fardeau. Il me faut conclure que, au moment de la rédaction des présents motifs, il existe un litige « actuel » qui a un effet sur les droits de la demanderesse.

[57] Dans les circonstances, je ne suis pas persuadé que la demande est théorique. Il n’est pas nécessaire que je passe au deuxième volet de l’arrêt Borowski et que j’examine la question du pouvoir discrétionnaire d’instruire l’affaire.

[58] En conséquence, je rejetterai la requête en rejet de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée par le défendeur.

C. Les dépens

[59] Aucune ordonnance ne sera rendue quant aux dépens. Il est utile en l’espèce d’expliquer brièvement cette conclusion. Certaines des observations présentées dans la présente requête vont au‑delà des récriminations habituelles que s’échangent les avocats dans les affaires litigieuses.

[60] Le défendeur a demandé à la Cour d’envisager de condamner personnellement aux dépens l’avocat de la demanderesse à cause, en fait, des diverses questions et des divers arguments qu’il a soulevés en défense à la présente requête en rejet de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. La demanderesse a invoqué un certain nombre d’arguments de nature procédurale qui ont rendu la requête plus complexe qu’elle aurait dû l’être, si bien que le défendeur a mis plus de temps à y répondre. La demanderesse a obtenu en partie gain de cause sur ces arguments de nature procédurale, et aucun d’eux n’a eu d’incidence sur l’issue de l’affaire. Or, à mon avis, si la thèse qu’elle a défendue laisse voir une stratégie de défense consistant en une superposition d’arguments de forme et de fond, elle n’atteint pas le niveau exceptionnel qui justifierait de condamner personnellement son avocat aux dépens.

[61] La demanderesse a déposé des observations en contre‑réplique et, plus tard, d’autres observations en réponse à la directive de la Cour. Les deux sont en soi de nature extraordinaire et ne devraient être déposées qu’en de rares circonstances. Dans la présente affaire, il semble s’agir d’une tentative pour avoir le dernier mot.

[62] La contre‑réplique de la demanderesse visait censément à signaler des irrégularités alléguées ou perçues dans les observations écrites déposées par le défendeur en réplique. La demanderesse y affirmait que la réplique du défendeur contenait des [TRADUCTION] « déclarations inexactes flagrantes », et elle y faisait un certain nombre d’allégations précises de même nature. À mon avis, ces commentaires étaient injustifiés – et, en fin de compte, peu convaincants. Heureusement, la lettre par laquelle le défendeur s’est opposé au dépôt de la contre‑réplique était, judicieusement, succincte.

[63] Compte tenu de ces circonstances, aucune ordonnance quant aux dépens n’est rendue dans la présente requête.

III. Conclusion

[64] La requête du défendeur sera rejetée, sans dépens.



ORDONNANCE dans le dossier IMM‑648‑20

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête présentée par le défendeur en vue d’obtenir le rejet de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en raison de son caractère théorique est rejetée.

  2. La présente ordonnance n’empêche pas le défendeur de demander l’autorisation de déposer un affidavit complémentaire en vertu de l’article 312 des Règles des Cours fédérales ou de faire valoir ultérieurement que la demande de contrôle judiciaire est, ou est devenue, théorique.

  3. Si les parties ne se sont pas déjà conformées à l’ordonnance du 22 février 2021, les délais prévus pour s’y conformer commenceront à courir à compter de la date de la présente ordonnance.

  4. Aucune ordonnance quant aux dépens n’est rendue dans la présente requête.

« Andrew D. Little »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑648‑20

 

INTITULÉ :

LEYLA HAJIYEVA c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À TORONTO (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

ORDonnaNCE ET MOTIFS :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 septembrE 2021

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nikolay Y. Chsherbinin

Chsherbinin Litigation Professional Corporation

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

Jocelyn Espejo‑Clarke

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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